Chapitre 7 jeu dangereux
Emma fut prompte à poser la première question, afin de commencer le petit jeu qu'elle avait proposé. Elle était curieuse de découvrir la femme, derrière le masque impassible de l'ancienne reine.
- Distes-moi quel a été votre plus beau cadeau?
- L'adoption d'Henri.
Emma fut surprise de la réponse. Elle avait plutôt en tête une poupée, ou un livre.
- Je pensais à un cadeau matériel…
- Oh. Pardon. J'ai été maladroite… Hé bien, je dirais mon cheval.
- Ah oui, c'est… Pratique.
- Il a été mon seul ami, durant de nombreuses années.
- C'est un peu triste, non?
Regina l'observa sans mot dire. Elle réagit avec acidité.
- J'essaie de ne pas vous juger. Faites-en de même avec moi, je vous prie. Je crois que c'est à mon tour.
- Je vous écoute.
- Quel a été votre pire cadeau?
- J'aime bien votre façon de voir les choses… J'hésite. Je crois qu'il y a deux cas ex æquo…
- Vous ne faites pas dans la dentelle…
- Bref. Le premier, ça a été la poupée.
- C'est pas mal, une poupée, pour une enfant.
- Oui, si vous l'avez entière.
- Pardon?
- Y avait pas assez de cadeaux, je vous l'ai dit. Donc la bonne sœur qui s'occupait de nous, à l'époque, l'a cassé en morceaux, pour en donner un à chacune des petites filles. Je suis tombée sur la jambe…
- Elle l'a démembrée?!
- Exactement. En six morceaux, pour être précise. Deux bras, deux jambes, le torse et la tête. Ce dernier morceau était le plus couru.
- C'est assez abominable, je vous l'accorde… Et qu'est-ce qui peut équivaloir à cela?
- Pas de cadeau du tout. On a eu droit à un chant de Noël, car une chorale passait dans la rue. Et nous sommes rentrés nous coucher. Un Noël qui fut plutôt amer, vous en conviendrez pour des gamins de dix ans.
La brune esquissa un geste de réconfort, avant de se stopper. Un simple regard envers Emma et cette dernière comprit les mots silencieux de sa gardienne.
Emma n'avait plus vraiment envie de jouer. C'était soit déprimant, soit franchement horrible de se replonger dans ses souvenirs. Elle fixa Regina, qui rompit le silence, devinant les pensées de son interlocutrice.
- Je ne vois guère l'intérêt de continuer ce petit jeu. C'est… Malsain. Dites-moi plutôt, un autre lait de poule?
La blonde leva son verre vide devant ses yeux, et le tendit, sans rien ajouter, à la mairesse, qui les resservit. L'ancienne reine semblait fatiguée. Elle était de plus en plus avachie, le regard voilé.
- Regina, vous ne tenez pas très bien l'alcool, on dirait.
- Disons que ces derniers temps, les journées sont harassantes.
- Serait-ce de ma faute?
- Pas exclusivement, rassurez-vous. Mais votre guérison n'a pas aidé, je ne vous le cache pas.
- Arrondir les angles, ça vous parle?
- Aucune envie de fournir ce genre d'effort ce soir.
- Et… Comment ça va, avec Henri?
La brune se redressa légèrement, sur ses gardes.
- Bien. Parfois, il tente de se soustraire à mon autorité, mais il revient toujours vers moi.
- Ce n'est pas pour vous mettre en porte-à-faux. Je cherche simplement à mieux le connaître…
- Certes.
- Je ne dois pas poser davantage de questions sur lui? C'est ça?
Emma sembla souffrir physiquement de la situation. Son corps entier se recroquevilla. Elle baissa la tête, les épaules voûtées. Elle ne se sentait pas légitime vis-à-vis du gamin. Elle ne souhaitait pas se montrer intrusive, et perdre le peu de confiance que la mairesse lui accordait. Sa position était peu enviable, à quémander des miettes de souvenirs, pour avoir l'impression fugace de faire un peu partie de sa vie, et connaître quelques anecdotes sur une période irrémédiablement perdue, l'enfance de son propre enfant.
Regina comprit les tourments de la shérif. Elle se racla la gorge, et entreprit de raconter un de ses plus beaux souvenirs, avec son tout petit.
- Quand Henri a eu sept mois, il a pleuré jusqu'à ce que je vienne le bercer. J'étais peut-être un peu perdue, notamment sur la bonne façon de faire avec un bébé. Mais il m'a tendu ses petites mains, et lorsque je l'ai pouponné, il m'a agrippé, comme si sa vie en dépendait. J'ai su à ce moment précis que je ferai tout pour le protéger. Il avait une telle confiance aveugle en moi. J'étais tout son monde.
