Ses cheveux volaient, de droite et de gauche, recouvrant ses yeux par intermittence, collant à la sueur de son front qui ruisselait à torrents. Elle déplia ses ailes d'aigle, et, restant au sol, assena un coup formidable au rocher en face d'elle, délivrant toute la puissance électrique qu'elle avait accumulée jusque là. Son maximum. Le roc vola en éclats, en poudre, dont les morceaux les plus gros faisaient à peine quelques centimètres.
Oui. Encore un peu plus de puissance. Accumuler encore un peu. Bientôt, elle en aurait assez pour tenter la technique secrète du clan Kameda.
Le terrain d'entraînement sud, en dehors des remparts du village, une grande plaine sableuse, était couvert de rochers dont une bonne dizaine s'étaient transformés en scories sous l'action de l'électricité. Au loin, les gardes de la porte jetaient de temps en temps un œil à ses progrès avec intérêt.
Natsuhi s'arrêta quelques minutes pour reprendre son souffle. Le temps n'était pas venu d'essayer à répétition: L'accumulation du chakra la vidait littéralement durant quelques secondes. Elle risquait de tomber évanouie, ce qui serait beaucoup moins efficace pour l'entraînement. Mais la prochaine fois qu'elle rencontrerait quelqu'un de la carrure de Mayuri Kanjirô, elle aurait de quoi le ratatiner.
Un frisson la parcourut alors qu'elle faisait jouer ses articulations, en repensant à la veille. Et merde. Qu'est ce qui lui avait pris? Quand elle pensait à lui, son cœur battait plus fort. Elle se mettait à sourire bêtement –elle s'était surprise elle-même dans le miroir ce matin, elle avait vraiment l'air idiote- Elle avait envie de le voir sourire, rire, elle avait envie de se blottir encore dans ses bras. Et elle avait peur.
Oui, la peur, encore elle. Pas peur de lui, cependant. Plus maintenant. Elle avait peur de se faire rejeter, évidemment, un peu, mais Gaara avait tellement besoin de contact qu'elle était certaine de ne pas se faire rembarrer violemment. Ça pourrait être douloureux, mais pas humiliant.
Non, elle avait peur d'eux. De ce que tout ce que ce mot signifiait. Le regard des autres, enfin ça dépendait des personnes, bien sûr, et surtout, une relation avec un être si complexe, si torturé que Gaara… Il y avait de quoi être refroidie. Non pas qu'il ne le mérite pas. Non pas qu'elle ne le mérite pas.
Et merde.
Qu'allait dire Musubi? Son frère était tolérant, mais pas à ce point. Elle savait qu'elle devrait avoir une explication avec lui. Elle ne remettait pas ce fait en cause. Et ce serait ce soir, parce que quand quelque chose lui faisait peur, sa réaction primale était d'affronter la chose en question bille en tête si c'était possible. Mais tout cela lui fichait la trouille.
Ça ne l'empêchait pas de sourire bêtement devant la glace le matin. Merde.
Elle regarda un autre rocher. Et recommença à accumuler le chakra.
En fin d'après-midi, quand il arriva d'un pas traînant sur le terrain d'entraînement comme ils l'avaient convenu, que les gardes se retournèrent sur son passage en chuchotant, les yeux mauvais, elle eut un grand sourire involontaire et s'approcha de lui. Takamaru, qui était resté perché sur un rocher à regarder Natsuhi s'envola et trouva sa place favorite sur l'épaule du Jinchuuriki.
-Alors?
-Alors… j'ai fait plus ou moins chou blanc. Tout ce qu'elle sait c'est que les Veilleurs sont assez anciens, et qu'ils auraient dû être démantelés il y a dix ans.
Elle le regarda avec plus d'insistance, plongeant ses yeux dans les siens.
-Je n'ai pas craqué, admit-il dans un souffle.
-Bien!
-Mais elle a dit qu'elle était désolée.
-Et alors?
-Ca… N'a pas fait grand-chose. Je ne lui pardonne pas.
-Tu as beaucoup à lui reprocher. Ça viendra peut-être un jour… Pour le moment contente-toi de ne pas la trucider, ce sera déjà ça.
