LE CHOIX DES RONCES
Chapitre 5
Lorsqu'Harry entra dans le bureau de Dumbledore, le lendemain de son intervention à Azkaban, il était visiblement nerveux. Comme la veille, il n'avait presque pas dormi, hanté par des éclats d'images de la prison : les murs humides, l'air saturé de désespoir, et cette odeur âcre qui s'était incrustée jusque dans ses cheveux. Il lui fallut utiliser des enchantements — un geste qu'il détestait pour des tâches si triviales — pour que l'odeur disparaisse.
À peine eut-il franchi le seuil que sa frustration explosa. Il oublia les salutations et se lança immédiatement, comme si les mots brûlaient de sortir :
— Un enfer, Dumbledore, cette prison est un véritable enfer ! C'est insensé. Drago était...
Il secoua la tête, incapable de trouver un mot juste, et fit quelques pas en rond dans la pièce.
— Méconnaissable ! Maigre, abîmé, ruiné ! En un mois, ils l'ont brisé.
Dumbledore, calme et impassible, l'écoutait depuis son bureau, ses mains croisées devant lui. Harry continua, l'indignation vibrant dans chaque syllabe :
— Dumbledore ! Là-bas, on s'en fou des prisonniers ! S'ils se blessent ou tombent malades, on les laisse se débrouiller, comme si leur vie ne valait rien. Vous savez ce que le directeur m'a dit ? Il m'a dit qu'ils les maintenaient simplement dans un état d'utilité et basta. Comme des machines. Si on tolère ça, si on laisse cette cruauté prospérer…Alors franchement, sommes-nous vraiment meilleurs que ceux qu'on enferme là-bas ? Je ne crois pas. Je ne crois vraiment pas.
Il tomba lourdement dans un fauteuil, les mains serrées sur ses genoux, et fixa Dumbledore, cherchant désespérément une réponse. Une parole sage. Une étincelle qui apaiserait sa colère ou donnerait un sens à ce chaos.
Dumbledore, toujours aussi imperturbable, pencha légèrement la tête, ses yeux brillant d'une lumière indéchiffrable. Sa voix était douce, presque trop calme face à la tempête d'Harry :
— Eh bien, Harry… Je vois que cette visite t'a profondément bouleversé. Azkaban est un lieu qui défie la logique de nos institutions. Elle a toujours agi selon ses propres règles, des règles cruelles, certes, mais acceptées depuis longtemps.
Il marqua une pause, jaugeant l'effet de ses paroles, puis reprit :
— Tu as retrouvé Drago Malefoy dans un état lamentable. Mais dis-moi, t'attendais-tu à autre chose ? Il est entré dans cette prison non pas comme un simple détenu, mais comme le fils d'un Mangemort. Et sa résistance a sans doute irrité plus que de mesure ceux qui travaillent là-bas. Ce n'est pas une justification, mais une réalité malheureusement.
Harry fronça les sourcils, les mâchoires serrées. La froideur apparente de Dumbledore semblait étrangement en décalage avec l'urgence qu'il ressentait.
— Alors quoi ? On laisse faire ? On détourne les yeux ? demanda-t-il, la voix tremblante d'émotion.
Dumbledore croisa les mains sur son bureau et fixa Harry, son regard devenant plus perçant.
— Ce que tu ressens est noble. Mais n'oublie pas qu'il y a quelques jours, tu crachais encore sur ce garçon, aussi jeune soit-il. Un fils de Mangemort, dont la peine était méritée. En allant à Azkaban, tu savais qu'il serait en lambeau. Penses-tu que ta réaction à présent est… juste ?
Le cœur d'Harry se serra. Il ouvrit la bouche, mais aucun mot n'en sortit. L'image de Drago, recroquevillé dans son lit, ensanglanté et brisé, s'imposa à lui. Elle s'imposa sur l'ancienne figure tirée de noblesse et de vie. Il se passa les deux mains sur le visage, puis se redressa d'un coup, tendu comme un arc, réalisant quelque chose :
— Vous saviez… les yeux d'Harry se plissèrent. Vous saviez parfaitement qu'en allant là-bas, je n'allais pas supporter de le voir dans cet état.
Dumbledore esquissa un léger sourire, un rire discret émanant de sa gorge.
— Allons, Harry, je ne peux prévoir l'avenir, répondit-il d'une voix teintée de malice.
