Lettre à Mathieu
(Non-envoyée pour des raisons qui apparaîtront à sa lecture.)
La société à Ba' ih An'da est pyramidale. Au sommet, il y a les fées. Viennent ensuite les demi-sang. Et enfin les elfes. Toi et moi serions tentés de croire que « demi-sang » est l'équivalent du terme « métisse ». Nous nous tromperions. Isabeau est une demi-sang. C'est-à-dire qu'ayant pour mère une fée, le sang tenu de celle-ci s'est exprimé à parts égales avec celui du géniteur, en l'occurrence un elfe. Cela se traduit autant par des attributs physiques que des capacités spécifiques. Mais lors d'un métissage, l'enfant hérite souvent de la nature d'un seul de ses parents, comme Mélian est un dragon lors même que sa mère aurait pu lui transmettre des attributs et capacités elfiques (et/ou féeriques s'il avait été une fille). Ceci est valable partout sur Eldarya, les métisses étant invariablement et infiniment plus nombreux que les demi-sang. Quant à savoir ce qui détermine l'héritage magique d'un enfant… Mystère et boule de gomme. En écartant la réponse facile de la volonté divine, je ne trouve pas totalement absurde une influence du maana. Je serais curieuse de voir des comparatifs ADN de différentes espèces pures de faeries et de leurs métissages. Pour avoir expliqué à mes hôtes (autant que me le permettaient mes lointains souvenirs de SVT) le rôle des chromosomes, mes réflexions ont été récompensées par un enthousiasme certain.
Pour en revenir à la société du bois, les étrangers comme moi y ont une place singulière. S'il est une chose à laquelle j'ai du mal à me faire, c'est d'être traitée comme une amie ou une sœur par les fées, tandis que les demi-sang et les elfes ne sont pas autorisés à manifester tant de familiarité. Je leur suis théoriquement supérieure et leur comportement doit me le faire sentir. Pour autant, si je n'étais pas dans les petits papiers des fées, je ne serais personne à leurs yeux. Car ce système de castes va jusqu'à diviser « l'extérieur » en deux sous-paliers ; les humains d'abord (certainement parce qu'ils les vénéraient presque) et le gros des faeries, bons derniers. Tu te demandes sûrement ce que des elfes fichent sur un territoire où ils composent la lie de la population, sans possibilité d'accéder à quelque poste à responsabilités que ce soit, par exemple. Je ne dirais pas qu'ils sont pleinement satisfaits de cette situation, mais leurs raisons sont finalement les mêmes que les miennes. Les fées exercent un pouvoir d'attraction, une fascination à laquelle il est doux de céder. Elles prennent toutes les décisions et supervisent l'exécution de leurs ordres. Quoiqu'elles exigent, elles te donnent toujours l'impression que c'est dans tes cordes et que tout ce que tu as à faire pour mener telle ou telle tâche à bien, c'est de les écouter. Elles sont merveilleusement belles, laissent rarement paraître leurs émotions négatives, et agissent comme les mères les plus patientes, encourageantes et charmantes qui soient. Oui, ce sont des manipulatrices. Les elfes qui vivent auprès d'elles le savent aussi bien que moi. Mais c'est une tyrannie d'autant plus plaisante que, s'il est difficile d'être admis dans le bois, jamais elles ne retiennent ceux qui souhaitent le quitter.
