Qui aurait croisé Panorea, assise les genoux ramenés contre sa poitrine sur un rocher au-dessus de la quatrième Maison, aurait été saisi de frayeur. Son regard ardent qui couvrait le temple était animé d'un sentiment inexplicable, un mélange de haine et d'amour contrarié. Hormis le léger tremblement qui agitait ses membres, elle était d'une telle fixité qu'elle semblait avoir été statufiée sur place.

Alors qu'elle s'était engagée sur le chemin du baraquement des apprentis, elle avait senti l'aura du Seigneur Shura au moment où celui-ci entrait dans le temple de son maître. Sa maudite curiosité l'avait poussée à rebrousser chemin et à se cacher derrière un rocher pour sentir cette entrevue nocturne, et ce soir-là, une inexplicable jalousie vint ternir sa joie du départ. Elle avait dit à son maître qu'elle ne craignait pas de mourir. Mais l'enfant en elle tremblait. Et nul n'était là pour la rassurer, pas même Kikieon.

Bientôt ses yeux se portèrent sur le temple des Gémeaux et elle songea à son dieu sombre, gorgé de vitalité, de promesses vivantes et de l'illusion de la liberté totale. Aucune logique ne motiva sa décision. Elle se redressa résolument et descendit d'une traite, sautant de rocher en rocher, la distance qui la séparait des escaliers inférieurs. Elle regarda brièvement par-dessus son épaule, autour d'elle, huma l'air ambiant. Personne. Un éclair zébra le ciel qui répondit en tonnant, et les premières gouttes de pluie tombèrent sur son visage tandis qu'elle dévalait les escaliers menant à la maison des Gémeaux.

Aux pieds des dernières marches, une pensée arrêta ses pas. Une longue chevelure de feu, et des yeux verts si tristes, emplis d'amour. Elle soupira. Kikieon avait beau l'aimer, il ne savait pas. Il savait encore moins qu'elle. Le mépris, dicté par la jalousie, qu'il lui avait manifesté l'avait tant déçue qu'elle choisit de s'endurcir et de chasser cette pensée. Un autre regard s'imposa à elle. Celui de son maître, lourd de sous-entendus et d'une mise en garde. Sa jalousie n'en fut que plus forte. Tant pis.

Ses pas résonnaient sur le dallage du temple totalement sombre. Son coeur tambourinait dans sa poitrine, plus encore à la pensée de tomber nez-à-nez avec l'énigmatique maître des lieux, qui avait de tous temps suscité en elle une peur instinctive et primitive. Elle ne le sentit pas. Mais elle perçut bientôt une aura bleutée et noire, mouvante et insaisissable. Avançant dans le temple, elle distingua dans une aile la faible lueur d'une bougie. Elle posa délicatement sa lance à terre, derrière une colonne, et parvint jusqu'à une porte entrouverte. Elle lui révéla Sarpédon assis à sa table de travail, pleinement concentré à recopier un livre ancien.

Ses cheveux recouvraient totalement ses épaules et tombaient en une longue cascade de soie jusqu'à sa taille. La flamme soulignait la rudesse de ses mains. Entre ses doigts, la plume semblait prête à se briser au moindre souffle. Pourtant, il la maniait avec une surprenante délicatesse, la laissant courir et crisser sur le papier avec légèreté, sûr de sa précision. Elle l'observa longuement, en silence, abaissant sa respiration le plus possible.

Soudain, la plume resta en suspens. Elle le vit se redresser et tendre l'oreille, comme un fauve aux aguets. Sentant une présence, il s'écarta de sa table et disparut dans la chambre. Elle en profita pour pousser délicatement la porte, et se tenait sur le seuil lorsqu'il se retourna vivement vers elle.

« Panorea ! Tu m'as fait peur…

- Moi ? s'étonna t-elle en souriant. Qui pourrait te surprendre ? »

Il haussa les épaules avec humeur. « Que fais-tu ici, à pareille heure ? »

Panorea ne répondit rien et parut réfléchir en regardant ses pieds. A la lumière vacillante de la bougie, ses paupières baissées allongeaient ses cils. Il sembla à Sarpédon que son visage était alors couvert d'un voile pudique, trahi par la rougeur de ses joues qui faisaient un contraste d'autant plus violent avec sa peau cuivrée. Malgré lui, son coeur se serra. Soudain, elle releva fièrement la tête.

« Te souviens-tu de la proposition que tu m'as faite il y a trois jours ? »

Il hocha la tête en fronçant les sourcils.

« Je quitte le Sanctuaire demain avec mon maître. J'ignore pour combien de temps, ni si je reviendrai. Alors, je veux que tu m'apprennes. Apprends-moi », ordonna t-elle dans son grec guttural et malhabile.

Le silence tomba sur la pièce, uniquement rompu par l'orage qui éclatait. Durant quelques secondes, Sarpédon ne respira plus, et son coeur manqua un battement. Puis un large et franc sourire éclaira son visage. Sans la quitter des yeux, il s'approcha lentement d'elle, et elle soutint son regard sans faillir.

« Tu es sûre de toi ?

- Oui.

