Agir sur un coup de tête est toujours une mauvaise idée et Drago avait un instinct désastreux. S'il n'existait qu'une mauvaise décision à prendre, c'était celle qu'il suivait. Systématiquement. Cette fois-là n'avait pas fait exception à la règle.

Tous s'en étaient aperçus.

Dès le lendemain matin de ce « repas », Lucile lui avait fait la remarque quand il était venu la rejoindre sur la plage :

« Tu es en retard, Malfoy-Drago-Malfoy. Ça fait un moment qu'il a plongé. Il a décidé de faire un deuxième tour, aujourd'hui.

– Comment ça ?

– Il est venu plus tôt. Il a remplacé sa détresse par de la détermination. »

Drago dressa la tête, tendit l'oreille. Il reconnaissait le crawl de Potter même dans le noir à force de l'espionner chaque matin… En effet, le nageur avait dépassé le ponton duquel il plongeait habituellement, mais évoluait avec le rythme régulier qu'il ne parvenait à prendre qu'au bout de quelques minutes dans l'eau glaciale. Il suivit des yeux la petite silhouette sombre jusqu'à ce que le relief de l'île ne la fasse disparaître.

« La détermination n'est pas une émotion, accusa Drago en se tournant vers la Selkie.

– Non, mais elle a une odeur quand-même. On évite de choisir pour proies les créatures chez qui elle est trop forte.

– Et bien sûr, je suppose que chez lui, l'odeur est suffocante ? »

Pour une fois, la Selkie sourit en évoquant un autre être humain que Drago :

« Je ne me frotterais pas à lui dans ces conditions », admit-elle.

Le soir venu, quand Drago se rendit dans le Hangar pour assister au cours de Patronus, les quatre Surveillantes étaient présentes. Une situation qui ne s'était jamais présentée jusque-là : L'une d'elles au moins aurait dû être de service dans le Corridor des femmes. Dès qu'il apparut, elles se jetèrent sur lui et se mirent à pépier comme des idiotes pour savoir ce qu'il s'était passé et pourquoi « Monsieur Potter était comme ça. » Drago grogna, faillit quitter les lieux, mais suivit finalement Moïrine NiDaïre et passa l'heure à adresser des regards meurtriers à Potter, qui finit par se départir de son sourire idiot pour revêtir un air gêné de circonstance.

Encore plus tard, une fois de retour dans sa cellule et tandis qu'il faisait sa toilette, le sort de protection de sa grille crachota à nouveau jusqu'à ce qu'un petit post-it d'un jaune strident apparaisse sur sa souche. Sur celui-ci, un mot, une phrase :

« Désolé…
Je vais essayer d'avoir l'air un peu moins satisfait. »

Et un dessin qui pouvait représenter un visage contrarié qui se mordait les lèvres. Ou qui s'empêchait de vomir. Les talents graphiques de Potter étaient encore en deçà des siens.

Le lendemain, Drago voulut se venger et faire descendre d'un cran l'assurance de cet idiot. Il débarqua dans la salle de réunion dès la fin de son entrevue quotidienne avec Mullan et Runcorn, posa ses poings sur la table, se pencha sur Potter, et exigea qu'il lui offre ce nouveau balai qu'il possédait depuis moins de trois jours.

Quand la porte s'était ouverte, il avait eu le temps de l'analyser : Son expression avait été pensive quelques secondes, mais la surprise puis la joie étaient apparues quand Drago avait fait irruption dans la pièce. L'étonnement, ensuite, et maintenant, le froncement de sourcils calculateur.

« Si tu veux, mais d'abord, j'ai une question. Non, deux questions. Non, trois questions en fait, et une remarque.

– Abrège, Potter.

– Le nouveau, c'est un Nimbus Comfy familial. Il est endurant et il a une bonne tenue, mais c'est pas le top en terme de manœuvres et de vitesse. Tu veux quand même celui-là ? »

Drago fronça les sourcils. Il n'avait pas prévu que Potter accepte si facilement.

« Oui, affirma-t-il. Je veux le plus récent.

– Deuxième question, je suppose que si je lui mets d'abord un sortilège de localisation, la première chose que tu feras sera de chercher à le neutraliser ? Même s'il ne se déclenche que quand le balai franchit le dôme incartable ?

– Bien deviné, Potter. »

C'était faux. Il n'y avait même pas pensé. À la réflexion, il aurait même été plutôt logique de faire l'inverse : S'il comptait fuir l'île, il fallait en informer ses geôliers à la toute dernière seconde.

« Dernière question, est-ce que tu espérais que je refuse pour avoir une excuse pour annuler le repas de lundi ? »

Drago ne répondit pas tout de suite. Potter n'affichait pas son sourire insolent : Il avait l'air poli et interrogateur. C'était encore pire.