Pourtant, dans ce même ton, Harry sentit une vérité troublante. Dumbledore avait toujours cette manière d'en dire trop ou pas assez, comme s'il guidait un jeu invisible.
— Pourquoi ? Pourquoi me faire ça ? lança Harry avec plus de force. J'veux dire, pourquoi chercher à me pousser à… quoi, à changer d'avis ? À éprouver de l'empathie pour Drago Malefoy ?
Dumbledore croisa ses mains sur le bureau, son regard se posant doucement sur Harry.
— Je n'attends pas un changement d'avis, mon garçon Mais je connais ce monde, et je te connais, toi. Drago Malefoy paye un prix élevé, bien trop élevé, pour des choix qui ne sont pas pleinement les siens. Être attentif aux injonctions de Voldemort, est-ce suffisant pour mériter cela ?
Harry fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas. Vous insinuez quoi ? Qu'il n'est pas… coupable ?
Dumbledore marqua une pause, pesant ses mots.
— Je doute que ce jeune Malefoy soit aussi ancré de lui-même dans les ténèbres qu'il le laisse croire — ou qu'on le suppose. Il sait des choses, c'est indéniable. Mais il n'a jamais été un pilier dans la hiérarchie des Mangemorts. C'est précisément ça qui le rend intéressant, tu ne trouves pas ? Il est encore à la frontière. Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors.
Il eut un sourire énigmatique.
— Un pion parfait, Harry. Une boîte de Pandore dans laquelle on peut dissimuler ou révéler bien des secrets.
Ces paroles firent naître un frisson désagréable en Harry.
— Vous parlez en énigmes, marmonna-t-il. Vous savez quelque chose, sur cette… résistance qu'il oppose aux Détraqueurs.
— Oh non, tu me surestimes, répondit Dumbledore avec un ton léger. Mais j'ai mes hypothèses, comme toujours.
Harry détourna les yeux. Il ne le croyait pas. Dumbledore savait bien plus qu'il ne le laissait entendre, il en était sûr. Peut-être savait-il même ce qu'Harry avait vu dans ce songe étrange : le pré, les deux enfants, et ce visage reptilien. Pourtant, quelque chose en lui l'empêcha de parler. Dumbledore jouait un jeu qui dépassait le simple bien du monde. Drago Malefoy semblait être une pièce maîtresse dans une partie qu'Harry ne comprenait pas encore.
— Peu importe vos hypothèses, reprit Harry avec un soupir. La question est : qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
Il marqua une pause, son regard brillant d'une tension contenue.
— Je dois retourner à Azkaban pour essayer de lui tirer des informations. Mais il est à peine en état de respirer, alors parler… J'ai des doutes. Il ne tiendra pas, Dumbledore. Sa conscience est en train de s'effondrer. Et je crois que ça convient parfaitement au directeur de cette fichue prison.
— Du calme, Harry, du calme, répondit Dumbledore en levant une main apaisante. Malefoy ne sera pas détruit. Le Ministère a investi trop de ressources et d'attention sur son cas. Ils ne peuvent pas se permettre de perdre un élément aussi… précieux.
— Et quoi ? J'attends qu'il se décompose ? Je le regarde mourir à petit feu, en espérant qu'il tienne encore un peu pour que je puisse en tirer quelque chose ?
Harry se leva brusquement, exaspéré, sa voix s'élevant malgré lui.
— Je ne peux pas, Dumbledore. Ça me répugne. Il faut qu'on le sorte de là. Pour lui, pour que…
Il s'arrêta, la gorge nouée.
— Pour que je puisse travailler correctement, ajouta-t-il finalement, le ton plus bas.
Mais il savait que ce n'était pas la seule raison. L'idée même de le laisser dans cet enfer lui était insupportable. Une part de lui, qu'il ne comprenait pas encore, voulait sauver Drago Malefoy. Et il commençait à craindre cette impulsion irrationnelle.
— Le sortir d'Azkaban ne sera pas chose aisée, reprit pensivement Dumbledore, ses doigts croisés sous son menton. Sa détention est applaudie par beaucoup. S'il sort et que cela s'ébruite, ce sera un scandale.
— Qu'importe le scandale, Dumbledore ! Mieux vaut ça qu'un mort ! répondit Harry avec une ferveur à peine contenue.
— Doucement encore une fois, tempéra Dumbledore. Ta noblesse de cœur est admirable, mais elle ne suffira pas ici. Un scandale pourrait lui nuire davantage qu'Azkaban. Cela pourrait également compromettre nos démarches.
