Tétanisée par la peur, Panorea descendait lourdement les marches de marbre vers le sixième temple. Elle ne ressentait aucune envie d'emprunter les chemins de traverse et de raccourcir la distance qui l'en séparait. Le châtiment que Shion lui imposait était bien pire que ce qu'elle pouvait imaginer après sa bagarre nocturne, au point qu'elle commença à regretter de s'être tant emportée, même si cela lui avait permis d'entrevoir, l'espace d'un instant, son but suprême.

Elle ne remarqua même pas le géant aux cheveux couleur de nuit qui montait les escaliers et le dépassa sans le saluer. Il s'arrêta quelques marches plus loin, et s'exclama avec une emphase calculée :

« Panorea… Salut à toi ! »

La voix grave et tonnante la tira de ses pensées et l'arrêta. Elle se retourna lentement et pâlit lorsqu'elle le reconnut.

« Sarpédon…

- Tu t'es bien remise de ta soirée ? Je parle des morts, bien sûr. »

Elle haussa les épaules.

« Pas fait exprès.

- Ça tombait bien pourtant… Je regrette d'être parti si vite, j'aurais voulu voir ça. Et la tête d'Astarius. Il paraît qu'il en a vomi de peur. »

Panorea, qui n'avait rien suivi des évènements qui s'étaient déroulés en parallèle de son affrontement avec Ashkara, ouvrit de grands yeux étonnés et éclata de rire.

-« Ça fait déjà le tour du Sanctuaire, se réjouit Sarpédon. Kikieon a dû parler.

- Une raison de plus pour Astarius de me haïr… » dit-elle avec lassitude. Le jeune Gémeau eut un geste de dédain :

« De quoi as-tu peur ? C'est un pleutre. Puissant, mais abject. Il n'a pas d'âme. Je plains Seigneur Shura. Quel mal expie t-il pour avoir hérité d'un disciple pareil ?

- Etonnant que tu le critiques si ouvertement… alors que vous partagez tant de choses, siffla t-elle en plissant les yeux. Tu es son camarade pourtant. J'ai bien vu.

- Un caprice d'Ashkara… Je me borne à le supporter, tant que je peux prendre mon plaisir. »

L'aveu avait été franc et direct, sans l'ombre d'une gêne ou d'une honte, si bien que Panorea se sentit un peu ridicule de l'avoir accusé. Les images de la veille lui revinrent en mémoire. Elle chassa autant que possible celles qui lui rappelaient la nudité du jeune homme, et se souvint surtout de deux yeux brillants et silencieux qui s'étaient posés sur Kikieon et elle derrière leur rocher.

« Sarpédon… Merci de n'avoir rien dit lorsque tu nous as vus.

Il détourna le regard vers les montagnes, et sourit pensivement.

« A vrai dire… Ça m'a énormément plu de savoir que tu avais regardé.

- Pourquoi ? » demanda t-elle, sincèrement étonnée.

La question résonna avec une telle candeur que Sarpédon réalisa le mur d'incompréhension et de profonde ignorance qui se trouvait face à lui et en fut stupéfait. Il eut un petit rire moqueur, qu'il tut très vite en voyant la vexation ternir les traits de Panorea.

« Il n'y a rien de plus excitant que d'être observé en cachette, surtout par une femme aussi inaccessible que toi.

- Je suis inaccessible, moi ?

- J'ai l'ouïe fine… J'ai entendu ce qu'Astarius t'a dit dans l'Arène… Il a raison, n'est-ce pas ? »

Elle fronça les sourcils, mais ne répondit rien.

« Autant dire qu'on a aucune chance, constata Sarpédon avec résignation.

- Pourquoi dis-tu « on » ? » s'enquit-elle avec méfiance.

Sarpédon s'en voulut d'avoir trop parlé. La vivacité d'esprit de Panorea et son attention aux paroles des autres le surprenaient toujours. Mais il préféra ne pas divulguer un secret qui n'était pas le sien, et éluda la question.

« Aucune importance. Ça t'a plu, ce que tu as vu ? »

Elle rougit intégralement, et évita son regard. Elle finit par soupirer d'un air désinvolte.

« Si tu cherches des compliments, tu rêves… »

Elle le vit soudainement s'incliner devant elle dans une parodie de révérence. La main sur le coeur, il lui lança un malicieux coup d'oeil en souriant.