Il semblait un peu distant, un peu plongé dans ses pensées, les yeux dans le vague. Mais ses yeux turquoise mélancolique lui donnaient toujours l'envie de lui sauter au cou, et le vent dans ses cheveux balayait la peur aussi efficacement qu'un ouragan. Elle sentit le courage lui revenir. Elle ne différerait pas. Musubi savait qu'elle venait accompagnée, il ne savait pas de qui. Et si dispute il devait y avoir, elle préférait que ce soit en présence de Gaara, parce qu'il lui donnait du courage, et au moment où elle l'aurait décidé, et pas au moment où des rumeurs parviendraient aux oreilles de son frère.
-On pourrait aller manger, non?
-Si tu veux.
Toujours plongé dans ses pensées, Gaara la suivit, sans vraiment prendre garde à la direction dans laquelle elle l'entraînait, Takamaru toujours perché sur son épaule.
La maison de Natsuhi ressemblait à une petite maison typique, murs blancs de chaux, lourdes tentures colorées recouvrant les petites fenêtres, efficaces contre la chaleur. Une terrasse sur laquelle grimpait un lierre du désert, particulièrement résistant au manque d'eau, servait visiblement de point de chute aux habitants dans la soirée, quand il faisait plus frais. Au fond du jardin, terrain vague caché sous des bâches le protégeant du soleil de plomb, se trouvait une volière d'où s'échappaient des cris d'oiseau. La porte en était ouverte, et certains étaient partis se percher sur les piquets qui sous-tendaient la toile recouvrant le terrain vague.
Gaara ne connaissait pas cette maison, ne savait pas à qui elle appartenait. Avant qu'il ne puisse poser une question, Natsuhi toqua à la porte. On entendit quelques pas, puis on leur ouvrit.
Quand il les vit tous les deux, Musubi resta un moment sans voix, ses yeux bruns fixés sur Gaara comme si on lui avait mis un ver des sables devant les yeux. Ses longs cheveux noirs, rassemblés en un catogan flottèrent lorsque la porte s'ouvrit, puis retombèrent en désordre sur ses épaules. Et alors son visage se ferma, brillant de haine, il tira Natsuhi à l'intérieur et claqua la porte, sans aucun commentaire. Takamaru s'agita nerveusement sur l'épaule du Jinchuuriki. Surpris par sa réaction, alors qu'il ne s'attendait pas du tout à cela, sans même savoir où il se trouvait, Gaara envisagea de démolir la porte pour soustraire Natsuhi à cet homme en uniforme de Jounin, visiblement perturbé, qu'il ne connaissait pas. Un mince filet de sable s'éleva du jardin, puis retomba, alors qu'il entendait clairement les cris vindicatifs de l'homme qui en appelaient à leur mère, qui tentaient de rappeler sa sœur à la raison. Ah. Son frère.
De là où il était, il ne comprenait pas grand-chose. Ça criait et tempêtait. La petite voix de Natsuhi, qui d'ordinaire avait du mal à se faire entendre dominait, coléreuse, pleine de rage et de détermination. Il entendit vaguement le mot «monstre», prononcé par son frère, puis elle, de nouveau, qui monta encore d'un ton avec tant de véhémence, qu'il hésita à faire irruption dans la pièce pour calmer la situation. Il n'aurait fait que l'empirer.
Un bruit de verre brisé, des pas qui se rapprochaient, et puis une porte qui s'ouvrit à la volée sur une Natsuhi en pleurs. Son frère la suivait de près, et le dévisagea un instant dans le noir avec une répulsion totale, puis poussa un petit sifflement de rage, et se détourna, claquant la porte si fort que les murs en tremblèrent.
Natsuhi resta un moment sans mots, puis lui saisit la main, et se pressa contre lui, ravalant ses larmes et sa rage au creux de son cou. Bouffée de chaleur. Surprise. Son sourire lui manquait. Elle marmonnait, dans ses vêtements, un mot qui revenait sans cesse, et qu'il finit par identifier.
-Crétin, crétin, crétin…
-Ca va?
-Crétin, crétin, crétin…
-Hé…
-Euh… Je ne parle pas de toi, Gaara… Il ne comprend rien à rien, cet imbécile…
-Je m'y attendais un peu, tu sais… Tu aurais pu me dire où on allait. J'ai failli venir te chercher pour te sauver la mise, avant de comprendre que c'était ton frère…
Elle le regarda un moment, puis eut un sourire las, et haussa les épaules.