— Et quoi ? On tourne en rond ? Le sortir, c'est mal. Le laisser, c'est mal. On fait quoi, alors ?! lança Harry en écartant les bras, une pointe de désespoir dans la voix.
Dumbledore le regarda avec un calme implacable, comme s'il attendait qu'Harry arrive de lui-même à la conclusion.
— Tu vas retourner le voir à Azkaban, dit-il finalement. Jauger une nouvelle fois son état, accomplir la tâche pour laquelle tu as été invité là-bas. Ensuite, nous réfléchirons.
— C'est tout ? Je… Je ne peux pas faire plus ? demanda Harry, les poings serrés, cherchant désespérément une échappatoire.
Dumbledore haussa légèrement les épaules, un geste empreint de sagesse et de résignation.
— Chaque chose en son temps, Harry.
Il contempla Harry qui se rongeait les ongles à présent. Le Sauveur était décidément prévisible. Quand bien même il avait conscience du caractère juste d'une détention et du mal qui rongeait un garçon comme Drago Malefoy, il lui était pourtant difficile de rester de marbre devant la torture. Il y avait trop d'humanité en lui. Ce trait valeureux finirait pas se transformer en défaut s'il ne faisait pas attention. Heureusement pour lui, Dumbledore veillerait à toujours le pousser dans la bonne direction.
. . .
Une semaine s'égrena, imperceptible pour Drago qui se noyait dans l'inertie d'Azkaban. Malgré les invectives d'Harry Potter, personne n'avait pris la peine de vérifier son état. On l'avait laissé dans sa cellule, toujours le nez en sang. Le bain ne vint jamais, et il portait encore cette tenue de prisonnier légèrement améliorée, mais désormais saturée de sang séché. Son lit en était maculé aussi, le matelas devenu une toile rouillée de ses blessures.
Il avait tenté, à défaut de mieux, de se nettoyer. Sa chemise servit de chiffon, trempée dans l'humidité des murs pour frotter le bas de son visage, son cou irrité. Cela le répugnait, mais c'était un moindre mal comparé à la démangeaison constante du sang sec. Et s'il abandonna l'idée de remettre sa chemise au départ, le froid mordant de sa cellule l'obligea à l'arborer, à présent plus sinistre avec ses vieilles taches de crasse.
Il passa son temps à ruminer la visite d'Harry. Potter, dans ce trou infâme. L'idée elle-même avait un goût d'irréalité. Il avait honte de l'image qu'il avait donnée, cette version de lui-même brisée et misérable. Pourtant, une part de lui s'en fichait désormais. Jouer un rôle pour sauver les apparences ? À quoi bon. Chaque effort pour rester fier ou invulnérable n'était qu'une invitation à des coups supplémentaires. Ici, tout ce qu'il était s'effritait.
Le passage du Sauveur avait, par contre, laissé une empreinte bien tangible dans les couloirs de la prison, attisant une irritation sourde parmi le personnel. Drago, malgré lui, était devenu le catalyseur de cette frustration.
Un jour, un geôlier entra dans sa cellule, la referma derrière lui avec un claquement sinistre. Sans un mot, il se mit à le rouer de coups. Poings, pieds, crachats : tout lui était destiné.
— La peste soit les ordures comme toi, cracha-t-il, le visage tordu de haine. Qui arrivent à apitoyer un homme comme Harry Potter !
Drago, étendu sur le sol ne put retenir un ricanement, plus un réflexe nerveux qu'une véritable provocation.
— Prenez ma place dans cette cellule, murmura-t-il, la voix enrouée par la douleur. Peut-être… peut-être que Potter vous cajolera, vous aussi.
Le sarcasme pourtant faible, ne fit qu'envenimer la situation. Le geôlier répondit par un violent coup de pied dans ses côtes. Une douleur fulgurante traversa Drago, et il roula sur le côté, incapable de se relever, sa respiration réduite à un râle rauque.
Plus insidieusement encore, un autre gardien s'approcha un jour de sa cellule. Contrairement à l'hostilité brutale des autres, celui-ci arborait une douceur feinte, presque inquiétante, en prétendant vérifier son état. Drago, affalé sur sa couche, garda les yeux dans le vague, comme s'il n'avait rien remarqué. Mais au fil des secondes, il sentit la tension monter, son corps se raidissant imperceptiblement.
