C'était le bordel. Un grand, terrifiant bordel.

Le garçon aux cheveux blancs marchait la tête baissée, haletant, en serrant inutilement contre sa peau glacée les pans du manteau de cuir. Il y avait un truc au fond de la poche, un truc qu'il serrait bien fort dans son poing comme pour se raccrocher à quelque-chose, et pourtant, sans trop savoir pourquoi, il n'osait pas regarder ce que c'était. Les flocons lui griffaient les joues comme des serres, il sentait presque plus ses pieds, et putain, il avait si peur qu'il aurait pu s'effondrer là pour sangloter comme un môme. S'il avait pas fait frisquet comme ça. Il avait tellement froid qu'il ne comprenait pas pourquoi il en crevait pas. Il voyait pas à deux mètres devant lui. Il comprenait plus rien.

Par contre, il savait qu'il l'avait déjà fait, pour sûr. Marcher dans la neige blanche comme du lait frais, terrorisé et claquant des dents, incapable de savoir où il allait. Mais il était tout gamin, la dernière fois, et surtout, cette fois-là, il avait fait quelque-chose pour s'en tirer. Qu'est-ce qu'il avait fait?

Et y avait les monstres. Y en avait plein les rues. A chaque fois qu'il croisait quelqu'un au détour d'une rue, il en voyait un autre. De grandes silhouettes colorées vaguement humaines aux grands yeux blancs, faites de magie à l'état pur. Il n'entendait que des souhaits répétés en boucle, des amas de désirs, de rêves à exaucer. Les voix résonnaient, hurlaient leurs prières dans sa tête en saccageant ses pensées à peine construites. Alors, il détalait, se planquait dans des ruelles sombres encore plus sombres, partout où il n'y avait pas de lumières, où les monstres ne pouvaient pas le choper. Mais ses souvenirs, ils ne lui accordait pas un instant de répit, eux.

«C'est un aller-retour même si on vient de l'enfer»

«Il exaucera un de nos vœux chacun.»

«As-tu même conscience de ce que tu as souillé?»

«T'es pas comme ça, je t'en supplies arrête»

«Je peux être ton miracle, Kris?»

«JE T'EN SUPPLIES RENDS-LE MOI!»

«ce que tu as souillé»

«T'es pas comme ça»

«Souillé»

«Souillé!»

Il voulait se rappeler mais il avait l'impression d'essayer d'attraper de la fumée avec ses mains. C'était même pas vraiment des souvenirs. C'était des sentiments. Des sentiments horribles qui lui tourbillonnaient dans le crâne en faisant le carrousel. Tout lui paraissait horriblement étrange et familier en même temps, il avait l'impression d'être de retour dans un cauchemar visqueux, un mauvais rêve dont il n'avait gardé en mémoire que des formes qui se gondolaient.

Il venait d'où? Il était qui?

Fallait bien se rendre à l'évidence. Il se souvenait de rien. Rien que de la chute, comme si son crâne explosait. Et puis le garçon lumineux. Un garçon de son âge, penché au-dessus de lui, auréolé d'une étrange lumière, si blanche... la même que les anges des sermons du Père Rufus, ou ceux de la crèche en porcelaine que fallait jamais toucher, dans le hall d'entrée. Mais le hall d'où? C'était qui, le foutu Père Rufus? Pourquoi est-ce qu'il se rappelait, et en même temps non? Un instant, quand il avait croisé le regard du gars lumineux, le garçon aux cheveux blancs avait cru que c'était fini, qu'à partir de maintenant tout irait pour le mieux. Puis il avait commencé à sentir tous les autres, tous ceux qui étaient venus avec le garçon lumineux. Des adultes avec un million de désirs. Argent. Pouvoir. Sexe. Reconnaissance, beauté, respect, amour, gloire, vengeance, liberté, oubli, pardon, des dizaines d'existences hurlant leurs vœux s'étaient jetées sur lui pour déchirer son esprit en mille morceaux.

Fallait qu'il rentre à la maison. Rentrer avant d'être dévoré par les vœux. Il le savait, ça, parce qu'il passa devant une maison avec de belles décorations sur les vitres, et à l'intérieur, une bonne femme et son mari dînaient avec leur gamine, dans un beau salon avec une cheminée. C'était le soir. Si ça se trouve, il allait avoir des ennuis s'il rentrait pas à temps pour dîner, lui aussi. Mais maintenant, il était complètement perdu. Est-ce que ses parents le cherchait? S'ils le cherchait, ils auraient déjà dû le retrouver, pas vrai?

