Il était une fois, il y a fort longtemps à Seattle, en l'an 1836...

Kris écarta une mèche de cheveux de son visage pour mieux voir, y mêlant sans le vouloir une encre aussi noire que sa tignasse.

-Mais il vas se magner, merde?, chuchota Garf. J'vous préviens, si on se fait choper à cause de Kris, le prochain à aller dans le lit du pédé c'est lui.

-C'est pas toi qui décides, Garf, grogna Farell.

-Fermez la un peu, marmonna Kris.

-Dépêche-toi quand même, Kris..., bredouilla P'tit Alphonse accroché à la manche de Kris.

Kris n'avait que neuf ans, il avait jamais utilisé de plume et il avait du mal à bien tracer les lettres avec P'tit Alphonse cramponné à sa chemise, mais il laissa faire. Lui aussi aurait voulu avoir quelqu'un à qui s'accrocher. Ils étaient dans le bureau du directeur de l'orphelinat. Kris n'aurait jamais imaginé qu'il existait un endroit aussi chouette dans ce putain d'enfer. C'était chic de chez chic, avec du beau bois bien partout, et une bonne chaleur qui se glissait entre les orteils en réchauffant les chaussettes. Il y avait une cheminée comme dans les histoires, un immense bureau en acajou couvert de documents, et plusieurs étagères de livres – des livres! Garf, il faisait le guet à la porte. Le gros Théo, lui, il se tordait les mains de trouille. Y avait que Farell qui arrivait à pas trembler. C'est qu'il avait douze ans, Farell. C'était le plus grand, et puis c'était son idée.

Farell leva ses yeux délavés et presque aveugle de la fenêtre. Les grands de l'orphelinat, ils avaient tous des yeux comme ça. On y voyait plus rien comme dans des fenêtres tout embuées, parce que les vapeurs des teintures avaient fini de leur brûler la rétine jusqu'au trognon. Farell gardait les siens sous un rideaux de cheveux noirs, et l'un dans l'autre on savait jamais trop à quoi y pouvait bien penser, mais ses tâches de rousseur se plissaient méchamment sur son nez quand il avait peur comme maintenant.

-Si on se fait choper à cause de Kris, grogna le rouquin, j'en fais mon affaire, moi.

-Ben t'as qu'à donc venir, répliqua Kris d'une voix hésitante. Que j'te montre un peu quelle affaire moi j'vais faire de ta sale tronche, toquard.

En vrai, l'estomac de Kris se contractait de peur. Il savait pas se bagarrer, pas en vrai. Il savait même pas bien menacer. Il avait apprit juste pour qu'on l'embête pas trop, parce que c'était si on répondait rien que c'était le pire, mais il détestait la violence, et il avait les larmes direct dés qu'on le brusquait de trop.

Mais il se forçait à ne pas trembler, parce que P'tit Alphonse il tremblait déjà.

-C'est des mots durs à faire, poursuivit Kris en chuchotant lui aussi. Si c'est pas bien fait personne ne viendra nous sauver.

Kris regarda tout ce qu'il avait déjà écrit:

«On et lé orphelin de St-Colin. Sauf que c'est que dé mensonges. Fot venir nous libérer. En vrai, içi c'est la prizon. On a rien a manger, on peu pas sortire. Pas d'école. Ils dise qu'on est souillé. On fait que teindr des vétements toute la journée. Ca brûle la gorge et les yeux. La nui, il nous oblignt à...»

Le petit garçon n'était pas sûr de tous les mots, mais s'il ne savait pas les faire, personne d'autre saurait.

-Je suis désolé, lui chuchota Alphonse. Qu'tu doive écrire à ma place. T'avais raison, on n'aurait pas dû venir.

-T'en fais pas, va, bredouilla Kris qui n'en menait pas large. T'es trop lent. On vous aurait chopés.

Kris n'aurait jamais accepté le plan de Farell, même si c'était pour sauver les deux cent garçons de St-Colin. Mais c'était un malin, Farell. Il avait embarqué P'tit Alphonse. Farell savait très bien que Kris ne laisserait jamais un petit dans cette panade, encore moins un pote. C'était de la faute de Kris si Alphonse écrivait un peu, il avait essayé de lui apprendre. Laisser Al se faire choper, ça aurait été comme l'abandonner.