Quand la main du gardien devint plus insistante, frôlant son épaule, il se redressa d'un bond et le repoussa avec une force qui le surprit lui-même. Son regard était farouche, ses mains tremblaient.
— Ne me touche pas ! cracha-t-il, le souffle court.
Le gardien, loin de se départir de son calme, lui adressa un sourire doucereux, presque moqueur.
— Allons, laisse-toi faire. Tu ne vois pas ? Harry Potter lui-même a jugé bon de te toucher. C'est que tu dois valoir quelque chose, non ?
Drago sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine. Jusqu'à quel point le récit de la visite d'Harry avait-il été déformé ? Peu importait. Ce qu'il comprenait, c'est que sa condition, déjà lamentable, semblait maintenant justifier de nouvelles formes de cruauté.
— Tente quoi que ce soit, et je hurle, siffla-t-il, la mâchoire crispée.
Le gardien rit, un éclat bref et sinistre, avant de se pencher davantage.
— Hurle, Malefoy. Personne ne t'entendra.
Drago voulut reculer dans sa maigre couche, mais son dos heurta le mur derrière lui. En un instant, il se retrouva acculé, immobilisé. Il suffoqua, son cœur battant à tout rompre, alors que les doigts du gardien se faisaient plus invasifs, le réduisant à l'impuissance. Son corps maigre et fragilisé lui semblait soudain dérisoire face à la force et la stature imposante de l'autre.
— Tu sais, murmura le gardien à son oreille, tout le monde dit que tu as retrouvé ta langue depuis le passage du grand Harry Potter.
Drago sentit la bile monter à cette évocation. Il était vrai qu'Harry avait éveillé en lui une flamme vacillante, un sursaut de vitalité qu'il n'avait pas ressenti depuis des semaines. Ses répliques, acérées et cinglantes, lui avaient offert une maigre échappatoire. Mais ici, cette énergie était perçue comme une menace, ou pire, une provocation.
Il ferma les yeux aussi fort qu'il le put, enfonçant l'arrière de son crâne contre la pierre. Disparaître… pensa-t-il avec une intensité désespérée. Si seulement je pouvais disparaître.
Les doigts qui glissèrent sur son flanc ravivèrent la douleur du coup de pied qu'il avait reçu. Drago ne put empêcher le sursaut qui secoua son corps, puis, en croisant le regard du gardien, tout ce qu'il avait réprimé jusqu'à ce moment-là, tout ce qu'il avait tenté de contenir, se déversa en un flot de larmes silencieuses. Son esprit, brisé par l'épuisement, n'arrivait plus à se battre contre la souffrance. Il n'en pouvait plus. L'humiliation qui s'annonçait allait le traîner au plus profond d'un gouffre.
Le gardien sembla surpris, reculant légèrement comme si Drago venait de lui révéler un secret étrange. À force de côtoyer les ombres d'Azkaban, on oubliait qu'il y avait des humains derrière ces regards brisés. Et Drago, là, dans cette douleur et cette détresse, ressemblait à ce qu'il était : un gamin abattu… Un simple gamin.
— Je vous en supplie… Les coups, les privations, les Détraqueurs, ça je peux encore.. Mais pas ça… murmura-t-il, sa voix brisée.
Il y eut un instant de flottement, un mouvement presque imperceptible de la part du gardien. Puis, comme une brise légère qui disparaît trop vite, l'humanité qui s'était manifestée en lui se dissipa. La détresse de Drago ne fit qu'exacerber cette drôle de sensation de contrôle que l'autre ressentait. Le gardien posa une main sur son épaule, le forçant à quitter la sécurité de son mur et à s'allonger sur le côté, dos à lui.
— Je ne te ferai pas de mal, souffla-t-il.
Drago sentit une infime lueur de soulagement. Mais cette lueur ne dura qu'une fraction de seconde. Le gardien ajouta, tout bas :
— Tu verras, ça ne te fera pas mal.
Et le monde de Drago s'effondra une nouvelle fois.
La scène se déroula comme dans un cauchemar, chaque mot du gardien devenant un écho assourdissant dans l'esprit de Drago. Le mur froid qu'il avait quitté quelques secondes plus tôt semblait désormais un refuge lointain, inaccessible.
Il fixa un point invisible, totalement tétanisé et ses larmes continuèrent de couler. Il tenta de faire le vide, de se réfugier dans un coin de son esprit encore en paix. Mais même cet espace-là, il ne s'en sentait plus maître.
