Trois jours qu'il tournait sans vouloir éclater. Au-dessus du temple du Cancer, le crépuscule n'avait pas cette lueur rouge et violette que lui donnaient les longues journées écrasées de soleil. Ce soir-là, il faisait tellement noir que l'obscurité était presque palpable. Un parfait refuge pour l'âme agitée de Deathmask.

Combien de paquets de cigarettes avait-il vidé en trois jours, il n'aurait su le dire. Il aurait fallu compter les débris dans les cendriers débordants. Le fait d'avoir croisé le regard sans équivoque de Panorea le matin même avait, à lui seul, sans doute contribué à la consommation de plus de la moitié des mégots. Deathmask s'amusait parfois de cette bonne blague qu'il se faisait. S'il ne crevait pas à la guerre, ou pour céder son armure, il crèverait du cancer qu'il nourrissait depuis des années.

Une envie soudaine de contempler la vallée obscure le saisit. Il sortit de sa chambre et se dirigea vers l'entrée de son temple. Sur son chemin, il s'arrêta un instant devant son armure recluse dans la pénombre, toujours à demi-emprisonnée sous son épaisse couche de poussière. Plissant les yeux, il s'alluma une nouvelle cigarette et la scruta intensément. Mais l'armure demeura muette. Il s'en détourna en haussant les épaules.

Fut un temps, il aurait échangé avec ses masques. Au début, l'effroi l'avait saisi, lorsqu'il s'était retrouvé nez à nez avec l'une de ses premières victimes dont la tête se baladait à travers le temple avant de rejoindre sa place sur le mur. Et puis, il avait fini par se faire à l'idée de vivre au milieu des morts. Au milieu des trois jeunes filles qui ne cachaient pas leur admiration pour son corps lorsqu'il se lavait, au milieu des gamins qui lui demandaient parfois de jouer avec eux. N'importe qui serait devenu fou. Lui avait fini par trouver cette compagnie étrange et familière. Aujourd'hui, il aurait presque juré qu'elle lui manquait. Il s'assit sur la dernière marche de l'escalier, et contempla l'horizon en silence.

« Deathmask ? Je peux te parler ? »

La voix traversa les ténèbres de sa maison et de son cerveau, et le fit grincer des dents.

« Qu'est-ce que tu veux, Shaka ?

Te dire ce que j'ai découvert sur ton apprentie. Elle...

- Stop. Si tu vas me dire qu'elle est amoureuse de moi, franchement t'es le dernier à l'apprendre. Faudrait que t'ouvres tes yeux plus souvent. Souviens-toi de ce que j'ai été pendant 13 ans. Ce n'est pas parce que je ne dis rien que je ne vois rien.

Non, ce n'est pas ça. Enfin, pas seulement.

- Alors quoi ? s'agaça Deathmask.

Tu sais très certainement qu'elle a une puissance psychique que j'ai rarement vue chez un être si jeune et qui m'inquiète. Je ne pense pas que ce soit un être mauvais. Mais il y a tout de même quelque chose qui m'a toujours dérangé chez elle. Comme...

- Comme chez moi, non ?

Non, j'allais dire « comme une ombre insondable et dangereuse ». Mais c'est vrai, je n'ai jamais vraiment eu d'affinités avec toi. Néanmoins, ce n'est pas le sujet. Sois vigilant. Cette enfant est étrange, et je ne pense pas que son problème soit uniquement son amour pour toi. Elle recèle un inconnu qui m'alarme beaucoup. Connais-tu son histoire ?

- En huit ans, j'ai eu le temps de causer avec elle.

Elle est épouvantable… Et elle ne t'a sans doute pas dit qu'elle avait tué son père. »

Deathmask ne répondit rien et se contenta de sourire. L'étonnement était palpable dans le silence de Shaka.

« Tu le savais ?

- A ton avis ?

Je crois qu'elle-même ne le sait plus. Elle a occulté ce souvenir. Comment l'as-tu su ?

- Shaka, tu as déjà veillé un gamin qui parle dans son sommeil ? Je pense que non vu ta question. Il n'y a pas de magie là-dedans.

Tu lui as dit ?