« Pas la peine. Tes joues rouges t'ont trahie. Adorable… »

Quatre années. C'était tout ce qui la séparait de Sarpédon sur le chemin de la vie. Rien que quelques années de plus, mais ces années-là pesaient doublement leur poids. Elles avaient façonné un jeune homme déjà si maître de lui-même, aussi mystérieux et flegmatique que son chevalier de tutelle. Lorsqu'il s'était redressé, elle n'avait pu s'empêcher d'admirer sa prestance. Sa propre ignorance l'exaspérait, et il le comprit. Il redescendit les quelques marches qui les séparaient, et elle résista à l'envie pressante de reculer.

« Si un jour tu veux apprendre… Je suis ton serviteur. Les temples de nos maîtres sont voisins.

- Pour qui me prends-tu ? répliqua t-elle. Je ne suis pas Ashkara !

- Oh non, tu es bien plus belle et incomparablement moins ennuyeuse.

- Est-ce que tu sers les mêmes flatteries à chacune de tes conquêtes ? demanda t-elle avec un mépris feint.

- Je suis plutôt avare en la matière, répondit-il sans la moindre émotion. Tu me connais depuis assez longtemps pour le savoir. »

Sans paraître avoir entendu sa réponse, elle ajouta prestement : « Et je ne dors jamais chez mon maître. » Mais son souffle un peu plus court n'avait pas échappé à Sarpédon.

« Quel dommage… non ? » répondit-il avec un clin d'oeil sibyllin.

Elle se raidit de colère, et il rit en faisant semblant de se protéger : « Ça va, ne déchaîne pas les morts pour si peu!

- Je fais donc si peur que ça à présent ? demanda t-elle avec intérêt.

- N'en doute pas. Ça aussi, c'est excitant. Enfin, pour qui aime vivre dangereusement.

- C'est pour ça que tu veux devenir chevalier ? Pour vivre dangereusement ? »

Son sourire avait l'éclat des dents des fauves. « A quoi bon vivre sinon ? Quel intérêt de traverser l'existence dans une petite vie longue et médiocre, sans lustre ? Je veux… tout. Tout ce que la vie peut m'offrir, et plus encore. Elle est si courte !

- Et tu n'es jamais déçu ?

- Jamais. On est en haut de la chaîne alimentaire. A part les dieux, nous n'avons rien à craindre de personne. Ça ne t'exalte pas, toi ? »

Elle le considéra très attentivement. Progressivement, son visage se détendit, et un léger sourire apparut au coin de ses lèvres. Un sourire de connivence, assorti d'un regard pétillant d'intelligence, et de la sensation du flot impétueux du sang bouillant dans ses veines. Il hocha la tête d'un air entendu : « Tu ressens la même chose, je l'ai toujours su. En ce lieu ne se retrouvent que les vrais guerriers. »

L'idée d'être considérée comme une guerrière à part entière gonfla sa poitrine de joie. Néanmoins, la curiosité la taraudait.

« Sarpédon… Tu parles « d'avoir une chance », d'amoureux secrets… de désir… n'est-ce pas ? » Il hocha la tête.

« Pourquoi, poursuivit-elle, alors que nous sommes ici pour apprendre à nous battre… Pourquoi ne pense t-on qu'à l'amour ? »

Estomaqué, Sarpédon partit d'un tel éclat de rire que Panorea se sentit trembler et suer à la pensée d'être ridicule. Elle serra ses poings et il le vit. Reprenant son calme, il tenta de l'apaiser.

« Enfin, Panorea… On ne pense qu'à ça à notre âge. Nos maîtres aussi sont passés par là, tu sais. L'amour… On se sent tellement vivant grâce à lui. Et si en plus ça peut durer… Pense aux Seigneurs Camus et Milo. Ou aux Seigneurs Shura… et Deathmask. »

Ce dernier nom avait été prononcé avec prudence. Néanmoins, une terrible torsion saisit le coeur de Panorea.

« Mon maître n'aime personne.

- Crois-tu ? Seigneur Shura est pourtant le seul être qu'il respecte, à part toi. Seigneur Aphrodite, je ne sais pas.

- Tu crois vraiment qu'il me respecte ?

- Arrête d'être stupide, veux-tu ? »

La voix de Sarpédon était devenue cassante et la fit sursauter.