Le poids d'une main sur son épaule le fit frissonner, non de froid, mais de peur. Les doigts glissèrent de nouveau, traçant un chemin insupportablement lent, et il comprit que ce n'était pas la douleur physique qu'il redoutait le plus ici. C'était l'annihilation de ce qu'il lui restait de dignité, de contrôle sur son corps et son esprit.
Il ferma les yeux. Une ombre immense semblait se projeter dans sa tête, un hurlement silencieux qui se dilatait, puis se résorbait en une prière désespérée : Que quelqu'un entre. Que quelqu'un vienne.
Le gardien souffla à nouveau quelques mots, inaudibles, insignifiants. Drago n'essaya même pas de comprendre. Il cherchait désespérément dans sa tête une chose à laquelle se raccrocher dans cette fin de son monde.
. . .
Une nouvelle fois, Harry se prépara pour sa visite à Azkaban. Il aurait voulu y retourner immédiatement, dès le lendemain de sa première visite, pour s'assurer de l'état de Drago, mais des impératifs s'étaient interposés, des préoccupations qui l'empêchaient de tout mettre de côté. Il avait bien trop de responsabilités, et tout le monde, y compris ses collègues Aurors, comprendraient mal qu'il mette son devoir de côté pour courir au chevet de quelqu'un comme Drago Malefoy. Azkaban pouvait attendre… Après tout, le temps s'y écoulait différemment, ou du moins, c'était ce qu'il se disait pour justifier sa procrastination.
Trois semaines passèrent. Trois semaines où l'inquiétude de Harry se transforma en une question plus distanciée : comment le retrouverait-il, cette fois ? Il se demanda s'il n'avait pas exagéré la situation, si les blessures infligées à Drago étaient réellement aussi graves qu'il l'avait cru. L'urgence qui l'avait obsédé au départ s'était calmée. Peut-être que Drago méritait ce qui lui arrivait. Après tout, il n'était qu'un fils de Mangemort, n'est-ce pas ? Le souvenir de son propre passé avec Drago se mélangeait à l'indifférence qu'il s'efforçait de ressentir. Sa conscience, apaisée, faisait taire les alarmes intérieures. Peut-être que ce qu'il avait vu n'était pas si terrible. Peut-être qu'il avait grossi les choses, imaginé une souffrance plus grande qu'elle ne l'était en réalité.
Mais ces trois semaines avaient aussi été marquées par un attentat, par des Aurors blessés, victimes de complots tortueux fomentés par les partisans de Voldemort. Chaque victime, chaque injustice réactivait en lui une rage qu'il ne pouvait ignorer. Ces Mangemorts qui circulaient librement, participant à la vie mondaine en pleine journée et préparant des atrocités la nuit… Cette réalité ne faisait qu'exacerber son dégoût. Drago Malefoy, après tout, n'était-il pas une part de ce mal ? Un garçon comme lui ne méritait-il pas de payer un prix pour son héritage, pour sa soumission à la cause de Voldemort ?
Le regard d'Harry se porta sur son reflet dans le miroir de la penderie. Il ajusta son pull, prit une inspiration. Cette fois, se promit-il, il ne céderait pas à la pitié. Il ne s'aveuglerait pas avec des idées de rédemption. Drago Malefoy n'était pas un homme qu'il devait sauver.
— Qu'il aille se faire foutre, dit-il à voix haute, comme pour se convaincre. Fils de Mangemort. Fils de monstre.
Les mots semblaient plus lourds qu'il ne l'avait imaginé. Mais cette fois, il n'en doutait pas : il irait à Azkaban pour le voir, mais ce ne serait pas un acte de compassion. Ce serait un acte de nécessité, pour creuser l'image de ce serpent.
Soulagé il prit le chemin du ferry, à la même heure qu'il y a trois semaines. Les mêmes silhouettes grises firent le chemin avec lui et Azkaban réapparut bientôt, fidèle à elle-même.
Il tenta de moins s'émouvoir à la vue des nuages sombres de l'ambiance sinistre. Il montra ses laisser-passer, fut conduit chez le directeur qui l'attendait derrière son bureau. Harry se surprit à ce dire que cet homme était une sorte de double en miroir de Dumbledore.
— Le retour du sauveur, s'amusa le directeur. Prenons le café si vous voulez bien. Comment se sont passées ces trois semaines pour vous, et ce cher Dumbledore, comment va-t-il ? Toujours aussi… inspirant ?