Emma était suspendue à ces lèvres, ce récit lui faisait autant de bien que de mal. Sa bouche était légèrement entrouverte, totalement subjuguée par les paroles de la brune.
Emma se rapprocha de la mairesse, en s'asseyant sur le bord de son fauteuil. Sans vraiment réfléchir, elle se leva et se positionna juste aux côtés de l'ancienne reine, sur le canapé. Cette dernière l'observa, curieuse. La blonde lui offrit un sourire timide, mais ne s'arrêta pas en si bon chemin pour glaner encore quelques informations sur son fils.
- Et à part ça? Est-ce qu'il était du genre un peu colérique, tout petit? Ou plutôt dans les jupes de sa mère?
- Pas colérique du tout, ni pour autant toujours collé à moi. Il a très tôt montré une avidité particulière en ce qui concerne la lecture. Aussi, chaque soir, je prenais un livre, que je terminais en quelques jours, afin de le bercer avec une histoire. Il a toujours adoré ça. Enfin, c'était avant. Maintenant, il s'estime trop vieux pour une telle activité familiale.
À nouveau, le regard de la mairesse se voila, et Emma y reconnut une grande tristesse. Elle posa sa main sur celle de Regina, avec la plus grande douceur.
- Vous avez été merveilleuse avec Henri.
- Vous auriez tout de même préféré être à ma place.
- Oui. Mais le destin en a décidé autrement. Je ne peux que m'incliner. Je voudrais juste… Mieux vous connaître.
- C'est-à-dire? Que me voulez-vous?
- Euh… Je… Je ne sais pas. Je ne vous veux pas de mal. Juste, vous voyez…
Emma haussa les épaules, sentant que le précieux moment s'échappait. Elle se maudit de sa gaucherie.
Regina observa la main de la shérif, toujours posée sur la sienne. Que ce contact était agréable. Elle frissonna, subtile réaction de son corps à ce geste, certes anodin, mais qui n'était néanmoins plus une habitude. Elle sentit un peu de chaleur lui enserrer la poitrine, et apprécia l'instant. Elle ne put s'empêcher de regarder furtivement les prunelles émeraudes, et n'y vit que de la bienveillance. Ce bref instant fendilla sa carapace, pourtant solide. Elle préféra alors taire son ressenti et ne se priva pas pour en faire de même avec la blonde.
- Merci de votre sollicitude, mais ce n'est pas une invitation à entrer dans ma vie.
Emma retira sa main si vite qu'elle faillit perdre l'équilibre. La pique de la mairesse lui fit l'effet d'une morsure de serpent venimeux. Elle se leva, pâle et humiliée.
- Je vais dormir, j'ai parfaitement compris que ma présence vous rebutait. Bonne nuit.
Regina fut effarée par sa propre stupidité. Elle avait blessé la shérif, de façon fort cruelle. Et elle voyait l'une des rares personnes qui lui adressait la parole de façon récurrente, lui tourner le dos. Elle ne sut si c'était l'effet du lait de poule ou la solitude et la fatigue combinées, mais elle se leva à son tour, et enserra la main de la blonde.
- Pardon, j'ai réagi trop vite. Je ne suis pas du genre… Expansive.
- Je l'avais noté, Majesté.
- Restez. Sauf si vous souhaitez vous coucher, bien entendu.
Emma resta figée, incapable de prendre une décision. Son esprit lui disait de partir, que c'était la solution la plus sage. Mais d'un autre côté, son cœur lui dictait l'inverse. Elle avait peut-être trouvé un moyen de toucher l'âme de la mairesse. Elle ne pouvait pas baisser les bras aussi facilement.
La blonde se rassit, et fit un signe de tête à la brune afin qu'elle la rejoigne. Cette dernière obtempéra. Emma souffla et se lança, afin de la mettre à l'aise.
- Vous savez, c'est mon premier Noël qui ressemble réellement à un moment enchanteur. Je ne parle pas de l'ombre, ou de ma chute, bref… Mais de cette journée. Ça a été vraiment magique pour moi. Je vous dois des remerciements pour ça. Et cette soirée me fait plaisir.
- Je peine à vous croire.
- Ne soyez pas suspicieuse, je vous en prie. Ce n'est que la vérité. Je ne vous tends pas un piège. J'essaie de me montrer reconnaissante.
Regina la scruta, à la recherche d'une trace de manipulation quelconque, mais dut admettre que la shérif était sincère. Cela la dérouta bien plus qu'elle n'aurait souhaité l'avouer. Aussi, sans y prêter plus attention, certaines de ses barrières cédèrent. Elle se pencha, et murmura.