« Je ne t'ai promis aucune réponse, annonça-t-il finalement en se redressant et en croisant les bras.

– Non, en effet. Je l'ai rangé avec l'autre dans mon bureau personnel, tu peux aller le chercher. »

Potter cacha son petit air horripilant en baissant humblement la tête vers les documents qu'il tenait encore et qu'il se mit à consulter. Ses cheveux tombèrent devant ses yeux et Drago devina son sourire victorieux uniquement à l'intonation de sa voix.

Ramener le balai dans sa cellule souterraine aurait été stupide. Drago le laissa donc à sa place, mais il le considéra dès lors comme le sien. Il ne l'utilisa pas non plus : Aucun moment de sa journée ne lui paraissait pertinent : Le matin, il y avait sa promenade avec Lucile, puis le laboratoire de Nguyen. Le midi, il se serait fait remarquer et il n'avait pas envie de divertir les Surveillants comme Potter l'avait fait quand il avait reçu le sien. L'après-midi, il avait du travail par-dessus la tête, au point de régulièrement faire quelques heures supplémentaires après le cours de Patronus, quand un courrier lui tenait particulièrement à cœur ou s'il avait trouvé la formule parfaite pour débouter une demande trop culotée.

Drago tenta à deux nouvelles reprises de se montrer le plus insolent possible. Il réclama un générateur électrique pour avoir le courant dans sa cellule et un abonnement quotidien à la Gazette que Potter haïssait. Drago reçut le générateur et l'abonnement. Là non plus, il s'en trouva encombré : il n'avait rien à brancher et pas de temps pour lire des potins sans intérêt. Le générateur finit dans le débarras de la cellule voisine et es Gazettes quotidiennes dans la salle de pause des Gardiens.

Potter se permettait désormais de venir lui parler de vive-voix, mais il semblait vouloir conserver son petit rituel cathartique de la page d'agenda à remplir avant de partir à Londres. Quand, le lundi matin, il entendit le grattement familier de la plume invisible sur le papier, il n'avait plus aucune inspiration et énergie.

« Je suppose que tu as prévu un nouveau truc pour me faire tourner en bourrique, que tu y as réfléchi toute la semaine, et c'est adorable de ta part d'avoir pensé à moi, mais je sais déjà ce que je vais te ramener. Désolé de te décevoir maintenant, mais c'est pour mieux te gâter ce soir ! Je vais passer voir si »

Drago traça une ligne épaisse pour séparer la page en deux et écrivit de son côté :

« J'ai besoin d'un nécessaire d'entretien à balai de chez Nimbus. Tu peux te servir sur mon prochain salaire. »

La plume de Potter s'était arrêtée dans sa rédaction. Un « Ça marche ! » apparut, puis le récit qui avait été interrompu reprit.

Le soir venu, Drago finissait de rédiger des contrats de travail pour les prisonniers admis sur le chantier de la prison quand Potter vint frapper à la porte de son bureau.

Il leva les yeux et se renfrogna devant le visage radieux et épuisé qui se présenta à lui. Encore une fois, il se fit la réflexion qu'il était resté sur l'île pour constater la détresse de Potter, et que celle-ci semblait s'être évaporée. À cause de lui.

Il se leva en soupirant.

« Finissons-en. »

Potter éclata de rire, et Drago sursauta en arrière, choqué. Le son n'était pas désagréable, mais il avait l'air incongru. Une petite voix mesquine lui chuchotait que Potter n'aurait pas dû être capable de rire.

« Bon, je te préviens, entama Potter en prenant la route de ses appartements dès que Drago l'eut rejoint, c'est surement contraire à l'étiquette, à toutes tes valeurs et aux règles de bonne conduite, mais il s'agit d'un repas entièrement sucré ! J'espère que ça te dérange pas trop ? »

Drago répondit d'un haussement d'épaules. Peut-être qu'au temps de leur relation, il s'était confié à Potter sur sa faiblesse face aux sucreries. Peut-être pas. Parfois, certains souvenirs semblaient revenir, et puis ils s'envolaient immédiatement, comme un mot qu'on aurait sur le bout de la langue, comme les premières notes d'une musique dont il manquerait tout le reste… Dans ces cas-là, son corps le démangeait et un mal de tête insupportable ne tardait pas à poindre s'il tentait de se concentrer là-dessus.