Il tourna au coin d'une énième rue enneigée, et comprit enfin qu'il allait quelque-part. Il savait pas où, songea-il en évitant la flaque de lumière grésillante d'un lampadaire, mais il se sentait attiré par quelque-chose. Une forme de magie qui lui ressemblait. Il atteint la porte sans y voir plus loin que le bout de son nez, et tenta de l'ouvrir sans y parvenir.

-C'est pathétique, mon garçon, souffla une voix rauque à son oreille.

L'adolescent se retourna avec un cri, en resserrant les pans du manteau autour de lui. Cette voix... cette voix elle était horrible, cette voix elle lui donnait envie d'utiliser des mots qu'il ne connaissait même pas, qu'il découvrait là, des mots comme «infâme» ou «suave». Grave et profonde, mais douce aussi, une voix pour parler aux enfants et raconter des histoires au coin du feu... sauf que ces histoires là seraient affreuses.

Mais lorsque le garçon se retourna il n'y avait personne, rien qu'un écho qui achevait de se perdre dans le blizzard, rien que la nuit, et rien que la foutue neige à perte de vue. Et pourtant il en était sûr. L'obscurité... bougeait. Un lampadaire grésilla une fois de plus, et une seconde juste l'instant où mourait la lumière, il cru voir une longue silhouette sur le trottoir. Des bras et des jambes démesurées, inhumains, une peau toute grisâtre et pelée.

Et soudain, il se souvint. Il y était pas arrivé seul, dans cette ville. Il était venu avec le diable.

-Non, balbutia le garçon, non.

Il poussa sur la grande porte à double-battant de toutes ses forces, puis perdit complètement son sang-froid et tenta de la défoncer à grands coups d'épaule. A sa grande surprise, elle finit vraiment par céder. Le blizzard s'engouffra avec lui dans un grand hall au sol carrelé. Deux étages de balustrades parcouraient les murs au-dessus de sa tête, et les mots «CENTRE COMMERCIAL» s'étalaient en grandes lettres rouges sur la façade d'un escalier menant plus haut. Quelques guirlandes pendaient sinistrement au plafond en se balançant lentement. On aurait dit des cordes de pendu.

-Ce n'est pas ici, murmura encore la voix.

PAM, les portes claquèrent dans le dos du garçon, et l'immense hall tomba dans le noir. Cette fois il arrêta de cogiter, il détala comme un perdu, sans même prendre la peine de se retourner, haletant, terrorisé. Il ne reconnaissait rien. Il savait que les allées de vitrines contenaient des vêtements, des jouets, mais tout avait l'air faux, décalé. Qui portait ce genre de fringues? Qui fabriquait des jouets aussi étranges? On aurait dit une autre époque. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se raccrocher à l'espoir qui l'empêchait de perdre les pédales: est-ce que ses parents pouvaient être ici? A bout de souffle, il erra dans le noir à travers les rayons, guidé par un sentiment à peine moins ténu qu'une odeur. Enfin, au coin d'un couloir, il vit de la lumière. Des lueurs multicolores. Il pressa le pas, le cœur battant...

Et découvrit un simple enclot de bois décoré de guirlandes lumineuses, dans lequel un gros bonhomme habillé en rouge avec une longue barbe blanche agitait les bras avec des gestes mécaniques. Près de lui, une demie-douzaines de ridicules imitations de rennes agitaient les bois en rythme. Des automates. Une pile de cadeaux aux emballages criards reposaient à côté du gros en rouge, et un grand rideau écarlate décorait le mur derrière-lui pour faire spectacle.

Le garçon s'approcha en tremblant, leva la tête pour plonger les yeux dans ceux, morts, du gros bonhomme rouge qui continuait à tressauter comme s'il se foutait de lui. Ce n'était pas une maison, ça. Ce n'était pas des parents. C'était comme des marionnettes, un jeu pour faire semblant, comme à la foire. L'adolescent se laissa glisser contre le mur, contre le rideau rouge, tremblant. S'il se mettait à pleurer, il savait qu'il ne s'arrêterait jamais. Il se sentait quelque-chose dans le ventre, comme une fatigue sans fin. Il s'était passé des choses horribles, et même s'il s'en souvenait pas, il n'en pouvait plus.