-Ouais. Je commence à me rendre compte à quel point c'est dur d'être dans ta peau. Mais c'est mon frère, bordel! S'il ne te fait pas confiance, à toi, il pourrait me faire confiance, à moi, non?
Il ne répondit pas. Sa seule référence était Kankurô, et Kankurô n'était pas une référence du frère aimant à ce jour. Quelque chose lui glaça l'échine. Il n'y avait jamais pensé, jamais réfléchi. Il avait toujours vu son premier ami comme un être lumineux, dissipant les ténèbres, chassant la peur, le tirant vers le haut. Il n'avait jamais pensé qu'il pourrait le faire engloutir dans les ténèbres… Elle pourrait se retrouver seule, sans famille pour la soutenir, sans amis pour l'aider, à part lui. Même s'il se contentait juste d'être là. Se faire abandonner par tous les êtres qui comptaient pour elle.
-Tu… Tu devrais peut-être l'écouter?
Elle se détacha brutalement de lui, et le regarda avec des yeux haineux. Avant même qu'elle ne fasse le moindre geste, il sut qu'il avait dit une bêtise.
-Tu es aussi crétin que lui, en fait. Comment tu veux te faire accepter si tu incites tous ceux qui le font à te tourner le dos, hein? C'est mon frère! Ce n'est pas à lui de me dire qui sont mes amis, et il n'a pas à ne plus m'aimer si l'un d'eux lui déplaît! Je n'irai pas le supplier. S'il ne veut plus de moi à la maison, on ira chez toi, et s'ils ne veulent plus de nous à Suna, on ira chez ton copain Naruto à Konoha!
Ce qui s'appelait une désertion, mais elle avait l'air de s'en moquer royalement.
Ils restèrent sur le pas de la porte une bonne dizaine de minutes, elle tournant en rond comme un lion en cage et lui les bras ballants, ne sachant plus que faire. Il était sur le point de lui dire de tourner les talons quand la porte s'ouvrit à nouveau sur le visage de Musubi, pâle et grognon. Ça semblait aussi étrange à Gaara mais une pointe de soulagement tendait sa bouche en une pâle ébauche de sourire jaune.
-Allez, viens, fait-il à Natsuhi…
Puis il regarda Gaara à nouveau, avec une moue de dépit, Takamaru résolument perché sur son épaule, et lui fit un signe de la main.
-…Et toi aussi.
L'intérieur de la maison des Kameda était composé d'une petite pièce d'entrée, qui débouchait immédiatement sur la cuisine, où tout le monde s'installa. Musubi paraissait préoccupé. Il tournait et tournait en rond autour de la table, fit signe aux deux adolescents de s'asseoir avant de continuer son petit manège. Natsuhi arbora un petit sourire triomphant, peut-être pas vraiment de rigueur, mais qui fit chaud au cœur de Gaara. Non, elle ne se retrouverait pas seule. Son frère râlerait peut-être, mais elle avait raison: il ne lui retirerait pas son amour pour un ami qu'il n'aimait pas.
Il s'arrêta brutalement de tourner, et, sans préavis, planta ses deux bras sur la table, regardant Gaara droit dans les yeux.
-Je suppose que si Natsuhi et Takamaru disent que tu es un gars bien, je suis en minorité, pas vrai?
Takamaru croassa, faisant sursauter son perchoir humain, en un son qui ne pouvait dire que «oui».
-Toi, fit Musubi, pointant du doigt l'oiseau, je t'ai pas sonné. N'en rajoute pas.
Il recommença à tourner et à tourner encore, et, doucement, son expression changea. Il donnait le tournis. La colère se changea en interrogations, et Gaara eut presque l'impression de voir les questions se fracasser dans son pauvre cerveau.
-J'ai encore besoin de quelques minutes, finit-il par souffler. Restez là.
Il s'éclipsa, disparaissant derrière un rideau de perles qui bruissa sur son passage. Le Jinchuuriki dévisagea Natsuhi avec des yeux ronds.
-Qu'est ce que tu lui as dit?
