Il avait dit « à l'heure habituelle ». Et la mer scintillait d'argent sous les rayons du dernier soleil.

Il la vit assise au loin, à même le sable, là où les vagues venaient lécher ses pieds nus. Les coudes posés sur les genoux, les mains soutenant son visage, elle contemplait l'horizon. Avant de s'approcher davantage, il l'observa longuement, comme il l'avait fait huit ans plus tôt, avec l'Hindu Kush pour unique témoin. Un douloureux soupir franchit silencieusement ses lèvres. Aujourd'hui comme hier, le destin allait de nouveau parler.

Comme s'il craignait de réveiller quelque créature enfouie, ses pieds dansaient sur le sable plus qu'ils n'y marchaient. C'est à peine si elle l'entendit s'asseoir à côté d'elle. Dans le lointain, l'horizon s'apprêtait à accueillir le soleil dans un bain de sang.

Il regarda ses mains d'un air négligent, et eut un instant d'hésitation. Il pouvait encore renoncer, ne rien dire, s'en aller et laisser aller le cours des choses. Comme toujours lorsqu'il était nerveux, il fouilla presque immédiatement dans l'une de ses poches, et initia son éternel rituel. Elle fronça le nez lorsque la fumée de sa cigarette lui parvint aux narines, et à travers le nuage, Deathmask l'observa en plissant les yeux.

« Panorea… regarde-moi. »

Elle obéit. Elle crut déceler un vague amusement, puis autre chose de plus trouble sur son visage. D'allure, c'était bien un homme d'environ trente ans. Mais dans son regard, elle lut tant de choses, tant de souvenirs et de peines indicibles qu'il semblait avoir vieilli de trente siècles en une journée.

« Peu d'êtres sont capables du prodige que tu as accompli la nuit dernière.

- Ce que j'ai dit à Grand Mouton, je le redis, maître. Je n'ai jamais voulu les appeler. J'étais simplement…

- En colère ? Ça ne m'a pas échappé. C'est bien le sujet. Et bien sûr que si tu as fait exprès… Tu essayais encore de les appeler quelques heures plus tôt. » Elle sursauta, surprise. Pensif, il plongea sa main dans le sable et en laissa échapper les grains. Dans ses yeux au bleu plus sombre à mesure que le jour décroissait, toujours cette lueur de moquerie : « Je sais toujours tout. A la longue, tu devrais le savoir. » Elle serra davantage ses genoux contre elle et frissonna.

« Shion te l'a dit, poursuivit-il. La colère… C'est ce qui nous donne notre pouvoir, à nous autres Cancers. Ce qu'il ne t'a pas dit, c'est que la cause juste, Athéna, tout ça… on s'en fout. Nous sommes des hommes et des femmes en colère avec la violence dans le sang, on tremble de rage et on le sent là, dans le bide, rien ne nous ferait plus plaisir que de dépecer notre adversaire… N'est-ce pas ? »

Elle réfléchit quelques instants. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres au souvenir de la terreur d'Ashkara. Deathmask l'observait attentivement, et sentait monter à nouveau sa propre colère tandis qu'elle se perdait dans la contemplation de ses sensations si sombres. Elle lui jeta un coup d'oeil mais resta muette, et reprit effrontément sa contemplation de l'horizon.

Il saisit alors son menton brutalement, entre le pouce et l'index, et tourna son visage de force vers lui. Suffocante, elle lui fit face, les yeux grands ouverts et terrifiés. « Ne te moque surtout pas de moi. J'ai parfaitement ressenti tes sentiments à cet instant précis. Je ne les connais que trop. Panorea, est-ce que tu réalises ce qui t'attend ? »

Il sentait qu'elle faisait un effort colossal pour ne pas trembler et soutenir son regard. Malgré lui, il ne put s'empêcher d'admirer ce courage qu'il avait si bien deviné dans l'enfant qu'il avait trouvée, et se retint de lui sourire. Il relâcha lentement son étreinte : « Tu as dit que la haine et la guerre, ça servait à faire couler le sang. Je t'ai entendue comme si j'y étais. Ne sais-tu donc pas qu'on ne joue pas avec la mort ?

- Je ne jouais pas du tout.

- Ah… Donc, si tu n'avais été morte de peur devant les morts, tu tuais cette idiote ? Tout comme tu aurais tué Astarius le matin même si on ne t'avait pas retenue ? Tout ça gratuitement. Tu as beaucoup d'envies de meurtre en ce moment.