Finalement, Kris reposa la plume dans l'encrier, et fourra directement la lettre dans une enveloppe sans attendre que ça sèche. Ils étaient à l'orphelinat St-Colin, on les battaient du matin au soir s'ils ne teignaient pas assez de vêtements et ils n'avaient plus mit un pied dehors depuis leur naissance, c'était suffisant pour qu'on vienne les aider, non?

Mais brusquement, en contemplant la lettre, Kris fut envahi par le doute. Et l'effroi. S'ils se faisaient prendre, quelqu'un allait se faire buter, à coup sûr. Peut-être même toute la bande. Et puis, ils arriveraient peut-être à la faire sortir, la lettre, mais ils ne savaient même pas à qui l'envoyer. Aucun d'eux ne savait vraiment à quoi ça pouvait bien ressembler, dehors.

-Faut remettre l'encrier là-haut, grogna Farell. Vite.

-...on devrait pas, osa dire Kris en se tortillant. La lettre, on devrait pas l'envoyer. C'est... et si jamais...

Kris tressaillit quand Farell abattit les mains sur ses épaules. Il avait les phalanges tout le temps à vif à force de mettre des gnons à tout le monde, Farell. Y en avait des bien plus gros que lui à St-Colin, il était pas tellement plus loin que Kris dans la chaîne alimentaire, mais il commençait à grandir.

-Kris, dit-il simplement. Tu sais ce qui leur arrive, aux gus qui sont trop grands pour ici?

-...non, bredouilla timidement Kris.

-Ils nous vendent.

-Conneries. C'est... c'est que des mensonges.

-Ah ouais?, ricana le gros Théo. Tu crois que le dirlo il nous offre à des gentils parents et qu'il en trouve pour tout le monde?

-...il nous vends à qui?, osa demander Kris d'une toute petite voix.

-Ca dépends qui demande, fit Farell. Beaucoup aux mines de charbons. Aux ateliers de confection pour adultes. On y crève vite. Mais le pire, c'est les Baraques.

-C'est quoi, les Baraques?

-Personne sait trop. Les plus beaux et ceux en bonne santé, ils vont là-bas. T'ira sûrement, toi, joli minois que t'es. Il paraît que là-bas, c'est pire que tout, parce qu'on ne meurt pas. Des hommes ils t'utilise. Comme qu'on ferait d'un pantin de bois, ou une poupée de fille. Ils font tout ce qu'y ont envie, et ça fait aussi mal que la mort sans tuer. Tu seras plus une personne, plus jamais. C'est ça que tu veux, dis?

Kris secoua la tête, frénétiquement. Non. Non, il n'aurait pas souhaité ça à son pire ennemi. Farell plaqua son front contre le sien. Il tremblait aussi, Farell. Et il puait affreusement. Ils puaient tous.

-Alors t'obéis, nabot. T'obéis et tu fais comme on a dis, ou je te jure que tu vas tourner pour des semaines. Et là le bureau du dirlo t'auras tout le temps de le voir.

Les gars qu'on faisait tourner, c'était ceux qui avaient tout ce qu'il y avait de pire. Quand les surveillants demandaient un garçon volontaire pour les chiottes, quand fallait torde le cou aux rats, s'occuper des malades qui t'façon allaient crever. Ils mangeaient en dernier, et du coup ils mangeaient pas, parce qu'il n'y avait déjà pas assez pour tout le monde. Le gars qui tournait était l'esclave de tous les autres gars. Et surtout, c'était lui aussi qu'on forçait à dormir dans le lit du pédé. Kris ne savait pas trop ce que ça voulait dire, pédé, mais c'était le lit tout près de la porte du dortoir, et le jeu, c'était de bourrer un gars de coup de poings pour le forcer à être le dernier à y rester, à l'heure du dodo. Celui qu'on allongeait dans le lit, s'il avait encore la force, il se relevait et y trouvait un autre plus petit et plus faible que lui pour le forcer à s'allonger à sa place dans lit du pédé. Jusqu'à ce qu'y en ait un tellement bien bourré de coups qu'il ait pas la force de se relever du lit. Les gars se battaient comme des démons pour pas être le dernier allongé là. Parce que certaines nuits, l'Empailleur venait chercher celui qui dormait dans le lit du pédé pour l'emmener dans le bureau du dirlo pendant des heures. Farell allait souvent, et c'était comme ça qu'il avait remarqué l'encrier et la rame de papier dans le plus haut tiroir de l'étagère.