-Qu'avant de te connaître, j'étais la première à dire du mal de toi. Et que s'il croyait que sa sœur puisse changer ainsi d'avis sans bonne raison, il n'avait plus qu'à nous fourrer, Takamaru et moi, à l'asile. Et… Et je lui ai aussi dit qu'on dirait qu'il se force à ne pas t'aimer. Je lui ai demandé pourquoi il te détestait comme ça, quelle était la raison qui l'empêchait d'être objectif. Qu'il avait, lui aussi, et moi avec, tué plein de gens parce que c'est notre métier, et que nous n'étions pourtant pas jugés comme toi. Que nous ne connaissions pas un seul ninja sans problèmes dans la tête, parce que ces problèmes font partie du job. Je lui ai dit qu'il n'était qu'un mouton qui faisait comme tout le monde. Et je lui ai dit aussi que je m'en irai s'il ne voulait pas de toi.
Gaara déglutit. Il craignait cette réaction. Elle ne devait pas se sacrifier comme ça, elle ne devait…
-Hé… T'en fais pas comme ça. Tu as bien vu, il est revenu nous chercher…
Une espèce de grimace de sourire pointa sur son visage. Plus pour la rassurer que parce qu'il était réellement rassuré.
-Ca me dépasse… Parce que tu es un Jinchuuruki, on te traite de monstre. Mais… Pourquoi personne n'a cherché à comprendre, au départ, avant tout ce qui s'est passé?
-C'est plus compliqué, Natsuhi…
Ils se tournèrent en cœur vers la pièce adjacente. C'était Musubi qui venait de parler. En quelques minutes, ses traits venaient de se creuser, indéfinissablement. Il tourna encore un peu, fixa Gaara d'un regard torve, et s'installa à son tour sur une des chaises, croisant ses doigts devant son visage, l'air las.
-J'aurais pu encore croire qu'elle ou Takamaru devienne fou, mais les deux à la fois, c'est impossible. Et s'il faut les croire, non content de sauver Suna d'un péril mortel, tu leur as sauvé la vie par plusieurs fois. Et ce ne sont pas les actes d'un monstre assoiffé de sang qui ne pense qu'à lui. Du coup… Du coup, je suis obligé de réviser mon jugement, et c'est là que ça coince. Parce que ce que je vais te dire, j'ai encore du mal à me l'avouer à moi-même.
Le silence s'installa. C'était comme si les oiseaux qui piaillaient un peu partout dans la maison, sentant l'importance de l'instant présent, avaient choisi de se taire. Musubi ferma les yeux, dans un effort visible et conscient, et continua sa tirade, sur un ton rapide et haché.
-Pour tout te dire, les villageois ont bien vu que tu commençais à changer, mais aucun n'a voulu se l'avouer, moi compris. Quand j'y réfléchis, maintenant, c'est évident, mais si je l'accepte, ça veut dire que je dois t'accepter, toi, en tant qu'être humain. Et c'est ça qui est difficile.
-Je… Je ne comprends pas…
Il déglutit. Ses traits se creusèrent encore un peu. Et une chose incroyable pointa sur son visage. De la honte. De la honte pure. Et lentement, il se mit à parler, cherchant chacun de ses mots. Sa voix tremblait.
-Quand ta mère… Karura… Quand elle était enceinte de toi… A l'époque, j'avais dix ans, je ne comprenais pas tout ce qui se passait, mais… Elle ne voulait pas mourir en accouchant de toi.
-Je sais, tout cela.