- C'est un moment important de la vie… Tu ne préfères pas Kikieon ?

- Kikieon dit m'aimer… mais je ne suis pas sûre qu'il franchira les interdits pour moi. Et puis… il est encore plus ignorant que moi », avoua t-elle avec gêne.

Sarpédon acquiesça gravement. « Je te plais donc un peu ?

- Je ne serais pas devant toi si ce n'était pas le cas », murmura t-elle en souriant. Elle accepta sans hésitation la main qu'il lui tendit, et ils s'assirent côte à côte sur son lit très simple, aux draps de laine épaisse.

Elle sentait ses yeux parcourir ses traits, longer sa mâchoire pour dévaler son cou, revenir sur ses lèvres, et plusieurs fois, elle crut que le courage allait lui manquer. Son coeur battait si fort qu'il l'étouffait. Pourtant, il ne fit aucun geste.

« Sarpédon… Tu as changé d'avis ? »

Amusé, il cligna doucement des yeux, et osa porter une main à ses cheveux pour remettre une mèche en place. « Ce n'est pas mon genre », murmura t-il. Ses doigts glissèrent lentement sur une joue de Panorea, qui frissonna. Et les vers qu'il copiait quelques minutes plus tôt s'imposèrent à lui comme une évidence. J'ai regardé ses yeux pleins de mystères, et des supplications de ses yeux

Mon coeur, impatiemment, a tremblé.

« Tu as froid ? Ou peur?

- Un peu tout ça à la fois… avoua t-elle timidement.

- Viens contre moi », dit-il en ouvrant les bras.

Le tremblement, discret et impatient, du soupir de la jeune fille l'émut profondément. Elle se blottit contre lui, et Sarpédon referma doucement ses bras sur elle. « Ne crains jamais de dire ce que tu ressens. Sois sincère, toujours. Et ne t'interdis jamais rien », dit-il.

Un souffle séparait leurs visages. De près, Panorea réalisa que ses yeux avaient la même couleur que les siens, un bleu aigue-marine piqué d'or. Elle toucha ces yeux, qui se fermèrent en souriant. Ses lèvres, ce rêve de sculpteur, criaient d'envie vers sa main, et lorsqu'elle passa ses doigts sur sa bouche entrouverte, à ce geste inattendu, le regard de Sarpédon se voila. Si simple… si anodin en apparence, ce geste d'amour silencieux, qui lui parut tellement plus érotique que les gémissements outrés si souvent entendus. Il saisit ses doigts fins, et lui murmura si bas qu'elle peina à l'entendre : « Suis mes gestes. C'est comme dans un combat… ou une danse. » Il se pencha doucement vers elle et posa ses lèvres sur les siennes.

Ils se ressemblent. Yeux bleus, cheveux noirs. Il entrouvre ses lèvres pour l'embrasser plus profondément, et elle lui répond comme on peut le faire à seize ans, maladroitement. Mais ses lèvres déversent l'envie sur ses lèvres, elle étreint son coeur, elle est déjà insupportable. A travers ses paupières à moitié closes, Sarpédon ne perd rien du visage de Panorea, traversé par les sensations du corps, du coeur et des pensées connues d'elle seule. Elle embrasse son visage, et jusqu'aux mèches tombantes de ses cheveux noirs. Il respire dans les siens, il hume sa peau, et son parfum totalement nouveau et inconnu est aussi noir et brûlant que l'Asie. C'est elle qui ôte ses propres vêtements, puis les siens. Et Sarpédon s'émeut de sa beauté barbare, de sa grâce naïve, de son rire léger, mais surtout de sa détermination absolue, sans pudeur, éblouissante.

Il entend son coeur, il sent son âme dans ses baisers. Jamais nul être ne l'a aimé ainsi. Il n'a rien à lui apprendre.

Les heures passent, l'orage gronde toujours. Assoupie dans le lit chaud, Panorea ouvre lentement les yeux et appuie sa tête sur sa main pour contempler le colosse vaincu près d'elle. La flamme presque morte de la bougie magnifie encore pour quelques instants ces bras de fer, ce corps tremblant et évanoui. Avant que la flamme ne s'éteigne définitivement, elle rencontre le regard adouci de Sarpédon, un regard qu'elle ne lui a jamais vu, celui de la joie pure.

Les yeux et le corps encore enflammés, ils ne savent pas ce qu'ils ont fait dans ce lieu calme, sombre et muet.

Lorsque Sarpédon s'éveilla totalement, ses bras étreignaient le vide. Il se précipita hors de sa chambre, hors du temple. Il était seul. La pluie tombait toujours à torrents. Adossé à une colonne, il sentait le ruissellement de l'eau couler dans son dos tandis qu'il regardait l'horizon et les prémices de l'aube. Il agrippa sa poitrine d'une main, à l'endroit où le coeur battait. L'orage ne parvint pas à couvrir le murmure douloureux qui résonna dans le temple.

« Maître… pourquoi ai-je aussi mal ? »


Note :

Les vers cités et dispersés à la fin de ce petit chapitre sont tirés du poème de l'Iranienne Forough Farrokhzad (1934-1967) "J'ai péché, péché dans le plaisir".