« Tu connais parfaitement sa réputation. T'a-t-il jamais manqué de respect ou maltraitée ? Non. Jamais. Alors d'accord, je ne suis pas dans vos tête-à-tête… Mais enfin, tout le monde connaît l'éclat de son regard lorsque tu te bats dans l'Arène.

- Quand il est là, lâcha t-elle avec tristesse.

- Il avait sans doute ses raisons pour être absent, asséna t-il avec sévérité. N'oublie pas : nos maîtres savent. Ils savent qui nous sommes, et comment nous guider. Le chemin est exigeant. Il n'y a aucune place pour la faiblesse.

- Et que fais-tu alors toutes les nuits, à part céder à une faiblesse? l'accusa Panorea. Tu me demandes si ce que j'ai vu m'a plu… Quand j'étais petite, tu étais un modèle, tous les jeunes t'admiraient. Que penseraient-ils aujourd'hui s'ils savaient ? En toute franchise, j'étais plutôt déçue de te voir ainsi. »

Je mens… paniqua t-elle. Je ne l'avais jamais vu ainsi, ni lui ni personne d'autre. Je l'ai trouvé si beau que j'étais incapable de détacher mon regard de lui. Et je m'en moquais bien qu'il soit mal entouré et hors-la-loi. Je mens et il va le voir.

Le visage de Sarpédon perdit l'espace d'un instant toute désinvolture, et une légère contrariété durcit ses traits. Mais un sourire carnassier, comme celui qu'il arborait la nuit précédente, chassa rapidement sa déception. Panorea crut défaillir à l'idée d'avoir été complètement devinée.

« Mais s'ils savaient quoi, Panorea ? Tu n'as donc toujours pas compris ? » Sarpédon écarta largement les bras, en inspirant profondément, les yeux fermés sous la lumière chaude du soleil, et tourna lentement sur lui-même. « Mais je vis… tout simplement. Et si vivre, si aimer, sont des faiblesses… alors je revendique d'être le plus faible d'entre nous tous ! » Il partit d'un ultime éclat de rire, avant de la saluer aimablement de la main.

« La vie est courte, Panorea. Encore plus courte pour nous, futurs chevaliers voués probablement à la mort. Songes-y… Tu sais où me trouver. »

Interdite, la jeune fille contempla son ascension jusqu'à ce qu'il disparaisse dans les rayons du soleil.


Les escaliers défilaient devant elle, les marches de marbre passaient les unes après les autres. La dernière phrase de Sarpédon avait enveloppé son coeur d'une désagréable appréhension, et d'une singulière envie. Songeuse, elle essayait de se souvenir des impressions, des sensations qu'elle avait éprouvées la nuit précédente, et même lors de leur discussion quelques instants plus tôt. D'où venait cette fascination nouvelle ? Pourquoi avait-elle continué à regarder, quand Kikieon s'était caché et bouché les oreilles ? Et plus grave encore, pourquoi n'en éprouvait-elle aucune honte ?

Dans son cœur flottait un vague instinct qui la fit sourire et alluma des lueurs troubles dans ses yeux. Elle se mit à rire et à battre des mains à une joie de vivre et de respirer imprécise, pure, saine.

« Laisse tes pensées impures hors de ce temple Panorea. Elles n'ont pas leur place en ces murs. »

Elle se figea instantanément et son sang lui parut quitter ses veines. Cette voix ferme et mélodieuse, dansant les mots... Elle redressa lentement la tête. Face à elle se dressaient deux géants de pierre, semblables aux colosses taillés à même la roche de la vallée de Bamiyan, qu'elle n'avait jamais vus mais dont la légende disait qu'ils contemplaient depuis des siècles le Koh-i-Baba situé face à eux. On disait aussi que sous l'effleurement du soleil levant, ils se mettaient à chanter. Mais les colosses qui marquaient l'entrée du temple de la Vierge la contemplaient en silence. Emprunts d'un magnétisme calme et sévère, insupportable au commun des mortels, ces gardiens étaient engoncés dans une lumière bleutée et de lourdes vapeurs d'encens. Une terrible oppression vint enserrer son coeur. Seule, la pensée inattendue de son maître au rire moqueur et cruel lui donna assez de courage pour franchir le seuil du temple.