- Oui. J'assume totalement. »

Il fronça les sourcils. « Explique-moi ça », murmura t-il à voix basse.

Soudainement, elle eut une pensée pour sa mère et un sursaut de révolte.

« Je veux qu'on me craigne. Je veux être un héros qu'on craint. Je refuse d'être soumise, moquée. Assez de pierres. Je n'ai pris que ça enfant. Je ne veux pas seulement égaler, je veux dépasser les hommes. Je suis déjà plus forte qu'eux. Plus libre qu'eux. »

Ses lèvres étaient pincées, son front barré par une ride de détermination. C'était le même caractère de petit bélier têtu et frondeur qu'il y a huit ans sur les cimes de l'Hindu Kush, toujours aussi isolé par le pouvoir que donne la vision des morts, à la fois misanthrope et avide de contact.

Sur le visage de Deathmask transparut une profonde lassitude. Il se releva, fit quelques pas dans l'eau naissante, et sans se retourner, poursuivit : « C'est donc pour ça que tu aimes tant Achille et l'Iliade ?

- Achille, Iskander… C'était tout ce que je voulais être quand j'étais enfant.

- Achille, Iskander… Oui je sais, tu descends de dizaines de générations de guerriers. Dans ton pays, on ne sait pas lire mais on dit que vous descendez des légions d'Alexandre, ou des colons de Dionysos, et on se raconte encore les exploits des héros aux armes brillantes, à la chevelure divine et à l'immortelle gloire. Toute petite, tu t'es sans doute imaginée sur un char tiré par des chevaux qui savent parler, et tu te voyais te battant face aux dieux et aux hommes... C'est peut-être pour cela que tu m'as suivi… »

Son maître se retourna lentement. Derrière son dos, la lumière du soleil en faisait une ombre de l'autre monde.

« … mais est-ce tu sais ce que c'est, la guerre ?

- Mon propre père est mort face aux Chouravis. Les hommes meurent à la guerre chez moi. Et les femmes pleurent et se souviennent, » dit-elle avec la conviction inébranlable des foules abreuvées des mêmes récits de siècle en siècle, au point que nul ne les questionne même plus.

« Chez toi, les femmes et les filles à peine pubères sont vendues au plus offrant, fut-il un vieillard édenté, pour réparer une dette d'honneur, répliqua t-il avec mépris. Tu ne sais rien de la guerre, Panorea. Ce qu'on t'en a dit, ce que tu en as entendu, et encore. »

Humilié, le petit bélier lui lança un regard mauvais et se réfugia dans un ombrageux mutisme. Cela le fit sourire.

« La guerre, ce n'est pas cette épopée écrite par les vainqueurs qu'on enseigne aux enfants génération après génération, reprit-il. Les poètes savent bien décrire des horreurs avec des mots tels qu'elles en deviennent belles, mais quand la flèche perce les entrailles et que les guerriers hurlent, aucune langue humaine ne peut traduire ce cri-là, ni la peur innommable qui les saisit. Tes beaux héros de l'Iliade que tu aimes tant… Je vais te confier un secret, Panorea. J'imagine qu'on entend chez toi, comme partout ailleurs, que les hommes morts à la guerre sont des héros. On dit au Sanctuaire même que certains chevaliers sont des héros… Mais ça n'existe pas. La guerre, c'est uniquement du sang qui coule, des femmes qu'on viole, des veuves qu'on emmène en esclavage et des enfants qu'on massacre. Des villes qu'on pille par cupidité, et des hommes qu'on pend jusqu'au dernier pour qu'aucun ne puisse relever les murs abattus. Alexandre lui-même a fait crucifier des centaines de milliers d'hommes vaincus, et asservi leurs femmes et leurs enfants. Voilà son visage, à la guerre. Tu trouves ça poétique ? »

Non. Elle avait trop d'imagination. Mais la peur y disputait à l'agacement dans son coeur. N'est-ce pas lui qui aimait tant tuer qu'il couvrait ses murs des visages de ses victimes ? Il peut parler…

« Oui je peux parler. Je sais de quoi je parle ! » répliqua t-il, cinglant.

Elle écarquilla les yeux et regarda le sable.

« Alors ne me dis pas que tu veux être Achille ou Iskander. Ce n'est pas pour ça que je t'ai fait venir ici. »

Il vit ses lèvres trembler et résister pour faire refluer les larmes. Imperceptiblement, ses traits perdirent leur dureté, et il sentit son coeur s'amollir face à sa fragilité. Il s'approcha d'elle et s'accroupit à sa hauteur, avant de placer doucement sa main sur ses cheveux.