Et maintenant? Qu'est-ce qu'il allait devenir maintenant? Il était du rien, dans le noir, dans un bâtiment vide. Si peu de chose qu'il avait presque peur de cesser d'exister, de s'étaler par terre comme un bonhomme de neige s'il tentait encore le moindre geste. Il ne trouva même pas la force de réagir lorsque la voix susurra de nouveau:

-C'est ce que tu as trouvé de plus semblable à là d'où tu viens?Oh, mon pauvre enfant... c'est pourtant ce que tu es. Une marionnette. L'effigie d'un homme meilleur, plus important, qui n'a plus que faire de toi. Que cherches-tu? Papa et Maman? Un endroit que tu pourrais appeler «à la maison»? Je suis ta seule maison. Ton seul ami. Tu es trop sale pour être aimé, tu ne te rappelles pas? Tu n'es pas sur la liste.

La voix faisait comme une brute de cour de récré. Le genre qui persécutait les plus petiots parce que leur peine était la seule chose à faire un peu de bien à leur bourreau. Ses intonations dégoulinaient de désespoir, de dégoût, les mots coulaient goutte à goutte sur le garçon pour l'envelopper dans une terreur épaisse et qui schlinguait comme l'enfer.

-Qui... vous?, balbutia rauquement l'adolescent sans savoir où regarder.

Les mots lui échappaient. Il en avait connus, pourtant. Mais on lui avait tout repris.

-Qui suis-je?..., murmura la voix soudain songeuse. Celui qui n'a pas de nom ne peut pas me nommer. Je fais partie de toi, et toi, tu ne sais pas qui tu es, n'est-ce pas? Alors je ne suis pas.

Le garçon hurla. Un visage commençait lentement à se dessiner en relief derrière le rideau, juste à côté de lui. Il recula sur les mains, le cœur battant à tout rompre. Une main se tendit de l'autre côté du tissu, comme à la recherche d'un interstice pour passer, et une bouche démesurée s'ouvrit au milieu du visage à la recherche d'un souffle d'air.

-...et tu n'es rien... non plus...

-Pas comprendre!, s'écria le garçon en reculant encore.

Il voulait désespérément se barrer, mais pour aller où? L'obscurité, elle avait l'air d'aller jusqu'au fin fond de l'univers, et sa solitude avec elle. L'horrible voix et l'odeur de mort seraient partout. Il n'y avait personne d'autre qu'elle pour lui donner ses réponses.

-Mais si, murmura-elle doucement. Bien-sûr que tu comprends. Tu dois être tellement soulagé.

Pris d'une impulsion, le garçon empoigna le rideau et tira dessus désespérément. Après quelques coups, il céda et s'étala par terre au milieu du couloir. Il n'y avait personne derrière. Il n'y avait même pas l'espace pour que quelqu'un ait pu s'y cacher. Et pourtant, la voix s'éleva tout au creux de son oreille:

-Enfin libre de tes souvenirs, de tous tes péchés. Et en même temps, tu le sens tout de même, pas vrai? Tu sais comme tu es sale. Comme tu es mauvais.

Le cœur du garçon manqua un battement.

-Non...

-Tu as fais des choses abominables. Souillé ton cœur au point que tu ne parviens même pas à te faire croire que tu es quelqu'un de bien, même sans te souvenir de rien.

Le jeune homme hurla lorsque la pile de cadeau s'agita soudain follement, comme prise de fureur. On aurait dit que quelque-chose cherchait à en sortir en déchirant tout sur son chemin. Il recula jusque dans une boutique de jouet, et les articles commencèrent à jaillirent des rayons sur son passage, des poupées, des figurines, des robots, ils fusaient hors de leur place comme si on les lui jetaient dessus, comme une blague. Mais ce n'était rien de tout ça, le plus terrifiant. Le garçon entendait les pas de son poursuivant de l'autre côté des étagères, un pas traînard qui se pressait frénétiquement, la respiration sifflante. Ça disparaissait puis réapparaissait plus loin, tantôt à droite, tantôt à gauche. A croire que la voix cessait d'exister puis ressurgissait encore et encore, dans le plus grand calme. Le garçon reconnaissait enfin l'odeur maintenant. Pas la sueur, pas le pétrole. C'était du charbon. Une atroce odeur de charbon en train de pourrir.

-Vouloir quoi?, s'étrangla l'adolescent.