Bien qu'elle avançait à pas menus, ses yeux peinèrent à s'accoutumer à la pénombre. Autour d'elle, elle crut distinguer des formes extraordinaires, pierres noires et luisantes ornées de fleurs et de crânes, furieuses expressions de dieux inconnus d'elle et pourtant familiers. L'atmosphère se faisait de plus en plus lourde sur ses épaules.

« Approche Panorea, jusqu'au centre du temple. Quand tu seras sous la coupole, arrête-toi, et concentre-toi ».

Panorea obéit, et s'immobilisa au croisement de deux larges couloirs. Elle leva la tête, et aperçut le creux du dôme qui surmontait le temple. Elle attendait un nouvel ordre, mais rien ne se passa. Elle s'assit alors sur les dalles de marbre. La voix éthérée de Shaka semblait avoir attendu son geste pour résonner et se répercuter entre toutes les colonnes du lieu saint.

« Je ne te ferai pas de sermon sur ce qui s'est passé entre toi et Ashkara. Je suis aussi coupable que ton maître d'avoir mal éduqué mon apprentie. Cependant, ce que tu as exprimé au cours de votre bagarre ne doit pas être pris à la légère. Tu as eu le goût du sang, n'est-ce pas? »

Panorea garda fièrement le silence.

« Crois-tu donc que Dieu nous a élevés au sommet de sa création pour que nous nous comportions à peine mieux que des chiens galeux se battant pour un bout de viande ? martela Shaka avec mépris. Ne te méprends pas Panorea : les bons exemples à suivre en ce Sanctuaire ne sont pas nombreux. Et les autres ne nourrissent que trop ta nature colérique. Distingue-les avec circonspection. Apprends à discerner le bien du mal, de toi-même. Sans prétendre au divin, il te faut apprendre à dévoiler les âmes, et pour cela, il faut commencer par la tienne. Tout ce que tu gardes secret, tu vas me le dévoiler. Chaque péché qui t'entrave, tu vas t'en délivrer ici. Il faut que je sache qui tu es. »

Le silence se fit, et comme si un mauvais génie avait soufflé une bougie, l'obscurité devint absolue. Désorientée, Panorea ne bougea pas. Elle ne savait plus si ses paupières étaient ouvertes ou fermées.

Soudain apparut sous ses yeux une femme assise devant un feu, la seule lumière éclairant une modeste pièce aux murs enduits à la chaux. Des petites sculptures en bois, figurant grossièrement des guerriers, étaient visibles de part et d'autre de l'âtre. La femme, jeune et les cheveux libres, tenait dans ses bras un nourrisson qu'elle berçait en chantant. La mélodie émut Panorea, qui reconnut instinctivement la langue de son pays, qu'elle n'avait plus entendue depuis huit ans. Comme dans un kaléidoscope, les sonorités douces lui renvoyèrent une multitude d'images, plus ou moins distinctes, la mémoire du tout petit enfant qui s'éveille aux bruits, aux couleurs et aux senteurs du monde et dont le premier souvenir renvoie au sein chaleureux et au sourire de perle de sa mère tendrement penchée sur lui.

Panorea serra les dents et ferma les yeux face à cette scène, dont elle ne savait pas finalement si elle puisait bien dans ses propres souvenirs ou dans ceux de ses ancêtres. Fragments… réels ou irréels, illusions bâties pour lui faire baisser sa garde.

Reclus au fond de son temple, assis dans la position du lotus, Shaka fronçait les sourcils devant la résistance de Panorea. Il avait été l'un des rares, à son arrivée au Sanctuaire, à trouver l'enfant véritablement étrange. Aucune des séances de méditation et de yoga qu'il enseignait aux disciples ne lui avait permis de lever ce doute. Lorsque Panorea posait sur lui ses yeux aigue-marine, fiers et méfiants, Shaka se sentait pris d'une curieuse appréhension, comme s'il déchiffrait sa perte dans ce regard impénétrable. Et cette ombre indicible était demeurée fermement présente dans son esprit, telle une traînée de fumée, pendant près de huit années.

Il percevait néanmoins clairement que ce jeune esprit s'emplissait chaque jour de divertissements et de préoccupations oisives, pour ne plus être que confus et incontrôlable. Il n'ignorait pas le terrible pouvoir auquel son maître la destinait, ce dangereux mélange de feu éclatant et d'eaux troubles, qui ne semblaient se marier que trop bien en elle. Il décida de ne pas laisser passer cette occasion. Alors il sonda, plus profondément.

