Les heures succédèrent aux heures. C'était désormais le crépuscule, et Panorea se laissait porter comme par une vague, dépourvue de pensées, ralentie par la moiteur du jour finissant.
Poussée par une envie soudaine, elle prit un chemin au hasard et laissa ses pieds décider de leur direction. Ils s'écorchaient sur les pierres tranchantes, des buissons épineux griffaient parfois ses chevilles, mais elle montait toujours, bien au-delà des temples, sur l'un de ces nombreux chemins de traverse oubliés et dissimulés par une végétation sèche et hostile. La terre était craquelée, assoiffée par le soleil toujours plus brûlant. A son arrivée au Sanctuaire, la montagne resplendissait de mille nuances de vert, de l'or des fleurs de printemps et prodiguait une ombre salutaire. Aujourd'hui, ce monde agonisait.
A mesure qu'elle gravissait la montagne sacrée, le sentier se faisait plus dur et plus étroit. Des rochers, des pierres aiguës, des épines, la terre âcre, et inlassablement elle montait, montait toujours, sans réfléchir. En un souffle, imperturbable, elle avait bondi jusque sur la crête, et ses pieds frappèrent durement un dallage de marbre. Elle tressaillit à l'écoute du bruit claquant. Poussée par une force mystérieuse, elle avait gravi le chemin interdit du Mont Etoilé.
De nombreux coins du dallage étaient brisés, des oliviers desséchés et mornes se courbaient au-dessus d'un autel encerclé d'herbes folles. Dans un temps très ancien, des statues devaient cercler le transept, fêtées d'or et de riches parures. Aujourd'hui, leurs têtes défigurées gisaient aux pieds de la montagne, seuls les piédestaux étaient encore debout, et Panorea vit même des racines emprisonnant les corps décapités des divinités de jadis, en une ultime moquerie des éléments envers l'impermanence des splendeurs humaines. Elle frissonna. Dans cette lumière du crépuscule le plus sombre, celle qui empêche encore de distinguer nettement les formes, le lieu était lugubre.
Elle s'approcha de l'autel poussiéreux et à demi détruit, et fut étonnée d'apercevoir alors, au-delà, un petit oratoire en demi-lune dont le toit de tuiles semblait neuf. De très anciennes tentures noire, rouge et or parsemaient les murs intérieurs du petit temple, et sur l'autel de marbre blanc de l'encens finissait de brûler. Panorea en toucha les restes. Un bruit de pas résonna derrière elle, puis plus rien. Instinctivement, elle se dissimula dans l'ombre d'une colonne. Elle n'osait pas se pencher pour voir qui avait, comme elle, bravé l'interdit.
Ses yeux aveugles étaient rafraîchis par le vent qui jouait entre les colonnes, et qui semblait se rire d'elle. Elle se concentra pour sentir une aura, en vain. Soudain, une mélodie s'éleva. Cette voix, elle l'avait tant entendue chanter ces paroles lorsqu'elle était petite…
Shura était assis sur le marbre, à quelques mètres du vide. Il travaillait du bois, un bois étrange, noir au dehors, avec des reflets dorés en son sein. Il l'effilait en pointe et polissait le reste pour en faire un manche lisse et agréable au touché. Comme à son habitude, il travaillait à mains nues, et chantonnait d'une voix grave sa vieille balade espagnole, celle du fils de la Lune. Elle avait toujours pensé qu'elle parlait de lui.
« Si j'étais toi, je m'en repartirai aussi discrètement que possible... dit-il soudain à son intention.
- Vous allez me dénoncer ? répondit Panorea.
- Je devrais. Si je ne le fais pas, je passe pour un faible. »
Panorea avança résolument hors de sa cachette, et vint s'accroupir devant le Capricorne qui, tout à sa besogne, ne leva pas les yeux sur elle. Panorea se pencha vers lui, ses cheveux tombant sur ses mains :
« Vous ne le ferez pas tout de même. »
Un coup de main un peu violent du chevalier manqua de briser le bois d'un trait net. Il se retint in extremis et regarda d'un air courroucé Panorea dont les yeux riaient. Ils se fixèrent un moment en silence, puis Shura reprit son ouvrage.
« Néanmoins, tu ne devrais pas être ici, et tu le sais. Pas la peine de jouer les esprits forts.
- Je croyais pourtant que vous appréciez ce trait chez moi ? »
Cette fois, Shura la transperça d'un long regard, aussi effilé que la lance qu'il fabriquait. Avec un soupir résigné, Panorea s'assit en tailleur face à lui et joua avec les chutes de bois. Elle regarda une grande écharde sous la lumière déclinante. Celle-ci brillait d'un feu sombre, comme des feuilles d'or emmurées dans un sarcophage de cendre. Elle n'avait jamais vu un bois pareil.
« Panorea, tu cherches la réponse à une question. Je me trompe ? »
Panorea leva les yeux vers Shura, qui poursuivait son ouvrage. Elle songea à ce que lui avait dit Sarpédon quelques jours plus tôt. Nos maîtres savent.