- J'imagine que je peux vous concéder que la peur de Henri de vous perdre, a rejaillit sur moi. Au moins en partie. Ce qui me plonge dans un abîme de perplexité.
- Oh. Et… C'est mal?
- Non, je ne crois pas. Je n'y suis plus habituée, voilà tout. Vous faites partie intégrante de sa vie, maintenant. Et si j'essaie de conserver un certain contrôle sur ses fréquentations, il me paraît de moins en moins opportun de vous écarter de son quotidien.
- Euh… Je ne vous suis plus.
- Il ne me pardonnerait jamais de vous mettre à l'écart de sa vie. Et je ne suis pas certaine que ce soit agir pour le mieux, dans son cas. Il a besoin de vous, d'une certaine façon. Vous lui apportez un certain équilibre, qui me fait cruellement défaut.
- Ah. Et qu'est-ce qui vous manque tant? Vous êtes une bien meilleure mère que je ne le serai jamais.
- La spontanéité. Vous êtes si cool à ses yeux. Alors que je suis… Rigide et pas toujours la plus marrante.
- La plus marrante? Je ne crois pas vous avoir entendu raconter une seule blague, depuis que je vous connais, c'est pas faux…
- Hum. Certes. Ça ne fait pas partie de mon domaine d'expertise. Excusez-moi d'être un bonnet de nuit.
- Je doute que vous en soyez un. Vous êtes juste un peu rouillée…
Le regard de la mairesse était indéchiffrable. Aussi, Emma sourit, penaude.
- Je pourrais vous montrer comment faire… Pour être plus cool, comme vous dites.
- Vous feriez cela?
- Vous m'avez sauvé la vie. Je vous dois bien ça.
- Très bien. Et comment vous y prendriez-vous?
- Pour commencer, on arrête de se vouvoyer. C'est lourdingue!
- Miss Swan…
- Moi, c'est Emma. Allez, Regina, ça ne va pas vous tuer!
Devant le silence butée de la brune, la shérif patienta, souriante. Elle n'en menait cependant pas large.
Alors qu'Emma était prête à renoncer à son idée saugrenue, Regina l'interrogea, laissant la shérif dans l'expectative.
- Et qu'est-ce que j'y gagne réellement, à être cool? Je ne comprends pas très bien. Pourquoi vouloir m'aider?
- Ben, parce que ça me semble être une chose qui vous tient à cœur. Et que vous aidez est la bonne chose à faire.
- Je vous inspire de la pitié?
Emma rigola. L'ancienne reine inspirait beaucoup de choses à la sauveuse, mais sûrement pas de la pitié.
- Pas du tout. Bien au contraire.
Regina parut désappointée, ce qui n'avait aucun sens. Elle demanda alors, à brûle-pourpoint.
- Que pensez-vous de moi, dans ce cas? Soyez franche.
- Avec la poudre de vérité, je ne risque pas de mentir.
Regina haussa un sourcil, attendant clairement une réponse.
- Tu m'inspires du respect, un peu de peur aussi, et de l'excitation.
- Pardon?! Tu dis n'importe quoi!
- Non, je ne peux pas mentir. Juste dire haut et fort ce que je pense être ma vérité. C'est bien ce que tu m'as dit?
- Cesse de me tutoyer!
- Tu le fais bien, toi… Pourquoi je n'aurais pas le droit?
Regina sembla bouillir de l'intérieur.
- Tout ceci n'est qu'une mascarade pour me tourner en ridicule!
- Absolument pas.
- Alors prouve-le moi!
Emma eut un temps d'arrêt. Puis, naturellement, sans se démonter, elle prit la joue de la mairesse dans sa main et déposa un baiser sur ses lèvres. La mairesse en fut estomaquée. Elle se recula, les yeux écarquillés. Emma la laissa se dégager, sans la contraindre une seconde.
- Voilà. C'est assez clair pour toi?
- Mais… Tu… Jamais…
- Sujet, verbe, complément. Recommence.
- Ne te moque pas!
- Ce n'est nullement mon intention. Je te l'ai dit, tu es une belle femme, intelligente, mais avec un de ces caractères! Punaise…
La brune fut soufflée devant cette déclaration et ne pipa mot. Puis elle plissa les yeux, et murmura.
- C'est peut-être le coup à la tête. Ça a l'air beaucoup plus grave que prévu. Tu dois aller à l'hôpital, de toute urgence!
- Arrête. Ça n'a rien à voir. J'ai plutôt besoin que tu me dises que tu ne vas pas me mettre à la porte.
- Et pourquoi pas? Tu préférerais peut-être aller directement dans mon lit?
- Oui.