« Relève-toi, et prends le couloir situé à ta gauche. »

Forcée par une main invisible, elle rouvrit les yeux avec réticence, débattant sa tête, et avança lentement. Seul le bruit de ses pas brisait le silence obscur du temple. Elle sentait une angoisse inexplicable s'insinuer en elle.

« Si tu as peur, c'est que ton âme est lourde de fautes. Le juste n'a rien à craindre. Qu'as-tu à te reprocher? »

Comme si la question valait ordre de s'arrêter, Panorea s'immobilisa. La vision qu'elle avait devant les yeux la transit tant qu'elle sut qu'il ne s'agissait pas d'une illusion. Dans la même pièce blanchie à la chaux, devant ce même feu dont les flammes, chatouillées par le vent, s'agitaient nerveusement, un homme aux yeux très clairs et aux traits durs, battait violemment la femme qui, quelques minutes plus tôt, avait bercé l'enfant sous ses yeux. Elle tentait de se protéger et de répondre, mais les coups pleuvaient, sur ses épaules, sa tête, ses reins. Ses bras croisés devant son visage furent la seule résistance qu'elle put lui opposer, avant de tomber à genoux. Comme un orage qui gronde et enfle, le sang et le coeur de Panorea bouillaient et irriguaient ses membres qui tremblaient. Instinctivement, elle arma son bras droit et quelques secondes plus tard, l'homme s'écroulait, terrassé par le coup qu'il n'avait pas vu venir, car il avait oublié, dans un coin, le terrible regard lourd de jugement et de haine dardé sur lui, celui de son propre enfant. Panorea s'approcha du corps de la femme, évanoui, et n'eut aucun regard pour l'homme mort. Elle se mit à genoux, puis pencha le visage vers celui de la femme, poussant sa joue du nez comme le font les animaux qui ne comprennent pas l'immobilité et s'en inquiètent. Elle pleura. La femme fit un mouvement et se réveilla. Elle posa ses yeux successivement sur l'homme, puis sur elle, et plus que terrifiée, sembla totalement incrédule, comme si elle avait assisté à un miracle.

Durant tout ce temps, Shaka ne dit pas un mot. Sans doute habitué, résigné face à ces destins tristement ordinaires et innombrables, peut-être commençait-il à comprendre. Il soupira profondément.

Il sonda encore. Panorea ferma résolument les yeux, mais sa résistance fut vaine. Successivement défilèrent sous ses yeux les montagnes bleutées de l'Hindu Kush, et un vert pâturage parsemé de rochers, et une petite fille au visage enduit de boue qui gardait ses chèvres, constamment sur le qui-vive, et discourait avec l'invisible. Sous un tchapane blanc, il reconnut Deathmask à sa large carrure, et lorsque celui-ci se retourna, il comprit que l'enfant l'avait repéré depuis longtemps.

Le coeur de Panorea s'adoucissait face à ce souvenir. Mais soudain, comme revenant à la réalité, elle referma son esprit. Cette fouille l'agaçait de plus en plus.

« Qu'est-ce que vous cherchez au juste ? » s'écria t-elle. Et les ténèbres semblèrent porter sa voix jusque dans les recoins les plus cachés du temple, jusqu'aux oreilles de Shaka. L'écho resta muet.

Soudain, une douleur fulgurante la saisit au cœur, et la força à mettre un genou à terre. Un étau lui empoignait les poumons, écrasant sa poitrine. La pression s'accentua, Panorea s'étala à terre, tordue par sa violence lancinante.

« Ouvre-toi. »

« Non !» cria t-elle plus fort.

« Pourquoi ? Que caches-tu ?

- Vous n'avez pas à tout savoir de moi !

- Je ne suis pas là pour te faire des reproches, ni pour te juger. Mais je dois savoir qui tu es. Qui es-tu Panorea ? Seras-tu un serviteur d'Athéna et du bien, ou un démon caché sous ta belle apparence ? »

- Et c'est en fouillant mon passé et mes sentiments que vous pensez réussir ? Le bien, le mal, ce sont des notions relatives, et vous le savez!»