« Personne ne peut plus rien te faire… aucun mal. Tu n'as déjà plus rien à craindre d'aucun homme, d'aucune femme. Il ne reste que les Dieux. Et je voudrais que tu sois invincible, même face à eux. Qu'ils ne puissent rien contre toi. »

Elle haussa les épaules : « Personne n'est capable de gagner face aux Dieux.

- Moi je crois que c'est possible. Tu es déjà sur ce chemin. Quel est mon nom ? »

Interloquée, elle releva la tête et le considéra d'un air absent, sans comprendre. Il répéta plus fermement : « Quel est mon nom ? Je veux l'entendre de ta bouche. »

Elle fit non de la tête : « Je l'ignore.

- Ah ! Menteuse, dit-il en retirant sa main. Tu le connais parfaitement, comme tout le monde.

- J'ai jamais voulu le dire. Il ne vous fait pas justice.

- C'est pourtant ainsi que je m'appelle aux yeux du monde. Et aujourd'hui, tu vas me le dire. Qui suis-je ? »

Ils se toisèrent dans l'immobilité la plus absolue. Seul le vent soulevait doucement leurs cheveux. Elle le suppliait en silence de ne pas l'obliger à dire ce nom qu'elle détestait et qu'elle ne prononçait jamais. Comme rien ne lui donna l'impression qu'il allait accepter, elle céda avec la plus grande réticence.

« Deathmask ».

Le nom résonna dans l'air, et il lui semblait qu'en le disant, elle venait de créer une distance entre eux deux, une terrible distance impossible à combler. Lui-même sembla saisi par son nom prononcé ainsi dans un souffle aussi imperceptible par une jeune fille dont la voix tremblait, un nom qui réveillait toujours en lui trop, beaucoup trop de fantômes.

« Oui… « Le Masque de Mort ». Ce n'est pas tant à cause de ce que j'ai fait par le passé que l'on m'appelle ainsi. Tout le monde a toujours été prompt à me juger, mais qui peut prétendre me connaître ? Seuls Shura et Aphrodite. Pas même Shion. Nous étions les seuls ici à comprendre que le monde est laid, que malgré tout ce bel esprit de la chevalerie qui anime encore certains, nous étions, nous aussi, des loups pour les hommes et des loups les uns pour les autres. Le nom sous lequel je suis connu évoque la mort. Mon armure est de celles qui réclament du sang. C'est ainsi depuis toujours. Elle se transmet de maître à disciple par la mise à mort du premier par le second. Panorea… Est-ce que tu comprends où je veux en venir ? »

Son sang se figea dans ses veines. « Maître… tu n'es pas sérieux », balbutia t-elle. C'était la première fois qu'elle le tutoyait depuis l'enfance, depuis leur rencontre. Stupéfaite par ce qu'elle venait de dire, elle passa ses doigts sur ses lèvres.

« Je n'ai jamais été plus sérieux.

- Vous m'avez offert de vivre intensément, pas de vous tuer !

- Peut-être que l'un n'ira pas sans l'autre, murmura t-il en allumant une nouvelle cigarette. Vivre intensément, oui, j'ai dit ça. J'ai aussi parlé d'une lutte. Tu t'en souviens? »

Elle hocha lentement la tête.

« Rien n'a changé, dit-il en expirant sa fumée. Si tu veux toujours défier les Dieux eux-même, il va falloir que tu endosses mon armure et que tu prennes un jour ma place. C'est la raison de ta présence ici. Ce qui veut dire qu'il faut que je meurs au combat, ou de ta main. Tout se paie. »

Son coeur battait follement, saisi d'une terreur désespérée. Elle regarda l'horizon, à la recherche d'un échappatoire. Pourquoi défier les Dieux, au juste ? Qui peut croire qu'il l'emportera face à eux ? Elle ferma les paupières et s'écria furieusement :

« Jamais ! Si c'est pour ça que vous m'avez choisie, j'aurais préféré ne jamais vous suivre!