Mais pourquoi il parlait comme ça? Bordel, il pouvait penser, pourquoi il parlait comme ça?! Son esprit était comme la tempête de neige dehors, tout ce qui se formait semblait aussitôt disparaître et s'effondrer.

-Nous avons commencés quelque-chose, mon garçon. Nous devons le terminer. Tu le sais.

-Non. Non, juste rentrer chez moi!

Son corps tout entier s'électrisa lorsque quelque-chose jaillit de l'autre côté d'un rayonnage pour se refermer sur sa nuque, quelque-chose d'absolument glacé, de visqueux.

Une main.

-Tu ne rentreras jamais, grinça la voix soudain plus réelle que jamais. Tu n'as pas d'avenir. TU ES SEUL, SEUL PARCE QUE TU SALIS ABSOLUMENT TOUT CE QUE TU TOUCHES.

-Non, haleta le garçon aux cheveux blancs. Non, pas toucher, PITIÉ, VOULOIR QUOI?!

-Tout va bien, lança soudain une nouvelle voix bien plus claire.

Le garçon aux cheveux blancs ouvrit les yeux. Une douce chaleur chassait lentement le froid hors de ses os, comme si le soleil venait d'entrer dans la boutique. Le monstre de charbon avait disparu. Et, à une distance prudente de lui, agenouillé au milieu du rayon pour le regarder dans les yeux avec un sourire rassurant, se tenait le garçon lumineux. La première personne qu'il avait vu quand il s'était écrasé dans cet enfer.

-Tout va bien, répéta lentement le brun en écartant les bras.

Le garçon aux cheveux blancs regarda autour de lui. Où était passé le monstre? Il sursauta quand le garçon lumineux avança un peu. Il tenait quelque-chose contre lui, un genre de paquet.

-Ça va, fit le nouveau venu. J'ai pas de pouvoir. Pas de magie, je ne sais rien faire. Je ne suis pas dangereux.

C'est ça, ouais.

Le garçon aux cheveux blancs n'avait jamais senti un pouvoir pareil, même là d'où il arrivait. Une foi absolument radieuse, inébranlable, si intense qu'elle aurait dû être plus douloureuse à regarder que toutes les autres. Pourtant, ça ne lui faisait pas de mal. Le garçon aux cheveux blancs osa mater un peu mieux. La lumière du brun venait d'un soleil doré qui battait dans sa poitrine en nimbant tout son corps de cette aura chaleureuse.

Il était si fasciné qu'il laissa le garçon lumineux faire quelques pas de plus sans reculer. Il avait les cheveux aussi bruns que le chocolat. Un regard doux et rieur, un visage fait pour sourire. Plus il s'approchait, et plus sa lumière réchauffait quelque-chose à l'intérieur du garçon aux cheveux blancs. Tout était pareil autour d'eux, et pourtant, rien que dans cette lumière, tout était différent. Il regarda à nouveau autour de lui, incapable de comprendre ce qui avait pu lui ficher la trouille. Le garçon aux cheveux blancs avait adoré ça, les magasins de jouets. Il y était jamais allé, mais il adorait rien que l'idée. Petiot, il pouvait passer des heures à regarder les vieux catalogues de jouets qui traînaient dans la cave, jusqu'à ce qu'on les lui arrache des mains pour le remettre au boulot. Une fois, il avait chipé une toupie de bois. Son plus grand trésor.

-C'est bien, fit le brun en osant encore un pas. Tout doux. Je m'appelle Henry. Henry Mills.

Le garçon aux cheveux blancs fut tout de suite jaloux, comme si l'autre se moquait de lui. Il avait un nom. Rien qu'avec ça, il en savait davantage sur ce garçon qu'il venait juste de rencontrer que sur lui-même. C'était comme si «Henry Mills» était plus réel que lui.

-T'approche pas, balbutia le garçon aux cheveux blancs.

-N'ai pas peur, d'accord?, insista Henry. Tout va bien. Je ne te veux pas de mal. Je vois bien quelle genre d'histoire ça doit être. Tu viens d'ailleurs. Tu ne comprends pas comment tu t'es retrouvé ici, tu ne sais pas ce qui est dangereux et ce qui ne l'est pas. Et... tu as des problèmes de mémoire, pas vrai?

-Souvenirs, balbutia le garçon. Comment... sais?

Henry réfléchit un instant, puis son visage s'éclaira.

-«Ami», articula-il. Ça veut dire que je t'aiderai si tu as besoin d'aide.