Saisi de stupeur, Shaka murmura : « J'ai déjà entendu ces paroles. Il y a fort longtemps, et cela n'a rien de rassurant quand je me rappelle qui les faisait siennes alors. »

Soudain, la douleur disparut. Panorea se sentit revivre. Elle respira profondément et lentement plusieurs minutes, puis se releva. Déterminée, mais encore chancelante, elle se remit en marche.

« Panorea, ne me force pas à te blesser pour savoir la vérité. Tu peux me la dire sans crainte, rien ne sortira d'ici. »

Méfiante, Panorea garda la porte de son esprit fermée. De nouveaux fragments, soudain, apparurent. D'autres montagnes sous une lumière dorée. Et elle se tenait sur les marches de majestueux escaliers en marbre. Incrédule, elle se retourna, regarda autour d'elle. Elle reconnut le Sanctuaire, mais était-ce une illusion ? La lumière du crépuscule se déversait lentement sur les temples et allongeait les ombres. Elle se baissa et toucha les grains de sable sur une marche. Tout était tangible, réel, palpable. Lorsqu'elle se releva, Panorea se trouva face à face avec son maître, nonchalamment assis sur une marche au seuil de son propre temple, et elle lui sourit. Il ne semblait pas la voir. Les ténèbres du temple recouvraient en partie son visage. Au gré des caprices de la lumière, il s'illuminait et retournait dans l'ombre. En une diagonale tranchante, un rayon tomba longuement sur ses yeux. Le regard lourd de jugement et de mépris qui, durant de longues minutes, s'appesantit sur elle sans un seul battement de paupières, la fit frémir. Face à une telle indifférence, ses résistances cédèrent, et Shaka entendit littéralement son esprit et son coeur se briser sous le coup du regard de Deathmask. Il comprit enfin, et une certaine lassitude le saisit, de constater que l'amour, cette épouvantable faiblesse des hommes, demeurait toujours aussi puissante et invalidante, et ne perdrait jamais son terrible pouvoir de nuisance.

Mais alors que Shaka s'apprêtait à lever le voile de son illusion, apparut ce qu'il prit d'emblée pour un souvenir de Panorea. Un étrange pressentiment l'étreignit lentement lorsque les formes se précisèrent, semblable à ces angoisses inexplicables, irrationnelles, qui étranglent l'esprit lorsque s'échafaudent les différents futurs possibles, émergeant du néant comme autant de fantômes mauvais et insaisissables. Entraîné à maîtriser ses émotions, Shaka chassa rapidement cette impression pour explorer cette vision, qui avait le flou et la violence du rêve. Assise au milieu d'une clairière entourée de montagnes, entourée de flammes et d'obscurité, la jeune fille observait un étrange spectacle. Autour des feux, un liquide noir, épais, coulait à flots. Shaka ne comprit pas tout de suite, puis les reflets des flammes et de la lune lui rappelèrent que la nuit, le sang changeait de couleur. Il se vit déambuler au milieu du rêve de Panorea, qui dans un état de transe portait ses regards sur un autre personnage qui n'était pas son maître. Celui-ci exerçait sa fascination aussi bien sur elle que sur l'assemblée dansante et hystérique qui lui rendait hommage en s'adonnant à tous les vices possibles. Shaka distingua nettement des femmes couvertes de sang, qui se repaissaient de morceaux de cadavres.

Un gémissement de Panorea le ramena à la réalité. Il rompit le contact mental, inquiet de l'étrange vision qu'il avait trouvée dans les profondeurs de l'esprit de la jeune fille. Elle tomba inanimée sur le dallage du temple. L'obscurité se déchira progressivement, dévoilant Shaka, qui la regardait avec une crainte totalement inhabituelle, car il ne comprenait pas ce qu'il avait vu.

Il fit quelques pas vers elle et s'agenouilla. Comme si elle sentait sa présence, elle s'éveilla doucement. A la vue du chevalier si près d'elle, ses pupilles s'écarquillèrent et il y lut la crainte. Sans un mot, il lui prit la main et l'aida à se relever. Toujours silencieux, il l'accompagna jusqu'au seuil du temple, baigné de lumière, et lui désigna les escaliers du Sanctuaire d'un signe de tête.

« Va », dit-il. Sa voix résonnait avec la dureté du métal. Mais imperceptiblement, Panorea crut l'entendre trembler. Avant qu'elle eut retrouvé assez de force pour détaler à toutes jambes, Shaka s'était enfui le premier.