Cette fois-ci, Regina rougit. Personne ne lui avait jamais fait une demande aussi directe. Avant qu'elle ne puisse répondre, Emma enchaînait déjà.
- Dois-je en conclure que tu ne serais pas contre?
- Jamais de la vie!
- Ah. C'est un peu douloureux, je t'avoue. Tu me rembarres sans ménagement…
- Comment notre discussion a-t-elle pu dévier à ce point?
- Un mélange de poudre de vérité et de fatigue? Ou simplement une envie, après avoir passé un merveilleux moment.
- Nous sommes ennemies!
- Oh, Regina! On a tout de même dépassé ce stade depuis un certain temps, non? Dis-moi que je te rebute, ce sera clair et net. Inutile de me sortir de telles excuses à la mords-moi le nœud!
La brune hoqueta, face à un tel rudoiement.
- Tu ne sais plus ce que tu dis…
- Au contraire. Je ne peux dire que ma vérité. Tu te souviens?
- Mais jamais je n'aurais imaginé que… Je puisse… Te plaire?
La blonde se contenta de hausser les épaules, en souriant timidement.
- Je ne vais pas le crier sur tous les toits. Tu serais capable de me balancer une boule de feu.
- Ça reste une possibilité.
- Méchante…
- Emma, je ne peux pas… Henri ne comprendrait pas.
- Si tu dis ça, c'est que… Tu l'envisages?
- Hum. Je n'ai pas dit ça.
Emma sentit la fébrilité de l'ancienne reine. Elle était incertaine de la raison, mais elle voulait avant tout que Regina lui dise le fond de sa pensée.
- S'il te plaît, explique-moi. Je me suis déjà humiliée, ce soir, alors dis-toi que tu ne peux pas faire pire.
La mairesse souffla un rire, désabusée.
- Emma, tu représentes une ambivalence pour moi. Je ne savais pas que tu appréciais la gente féminine. Et je n'aurais jamais cru t'intéresser. Mais tout ça, ça fait si longtemps… C'est si loin de moi.
- Et donc? Je ne suis pas à ton goût? Tu n'as pas envie de passer une soirée agréable en ma compagnie? Tu es hétéro?
Un sourire taquin de l'ancienne reine surprit Emma. La brune la regarda presque avec tendresse.
- Et que va-t-il advenir demain matin? Tu me laisses là, dans mes draps, en prenant Henri? Je retrouve mon éternelle solitude? Un coup d'un soir, pour te satisfaire?
- Non!
- Vraiment? Alors que suis-je à tes yeux, Emma?
- Tu es… Celle qui me fait chuter de mon piédestal, en tant que sauveuse, car tu sais me remettre en question, voire en cause. Mais aussi en tant que mère, car j'ai abandonné mon enfant, alors que toi, tu l'as choyé. Tu vois, tu gagnes sur tous les tableaux.
- Je ne crois pas que tu répondes à ma question.
Emma prit le temps de réfléchir, car elle savait qu'elle avait beaucoup à perdre.
- Tu es peut-être mon espoir de Noël?
- Je ne comprends pas.
- Tu en fais exprès?! Tu viens de réaliser un de mes vœux les plus chers pour Noël: connaître le bonheur en famille de fêter cela ensemble. De faire les préparatifs, de participer à la vie du gamin! Et toi, tu es là, en madone outragée! Une idée m'a traversé l'esprit, et je l'ai apprécié à sa juste valeur: connaître la joie d'un Noël en famille. Et tu… Enfin, je me suis dis que tu pouvais peut-être devenir plus? Mais je me suis trompée. Je m'excuse pour le baiser, je n'aurais pas du te le prendre de façon inconséquente. J'ai cru que je pouvais… Pardon.
- Emma… Enfin, je ne suis pas un bouche-trou! Tu crois que cette journée suffit à effacer toutes les piques acerbes auxquelles j'ai droit presque tous les jours? Tu débarques dans mon bureau avec tes grands airs, en me faisant la morale! Tu ne peux pas ensuite me dire que tu envisages de partager mon lit! Enfin, ça n'a pas de sens!
Emma sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle renifla, pour les chasser, mais n'y parvint pas. Regina était chamboulée. Avait-elle véritablement le droit à une déclaration désintéressée? Elle ne pouvait se permettre de baisser sa garde, si? Avait-elle droit à un instant de bonheur? Peut-être davantage? Elle n'osait y croire. Car la chute serait d'autant plus dure. Et son cœur se noircirait encore une fois, après cette énième trahison. Mais Emma ne semblait pas jouer. Elle était peinée, et abattue. Aussi fit-elle taire ses doutes l'espace d'un instant, pour trouver le courage de l'embrasser à son tour. Qu'il était doux de s'abandonner, parfois.