- Panorea, sais-tu vraiment pourquoi tu m'as suivi ? La mort ne t'effrayait pas quand je t'ai trouvée. Tout t'a menée à moi. »

Elle fit non frénétiquement de la tête : « Je vous ai suivi parce que je voulais m'enfuir. Parce que vous étiez puissant, et bon, et…

- Bon? Moi ? s'amusa Deathmask. Tu m'as suivi parce que les loups chassent en meute. Instinctivement, tu as compris ce que j'étais, et ce qui t'a attirée, tu viens de le dire, c'était le rêve de puissance que je t'offrais. Tu as eu maintes occasions de cesser l'entraînement, je ne t'ai jamais forcée à rester. Mais tu as continué parce que tu voulais devenir chevalier. Devenir moi. Qu'est-ce qui t'arrête aujourd'hui ? L'amour ? »

Elle redressa vivement la tête et dans ses yeux humides, il lut la même accusation que la veille après ses combats. Le point faible était ouvert en plein jour.

« Je te donne un choix, poursuivit-il. Soit tu me suis, et tu iras jusqu'au bout. Soit tu renonces, et tu seras libre de partir où bon te semblera, et nous ne nous reverrons jamais. »

Elle répondit avec amertume :

« J'ai passé mes huit premières années, mon enfance, enfermée entre des cimes et des montagnes, coupée du monde par des immensités. Et j'ai passé les huit dernières années ici, enfermée entre des cimes et des montagnes, coupée du monde par d'autres immensités. Je ne connais rien du monde.

- Eh bien dans trois jours, quelle que soit ta décision, tu sortira d'ici. Je te donne trois jours pour réfléchir et décider de ton destin. Et pour être certain que tu as compris tout ce que je t'ai dit ce soir… il faut que je te montre quelque chose. »

Il s'approcha d'elle et posa son index sur son front. Elle haussa les sourcils, et se sentit prise d'un profond engourdissement, puis d'être extirpée de son propre corps. Elle vit son corps s'effondrer sur le sol, mais elle n'était pas morte. Avant qu'elle ait pu réaliser que son maître utilisait sa propre arcane sur elle, elle se sentit aspirée par un maelström et préféra fermer les yeux.

Comme un essaim de mouches curieuses, ce fut d'abord une odeur qui vint lui chatouiller les narines pour la réveiller. Une odeur épouvantable, de putréfaction et d'angoisse. A plat ventre dans une terre couleur de cendres, elle crut qu'il faisait nuit, mais quel ciel pourrait se dégrader dans une telle obscurité monochrome ? Elle se retourna lentement et se mit à genoux. Le vent soufflait si violemment qu'elle chancela et dut prendre appui sur ses mains. Un froid inhumain l'enveloppa et pénétra jusqu'à ses os. Mais le plus étrange était l'étouffement de tous les sons, de tous les bruits, hormis une longue et indicible plainte lugubre qui résonnait comme un triste écho dans le lointain.

Elle regarda frénétiquement autour d'elle, à la recherche de son maître qu'elle ne distinguait pas dans les vapeurs du pays de l'ombre. La panique l'agita comme une brebis égarée. Elle parvint à se relever et se mit à courir sans but précis. Elle ne prit pas garde au gouffre qui s'ouvrait sous la falaise où elle avait atterri. Elle eut un hoquet de terreur au moment où son pied basculait dans le vide, mais sentit un bras puissant entourer sa taille et la retenir sans aucune douceur.

« Mon terrible quotidien depuis 25 ans… murmura Deathmask. Je n'ai pas besoin de te dire où nous nous trouvons. »

Ce pays qui n'en était pas un, d'où nul être humain ne revenait jamais, était dominé au loin par une gigantesque montagne, dont les fondations s'étalaient dans la terre de cendres et où couvaient silencieusement des feux verdâtres. Le long de ses flancs montait un flot intarissable d'âmes translucides, pâles reflets des créatures vivantes dans lesquelles elles s'étaient incarnées. En son sommet, la gueule béante de la montagne les accueillait toutes sans exception pour un voyage sans retour.

« Le gouffre des âmes… » dit Panorea en tremblant. Son maître sentit son estomac se révulser sous sa main, et eut juste le temps de la lâcher à terre pour qu'elle puisse soulager son angoisse et son dégoût. Elle essuya sa bouche avec le dos de sa main, et s'assit fébrilement aux pieds de son maître. La terreur l'étouffait tant qu'elle enlaça sa jambe en fermant les yeux. Elle ne s'apaisa que lorsqu'elle sentit sa large main se poser délicatement sur ses cheveux.

« Pourquoi ne m'avez-vous pas montré ça plus tôt ? murmura t-elle.