- Pourquoi faire ? Quelques mois après son arrivée ici, les rêves ont cessé. Pas besoin d'obscurcir davantage son esprit. Ça fait huit ans que j'essaie de lui donner une existence stable en dépit de notre signe de merde.

Ça n'a pas l'air de tellement marcher…

- Shion n'a pas eu l'air d'identifier de problème.

Shion manque de discernement.

- Eh bien deviens Pope à sa place… Qu'attends-tu ? Tu es assez fort pour cela, non ? susurra Deathmask. L'idée d'une trahison te dérange ? » Un silence hautain accueillit ces paroles.

« Deathmask, j'ai vu dans l'esprit de Panorea des choses que je n'ai pas comprises. Je ne saurais même dire s'il s'agissait du passé ou de l'avenir. Des choses dont elle-même n'a pas conscience.

- Et je devrais faire quoi selon toi ? Expurger ces pensées impures de force ? Je ne suis pas là pour former une sainte. Mais une guerrière, et un être libre. Laisse-moi à présent.

Décidément, on ne pourra jamais parler, toi et moi… Méfie-toi, c'est tout. Elle pourrait être une source de grands malheurs si elle n'était pas canalisée sérieusement.

- Son problème, selon toi, tu veux que je te dise ce que c'est ? éclata Deathmask en se levant brutalement. C'est qu'elle est tout ce que tu détestes : rebelle, colérique, violente, indocile. Elle n'est pas proche de Dieu, elle est juste humaine, et ça, ça te fait chier ! Oui, elle me ressemble ! Même si j'ai fait de mon mieux pour la préserver de ma folie… Alors on verra si tes prédictions se réalisent. Mais je ne l'empêcherai pas d'être elle-même, quelles que soient les conséquences. Tu sais très bien comment cela se terminera. Je sais que tu ne m'aimes pas beaucoup. Tu ne seras donc pas là pour pleurer sur mon sort. »

Le silence était retombé, l'obscurité s'était épaissie. Shaka n'avait pas répondu, il n'y avait rien à dire de plus.

Qu'il crève celui-là, avec ses beaux principes et sa droiture à la con. Jamais pu le saquer, pensa le chevalier du Cancer. Exaspéré, il écrasa la fin de sa cigarette et se tourna vers l'Horloge du Zodiaque. On était entré dans les heures du soir. Du troisième soir. Et elle n'est toujours pas venue.

Il huma profondément l'air, rejetant la tête en arrière. Mais rien ne lui indiqua sa présence. Il espérait encore qu'elle choisisse la fuite. Et se rappela leur rencontre et sa détermination. Il savait que c'était totalement illusoire. Pourtant, aucun mouvement, aucune aura, n'étaient perceptibles. Partagé entre le soulagement et la déception, il se mit en mouvement pour rentrer chez lui.

« Maître… »

Il s'arrêta, et se retourna lentement. Au pied de l'escalier, Panorea lui sembla plus pâle qu'à l'ordinaire, ses yeux cernés. Mais la ride de la détermination barrait de nouveau son front de petit bélier.

« Je suis venue vous donner ma réponse. »

Il croisa ses bras sur sa poitrine, et cligna des yeux, sans répondre. Sans hésitation, elle poursuivit :

« Si je n'ai déjà plus rien à craindre d'aucun homme, c'est grâce à vous. Parce que vous m'avez vue. Quand vous m'avez trouvée, je ne valais rien aux yeux de personne. J'étais vouée à un destin horrible, celui d'une esclave, battue, humiliée. J'aurais pu aussi bien demeurer une esclave toute ma vie. Je l'ai compris dès que je vous ai vu. Il y a huit ans, vous ne m'avez pas promis le bonheur, vous m'avez promis une existence. Alors, même si le destin qui m'attend auprès de vous n'est pas joyeux, je le choisis tout de même. Je ne peux pas partir. Je ne peux que rester. Je veux continuer. »

Il la fixa dans un silence total, et cette rigidité de marbre la mit mal à l'aise. Elle devina qu'elle n'avait peut-être pas donné la réponse qu'il attendait. « Maître… ?

