Note de l'auteur : A savoir que Miiko n'a jamais eu le moindre crush sur Lance. D'ailleurs, elle est lesbienne. Ushen, présent dans le texte qui va suivre, est l'un de mes O.C quoique je ne lui aie pas écrit de fiche. Les thèmes abordés dans ce chapitre, ou à travers le personnage d'Ushen en général, ne sont pas forcément faits pour toutes les sensibilités.

[… … …]

La Garde de Soie

Miiko avait vieilli avant l'heure, les traits tirés, le teint cireux et les yeux cernés. Elle avait des poils gris dans ses quatre queues miteuses, et des touches de blanc dans ses cheveux devenus cassants. Elle se rongeait ongles et cuticules à sang. Que s'était-il passé ? De retour sur ses terres natales, elle avait tenté de reprendre la place qui lui revenait de droit, de faire évoluer les mentalités, forte de son expérience au sein de la Garde et de son statut de héros d'Eel. Elle s'était découverte parfaitement impuissante. Encore. Conspuée, rapidement remisée, elle avait recommencé, ainsi qu'elle le faisait déjà enfant, à raser les murs. Elle n'avait jamais eu aussi peur, ne s'était jamais sentie aussi seule quand pourtant elle trônait maladroitement au sommet de l'Étincelante.

Comment s'était-elle retrouvée à la tête d'un mouvement de résistance ? D'une force belliqueuse refusant autant de fuir que de s'abandonner aux caprices de leurs seigneurs ? C'était un purreko, un grand matou sans foi ni loi au somptueux pelage mordoré, qui l'avait mise sur la voie, bien malgré lui. « Allons, petite princesse. Quatre, c'est moins qu'il en faut, mais c'est toujours davantage que d'autres en ont. Pour toi, joli sang, je te fais un prix. » Un prix pour quoi ? Pour une heure, une nuit, à faire ce qu'elle voulait d'un pauvre kitsune. L'animal tenait une demi-douzaine de bordels, plus ou moins richement pourvus selon la clientèle à laquelle était destiné l'établissement. Des deux-queues y étaient prisonniers, soumis au bon plaisir de ceux ayant assez d'argent pour s'offrir une séance en leur compagnie.

Les nobles et le commun étaient pareillement demandeurs, les uns cherchant quelque rareté ; des queues-uniques ou de particulières beautés, les autres passant leurs nerfs sur plus faible et plus méprisé qu'eux. Le joyau de la collection de ce purreko était bien sûr logé dans un luxueux édifice réservé au gratin, à des habitués du palais royal, comme Miiko. C'était un jeune mâle, albinos aux yeux vairons, le droit noir, le gauche rouge. Il arborait une opulente chevelure de splendides boucles immaculées et une peau très pâle aux délicates nuances rosées. Ushen était un queue-unique, une honte vendue au maquereau par ses propres parents, et un délice qui faisait à lui seul une considérable part du chiffre de son propriétaire. Miiko s'était laissée mener jusqu'à lui. Elle avait payé. Bien éduqué, il avait souri. Elle, pleuré. Et elle avait juré sur tout ce qu'elle avait de plus précieux que c'était terminé.

« Ils ne te toucheront plus. Ils ne toucheront plus aucun d'entre vous. »

Quand la nouvelle était parvenue jusqu'à elle de la résurrection d'Erika, elle était alors complètement occupée par son réseau, sa « Garde de Soie », ainsi que l'avait plus tard appelé Ushen. Faisant jouer quelques anciennes relations, des contacts pour la plupart étrangers aux Terres de Jade, elle avait d'abord organisé une évasion ici, une autre là. Elle avait négocié, obtenant à crédit, sous condition, nourriture et soins pour les miséreux. Lorsqu'elle avait estimé disposer d'assez de soutien, d'une force suffisamment conséquente, elle avait frappé. Une maison de passe après l'autre, elle avait libéré tous les détenus. En une nuit, cinq bordels brûlaient et les esclaves affranchis disparaissaient dans l'obscurité ou se joignaient à elle. La première Révolte des Moins que Rien fit peu de morts. Les seigneurs ne s'étaient pas avisés de la menace, tellement sûrs que nul n'oserait, que nul ne pourrait qui aurait osé, que nul… Que nul, comme eux, n'aurait même eu l'idée.

La répression fut évidemment sanglante et la tête de Miiko mise à prix. On captura, tortura, exécuta. La quatre-queues pouvait cependant désormais compter sur les ambitions d'ennemis des Terres de Jade, ravis de fournir leur aide aux insurgés, d'aider à alimenter des troubles affaiblissant le royaume. Après des mois de conflit, les attentats répondant à l'inquisition et l'inquisition répondant aux attentats, éclata la deuxième Révolte des Moins que Rien, plus nombreux et mieux entraînés. Furieux, aussi. Et n'ayant souvent que fort peu à perdre. Appuyés par une poignée de mercenaires, ils s'en prirent au seul établissement épargné, car trop bien gardé. Une chance, en vérité, que les nobles aient tellement tenu à leurs affreux plaisirs ; Miiko aurait été coincée s'ils avaient menacé de mutiler ou mettre à mort les quelques putains encore entre leurs mains.

