Mes petits chats,
Je vous propose ce soir la suite de "L'affaire Philippe Delveau".
C'est un gros morceau, je n'ai pas trouvé de manière optimale de la découper alors je l'ai laissé telle quelle. Pour ceux qui la trouveraient trop longue (avis que je partage), mea culpa et pour tous, je vous invite à prendre votre temps.
J'ai terminé ma correction dans des conditions peu optimales, j'espère ne pas avoir laissé trop de coquilles. Si vous remarquez quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'en faire part et je vous en remercie par avance.
Pour les curieux, quelques notes ci-dessous ; pour les autres, rendez-vous quelques lignes plus bas pour le début de cette cinquième partie.
Je vous souhaite à tous une agréable lecture et vous dis à bientôt,
ChatonLakmé
La Butler County Historical Society (BCHS) est une association d'étude et de valorisation de l'histoire du comté de Butler. Elle s'est réunie pour la première fois en 1924, de manière informelle jusque dans les années 1960 avant de se structurer. Elle a pour mission de collecter, de conserver, d'étudier et de valoriser les documents, les objets et les sites patrimoniaux du comté pour l'usage et la connaissance de tous. Elle compte une importante bibliothèque accessible aux chercheurs ainsi que de très nombreux fonds d'archives (cartes, journaux locaux, archives familiales, fonds iconographiques…). L'association gère également de manière directe plusieurs lieux dont la maison du sénateur Walter Lowrie qui abrite une partie de ses bureaux ainsi que la maison du pionnier Cooper à Cabot.
Le National Registrer of Historic Places consigne l'ensemble des zones définies comme Historic district (pour Historic districts in the United States). Ces dernières peuvent concernées des bâtiments, des ressources archéologiques ou d'autres types de propriétés reconnus pour leur importance historique ou architecturale. Un Historic district peut être créée par le gouvernement fédéral, étatique ou local et est de nature purement honorifique. Il ne contraint pas les propriétaires en termes de travaux si ce n'est au niveau local. En effet, les municipalités protègent leur patrimoine historique en réglementant les modifications, démolitions et autres travaux qui pourraient être fait sur le district
Le Maridon Museum a été ouvert en 2004 dans le centre-ville de Butler. Ses collections couvrent les arts et les cultures chinoise et japonaise et compte aussi une importante section sur la porcelaine allemande de la manufacture de Meissen. Ces dernières ainsi que les bâtiments ont été légués à la ville par Mary Hulton Phillips.
La pédiophobie désigne la peur des poupées et plus largement des mannequins ou des robots. La coulrophobie est la peur des clowns.
La version ASV de la Bible désigne la traduction du livre dans sa version américaine standard. Elle a été achevée en 1901 avec la publication de l'Ancien Testament, après celle du Nouveau Testament en 1900. Elle fait partie des versions bibliques autorisées pour le service de l'Église épiscopale et de l'Église d'Angleterre.
Le chupacabra (littéralement « suceur de chèvres » en espagnol) est une créature fantastique faisant partie de la culture populaire de toute l'Amérique latine. Elle se nourrirait du sang des animaux de ferme, notamment des chèvres ou des vaches.
Nat King Cole (pour Nathaniel Adams Coles ; 1919-1965) est un chanteur et pianiste américaine de jazz et l'un des plus importants crooners de ce style dans les années 1950.
Les Backstreet Boys est un boys band américain créé en 1993 en Floride. Il s'agit du groupe de musique pop ayant vendu le plus de disques de toute l'histoire de la musique. Il est toujours en activité et a sorti son dernier album en 2022.
Le safe word est un code dans le monde du bondage. Il désigne un signal verbal ou corporal défini en amont par les participants pour indiquer la fin de la séance à la demande du soumis.
La citation de Sam dans les dernières lignes de cette partie est tiré de l'Apocalypse de saint Jean dit aussi le Livre des Révélations (Apocalypse, 1 :18)
L'affaire Philippe Delveau
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Cinquième partie
Butler, Pennsylvanie, samedi 30 septembre
Les mains dans les poches, Dean lève la tête avant de hausser un sourcil appréciateur.
Depuis le trottoir, il contemple le porche blanc et rouge et la façade en briques de la maison du sénateur Walter Lowrie.
Alors qu'ils descendaient S Jackson Street, Sam lui a dit avec enthousiasme qu'elle était une des rares de ce type à avoir été préservée dans le comté de Butler. C'est vrai que c'est une belle bâtisse, avec son étage à fenêtres à guillotine et son toit en ardoise bien pentu. Le jeune homme sourit. Les fenêtres de la maison familiale des Winchester sont un peu semblables, les mêmes petits carreaux et les mêmes huisseries peintes en blanc.
Dean décide d'y voir un bon présage et de ne surtout pas prêter attention aux alentours immédiats de la Butler County Historical Society.
Le quartier est défiguré par des constructions modernes de qualité discutable. Ce n'est pas parce que les immeubles autours ont les mêmes façades en briques que cela contribue à créer la moindre unité de style. Elles sont juste là, comme autant d'excroissances un peu monstrueuses de parkings en bitume et de constructions un peu fades.