« Mon maître m'a donné un choix insoluble, dit-elle soudain. Car je sais invoquer les morts. Alors je dois choisir entre poursuivre mon entraînement pour devenir chevalier, ou quitter le Sanctuaire et ne plus jamais le revoir, ni lui, ni aucun de ceux qui sont ici.
- Et quel est le problème ? demanda Shura d'un ton désinvolte.
- Si je veux devenir chevalier du Cancer, je devrais tuer mon maître. »
Cette fois, Shura arrêta sa main avec une lenteur calculée, et son regard se perdit dans le vide. Panorea aurait juré que son coeur s'était arrêté. Les secondes de silence entre eux lui semblèrent des heures. Néanmoins, le Capricorne retrouva rapidement son sang-froid, et reprit son travail de taille comme si de rien n'était.
« Qu'a t-il toujours à être si mélodramatique… » murmura t-il. Interloquée, mais retrouvant une lueur d'espoir dans son agacement, Panorea demanda :
« Vous croyez qu'il se trompe ?
- Sur quoi se tromperait-il à ton avis ? Sur tes capacités ou sur la manière de devenir chevalier ?
- Les deux, peut-être… »
Shura soupira et posa la lance à côté de lui. Il se tourna résolument vers Panorea :
« Je ne suis pas chevalier du Cancer. Mais je connais notre histoire aussi bien que lui, et tous ses prédécesseurs n'ont pas eu à tuer leur maître. Ton maître exagère toujours. Il ne prédit pas l'avenir mieux que moi. Il peut souhaiter faire de toi un puissant chevalier, et tu peux ne pas être à la hauteur. Tu peux le tuer, comme il peut mourir d'une autre manière. Comment pourrait-il savoir ? Je regrette qu'il mette une telle pression, une telle peur sur tes épaules… Rien n'est joué d'avance.
- Peut-être est-il simplement réaliste, Maître Shura, murmura Panorea. Vous ne savez pas… vous ne savez pas ce que c'est…
- Et quoi donc ?
- D'invoquer les morts.
- Regarde-moi bien, Panorea. Je suis mort trois fois. Les morts, je sais à quoi ça ressemble. La mort, je sais ce que c'est. Souviens-toi que du haut de tes 16 ans, tu ne sais rien ». Elle blêmit, tant la voix de Shura était dure et résonnait avec les propres mots de son maître. Elle baissa la tête. Shura saisit à nouveau la lance et la peaufina.
« Qu'as-tu fait depuis qu'il t'a soumis ce choix ?
- J'ai tenté d'appeler Athéna, avoua t-elle. Pour avoir, même pas une réponse, mais une idée de la direction à prendre. Je n'ai rien obtenu.
- Ensuite ? » demanda t-il sans s'émouvoir. Elle s'étonna qu'il ne fasse pas de commentaires sur le silence de la déesse, et poursuivit.
« Kikieon m'a trouvée, et emmenée aux arènes. Il m'a montré les jeunes en train de se battre, de souffrir pour une déesse que nul ne voit. Et moi, je n'ai vu qu'une seule chose.
- Laquelle ?
- Mon maître. En train de s'entraîner, puis de mettre une dérouillée à Aiolia. »
Un fin sourire dérida le visage jusqu'ici revêche de Shura. « Je crois que tu as déjà ta réponse… » murmura t-il en examinant la lance.
Mais le petit bélier luttait encore.
« Je ne me suis jamais posé de question. Je n'ai jamais réfléchi à l'avenir. J'étais avec lui, et cela me suffisait.
- C'est bien ce que je dis.
- Et je vais devoir le tuer ? Pour servir un être que je ne vois jamais ? Pourquoi ferais-je une telle chose? s'exclama t-elle d'un ton accusateur.
- Arrête donc avec ça. Nous ne décidons de rien Panorea, du moins presque rien. Ta rencontre avec Deathmask, la proposition qu'il t'a faite de le suivre, ton choix d'accepter… Tout était déjà écrit.
- Et où ça ? »
Shura s'arrêta à nouveau, et leva les yeux au ciel. La nuit était progressivement descendue sur le Sanctuaire, et recouvrait déjà les montagnes d'étoiles. Il tendit la main vers la voûte céleste.
« Regarde-la... Sombre et lumineuse, piquée d'étoiles innombrables... Même si l'on dit de nous que nos pouvoirs pourfendent le ciel et la terre, nous ne sommes rien face à elles... Tout y est inscrit, notre vie, notre mort, les êtres que nous tuerons, ceux que nous aimerons...
- Si le destin est écrit d'avance… Je n'ai donc aucune liberté ? demanda t-elle d'un air boudeur.