Mais voilà que, si certains de leur avantage en bataille véritable, ils avaient pendu par les poignets les esclaves aux balcons et défié les gueux de venir les chercher. Et les « gueux » étaient venus, Miiko en première ligne. Les seigneurs et leurs partisans avaient la magie et des années de formation militaire. Il serait bon, alors, de préciser que la population kitsune des Terres de Jade vivait pour ainsi dire concentrée autour du palais. Certes, plus l'on s'en éloignait, plus les conditions de vie se dégradaient, mais il était absolument impossible, dans un conflit de ce genre, de s'abstenir de prendre parti, et c'était tout le royaume qui se retrouvait alors fatalement impliqué. La Garde de Soie avait donc quant à elle la rage et le surnombre, car à mesure que la terreur gagnait quartier après quartier, tandis que se répandait la rumeur (moyennement fondée) que d'autres peuples se déclaraient pour Miiko et promettaient des armées, c'était toute la cité, dans son immensité, qui s'était retournée contre la Couronne. Et ce fut une boucherie.

La quatre-queues ne se souvenait que très peu des combats et aurait été incapable d'expliquer comment elle avait survécu. Ou pourquoi. Car souvent elle s'interrogeait, regrettant d'avoir vécu assez longtemps pour constater leur victoire et les sacrifices consentis, s'épuiser à bâtir un monde meilleur sous la pression des vautours planant au-dessus du trône renversé, des loups rôdant à la frontière des Terres de Jade, et cela pour voir ses efforts anéantis par l'effondrement d'Eldarya. Des créatures comme les titanides étaient assez solides pour supporter le passage d'une faille par nature instable, mais les kitsunes auraient eux, ainsi que tant d'autres, eu bien besoin d'un Sissi. Combien d'entre eux auraient été broyés par cette gueule de maana si cette sorcière ne s'était pas présentée ? Miiko lui devait d'avoir évité l'hécatombe.

« Tu ne parleras pas de moi. Évoque un miracle ou n'importe quoi, mais tu ne m'as jamais rencontrée.

Lorsque j'aurai besoin de toi, je reviendrai te chercher. Tu m'es redevable, n'oublie pas. »

Et ils avaient dû tout recommencer, sur Terre, parmi les Hommes. Là-bas, non plus que sur Eldarya, la quatre-queues n'avait été couronnée. Quelques-uns avaient bien avancé qu'elle pourrait être reine, qu'elle était la légitime héritière de l'ancienne lignée, pour terrible qu'en soit le passé. Qu'elle était de toute façon leur chef, celle vers qui chacun se tournait pour prendre ordres et conseils. Aurait-elle dû accepter ? Il lui avait semblé que ce n'était pas une priorité. Ils avaient tellement à faire ! Cela les rassurerait-il tant que ça de la sacrer reine ? Comme eux-mêmes le soulignaient, n'était pour le symbolisme, ça ne changerait pas grand-chose à ses actuelles responsabilités… Toutefois, Miiko avait-elle refusé parce qu'une telle cérémonie et le titre l'accompagnant ne revêtaient aucune espèce de nécessité à ses yeux, ou bien s'était-elle ménagé une échappatoire ? Car aussitôt que les siens avaient été assez solidement établis, qu'ils avaient suffisamment fraternisé avec des humains dont ils ne partageaient pourtant pas la langue, elle avait sauté sur le premier prétexte pour ficher le camp.

Officiellement, elle était ambassadrice de la Cour de Soie (le nom de « Garde » étant désormais réservé à la milice, et aucun royaume ne pouvant exister sans souverain, les siens se disaient assemblés en « Cour »), elle avait pris la route de Ba' ih An'da aux côtés d'Ushen et d'une poignée de membres de sa garde. Les autorités locales leur avaient arrangé le voyage, de l'Autriche jusqu'en France où, averties, les fées avaient envoyé Erika accueillir la délégation à l'aéroport. Face à sa vieille amie, la quatre-queues avait manqué de défaillir. La kitsune, atterrée de lui avoir tant fait défaut, la démone, constatant avec stupeur l'état son ancien chef, toutes deux étaient longtemps restées à se fixer, muettes. Sans l'appui que lui procurait son sceptre, auquel elle s'agrippait à s'en faire blanchir les phalanges, Miiko n'aurait pu tenir debout. Au final, ce fut Erika qui ouvrit le bal.