- Je t'ai entendue, ne t'inquiète pas, dit-il doucement. Approche. »

Son coeur accéléra. Elle gravit les escaliers en courant et en tremblant à mesure qu'elle s'approchait de lui. Parvenue à l'avant-dernière marche, elle ne fit pas un pas de plus. Son regard d'aigle abaissé vers elle, il lui dit :

« Je sais que plusieurs raisons t'ont poussée à prendre cette décision. J'ignore laquelle a été la plus forte, même si j'ai quelques soupçons… Tu sais que ce qui t'attend sera difficile ? Voire inhumain ?

- Je le sais.

- Tu risques de mourir.

- Peu importe. J'aurais déjà vécu dix vies.

- Tu tiens donc si peu à ta vie ?

- Ma vie sans vous n'a aucun sens. »

C'était dit, et elle-même fut stupéfaite de sa franchise. Elle baissa rapidement les yeux. Elle ne le vit pas dissimuler l'éclat de douceur qui venait d'allumer son regard. Elle ne le vit pas contempler la montagne, en songeant à une rencontre qui avait changé sa vie huit ans plus tôt. Elle entendit seulement sa voix profonde :

« Tu es encore trop jeune pour comprendre à quel point tout cela est dérisoire. A quel point il est terriblement vaniteux de placer ses basses envies avant de plus nobles ambitions. Lorsque tout le monde risque de périr, quelle importance de prendre ton pied avec le premier vantard venu? »

Panorea sursauta et lui jeta un coup d'oeil suspicieux. A qui pense t-il ? songea t-elle.

Il eut un sourire en coin. « Je te dis ça comme ça… Réfléchis-y. Rappelle-toi qui tu es. Le sang de mille guerriers coule dans tes veines. Ne te laisse pas utiliser par d'autres, hommes comme dieux.

- Même par vous ?

- Même par moi. Ce n'est pas pour rien que je t'ai laissée décider. Prends le contrôle, autant que tu peux. »

Ils se regardèrent quelques instants. Puis Deathmask jeta un coup d'oeil à l'Horloge du Zodiaque, qui affichait neuf heures.

« A l'aube, retrouve-moi à l'entrée du Sanctuaire avec tes affaires. D'ici là, va te reposer » lui dit-il.

Elle sourit et le salua avant de redescendre les escaliers et de quitter l'esplanade du temple. Une fois dissimulée à sa vue, elle récupéra sa lance cachée derrière un rocher, et partit sur un chemin de traverse.


Une fois Panorea totalement hors de sa vue, Deathmask s'assit sur une marche sous le poids de la lassitude qui s'était abattue sur ses épaules. Un chant très ancien parvint à ses oreilles, le chant issu d'un vieux souvenir aux contours bien vivaces. A l'écoute de ce chant, son coeur se mit à battre comme le jour de sa rencontre avec Panorea, et malgré l'inquiétude, il sourit, avant de prendre son visage entre ses mains et de se mettre à pleurer en silence.

Pourquoi es-tu restée ? L'échappatoire que Shion m'a refusée, je voulais que tu me la donnes. En vérité… Je savais très bien ce que tu ferais. J'ai voulu jouer avec le destin durant trois jours. Suspendre mon avenir et le tien à un fil. Mais sans que je m'en rende compte… Tu t'es fait une place dans mon coeur. Si grande, que je ne peux plus t'en chasser. Et moi dans le tien, visiblement…

Tant pis… On verra bien. Les fils du destin sont tirés, il faut aller jusqu'au bout maintenant.

Un éclair, suivi d'un coup de tonnerre, le tirèrent de ses pensées. Il grogna à l'attention du ciel, et rentra dans son temple totalement enfoncé dans la nuit. Parvenu à la hauteur de son armure, Deathmask passa affectueusement la main sur les parties encore couvertes de poussière, comme on caresse un fidèle compagnon de route. L'or brilla à nouveau là où ses larmes avaient glissé sur le métal vivant.

Soudain, il entendit derrière lui des pas résonner sur le marbre. Le cosmos était inquiet et curieux, mais ami. Il essuya rageusement ses yeux avec le dos d'une main.

« Putain, toi aussi tu vas venir me faire chier avec Panorea ?

- Désolé, j'ai senti ton cosmos, et que ça n'allait pas. Je me suis dit qu'on pouvait parler.

- Fous le camp Shura.