-Que... quoi?

-«Peur». C'est quand tu te sens en danger, et que tu as envie de t'enfuir ou de devenir dangereux.

-Tu... faire quoi?

-Tu ne comprends pas trop notre langue, c'est ça, non? Alors j'essaye... de te donner plein de mots. C'est une des magies les plus puissantes, les mots. Surtout pour se rappeler qui on est.

Le garçon aux cheveux blancs fronça les sourcils, mais ne l'arrêta pas.

-«Croire», continua Henry.

-Croire..., répéta prudemment le garçon.

-Ouais. Ça veut dire...

-La courage d'accepter ce qui ne peut être changé. La force de changer ce qui peut l'être. Et le discernement pour en faire la différence.

Henry cligna des yeux, surpris. Le garçon aux cheveux blancs était aussi décontenancé que lui. Il ne savait pas où il avait dégoté ça, ni pourquoi il arrivait à le dire drôlement bien comme ça.

-Heu, ouais, opina Henry. Je supposes que ça peut se voir comme ça. Alors maintenant...

Le garçon se tendit encore lorsqu'Henry posa devant lui ce qu'il portait. Ce n'était pas un paquet. C'était une petite pile de vêtements. Blancs, principalement, avec un peu de rouge.

-C'est des vêtements à moi, fit Henry l'air un peu embarrassé. Tu ne peux pas continuer de ne rien porter. On fait un peu la même taille, non? C'est cadeau.

-Ca... deau...

Le garçon aux cheveux blancs s'y connaissait, en cadeau. Ouais, toute sa vie tournait autour des cadeaux.

Il les haïssait.

Henry ne sembla pas s'apercevoir de son trouble.

-Tu aimes bien?, demanda-il doucement. Tout le monde a un peu son truc, ici. Ils aiment garder un petit quelque-chose de qui il était avant. Je me disais que le rouge et blanc ça pourrait être ton truc. Enfin, si tu veux.

Henry baissa le front, et son sourire devint joueur.

-Vu que le rouge et blanc, c'est le truc du Père Noël.

Ce fut rapide comme la foudre: en un instant le jeune amnésique avait parcouru la distance qui les séparait, et sa main glacée se refermait sur la gorge d'Henry.

-Non!, gargouilla le brun en écarquillant les yeux. Ne... s'il te plaît...

Le garçon aux cheveux blancs ne voulait pas en parler, du Père Noël. Ce mot éveillait plus de choses sinistres que n'importe-quel autre, il ouvrait tout un monde, un monde qu'il avait déjà ouvert une fois et qu'il avait découvert rempli d'horreurs et de désespoir. Le brun poussa un glapissement. Le garçon aux cheveux blancs avait une force absolument insoupçonnable. Dés qu'il toucha Henry, une chaleur bienfaisante se répandit en lui comme du caramel chaud qui faisait fondre quelque-chose au fond de son ventre, mais le garçon se força à l'ignorer. Si c'était bon, c'était un piège. Là d'où il venait, tout le monde savait ça.

Henry commença un instant à trembler de façon incontrôlable, mais juste après, il se reprit suffisamment pour parvenir à haleter, avec l'air qu'il lui restait:

-Ok. Ok, tout va bien. Le Père Noël ne fait de mal à personne, il exauce les vœux de ceux qui ont la foi, c'est tout. Je penses qu... que tu ne peux faire du mal... que... si on... croit que tu devrais...

Si le garçon aux cheveux blancs avait été un peu plus lucide, il aurait réalisé avec stupéfaction qu'au fur et à mesure qu'Henry prononçait ces mots, la force de l'étranglement diminuait. Sa force à lui. Rien que parce qu'Henry croyait qu'il ne lui ferait pas de mal.

Mais le garçon aux cheveux blancs n'écoutait même plus.

«J'avais envie de me défendre», baragouina un souvenir dans sa tête. «Mais je ne pouvais pas, Kris, même si ce n'était pas juste».

Se défendre.

Tuer.

Les gentils perdent à la fin parce qu'ils ne peuvent pas se défendre.

-Où?, cracha-il. Et pourquoi?

Il voulait savoir où ils étaient, mais il n'était même pas sûr que ça serve à quoi que ce soit: aucun endroit au monde ne lui aurait dit quelque-chose.

-Ca va aller, haleta Henry. T'en fais pas, tu ne peux pas me faire de mal.

-Je peux, maugréa le garçon.

