Triste Sire
Il était un monstre aux yeux des gens, il le savait. On comprenait son désir de vengeance (le comprenait mais ne l'approuvait pas forcément). On avait pitié de lui, mais il dérangeait. Qu'était-il devenu ? Et comment ? Existait-il un moyen de le ramener à son état normal et se laisserait-il faire ? Ils n'en disaient rien, n'assumaient pas de le penser, pourtant la nature exacte de leurs regrets était fort claire. On était désolé pour tout ce qu'il avait dû endurer. On l'était pareillement qu'il ait survécu. Il le lisait sur leurs faces blêmes : mieux aurait valu qu'il ait été tué. Personne n'avait envie d'avoir affaire à… ça. La répulsion empoisonnait leur compassion. Il y avait ceux qui s'opposaient à lui et qu'il tuait. Il y avait les paniqués qui se terraient, pimpels couinant au passage du greifmar. Enfin, il y avait les faux-sereins dont la courtoisie n'avait pour objectif que de le pousser à reprendre plus vite la route. « Avez-vous besoin de vivres ? Oh, oui, nous vous trouverons certainement un endroit où souffler quelques jours. Voici en tout cas le chemin que nous prendrions pour aller à Eel, si nos conseils vous intéressent. »
Dans ces conditions, comment aurait-il pu résister à Erika ? Pour la première fois depuis que son père et tous les autres étaient morts, quelqu'un voulait bien de lui. Ce n'était pas qu'il l'avait crue sur parole. Si elle haïssait tellement Lance, pourquoi n'avoir rien tenté ? Les démons étaient puissants et charismatiques. L'élue de l'Oracle ne pouvait-elle pas aisément se constituer une petite armée de partisans ? Craignait-elle malgré tout la défaite ? Mais à présent qu'il l'accompagnait, la victoire n'était-elle pas assurée ? La jeune femme secouait la tête. « Leiftan et moi avons déjà mis Lance en péril durant la guerre. Avec ton concours, celui de Miranda et d'Isabeau, d'autres créatures qui le détestent ou souhaitent juste se mesurer à un dragon, nous l'emporterions à coup sûr. Dis-moi seulement… Comment te sens-tu aujourd'hui ? » Alors il regardait en lui-même et ne voyait rien. Rien que du vide dans lequel résonnait la voix d'Erika. Il n'y avait qu'un remède : la faire parler encore. De la Terre, d'Eldarya, de n'importe quoi pour peu que cela lui fasse oublier qu'il y avait un jour eu quelque chose à la place de ce grand rien.
Elle le laissait lui tenir la main lorsqu'ils se promenaient, ou se rouler en boule près d'elle la nuit. Il adorait quand, l'étreignant, elle refermait ses ailes sur eux. Rien ne le berçait mieux qu'écouter les battements de son cœur pendant qu'un chant faisait vibrer sa poitrine. Mais il n'était pas idiot ; la démone était la seule ici dont les intentions étaient pures. Les fées n'avaient accepté sa présence que pour l'étudier. Où qu'il soit à Ba' ih An'da, il sentait peser sur lui un regard scrutateur. Elles avaient de beaux sourires, mais il ne les aimait pas. Quant aux elfes, ils l'évitaient et tenaient les enfants à distance. Les plus habiles des gamins échappaient parfois à la surveillance des adultes et venaient observer la curieuse bête, les fées entraînant sans nul doute les elfes. Cependant aucun n'avait la témérité d'approcher ou de lui décrocher un mot. Et puis il y avait Mélian. Un dragon. Ce n'était qu'un enfant, bien sûr. Mais les enfants grandissaient. Un jour, Mélian serait un homme. Et un monstre, un vrai, lui. Sissi devait le tuer. Pas maintenant, non. Il ne voulait pas perdre Erika. Mais tôt ou tard… Plus tôt que tard… Il lui faudrait choisir entre la jeune femme et le dragon.
Ce serait trahir les siens et condamner des innocents que d'épargner Mélian. Toutefois… Il ne voulait pas être un monstre. Pas dans les yeux de la démone. Et dans ceux de personne, en vérité ! C'était si bon d'être « Sissi ». C'était… comme avoir une famille.