- Panorea vient de te dire qu'elle te suivrait hasta la muerte. »

Dans la pénombre du temple, Shura sentit remuer l'air. C'était Deathmask qui se retournait vers lui. Il ne vit que deux yeux animés par des lueurs de meurtre, si vives qu'il fut un instant tenté de reculer.

« Et comment sais-tu cela avec autant de certitude ? murmura le Cancer, la voix chargée de menace.

- Parce qu'elle est venue me voir ce soir, et qu'on a discuté. Ta vaine tentative pour la faire partir du Sanctuaire était vraiment pathétique. Tu ne sais donc vraiment pas ce que ressent cette enfant pour toi ? Je lui ai dit que tu n'étais qu'un vieil acteur de mélo qui exagérait toujours tout.

- Pauvre inconscient ! » s'écria Deathmask.

Shura considéra l'obscurité avec curiosité et, instinctivement, se mit sur ses gardes.

« Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? Tu t'es pris pour le destin ou quoi ?! Qui t'a demandé de t'en mêler !

- Comme si, à moi seul, j'avais réussi à l'influencer ! s'agaça Shura. Tu la connais mieux que moi, tu sais que c'est sa décision. Arrête donc de chercher un coupable. Le seul qui l'est, c'est toi! Dis-moi juste une chose.

Le silence se fit pesant, rompu uniquement par le tonnerre et les prémices de l'orage. Deathmask sortit précipitamment des ténèbres.

« J'ai pas à répondre à ton interrogatoire », cingla t-il en le bousculant pour passer. Mais Shura lui saisit fortement le bras et l'arrêta.

« Tu as attisé la haine chez Panorea pour qu'elle parvienne à invoquer les morts? »

Deathmask le regarda droit dans les yeux, et d'un violent mouvement se dégagea de son étreinte.

« Et comment crois-tu qu'on fait ? Tu t'es déjà demandé comment il fonctionnait, ce pouvoir de merde ? Tu te souviens bien Shura, comment ça a commencé, hein ? »

Tu parles si je me souviens… On avait quoi ? 15, 16 ans ? L'âge de Panorea aujourd'hui. On avait reçu nos armures une semaine plus tôt, on partait pour la première fois en mission. Et Death, je ne l'ai pas reconnu ce jour-là. Il ne me parlait plus, et ses yeux avaient l'air injectés de sang. De haine. On devait seulement exécuter une personne, et lui… ce qu'il a fait… une horreur.

Mais qui suis-je pour juger ? J'ai massacré un chevalier, mon aîné, mon meilleur ami, alors qu'il était désarmé, portant un bébé dans les bras… Et je l'ai laissé pour mort.

Qu'est-ce qui a pu nous changer à ce point ?

« Oui, je me souviens, dit Shura avec une inquiétude croissante. Death… Tu me fais peur.

- Moi, je te fais peur ? Comme c'est facile ! Toi qui te disais le plus pur et le plus fidèle, c'est toi qui as été la plus grande menace pour Athéna. Tu as exécuté son sauveur et tu étais prêt à lever la main sur elle. Quelle ironie Shura! Tu suivais les règles aveuglément. Est-ce parce que tu ne veux pas réfléchir que tu tues si vite ? Tu as peur que le courage te manque ?

- Arrête Death. Ne va pas trop loin. Je suis l'un de tes rares amis. »

La voix inhabituellement glaciale de Shura avait fendu l'air aussi sûrement que l'épée dormant dans son bras droit. Sans un regard pour lui, Deathmask se dirigea vers sa chambre. Le Capricorne le suivit. Lorsqu'il craqua une allumette et l'approcha d'une bougie, le Cancer souffla immédiatement sur la flamme. « Laisse. Je veux rester dans le noir. » Shura entendit un froissement d'étoffes, le craquement d'os, et devina que Deathmask s'étirait avant de s'allonger sur son lit. Pour sa part, il préféra rester debout.

La scène lui rappelait singulièrement un autre échange dans les mêmes conditions, il y avait de cela huit ans… à ceci près que Panorea alors n'était même pas l'ombre d'une rumeur. Le silence s'étira longtemps. Et du fond des ténèbres, uniquement rompues par le brasier entre les lèvres de Deathmask, sa voix s'éleva timidement, comme un aveu.