Dans ces conditions, n'en devrions-nous pas savoir un peu plus à leur sujet ? Non. Car ceux qui décident de regagner l'extérieur ne parlent jamais de ce qu'ils ont vécu à l'intérieur. C'est louche, me diras-tu. Quel genre de sorcellerie est-ce là ? Je l'ignore. Et je m'en moque. Quel mal leur isolationnisme et leurs secrets font-ils ? Tout au plus peut-on les taxer d'égoïsme tant elles auraient de connaissances à apporter aux autres peuples. Au lieu de quoi leurs espions, leurs chercheurs ou simples voyageurs se contentent de collecter des informations et de les rapporter à Ba' ih An'da, où elles sont étudiées, triées, compilées… Les fées ont une obsession, Mathieu. Elles veulent tout savoir. Aussi font-elles de formidables élèves, passionnées et à la mémoire exceptionnelle. Une malédiction pour des créatures à l'espérance de vie si courte ; toutes meurent sans avoir été rassasiées. A vingt-cinq ans, la reine Alinor a déjà fait la moitié du chemin, les fées dépassant rarement cinquante ans. Mais peut-être est-ce précisément de là que vient la prétendue immortalité des dames de la légendaire Avalon… Les humains n'auront jamais vu une seule fée ridée ou un tant soit peu marquée par l'âge. Quoi qu'il en soit, c'est ici un autre phénomène pour l'heure inexpliqué. Heureusement pour la survie de l'espèce, elles compensent par une aisance hallucinante à la procréation. J'ai vu des fées enceintes jusqu'aux yeux travailler comme si de rien n'était et retourner à leurs affaires, l'enfant dans les bras, aussitôt l'accouchement terminé.
A ce propos, tu ne devineras jamais ! Ezarel (certes, tu ne l'as pas connu mais je t'ai déjà parlé de lui) a été admis dans le bois. Figure-toi qu'il est non seulement l'amant de la reine mais aussi le père de deux enfants ! Un fils (un elfe, donc, les fées ne pouvant être mâles) de cinq ans et une fille (une elfe, elle aussi, pas de chance) de bientôt de trois ans. Ils s'appellent Balian et Mélisande, et leur petit frère (ou leur petite sœur, qui sait) est en route ! Alinor m'a promis que j'en serai la marraine. Je n'aurais pas cru Ezarel capable d'être père et, pour être franche… Il n'a pas vraiment d'autorité sur ses enfants. Les deux font la paire lorsqu'il s'agit de le faire tourner en bourrique et ils ont très vite compris que ça m'amusait beaucoup. En conséquence de quoi Ezarel me pourrit régulièrement sous prétexte que j'encouragerais sa progéniture à faire n'importe quoi. Je ne lui ai pas encore répondu qu'il avait eu un bol monstre que ses rejetons n'aient pas croisé Miranda lors de la mission qui nous a amenés, avec Isabeau et Leiftan, à nous occuper de ce portail dans le bois. Nous avions ensuite été brièvement reçus à la cour, mais lui-même n'avait pas voulu faire savoir sa présence, craignant de nous revoir, Leiftan et moi. Il n'a donc pas eu l'occasion de rencontrer notre adorable louve mais… Dis-toi qu'elle lui ferait à peu près le même effet que toi à Huang Chù. Aussi je ne te cache pas ma hâte qu'Isabeau et Mélian s'en reviennent, sachant que Miranda ne pourra s'empêcher de les accompagner. Leiftan suivra sa louve, et j'espère bien que tu leur emboîteras le pas.
Allez ! Je dois retourner aux préparatifs de la fin du monde. Car vois-tu, les fées, plutôt que de se résigner à attendre notre désintégration, ont décidé de partir du principe que nous allions nous en sortir. Il s'agit dès lors évidemment de disposer du nécessaire pour nourrir et loger tout le monde, soigner les blessés et les malades, mais aussi de préserver autant que possible la biodiversité eldaryenne et le patrimoine culturel de Ba' ih An'da. Nous chargeons notamment des sacs de graines et des plantes en pot, empaquetons des œufs de familiers et des livres de la bibliothèque royale. Grâce à Mélian et aux pierres que les fées ont tout de suite pensé à lui faire couver lorsqu'il s'est avéré être un dragon, nous avons presque de quoi ouvrir plusieurs portails qui nous permettraient d'envoyer des éclaireurs (dont je ferais naturellement partie). Ceci dit, les fées n'ont d'autre choix que de compter sur un miracle pour ce qui est de la sauvegarde du reste de la population. D'après elles, un Oracle existait déjà sur Terre avant le Sacrifice Bleu et elles prient pour son intervention. Moi aussi.
Je t'aime,
Erika