-Merde, lâcha-t-elle. Est-ce qu'il faut que j'appelle un médecin ?

-N-Non…, bafouilla la quatre-queues en baissant la tête, incapable de soutenir davantage le regard de la démone. Je… Il s'est passé beaucoup… beaucoup de choses. Je sais que j'aurais au moins dû t'écrire… Sur Eldarya, je veux dire. Quand tu faisais encore partie de la Garde. Huang Hua… J'ai… J'ai su pour Lance. Mais j'avais d'autres affaires… Plus importantes, vraiment. Et qui aurais-je été pour remettre en question ses décisions ? J'avais lâchement abandonné mon poste même si je pensais réellement, à ce moment, que c'était pour le mieux. Puis j'ai appris pour toi, pour ton retour… Oh, j'aurais dû… J'aurais dû, c'est sûr, t'écrire, t'exprimer mon soutien… J'avais d'autres affaires, encore. Et je croyais… J'aurais cru que tu serais traitée autrement. Ce que tu as vécu là-bas, je l'ai découvert ici, à la télévision. Quand j'ai compris à quoi servait cet engin ainsi que son fonctionnement, j'ai guetté chacune de tes interviews, chacun de tes discours. Je suis… Je suis désolée. Je n'ai pas été à la hauteur. Ni en tant que chef, ni en tant qu'amie. Je suis parfaitement consciente de tout ce que les faeries te doivent. Si je suis venue aujourd'hui… C'est pour te présenter les excuses que tu mérites, te remercier pour ton sacrifice et tes efforts, et enfin nouer, si cela est possible, quelque relation cordiale entre la Cour de Soie et Ba' ih An'da. Mes kitsunes sont…

-… apparus dans les environs d'une petite ville autrichienne, je sais, l'interrompit Erika. Jenny, une sorcière de la Garde, s'est pointée un beau matin avec une carte des différentes colonies eldaryennes et un résumé des premiers contacts entre les populations concernées. Ne me demande pas comment elle est au courant, je ne la pige pas et en plus elle me fout les jetons. D'ailleurs…

Elle frissonna et son plumage gonfla.

-Y'a moyen que ta copine ôte son masque ?

-Son masque… ?

Miiko jeta un coup d'œil à son protégé.

-Ça te met mal à l'aise ? Je te demande pardon… Ushen n'aime pas montrer son visage. Je t'expliquerai, mais…

Une foule de curieux s'était massée autour d'eux.

-Pas maintenant, s'il te plaît. Et c'est un mâle.

La démone examina plus attentivement le seul membre de l'escorte de la quatre-queues à n'être pas armé, ni même habillé en prévision d'une mauvaise rencontre. Il portait une magnifique robe de satin et de tulle pailletés dans la traîne de laquelle étaient piquées des plumes de maülix. Rose, violet et outremer dominaient, agrémentés de rares dorures. De longs bracelets de perles couvraient ses bras, et son masque était maintenu par une large auréole de paille teinte et un serre-tête. Les fleurs enrichissant tel ou tel accessoire étaient toutes fausses mais conçues avec tant d'habileté qu'il fallait y regarder à deux fois pour s'apercevoir de la supercherie. A tout ceci s'ajoutait un voile irisé attaché à ses poignets et passant dans son dos. A croire que le kitsune se rendait à un mariage. Mais si pareille tenue trompait de prime abord, à quoi s'ajoutait le caractère androgyne dudit Ushen, il était indéniable que ce torse corseté était bien celui d'un jeune homme.

-Désolée, mon gars. Et mes félicitations à la couturière.

-C'est moi, fit une voix douce bien qu'indubitablement masculine derrière le masque.

Erika poussa un sifflement d'admiration puis ricana.

-Ne dis pas ça devant Purrpurine, elle m'en ferait une attaque !

-Qui est-ce ? S'enquit toujours très doucement le kitsune, dont la robe dissimulait la queue solitaire.

-Une purreko, couturière de mère en fille. Sa famille travaillait déjà pour les fées avant même le Sacrifice Bleu. Elle est très pointilleuse sur l'exclusivité de son héritage. Alors si tu veux exercer tes talents à Ba' ih An'da, sois gentil et fais-toi embaucher plutôt que d'ouvrir ta propre boutique. J'ai assez de problèmes comme ça.

Puis, s'adressant de nouveau à Miiko (non sans frissonner encore comme son regard s'attachait malgré elle à ce foutu masque de renard), elle pesta.

-Rien que la semaine dernière, un cureton a essayé de m'exorciser ! Il a bien failli claquer !

Brièvement consternée, la quatre-queues ébaucha un sourire en imaginant la scène. A quoi lui répondit un sourire plus franc de la part de la démone.

-C'est bon de te revoir, vieille acariâtre.