« La mort, j'ai passé ma vie à la voir à l'oeuvre. C'est simple : une seconde avant qu'elle passe, il y a quelque chose. Une seconde après, il n'y a plus rien. Rien. Les yeux vitreux ne reflètent plus le moindre mouvement. L'immobilité d'un cadavre, c'est une immobilité que tu ne retrouves dans rien d'autre. Mon maître m'a emmené sur des champs de bataille, dans des villages au milieu de massacres, de viols. La première fois, j'avais tellement envie de vomir… Ce jour-là, j'ai tout perdu. Ma foi en l'humanité, mes espoirs, ma bonté, tout. Comment continuer à croire que l'homme est bon et digne d'être protégé quand tu as vu ce qu'il est capable de faire ? Comment veux-tu, à force de voir des cadavres et des âmes, ne pas t'endurcir et te désespérer ? C'est l'avenir que je prépare à Panorea. Est-ce que tu te rends compte ? » Il n'entendit que le soupir de Shura en guise de réponse.

« Pourtant… Quand Panorea enfant me voyait triste et me chuchotait des histoires à l'oreille, une telle envie de pleurer devant sa bonté me prenait… que j'éprouvais une forme de consolation et d'envie de continuer… En moi s'affrontait le dégoût des hommes et l'admiration pour cette petite créature si parfaite, d'une gentillesse telle envers moi que je sentais mon coeur se briser. Face à l'ennemi, si nécessaire, je mourrais volontiers pour elle. Mais elle, je veux qu'elle vive. Et qu'elle soit forte. Je veux en faire un être libre et dans le même temps, je joue avec mon destin et le sien et je m'imagine que la liberté existe… »

Deathmask s'interrompit un instant, et Shura crut qu'il pleurait. Un craquement fut suivi d'une légère odeur de brûlé. Une flamme déchira les ténèbres, et Shura ne distingua que les lèvres du Cancer.

« Ce lieu est vicié, reprit Deathmask d'une voix sombre. Ceux qui y viennent de force ne s'en remettent jamais. Regarde Astarius. Avec un maître tel que toi, regarde ce qu'il est devenu. Ce Sanctuaire fabrique la haine. Pourtant, j'ai sauvé cette gamine… pour lui éviter une vie funeste. Et pour répondre aux injonctions d'un rêve.

- Un rêve ? » Shura fronça les sourcils, et Deathmask expira lentement, très lentement, la fumée de sa cigarette.

« Je ne t'en ai jamais parlé… Peut-être est-ce le moment. »

Et Deathmask raconta, sans quasiment rien omettre, l'étrange rêve qui l'avait mené sur les routes de l'Asie et à la rencontre de Panorea. Shura, qui connaissait suffisamment bien le sens des symboles, pâlissait à mesure que Deathmask lui faisait son récit.

« Pourquoi n'as-tu rien dit à personne ?

- Si tu m'as écouté attentivement, tu le sais aussi bien que moi.

- En réalité, je crains d'avoir trop bien compris. Panorea… Est-ce ton « enfant », ou l'instrument de ta vengeance ? Quelle monstruosité prépares-tu depuis tant d'années ?

- Je t'interdis…

- Je crois que toi-même tu ne sais plus! l'interrompit sèchement Shura.

- Si, Shura. Je sais. Et c'est plus compliqué que tu ne crois », répondit tristement Deathmask.

Cette fois, Shura n'y tint plus et alluma une bougie. La lumière lui révéla Deathmask regardant fixement le plafond.

« Ce rêve était terrible, poursuivit-il comme si de rien n'était. Je n'avais jamais eu aussi peur de ma vie. Mais en même temps, à mon réveil, j'avais une telle rage de vivre… Mon sixième sens totalement en feu… Moi, qui ne croyais plus à la magie du monde depuis si longtemps, j'en tremblais. J'ai suivi la direction du rêve, et chaque étape, chaque mouvement de l'univers me confirmait que j'étais sur le bon chemin. J'ai trouvé Panorea, et je l'ai aimée à la seconde même où je l'ai vue. J'en ai même oublié le rêve. Je n'ai vu qu'une volonté sauvage, une espèce d'immédiateté face aux éléments, de force brute. C'était… tellement beau là-bas… » La voix de Deathmask s'éteignit dans un murmure, et il ferma les yeux.