- Tu aurais voulu voir ça à huit ans ? Estime-toi heureuse de ne l'avoir vu que maintenant… Moi, à 5 ans, j'étais débarqué ici à coups de pied au cul. Pourtant… même si le désespoir y règne… ici, c'est plus calme et paisible que… » Il agita un bras au-dessus de sa tête, dans une direction inconnue. « Là-haut. »

« Calme et paisible ? Vous voulez rire ?!

- Entre le monde d'où nous venons, où les massacres ont été, sont et seront légions, et ici, lequel trouves-tu le plus infâme ? N'as-tu pas l'impression qu'il n'y aura jamais pire enfer que celui où l'on vit ? »

Mais au moins, pensa Panorea en frissonnant, il y a le ciel et les étoiles, le mugissement de la mer, les animaux, les couleurs… l'amour… la vie… la possibilité d'autre chose… ici, il n'y a qu'un ciel noir et une terre verdâtre, verte comme les cadavres en putréfaction… ici, il n'y a rien d'autre que la mort !

La main de son maître se crispa légèrement. « Voilà où mènent la guerre, la maladie, le meurtre, le suicide, le massacre… le temps, soupira Deathmask. D'une manière ou d'une autre, on y passera tous. N'oublie jamais cet endroit, Panorea… Quand les hommes agonisent et supplient qu'on les aide, les Dieux se trouvent toujours étrangement silencieux. Même Athéna. Crois-moi, j'en sais quelque chose. Souviens-toi de ce froid, et surtout de ce silence. Ils sont à leur image. »

Un instant, le regard de son maître se perdit dans le lointain, vers un indicible que lui seul percevait. Il murmura : « Shion a raison, le Cancer est à la fois le bourreau et celui qui mène les âmes à la paix. Panorea… sers-toi de ta rage, de ton ressentiment, même de ton désir de vengeance s'il le faut… mais pas pour être un boucher. Par pitié… ne deviens pas comme moi. J'ai gaspillé mes dons et ma force. J'étais incapable de comprendre où était l'essentiel. Et l'essentiel n'est pas dans certains sentiments stupides qui t'affaiblissent. »

Toujours à genoux, elle releva la tête vers lui, le regard toujours aussi plein de reproches, toujours empreint d'une langueur et d'une fascination qui le mit autant en colère que mal à l'aise.

« Il faut être à la fois moral et capable d'utiliser son instinct primordial pour tuer sans être un abruti sanguinaire. Faire ce qui est nécessaire lorsque le moment le dicte. Sans passion, sans affect, sans jugement. Il faut que j'arrive à t'apprendre cela désormais. Mais seulement si tu le souhaites. Tu vois et tu convoques les morts. Si tu ne te sens pas capable de le supporter, ce que je peux comprendre, il est temps de t'arrêter. Au soir du troisième jour, viens me voir, et donne-moi ta réponse. Tout comme il y a huit ans, je ne te forcerai à rien et je respecterai ta décision. »

Ils se dévisagèrent longuement. Que pouvait-elle bien lire dans ses yeux aux reflets de nuit, où résidaient d'ordinaire sévérité et sarcasme ? Que lisait-il, dans son regard trempé d'innocence, et de ce charme qui ne se trouve que dans la jeunesse qui n'a rien connu ? Il eut envie de lui sourire, comme pour l'encourager, ou la consoler. Il avait une étrange envie de lui dire qu'en fait, tout était possible. Il avait envie de la prendre dans ses bras et cela lui fit peur.

« La route est encore longue. Et bien des choses peuvent encore se produire. Qui sait si tu arriveras à me vaincre ? Mais quand je mourrais… avant que je ne meure… Si tu trouves que « Deathmask » ne me fait pas justice… » Il se tut un instant, puis reprit en souriant : « Un jour, je te dirai mon vrai nom.

- Vous ne mourrez jamais », corrigea t-elle, aussi obstinée qu'un enfant têtu.

- Tu me crois immortel maintenant, petit bélier? » Il y avait de l'humeur moqueuse dans sa voix. « Quand je t'ai rencontrée, tu m'as appelé « démon » dans ta langue. « Dīv ». Tu étais plus proche de la vérité lorsque tu avais huit ans. »

Il plaça de nouveau son index sur son front, et quelques instants plus tard, elle se réjouit de sentir à nouveau sa propre chair et la chaleur sur sa peau. Deathmask s'éloignait déjà sans un mot, et le soleil s'était couché.


Lexique

Iskander : le nom d'Alexandre le Grand depuis l'Antiquité à travers toute l'Asie centrale.

Chouravis : « Soviétiques » en dari.