-Mais non. C'est de la magie de Noël, ce n'est pas fait pour ça. Tu vas voir.

Si «Henry» avait eu ne serait-ce qu'une pensée violente, le garçon aux cheveux blancs l'aurait tué en un instant. Mais il ne trouvait dans l'esprit du brun que cette odeur de chocolat chaud et le parfum du soleil. Ce n'était pas possible. Il était en train de faire mal à Henry, et quelque-chose chez le brun s'horrifiait qu'on le touche, pourtant il n'avait pas peur.

Henry leva bien la main, mais pas pour essayer de défaire la poigne qui lui enserrait la gorge: il tendait la main vers quelque-chose par terre. Quelque-chose qui venait de tomber de la poche du manteau en cuir. Le garçon aux cheveux blancs l'avait serré dans sa main durant presque tout son voyage dans la neige, presque instinctivement. C'était, genre... un papier. Non, pas un papier, comprit le garçon aux cheveux blanc en lâchant Henry sans même s'en apercevoir.

Le garçon aux cheveux blancs se saisit de la carte.

C'était un genre de ticket, réalisa-il, le cœur battant soudain à tout rompre. Il le reconnaissait. Il était foutrement important, ce ticket. Comment c'était possible que ce soit à lui, alors que ça venait de la poche du manteau qu'il avait volé? Ils se retrouvèrent tous les deux à genoux, Henry et lui, à essayer de déchiffrer les mots dans le noir, alors qu'un instant plus tôt le garçon aux cheveux blancs essayait de tuer le brun. C'était une plaque dorée grande comme la paume de la main, qui s'achevait en flèche. Il était écrit:

Kris Kringle, Vrai Croyant

Seattle, aller-retour

00:00, Polar Express

-Tu t'appelles Kris, se réjouit Henry. Kris Kringle. Tu vois, on avance déjà.

«Kris» tressaillit.

Avoir un nom lui fit plus de bien qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer. Comme si jusque là il n'avait fait que retenir sa respiration. On peut commencer à réfléchir, autour d'un nom. Se demander ce qui arrivait à Kris, c'était plus facile que se demander ce qui arrivait au garçon aux cheveux blancs, ce garçon qui aurait pu être n'importe-quel garçon, ce garçon qui n'avait aucune existence.

«Les mots», murmura un souvenir, «sont les plus sous-estimés des cadeaux».

Il lui faisait penser à quelqu'un d'autre, ce Henry. Il offrait tellement de trucs. De la lumière, de la chaleur, un nom. Plein de mots. Même ses propres vêtements.

-Ce bout de papier t'as suivi jusqu'ici?, fit Henry en ouvrant de grands yeux émerveillés. C'est de la belle magie, ça doit être drôlement important. Mais le Polar Express... c'est une histoire de train, pas vrai? Une histoire de Noël. Mais je ne suis même pas sûr que le personnage principal avait un nom. Et je suis sûr que ce n'était pas le Père Noël. Pourquoi ce ticket tient autant à toi?

Henry ne reculait pas, mais il tremblait tout de même, une main sur la gorge. Tout à coup, Kris se sentit coupable de l'avoir touché alors que le brun avait si peur qu'on pose les mains sur lui. Kris n'aimait pas ça non plus, qu'on le touche. On lui avait apprit à en avoir très peur.

Henry le suivit des yeux sans bouger tandis que Kris se levait lentement. Kris réalisa vaguement que son manteau en cuir trop grand glissaient de ses épaules pour tomber par terre, exposant sa peau au blizzard qui était entré avec lui dans le centre commercial. Mais il n'avait plus froid. La lumière d'Henry interdisait au froid d'approcher. Il passa vaguement la main devant lui pour mieux sentir son aura. Même quand sa main fut à un cheveux du visage d'Henry, le brun ne tressaillit pas.

-Peur, murmura Kris. Tu n'as pas... peur.

-Bien-sûr que non, fit Henry avec un sourire encourageant. Le Père Noël fait toujours parti des gentils dans toutes les histoires. Je sais que ça a l'air dingue. Mais j'ai plutôt l'habitude de me fier à mon instinct, je suis bon pour deviner. Et quand j'ai senti ta magie, quand on s'est touchés... elle me fait penser aux sucreries, au bonheur d'être tous ensemble et au rire. Tu nous tombes dessus juste pendant les fêtes de Noël, et on dirait que tu maîtrise le froid! Enfin, un peu. Je suis sûr que c'est ça. Et puis ta magie n'a blessé personne.