-Ce que je veux dire, c'est que… Elle ne s'est pas laissé faire. Je me souviens qu'elle suppliait, qu'elle tempêtait quand on… l'a forcée à être enceinte de toi. Elle a essayé de mettre la honte sur la tête de ton père en mettant tout le village au courant de sa situation. Et avant qu'on implante Shukaku, aussi. Et après, elle n'a cessé de lancer des imprécations jusqu'à ce qu'elle meure… et que tu naisses. Tu vois… Tout le village était au courant de ce qui se passait. Ils savaient qu'elle devait mourir en te donnant naissance, à cause de Shukaku, mais ils l'ont ignorée. Elle devait se sacrifier pour eux, et elle n'était pas d'accord. Ce n'est pas seulement à cause du démon que les gens refusent le contact avec toi… Les adultes, et ce sont eux qui ont transmis leur haine à leurs enfants… Quand ils te voient, ils se rappellent ta mère, et la manière dont ils sont restés sourds à ses prières, sa souffrance. La plupart pensent qu'elle aurait dû se sacrifier pour la communauté, sans se plaindre, mais ce sont souvent ceux qui n'auraient jamais osé le faire eux-même qui le crient le plus fort. Elle avait été désignée par le Kazekage, parce que lui et sa famille étaient censé donner l'exemple, et… personne ne s'est proposé pour la remplacer, alors qu'on lui reprochait sa lâcheté. Personne n'en aurait été capable… Hypocrites... Je crois… Je crois qu'ils se rappellent qu'elle les a maudits, et qu'au fond d'eux, ils savent qu'elle avait raison de le faire. Ils savent que le prix était trop élevé. Ils savent que leurs efforts pour ne rien voir n'ont servi qu'à créer un immense gâchis. Et qu'ils avaient tort, tous autant qu'ils étaient.
Quand ils te voient, ils ont honte, Gaara… Ils se souviennent la manière dont ils l'ont ignorée, alors qu'ils savaient tout de son calvaire. Tu leur renvoie leur propre culpabilité en pleine face… C'est plus facile de se dire que tu es un monstre, et de te détester. Et même moi… Si Natsuhi ne m'avait pas… Je n'aurais même pas réfléchi à la raison pour laquelle je te détestais, et je…
Gaara se mit à fixer le pied de la table, tout à coup très intéressé par les moulures dessinées dans la pierre. Naturellement, il connaissait toute l'histoire. Il savait. Il savait que sa mère en avait voulu à tout le monde, il avait assez payé pour le savoir. Il savait qu'elle lui avait transmis sa haine. Voilà pourquoi tout était allé de travers avec lui. Pourquoi durant tant d'années, il n'avait vécu qu'avec cette haine dans le ventre.
Mais jamais il ne s'était demandé vraiment comment cela avait pu se passer de l'autre côté. Il s'était dit qu'il n'y avait pas besoin de raisons pour être détesté. Qu'il était un monstre, et que ceci justifiait cela. Qu'on lui en voulait d'être le dernier recours du village durant la guerre, le dernier rempart, si proche de la défaite. Qu'on retrouvait en lui une époque révolue qu'il était préférable d'oublier. Et tout cela n'était pas faux, certes, mais…
Mais jamais personne n'en avait parlé ainsi. Jamais il n'avait imaginé ce qui s'était passé, quand Karura avait été acculée par le village tout entier. Il l'imagina… Les passants qui lui tournaient le dos, la laissant seule avec son destin. Ceux qui la jugeaient en chuchotant, se croyant permis de la blâmer pour refuser sa destinée. Son père, la vieille Chiyo, dans le rôle de bourreaux, avec une victime récalcitrante entre les mains, et les gens, qui fermaient les yeux, mais ne pouvaient s'empêcher d'entendre les cris de détresse de celle qui ne voulait pas être l'agneau qu'on envoyait à l'abattoir.
Musubi se détourna, secouant la tête, des larmes perlant au coin de ses yeux, l'air extrêmement las. Epuisé. Il se tourna un moment vers Natsuhi. Natsuhi qui regardait fixement son vis à vis, ses joues trempées, ses mâchoires serrées. Comme de juste, elle ignorait tout, ou presque. Son frère avait eu trop honte pour lui en parler.
-Si… Si seulement l'un d'entre nous s'était élevé contre cette infamie… Si seulement l'un d'entre nous avait osé… Tout aurait pu être différent, continua Musubi, et chaque mot semblait lui causer une souffrance indicible... Mais nous avons tous été des moutons, nous avons pensé à notre précieuse petite peau… Et tout ce qui en a résulté a été de la souffrance… Et la tienne, en premier lieu. Nous te traitions de monstre… Mais les monstres, c'était nous…
Il plissa encore un moment ses mains sur ses paupières, puis se retourna vers Gaara, prenant une grande inspiration, tentant de contenir les tremblements de sa voix, pour lui faire la demande la plus étrange que le Jinchuuriki ait jamais entendu de sa vie.