-...viens, Alphonse, haleta Kris les yeux rivés au sol.

Le petit le suivit docilement jusqu'au pied de l'armoire. C'était le plus léger, Alphonse, alors Kris n'eut pas trop de mal à le jucher sur ses épaules pour atteindre la dernière étagère, celle où fallait remettre l'encrier et la plume. Il lui passa d'abord la plume, puis le précieux liquide. Mais soudain, au moment où il allait remettre l'encre en place, ils entendirent un pas faire craquer une marche de l'escalier. P'tit Alphonse sursauta.

Avec horreur, Kris entendit quelque-chose glisser, et l'encrier explosa avec fracas en mille morceaux de verre, imprégnant d'encre les chaussures de Kris.

-Désolé, balbutia Alphonse épouvanté. Désolé, oh jésouille de jésouille, désolé...

-Abruti!, s'écria Farell alors que les pas se changeaient en cavalcade dans l'escalier.

-Faut qu'on s'arrache!, gémit Théo déjà les larmes aux yeux.

Les autres n'attendirent même pas que P'tit Alphonse ait fini de descendre des épaules de Kris pour se ruer vers la porte. Mais c'était inutile: elle s'ouvrit avant que Farell ait eu le temps de poser la main sur la poignée.

Tous reculèrent tandis que Mr Jones pénétrait dans la pièce. L'Empailleur. Kris manqua gémir de désespoir. M'sieur Jones était le surveillant le plus cruel de l'orphelinat, peut-être pire même que le directeur. Les autres faisaient du mal pour rendre leur travail plus facile, les enfants plus dociles. Jones le faisait parce qu'il aimait ça. C'était l'homme le plus grand que Kris connaisse, comme une mante religieuse avec des lunettes rondes. La façon dont il parvenait à garder sa chemise d'un blanc immaculé sous son veston, dans cet endroit couvert de crasse, restait un mystère.

Son regard embrassa d'un seul coup d'oeil les cinq enfants, l'encrier renversé, la lettre chiffonnée qui bavait son encre sur le bureau. Farell osa essayer de parler:

-Monsieur...

Une gifle retentissante envoya sa tête heurter le mur si fort que Kris craint qu'il ne se relève pas. Mr Jones, il tremblait de rage, les narines palpitantes. Alphonse continuait de s'accrocher à Kris malgré tout, les larmes dévalant son petit visage couvert de suie. Kris voyait la main qu'Al serrait dans la sienne, mais il ne la sentait pas. Il ne sentait plus ses mains, ni rien d'autre, ses poumons et son crâne se remplissaient de fourmis au fur et à mesure que le regard de Mr Jones s'attardait sur la lettre.

-Venir vous libérer..., lit-il tranquillement.

Puis, l'adulte sourit doucement. On l'appelait l'Empailleur à cause de ce qu'il savait faire aux gosses. Ceux qui dépassaient les bornes, qui les dépassaient vraiment, Jones les emmenaient. Quelques heures, ou quelques jours. Et à son retour, le gamin redevenait pas comme avant. Il parlait pas, des fois il mangeait même pas. Il faisait plus rien qu'obéir, tout pâle, et rester immobile à attendre la suite, comme si on l'avait vidé de son enfance pour lui fourrer des pelotes d'aiguilles dans le bide à la place.

Comme si on l'avait empaillé.

L'Empailleur parla lentement, comme si le moindre mot était brûlant.

-Les garçons. Lequel d'entre vous a eu cette idée?

-C'était Kris.

Médusé, Kris tourna lentement la tête. C'était Farell qui venait de parler. Le grand brun n'osait pas se relever, et du sang coulait de sa bouche, mais son regard vitreux était planté dans celui de Kris, aussi terrorisé que si tout était vraiment de la faute de son cadet.

-C'est le seul qui sait écrire, m'sieur, balbutia Farell. C'était son idée.

Kris ne parvenait pas à prononcer le moindre mot. Les larmes avaient commencés à couler sur ses joues sans qu'il ne les sentent. Il regarda les autres. Tout le monde fixait le sol.

P'tit Alphonse lui lâcha la main.