Le « diner » se composait essentiellement de gaufres, mais surtout de dizaines de toppings moldus qui allaient d'une pâte à tartiner au marshmallow à la crème chantilly la plus mousseuse que Drago ait jamais vue, en passant par le Nutella, un ingrédient prisé par tous les petits moldus s'il fallait en croire Potter, sans oublier les différentes glaces… C'était en effet loin d'être un repas comme lui le concevait, mais il se sentait comme un gamin en découvrant chaque nouvelle saveur, et conserver un air neutre et inintéressé fit plus difficile que prévu.

Et pendant tout le repas, Potter parla, parla, parla…

Et Drago, doucement, se mit à regretter d'avoir perdu les sentiments qu'il avait pu éprouver pour lui, parce que le Survivant semblait être quelqu'un de bien.

·

Kieran Price mit presque un mois avant d'oser montrer son intérêt pour Drago. Avant ça, il y avait eu des sourires, des politesses un peu trop marquées pour qu'elles soient fortuites, mais rien de flagrant. L'homme était passé du vouvoiement au tutoiement, et du « Monsieur Malfoy » au « Malfoy » mais il n'était pas le seul dans ce cas : Personne ne savait trop comment se comporter face à ce détenu qui avait plus ou moins tous les droits.

L'équipe allait et venait selon les besoins : Parfois ils étaient là tous les douze en même temps, parfois aucun n'était nécessaire à l'avancement des travaux. Le plus souvent, Drago se souciait très peu d'eux : Le fait qu'ils aient commencé par le corridor des loups-garous faisait qu'il ne les croisait que rarement. Une seule fois, il avait failli se rendre sur place pour apercevoir Macnair. L'homme avait finalement obtenu un poste de chef de chantier, comme Potter l'avait promis à Lucius Malfoy des mois plus tôt. Arrivé devant le sas, l'odeur seule des lieux avait pris Drago à la gorge. Il avait prétendu avoir oublié un dossier et avait fait demi-tour en quatrième vitesse.

Ce matin-là, Drago avait abandonné le laboratoire pour se rendre à la Patinoire et y faire un point sur les besoins en termes de literie et de linge de toilette. Sa potion en cours devait mijoter sept jours dans le plus grand silence possible. Des sorts d'Assurdiato avaient été posés sur le chaudron, mais rien ne valait l'absence totale de présence humaine à proximité du feu quand c'était possible.

Kieran Price travaillait sur la table du banquet : Il y avait déposé des plans d'Azkaban dessinés sur des parchemins plus grands que des hommes, et avec des règles, des compas, des rapporteurs et d'autres outils auxquels Drago ne connaissait rien, il mesurait, calculait et annotait chaque trait minuscule.

Il leva la tête à l'arrivée de Drago et se redressa immédiatement pour le saluer :

« Malfoy…

– Monsieur Price. »

Un sourire aimable, un hochement de tête, rien pour encourager la discussion, et pourtant :

« On m'a appris que c'était toi qui t'étais occupé de l'aménagement, ici ? Du beau travail !

– On a un peu enjolivé les choses. Je n'ai fait que donner quelques directives. Je n'avais pas de baguette à l'époque. »

Drago répondait poliment mais il n'avait pas de temps à perdre et vérifiait les fournitures dans le casier contre le mur sans lui accorder un regard.

« Je ne parle pas seulement de la réalisation. Le plan global, la praticité des lieux, la circulation… La reconversion avec l'idée du bain Japonais… »

Drago n'était pas intéressé et il avait du travail, mais les éloges et les félicitations avaient toujours été une de ses grandes faiblesses. Il sourit malgré lui, puéril et satisfait, et se sentit même rosir de plaisir.

« Tu as déjà pensé à travailler dans le milieu de l'Architecture Magique ? Tu as du talent. Je pourrais appuyer ta candidature devant mon Chef de Cabinet. »

Drago se retourna pour faire face à son interlocuteur.

« Refuser vos compliments reviendrait à manquer de respect à votre professionnalisme et à votre œil aguerri », annonça-t-il, pas peu fier de sa tirade, « je vais donc les accepter et même m'en enorgueillir. Toutefois, et puisqu'il s'agissait d'une réalisation collective, je vous invite à répéter vos félicitations devant les Surveillants Medwin Welbert et Jonathan Foley. »

C'était parfait : il passait pour humble et respectueux. Avec un peu de bonne volonté, on pouvait presque imaginer une complicité avec d'autres membres du personnel qui viendrait atténuer sa réputation de misanthrope.

Kieran Price s'était approché et n'était plus qu'à deux pas de lui désormais. Son sourire tranquille laissait peu de doute sur les émotions qui l'habitaient. Comme pour lever toute ambiguïté, il décida tout de même de lever la main pour effleurer l'épaule de Drago et y dégager une poussière imaginaire.

« Tu peux me tutoyer et m'appeler Kieran, on a que sept ans d'écart. »