- Vaste question à laquelle personne, jusqu'à présent, n'a encore donné de réponse définitive, marmonna Shura. Je ne peux pas te dire avec certitude si, effectivement, toutes nos actions sont déterminées et si nous n'avons qu'à les accomplir. Ou si nous avançons à l'aveuglette, au gré du vent. Je ne suis pas un grand théologien comme Mû ou Shaka. Mais si tu pars avec lui, ne doute pas que Deathmask fera de toi un chevalier. Car tu en as l'étoffe. Heureuse ou malheureuse, je ne sais. Si tu choisis la fuite, ma foi… tu auras une vie ordinaire, tranquille… et morne. Mais nul ne peut savoir qui il est vraiment s'il ne s'engage pas dans cette recherche. Qui es-tu, Panorea ? Et plus important encore : qui veux-tu être? Tu feras le choix qui te ressemble le plus. Et refuser ton destin, ce n'est pas toi. »
Le coeur de Panorea battait à tout rompre. Comme un écho aux montagnes de son enfance, celles du Sanctuaire semblèrent alors résonner et se mettre au diapason du ciel. Quelque part dans l'Hindu Kush, il y avait de cela huit ans, un homme désespéré et ne croyant plus en rien avait, lui aussi, cru ressentir les battements de coeur de l'univers.
Shura l'observa attentivement, et comprit qu'à cet instant même, elle venait de choisir. Alors, il tendit la lance loin de lui et jugea son travail. Il se mit debout et fit tournoyer la lance sur elle-même, la passa d'une main à l'autre, la lança et la saisit au vol quelques mètres plus loin. La lance était plus rapide et mortelle qu'une flèche. Un frisson parcourut Panorea lorsque Shura la lança vers elle et en stoppa la pointe à quelques millimètres de son visage. Il éclata de rire, et lorsqu'il fit tinter la base de la lance sur le dallage, celle-ci émit un son clair, comme une acceptation joyeuse.
« Mû ne t'a pas accordé la victoire, mais moi je te la donne », dit-il, raide et solennel, en lui tendant la lance. « Prends. Elle est à toi.
- A moi ? » Panorea sentait des vibrations étranges émaner du bois doré et n'osa pas le toucher. « Maître Shura, quel est ce bois ? Je n'ai jamais vu son pareil au Sanctuaire ».
Le chevalier sourit. « C'est un bois qu'on ne trouve que sur le mont Pélion. Toi, la grande adoratrice d'Achille, tu aurais dû le reconnaître… »
Stupéfaite, Panorea saisit la lance : « Quoi, elle est faite du même bois que la lance d'Achille ? Mais je croyais que ce n'était qu'un mythe !
- Toute notre existence est un mythe Panorea, et pourtant je suis bien réel, moi. Et toi aussi. »
Elle se leva, contempla la lance qu'elle tenait à deux mains, la caressa délicatement : « Alors... cette lance est indestructible et a le pouvoir de guérir ceux qu'elle blesse ? » Elle entreprit de la manier pour juger de sa rapidité.
Shura sourit : « Je ne sais pas si la légende d'Achille s'applique toujours et pour tout le monde à ce bois, mais tu peux toujours essayer... pas sur moi, merci. »
Panorea avait pointé la lance juste sous le nez du Capricorne. Elle rit et abandonna sa position d'attaque.
« Pourquoi me faites-vous ce cadeau ? demanda t-elle timidement.
- Tu es une guerrière. Il est juste que tu partes avec ton maître avec une arme à ta mesure. Une arme qui te ressemble… ajouta-t-il avec un sourire en coin.
- Maître Shura… Astarius vous attriste ? » Et elle regretta immédiatement sa question.
Shura ne répondit pas tout de suite. Son visage s'était subitement fermé, imperméable à toute émotion. Mais lorsqu'il reprit la parole, sa voix tremblait :
« L'élève de mon coeur, c'est toi. Parce que tu es l'élève de ton maître.
- Vous l'aimez donc tant que ça ? »
Il sourit et se leva lentement, comme un très vieux guerrier usé. « Quand il est arrivé ici, nous avions le même âge. Cinq ans. On ne s'est jamais quittés depuis. Même la mort ne nous a pas séparés longtemps. » Il se tourna vers les montagnes silencieuses, le regard plein de souvenirs connus de lui seul, ses yeux noirs s'assombrissant avec la nuit.
« Je t'envie, murmura t-il à l'attention du lointain. J'envie ton ignorance, tes découvertes, ton inconnu, tes premières fois. Parfois, je donnerai n'importe quoi pour tout revivre… »
Elle lui sourit et il ne le vit pas. Elle l'aimait. Elle serra sa lance très fort entre ses deux mains, et sentit ses vibrations résonner dans tout son être. Droite et déterminée, elle s'inclina devant le Capricorne en mettant la main sur son coeur.
« Merci, Seigneur Shura. Désormais, je sais où je dois aller. » Quelques pas, suivis d'un bond prodigieux, et Panorea disparut du Mont Etoilé. Pensif, Shura sourit, comme à lui-même.
Sombre à l'extérieur, dorée à l'intérieur. Oui, j'ai bien choisi. En tout cas, c'est ainsi que je te vois.