-Gaara… Je te demande pardon. Pardonne-moi… Pardonne aux habitants de ce village… Ou si c'est trop dur pour toi, laisse-nous espérer que tu pourras le faire un jour.
Son regard… Son regard était devenu insoutenable, comme si Gaara avait aspiré sa vie entière, et la tenait à présent entre ses mains. Non. Pas sa vie. Son âme. Et le Jinchuuriki prit conscience de ce qu'il était en train de lui demander. Il était en attente d'un jugement. Le sien. Ou plutôt, celui de sa mère à travers lui.
Le silence devint pesant, effroyablement long, sans que Musubi ne se détourne, et ses pupilles prenaient des reflets de la folie. Natsuhi se mordait la lèvre inférieure si violemment qu'elle en saignait. Il ne savait pas quoi répondre. Il n'avait pas le temps de réfléchir. Il commença à paniquer, parce que tout le monde se changeait en statue de pierre autour de lui… Et puis il comprit la réponse qu'on attendait de lui. Qu'il était capable de donner. Alors les mots vinrent, lentement, réfléchis, et ils reflétaient le fond de sa pensée.
Natsuhi m'a donné mon âme en cadeau… A mon tour, alors…
-Je ne peux pas parler pour ma mère, fit-il dans un souffle. Je ne sais pas ce qu'elle aurait fait. Mais je peux parler pour moi.
Pendant longtemps, durant… Durant les treize premières années de ma vie, j'ai vécu totalement seul. Mon seul désir était de survivre à ceux qui me haïssaient, d'être plus fort qu'eux et de les vaincre, pour me prouver que je méritais d'exister. Je rêvais de prendre ma revanche sur la terre entière. Je voulais prendre ma revanche pour moi, et aussi pour elle. Et puis… On m'a montré que la vie n'était pas comme je me l'imaginais. Qu'on pouvait, même en portant un démon, être aimé, faire confiance, et partager. Et quand je l'ai compris, j'ai enfin pu rêver. Ce dont je rêve, c'est que les gens m'acceptent enfin, tel que je suis. Avec ou sans la trace de leurs fautes sur mon visage. Avec ou sans Shukaku.
Je veux être le Kazekage du village de Suna. Je veux mettre ma vie à votre service, et que vous m'aimiez en retour. J'ai moi aussi fait ma part d'erreurs. Je vous ai déjà pardonné.
Et, au fur et à mesure qu'il prononçait ces paroles, il vit ce visage dans lequel pointait une pincée de folie tant la honte était grande, se calmer, s'apaiser. Son expression de reconnaissance, quand il eut fini, lui donna des frissons. Il avait tant attendu pour que cette expression naisse un jour sur un visage pour lui. N'importe qui. Mais…
-Je vous ai pardonné, mais… Mais n'oubliez pas. Souvenez-vous de vos erreurs, comme je me souviendrai des miennes. Souvenez-vous de ma mère, et ne soyez plus jamais des moutons…
Musubi baissa un instant la tête, accusa le coup, blessé. Ses yeux s'égarèrent un moment vers la fenêtre ouverte sur les vents de la nuit. Et puis, il passa sa manche sur son visage effaçant les larmes, et tout ce qui restait quand il se tourna à nouveau vers Gaara était de la détermination.
-Je ne comprenais pas pourquoi Natsuhi t'avait choisi, mais maintenant, tout est clair… Gaara… Je ne sais pas si les autres sont prêts à t'entendre dire cela… C'est dur, quelque part… Mais il te faudra un appui au conseil, que pour le moment, personne n'est prêt à te donner. Eh bien, je te donne le mien. Ils ne seront peut-être pas tout de suite prêts à reconnaître leurs erreurs passées, mais je vais les faire réfléchir. Et ce sera plus facile pour eux de te nommer Kazekage que de te faire des excuses, dans un premier temps…
Les lèvres du rouquin s'ouvrirent en une muette expression de surprise. Jamais il n'avait pensé faire campagne ce soir… Et pourtant…
-Gaara… Je suis sûr que tu seras le meilleur Kazekage que nous aurons jamais eu…
Il sourit. Il avait le même sourire que sa sœur.