Il y avait une volubilité nouvelle chez le directeur, bien différente de la froideur condescendante de leur première rencontre. Il semblait vouloir adopter un ton presque chaleureux, comme s'il cherchait à nouer une complicité inattendue. Harry ne savait pas trop comment réagir, mais il accepta le mug de café qu'on lui tendit.
— Dumbledore est fidèle à lui-même, répondit-il prudemment. Vous et lui avez l'air de bien vous connaître. Je me trompe ?
Le directeur sourit, presque trop largement, avant de hocher la tête.
— Quand on occupe un poste aussi… stratégique, on se doit de connaître ses homologues, monsieur Potter. Dumbledore et moi sommes de la même génération, après tout.
Harry plissa légèrement les yeux. Maintenant qu'il le lui disait, il avait conscience que ce directeur était un homme plutôt âgé. Cela dit, à cause du charme qui entourait son visage, c'était difficile de lui donner un âge. Tout s'échappait.
— C'est difficile à imaginer, finit par dire Harry en reposant son mug. Vous ne ressemblez pas à… enfin, à Dumbledore.
Le directeur éclata d'un rire bref, mais son regard demeura perçant.
— Oh, nous sommes très différents, c'est certain. Dumbledore aime ses grands principes. Moi, je préfère la réalité brute. La justice n'est pas une idée abstraite ici, monsieur Potter. C'est une chose tangible, une matière que l'on forge, que l'on ajuste selon les besoins. Vous le verrez, si vous revenez assez souvent.
Harry haussa légèrement les épaules. Hors de question qu'il devienne un habitué des couloirs de cette prison.
— En parlant de justice… Est-ce que la famille de Drago Malefoy a entamé quelques démarches pour le faire sortir d'ici ?
Le directeur fit non de la tête.
— Pas du tout. Aucune tentative. Ils ont accepté son incarcération avec une froideur étrange. Il n'y a même pas eu de demandes pour le visiter.
— Vraiment ? J'ai du mal à le croire. C'est tout de même leur fils.
— Vous n'êtes pas le seul à être perplexe monsieur Potter. Mais ma foi le sens de la famille chez les Malefoy doit être inexistant.
— Ou alors ils préparent quelque chose…
Le directeur écarta les bras.
— Eh bien je les attends ! Qu'ils essaient d'attaquer Azkaban tiens, ça me fera bien rire.
— J'imagine que vous êtes bien préparé à toute éventualité, fit Harry d'un ton neutre, sondant les réactions de son vis-à-vis.
— Azkaban est une forteresse, monsieur Potter. Une véritable citadelle d'acier et de désespoir. Rien ne peut y pénétrer, rien ne peut en sortir… sauf si je le décide.
Il laissa sa phrase en suspens, comme pour souligner la portée de ses mots. Harry serra les mâchoires, mal à l'aise. Ce jeu de pouvoir, ces mots soigneusement choisis… Tout cela sonnait comme une provocation voilée. Avait-il eu vent de l'envie d'Harry de faire sortir Malefoy, il y a trois semaines ?
La discussion s'essouffla entre eux, mais Harry dut patienter plus que la dernière fois pour qu'on le mène à Drago. Il se demanda ce qui leur prenait tellement de temps. Ce n'est pas comme si ici on mettait les prisonniers à l'ouvrage ou qu'ils avaient des agendas de ministre.
Le directeur ne prit pas la peine de l'accompagner à la cellule de Drago. La première fois c'était pour le présenter, cette fois-ci, il jugeait inutile de faire ce chemin. Harry y alla accompagné d'un gardien et retrouva les deux mêmes geôliers postés devant la porte.
L'un d'eux, sur le point d'ouvrir, suspendit son geste et lança :
— Il est probable que vous ne tiriez rien de lui aujourd'hui.
Harry haussa un sourcil, dubitatif, avant que le geôlier ne lui fasse signe d'entrer, s'effaçant pour le laisser passer.
La cellule était inchangée depuis sa dernière visite. Le lit rudimentaire, la couverture usée… mais cette fois, Drago était allongé, prostré. La tenue qu'il portait semblait avoir été enfilée à la hâte, de travers, ce qui fit tiquer Harry. Il jeta un regard interrogateur par-dessus son épaule, mais les gardiens restèrent impassibles.
