Vade Retro

Mathieu était partagé entre la consternation et l'hilarité. Pour une fois qu'Erika et lui avaient un peu de temps à passer tous les deux, pas à leur bureau, penchés sur un dossier, ni à une table de réunion, entourés de faeries ne comprenant rien à leur rapport, ni devant un pupitre et des caméras, en direct à la télévision, à essayer de rassurer le commun des mortels tout en rabattant le caquet de journalistes et de politiciens dont chaque prise de parole ajoutait de l'huile sur le feu… Pour une fois, donc, que le couple pouvait agir comme tel, deux amoureux en terrasse, devant une crêpe et un thé glacé, il avait fallu qu'un guignol s'en mêle ! De quelle façon ? C'était là que le jeune homme se trouvait confus. Ce type ne les menaçait pas, ne les insultait pas, non… Il braillait en latin, tremblant de tous ses membres et claquant des dents, un crucifix brandi aussi loin que son bras pouvait se tendre. La démone, dégoulinante d'eau bénite, était passée par toutes les expressions, de l'ahurissement à la rage péniblement contenue, d'une espèce de pitié au dépit le plus complet. Désormais, elle était calme et le fixait, lui, son amant.

-Tu prévois d'intervenir ?

Le brun pianota nerveusement sur sa serviette.

-Bah… J'vais pas cogner un curé, quand même…

Tout le monde à la terrasse, ailleurs dans la rue, et à l'intérieur du restaurant, regardait la scène. Il y avait de la peur chez certains, parce qu'Erika n'était évidemment pas réputée pour sa tendresse et que ce gars allait forcément se faire désosser. Chez d'autres une certaine fascination ; ou le prêtre était fou, ou il avait la plus grosse paire de couilles jamais portée et puis… Est-ce que son exorcisme allait réussir ? Est-ce que la démone pouvait réellement entre bannie de la Terre ? Renvoyée en Enfer ? Les Hommes avaient-ils un tel pouvoir ? D'autres spectateurs, encore, riaient plus ou moins ouvertement. Quelques-uns filmaient. La jeune femme tourna lentement la tête vers son « adversaire », champion que Dieu, peut-être, avait mis sur son chemin. En tout cas, les Saintes Écritures devaient raconter des précédents du genre.

-Mon père, tenta-t-elle très poliment, savez-vous que je ne comprends pas le latin ?

L'homme ne fit que hausser le ton, postillonner davantage, et pâlir dangereusement.

-Bon, reprit Erika. Je suppose que ça doit pouvoir fonctionner malgré tout.

Elle s'en désintéressa un moment, le temps de couper, mâcher et avaler un morceau de crêpe.

-J'ai été baptisée, aussi. Du côté de ma mère, il n'y a que des chrétiens. Chrétiens catholiques, qui plus est. Et pratiquants. Ça compte ?

Visiblement non. Curé, prêtre, quel que soit son nom, quel que soit son rang, l'homme de Dieu frôlait l'hystérie (et la crise d'apoplexie), un début d'écume aux lèvres.

-On devrait appeler un de ses collègues pour le faire exorciser lui, non ? Proposa Mathieu avec un sourire hésitant.

Détendre l'atmosphère. Désamorcer la bombe. Voilà à quoi il songeait. Un propos ou un geste malheureux, et c'était l'incident diplomatique. Le Vatican convulsait déjà depuis qu'il était question de démons, et pire ! De démons évoluant librement parmi les bonnes brebis du Seigneur. Ils n'avaient pas besoin qu'un homme d'église leur claque dans les doigts. Mais la plaisanterie ne fit pas rire sa douce. Elle saisit son verre et but deux ou trois gorgées alors que la voix du trouble-fête se faisait de plus en plus stridente.

-Mon père, que me reprochez-vous, exactement ? Je défends la cause du vivre ensemble, en paix, dans le respect ou à tout le moins la tolérance. C'est a priori plutôt positif, comme message.

L'argument tomba dans l'oreille d'un sourd, bien sûr. Le curé transpirait à grosses gouttes, les veines du cou et des tempes saillantes, semblait-il sur le point d'éclater. « Oh, misère. », gémit intérieurement Mathieu. Il se leva doucement, les deux mains bien à plat de chaque côté de son assiette.

-Écoutez, mon bon monsieur mon père, vous êtes en train de vous faire bien du mal et-…

Le prêtre se mit à hurler son latin, tremblant tellement que son crucifix faisait des embardées, les yeux paraissant devoir lui jaillir bientôt des orbites. « C'est foutu. », estima le brun comme soufflait en lui un début de panique. Par quel miracle se sortir de ce bourbier ?

Aucun. Le cœur du saint homme lâcha et il fallut un massage énergique de la part de la démone qu'il se tuait à exorciser pour le maintenir jusqu'à l'arrivée de l'ambulance appelée par Mathieu. Sur le chemin du manoir, le brun osa tout de même féliciter la jeune femme pour sa maîtrise. A quoi celle-ci répondit ;

-Quand on se mariera, on le fera dans son église.