Kris ne répondit pas. Et donc, Henry ne bougea pas, agenouillé face à lui. Il se contenta de le regarder dans les yeux avec un sourire encourageant, aussi longtemps que Kris ne bougeait plus, et ce n'est peut-être que là que Kris commença un peu à sentir son cœur ralentir. Henry n'était pas pressé. Parce qu'aucuns ennemis n'étaient en chemin. Tout était toujours aussi effrayant et insensé, mais Kris pouvait prendre le temps de réfléchir.

Au bout d'un moment, il commença à s'habiller, davantage parce que les vêtements étaient un cadeau du garçon lumineux que parce qu'il était nu.

Les éléments commençaient à s'amonceler, formant un noyau dur. Il s'appelait Kris. Il portait un sweat à capuche blanc sur un t-shirt rouge, un pantalon beige, des chaussures blanches liserés de rouge. Du rouge et blanc parce que c'était le truc du Père Noël. Il était loin de chez lui, mais on ne lui ferait pas de mal. Il ne se souvenait de rien parce qu'il s'était cogné la tête en tombant du ciel. Et il ne fallait pas tuer Henry Mills pour l'instant.

Kris resta songeur une bonne minute. Il avait plus de mots qu'avant. Ceux que venaient de donner Henry, et quelques autres.

-J'ai fais quelque-chose d'absolument atroce, articula-il en tremblant encore un peu.

-D'accord, fit simplement Henry sans perdre le sourire. Il faut bien commencer quelque-part, pas vrai? Ma mère est comme ça aussi, et mon grand-père, et mon arrière... enfin, ce que je veux dire, c'est que ce qui compte, c'est ce que tu as envie de faire maintenant. Qu'est-ce que tu veux, là tout de suite?

-Je veux... tout reprendre. Être assez bien.

-Heu, ouais, d'accord. On reprendra tout, alors. Je t'aiderai.

-C'étaient des enfants. Mais je les tueraient tous.

Henry se figea, le souffle court.

Mais quand il releva la tête, son sourire était toujours là.

-Tu sais quoi? Quoi qu'il doive se passer, une opération doit commencer par un chocolat chaud chez Granny. On parlera de tout ça là-bas, ok?

-Une opération?, répéta Kris. Granny?

-J'ai besoin de ton aide pour... l'Opération Noël, d'accord? C'est une mission très spéciale. Ma famille... on a eu un tas d'horreurs. Personne n'est d'humeur à fêter Noël, même pas mes grands-parents. Mais c'est pour ça que tu es là, hein? C'est dommage que tu n'ai pas bien atterri, mais tu es venu nous aider, j'en suis sûr. J'ai souhaité de l'aide pour réunir ma famille, et qu'on se rappelle du bonheur d'être tous ensemble. Alors pas de panique. Quelqu'un de mauvais n'aurait jamais pu répondre à un vœu comme celui-là.

Il était aussi âgé que lui, songea Kris, et pourtant Henry semblait sur le point de commencer à trépigner comme un petit garçon surexcité. Et en même temps, il avait quelque-chose de sage, comme un vieux monsieur. Kris venait de s'écraser au milieu de la ville en traîneau, et pourtant c'était sûrement Henry le garçon le plus bizarre du coin.

-C'est normal qu'on doive commencer par t'aider toi, après tout, insista Henry. Comme un marché – non, un échange plutôt. Ce ne serait pas un très bon conte de Noël, sinon. Mais je suis sûr que...

Kris bondit quand il entendit une cavalcade précipitée dans le couloir. Des pas, et des vœux. Des vœux violents.

-Non, ne t'en fais pas, se réjouit Henry en se retournant. C'est ma famille, ils nous ont retrouvés. Hé, tout le monde! On est l...

La main qu'Henry avait levé retomba inerte le long de son corps tandis qu'il reculait, soudain blafard. Kris plissa les yeux pour tenter de mieux voir les gens qui se déversaient dans le magasin de jouets. La famille d'Henry était étrange. Des hommes en costume cravate, avec des lunettes de soleil noires. Ils avaient des pistolets, et ils les braquaient sur Henry et lui sans la moindre hésitation.

Kris regarda Henry. Henry regarda Kris.

Et soudain, avant que qui que ce soit ait pu faire un geste, un premier coup de feu déchira la nuit.