— Je resterai à l'entrée, déclara l'un d'eux. Faites-nous savoir à voix haute quand vous aurez terminé.
Et, sur ces mots, ils le laissèrent seul.
Harry avança lentement vers le lit, inquiet. Et si Malefoy était déjà mort ? Mais en s'approchant, il remarqua la lente montée et descente de sa poitrine. Il respirait, ouf.
— Drago ? Drago, tu m'entends ?
Un silence s'étira, avant que le corps frêle ne bouge légèrement. Drago roula un peu sur le dos, son regard croisant celui de Harry. Il paraissait plus épuisé que jamais, mais paradoxalement semblait avoir repris un peu de poids.
— Ça ne va pas ? Tu ne te sens pas bien ? demanda bêtement Harry.
Un souffle échappa à Drago. Était-ce un rire, un soupir ? Il bougea à peine, comme si chaque mouvement lui était insupportable pour une quelconque raison.
— Tu as mal quelque part ?
— Pourquoi es-tu là… Encore ?
Harry se pencha pour l'entendre.
— Pour la même chose qu'il y a trois semaines… Pour te faire parler.
Drago fixa un point invisible au plafond avant de murmurer, avec une amertume palpable :
— Trois semaines ? Ça fait seulement trois semaines…
Il se tourna lentement sur le côté, fermant les yeux. Un léger rire, monta du fond de sa gorge.
— J'ai l'impression que ça fait des années… des siècles…
Harry resta figé, incapable de trouver les mots. Pire que ça, toutes ses résolutions quant à ne pas avoir de pitié, à rester de marbre, avaient fondu comme neige au soleil. Était-il trop humain ? Trop pour un endroit comme Azkaban, sans doute oui.
Drago ne bougea pas davantage. Depuis qu'il avait perdu sa dernière parcelle de dignité, depuis que l'indicible avait été commis contre lui, tout en lui s'était éteint. Il ne prononçait jamais ce mot, mais l'ombre de ce qu'il avait subi planait, omniprésente. C'était une blessure plus profonde encore que celles sur son corps, un abandon total. Son esprit avait abdiqué, et son corps l'avait suivi, déposant les armes.
Il ne voulait plus vivre, mais il ne cherchait pas non plus à mourir. Il ne voulait rien, si ce n'est qu'on le laisse tranquille, qu'on lui permette de s'éteindre en silence, lentement, dans cette ascension pathétique vers un néant qu'il n'osait nommer.
Depuis cet instant où tout avait changé, il s'était laissé manipuler comme une poupée de chiffon. On l'avait secoué, traîné, nourri de force, tout ça sans qu'il ne réagisse. Mais ce n'étaient pas ces humiliations mécaniques qui l'avaient brisé ; c'étaient les visites, répétées, de ceux qui avaient perçu la faille en lui. Ceux qui s'y étaient engouffrés avec un plaisir cruel, qui l'avaient réduit à un souvenir lointain du Drago Malefoy d'antan.
Il comprenait, en un sens tordu, la haine qu'il inspirait au personnel d'Azkaban. Il pouvait théoriser leur rage : il était riche, il était sang pur, il était Malefoy. Mais qu'ils aient pu en arriver là… qu'ils aient osé lui faire ça, ça dépassait tout. Même lui, avec toute son arrogance passée, même lui, avec toute sa haine, n'aurait jamais commis une chose pareille.
Alors pourquoi ? Pourquoi continuer ? Pourquoi exister dans un monde où il n'avait plus aucun contrôle, aucun refuge, même en lui-même ? Il n'y avait plus d'espoir, plus de désir. Juste cette apathie lourde et suffocante, ce vide.
Mais Harry Potter, ce fichu Sauveur rayonnant de lumière et d'altruisme déplacé, ne semblait pas prêt à abandonner. Drago n'avait pas besoin de mots pour comprendre ce qui se passait dans l'esprit d'Harry. Il voyait dans ses yeux, dans sa mâchoire crispée, qu'il était en train de chercher une solution, une sortie.
Ça le dégoûtait. Cette bienveillance, cette noblesse tardive, intervenait bien trop tard. Pire, c'était à cause d'Harry que tout avait empiré. À cause de sa visite, qu'on avait décidé de briser ce qu'il restait de lui.
Une marée d'insultes envahit l'esprit de Drago, bien qu'il ne bouge pas, pas même un cil. Tout ce qu'il voulait, tout ce qu'il souhaitait, c'était qu'Harry Potter disparaisse.