« Je voudrais seulement revenir à ce jour-là, le jour où je l'ai rencontrée. La regarder au milieu de ses moutons, et m'en aller. Peut-être pour me jeter dans le vide, aux pieds de ces montagnes. C'était un bel endroit pour mourir… J'ai agi sur une pulsion et une intuition, uniquement pour l'embarquer dans un destin à l'issue fatale. J'ai commencé à espérer qu'elle échoue. Malheureusement, elle dépasse mes espérances.

- Elle n'a pas fini son entraînement », tenta Shura. Mais lui-même luttait contre l'angoisse qui l'avait saisi.

« C'est trop tard, et tu le sais, opposa Deathmask. Je ne décide plus rien. Je rends les rênes au destin. Mû, cet enfoiré, savait ce qu'il faisait.

- Comment pouvait-il savoir…?

- Il savait. »

Shura vint s'asseoir à côté de Deathmask, sans oser l'approcher. Les deux chevaliers se regardèrent pour la première fois de la soirée sans animosité. La cigarette s'éteignait, et presque immédiatement, une autre allumette craqua. Cette fois, Shura distingua nettement le visage désabusé du Cancer, qui tenait la flamme à dessein devant lui.

« Et il y a autre chose… Toi-même Shura, ne me dis pas que tu ne l'as pas ressenti.

- De quoi tu parles ? »

Deathmask plissa les yeux. « Le monde se vautre de plus en plus dans le désordre et l'angoisse. Je le sens dans l'eau, je le sens dans l'air. Dans la terre de ce Sanctuaire pourri qui s'assèche et se fend comme une grimace de cadavre. Pas que ça m'ait tant dérangé par le passé, note bien, mais au moins j'avais des missions pour justifier un peu mon existence. Mais aujourd'hui… à quoi on sert ? Si tout autour de nous devait s'écrouler, je ne suis pas sûr que ça serait une mauvaise chose… »

Shura n'avait pourtant pas besoin de détails supplémentaires pour commencer à comprendre. Il ne le connaissait que trop bien, cet homme d'une noirceur d'autant plus terrifiante qu'elle était devenue discrète, silencieuse, mais pourtant transpercée de lumière grâce à la seule existence d'une jeune fille courageuse. Imparable, le désarroi de Deathmask lui transperçait le coeur parce qu'il y rencontrait le sien.

« Je me suis senti bien découragé aujourd'hui, avoua Shura et ce n'est pas la première fois. C'est vrai qu'on ne sert pas à grand chose face à l'état du monde. Peut-être qu'on arrive à la fin d'un temps, ou d'un monde. D'ailleurs… » Il se tut et resta silencieux de longues minutes.

« Mmm ? l'encouragea Deathmask.

- Je sais pas, j'ai un mauvais pressentiment. Comme si je me sentais au bord du gouffre, comme si le monde que j'avais connu allait disparaître.

- Toi aussi, tu as toujours eu un excellent sixième sens… maugréa Deathmask. Etre resté enfermé ici pendant les huit dernières années m'a finalement reposé, je n'ai pas été exposé à tout ça. Et maintenant… J'ai presque plus peur de sortir d'ici que Panorea. »

Il écrasa la fin de sa cigarette, et se redressa pour se glisser sous son drap. Lorsqu'il sentit la fraîcheur du lit sous son dos, il expira lassitude et soulagement en un profond soupir et ferma les yeux. Sous l'effet de la chaleur étouffante, les veines saillaient sur ses mains, couraient le long de ses bras, jusqu'aux larges épaules. Le regard de Shura s'y attarda longuement. Deathmask le sentit, et se retourna vers lui. Il n'y eut nul besoin de parler. Dans un long geste pesant, il laissa retomber son bras sur la place libre à ses côtés, comme une invitation inespérée. Sans attendre de confirmation, Shura avait déjà commencé à se déshabiller et le rejoignit sous le drap, sans le quitter des yeux. Tous deux savaient qu'ils ne se reverraient pas avant longtemps. Tous deux ignoraient dans quelles circonstances. Alors Deathmask, qui se noyait déjà dans le regard bienveillant de Shura, le laissa se pencher doucement vers lui et l'agrippa par le cou. Et les yeux bleus se perdirent, comme les mains, dans les cheveux noirs et sur le corps d'airain.