Foudroyé par la foudre d'Azkaban. Noyé dans les eaux glacées et traîtresses qui l'entouraient. Écrasé par Voldemort. Qu'importe. Qu'il meure. Qu'il parte. Qu'il cesse d'exister. Qu'il cesse d'être là, à essayer de le sauver, alors qu'il n'y avait plus rien à sauver.
— Potter… Tu n'es pas là pour fouiller ce qu'il me reste de conscience ? se força-t-il à demander.
— Dans ton état ? Tu crois vraiment pouvoir supporter une intrusion ?
Un rire amer, presque imperceptible, échappa à Drago.
— Malheureusement pour nous deux, je doute que ça me tue. Non… Je ne le crois pas.
Il n'attendait que ça, qu'une intrusion le délivre, mais il savait. Il savait que certains cauchemars ne laissent pas d'issue.
— Alors ? continua-t-il. Tu n'oses pas ?
Harry se passa la langue sur les lèvres, ne sachant quoi faire. Persister dans la compréhension du songe d'un jeune Drago et de son homologue aux traits reptiliens ou bien… Aller s'insurger contre les traitements qu'il avait subi ? Une curiosité sombre, presque coupable, le poussait à aller plus loin. Peut-être que…
Lentement, Harry approcha deux doigts du front de Drago. Il concentra ses pensées, cherchant non pas à explorer les profondeurs de son esprit, mais à effleurer ses souvenirs récents, ses sensations, les ombres de son incarcération.
Drago sentit le mouvement, et une brusque panique l'envahit. Il recula vivement dans son lit, secouant faiblement la tête pour repousser l'intrusion. Son regard s'élargit, chargé d'une terreur brute.
— Tu n'as pas le droit ! Pas ça !
Harry ne répondit pas, son regard ancré dans celui de Drago. Une fraction de seconde, le mur de ce dernier se fissura, et Harry y plongea, absorbant l'essence de sa détresse, de son écroulement.
Lorsqu'il recula enfin, il chancela sous le poids de ce qu'il avait vu. Sa voix trembla lorsqu'il murmura :
— Comment… Ont-ils pu te faire ça… ?
Pris d'un haut-le-cœur, Harry porta un poing devant sa bouche, inspirant profondément pour retrouver un semblant de calme.
Enfin, d'une voix plus ferme qu'il ne l'aurait cru possible, il fit une promesse :
— Je vais te sortir d'ici. Je te le jure, Drago Malefoy… Tu ne resteras pas à Azkaban. Tu ne mérites pas ça.
Un rire brisé, presque hystérique, monta des lèvres de Drago.
— Va crever en enfer, Potter, cracha-t-il. Va crever… parce que je t'ai rien demandé… ! T'entends ? Rien, rien, rien !
Et au bout de son être, il répéta comme une litanie ce rien. Ce vide. Harry regarda, médusé, l'oeuvre d'Azkaban. On avait fait d'un aristocrate suffisant, une loque de cendres.
Il esquissa le geste d'un sortilège pour figer la folie de Drago, mais se rappela qu'ici sa magie était limitée. Alors maladroitement il l'approcha et posa ses mains sur épaules, pour stopper le grondement qui en faisait un animal enragé. Une fougue improbable animait ce corps cassé. Drago le repoussa, n'y parvint pas, l'insulta encore, puis tomba dans un silence de mort. Il abandonna. Sa tête se baissa, simplement.
— Je sais que c'est dur, mais… ça va aller.
Non, il n'en savait rien. Harry avait juste besoin de parler, de combler cette horreur.
— Je vais voir avec Dumbledore comment te sortir d'ici. On va… On va te remettre sur pieds et ça ira mieux. C'est un cauchemars, mais il va se finir. On peut pas te laisser ici… Je ne peux pas te laisser comme ça, non.
Harry sentit l'inutilité de ses paroles et décida d'écourter sa visite. Il n'osa pas plonger de nouveau dans les pensées de Drago, craignant de briser définitivement ce qui lui restait de lucidité.
Il recula lentement, comme un voleur quittant la scène d'un crime, et informa le gardien qu'il avait terminé.
Avant qu'il ne sorte, Drago leva un léger regard vers lui. Harry se sentit brièvement soulagé. Ses yeux gris étaient secoués par la tempête. Il fallait qu'il tienne, que la tempête persiste encore. Juste un tout petit peu.