Le châtain tourne légèrement sur lui-même.
De l'autre côté du carrefour, au croisement de S Jackson Street et de W Brush Street, il y a une belle villa ancienne de style européen occupée par un cabinet d'avocats. Elle n'est pas trop désagréable à regarder.
Le seul autre bâtiment à trouver grâce à ses yeux pourrait être les bureaux du shérif du comté, juste de l'autre côté de la rue. C'est une sorte d'étrange construction vaguement néo-gothique en pierres. Elle lui évoque un petit Poudlard avec ses baies en ogive, ses pinacles et ses frontons mais un château en carton-pâte. Même les pierres en parement semblent être fausses. Les fenêtres sont en double vitrage. L'ensemble est finalement défiguré par la passerelle en verre contemporaine qui s'ouvre au premier étage, traverse S Jackson Street pour relier le tribunal du comté de l'autre côté de la rue.
Dean renifle.
C'est laid. Franchement laid.
À côté de lui, Sam se gratte la nuque d'un air un peu dubitatif.
— « La maison du sénateur est la plus ancienne du quartier et pourtant, on dirait que c'est elle qui n'est pas à sa place. »
— « Rappelle-moi sa date de construction… »
Sam ouvre rapidement sa sacoche pour en sortir son carnet de bord.
— « Elle a été édifiée en 1828 », lui dit-il en le feuilletant rapidement. « Elle est inscrite au National Register of Historic Places pour son intérêt historique et architectural. »
— « Ce n'est pas difficile quand on regarde ce qu'il se trouve autour. Ce n'est pas toi qui m'as dit que le centre-ville de Butler était distingué pour la qualité de son architecture ? », marmotte Dean en jetant un regard alentour.
— « … Le Butler County Courthouse est aussi inscrite au NRHP », lui rétorque son frère en haussant les épaules.
Le châtain jette un regard noir au tribunal qui abrite aussi les bureaux du shérif. Il ressemble toujours à un fichu décor de théâtre.
— « Dépêchons-nous, le musée va bientôt fermer. J'aimerais vraiment arriver à prendre contact avec au moins un bénévole pour avancer dans notre enquête », dit Sam en montant le perron.
Dean acquiesce d'un air un peu farouche. Il est surtout temps de trouver enfin quelque chose sur la maison de Castiel.
Leurs trois premières journées de travail aux archives municipales de la Butler Area Public Library n'ont pas été plus concluantes que les trois jours précédents malgré la bonne volonté soudaine de Robert Bennett.
C'est parce que Sam a mentionné Castiel un après-midi que son attitude a brusquement changé. Ça a été si soudain que Dean a vaguement songé qu'il pouvait être possédé par un obscur démon amateur d'archives poussiéreuses.
— « Vous travaillez avec Mr Novak ? Vous auriez dû me le dire dès le premier jour, j'aurai été plus – moins froid mais vous comprenez, ces archives sont uniques et très précieuses. Mr Novak est un homme charmant, n'est-ce pas ? Et quelle culture ! Est-ce qu'il participe à l'écriture de votre livre ? Une œuvre commune peut-être ? Est-ce que vous avez déjà lu les articles qu'il a publiés dans des revues artistiques spécialisées ? Et un des catalogues d'exposition de son ancienne galerie ? Il a une très belle plume. »
Le châtain fronce les sourcils. Bon sang, lui aussi il va naviguer sur le net pour trouver un des écrits de Castiel et le lire. Et il appréciera seul le fait que le jeune homme écrit bien.
Dean emboîte le pas à son frère et monte les marches du perron d'un air volontaire.
Ouais, il va le faire et il en parlera avec Castiel en le complimentant sur l'article qu'il aurait trouvé par le plus grand des hasards en faisant ses recherches.
Sam lui jette un regard avant de sonner à la porte puis d'entrer. Il marche jusqu'au petit comptoir d'accueil pour signaler leur présence.
Dans le vestibule, le jeune homme renifle discrètement. La maison du sénateur Lowrie sent un peu la poussière et la cire. Rien de surprenant à cette atmosphère un peu étouffée. Il a de lourds rideaux à pampilles à chaque fenêtre, de la moquette à motif cachemire au sol et des tapis. Le mobilier est en bois sombre, probablement de l'acajou ou du poirier noirci pour imiter l'ébène, parfaitement entretenu.
Sam appuie sur la petite sonnette en métal argenté qui trône devant lui.
Dean préfère s'occuper en observant les babioles touristiques présentées sur une longue table en bois. Il étale machinalement sur la nappe blanche les reproductions de gravures anciennes puis s'attarde sur les assiettes peintes d'un style définitivement très rétro et les stylos.
Le jeune homme prend un porte-clés en métal peint en blanc et bleu sur un petit tourniquet. Il représente l'emblème de la ville de Butler, la facture n'est pas mauvaise et il ne coûte que quatre dollars. Dean pourrait l'acheter pour l'Impala. Peut-être. Surtout quand il ne sentira pas le regard de son frère sur sa nuque, un peu narquois et amusé.
Dean Winchester n'est pas le genre d'homme à faire des emplettes touristiques. Moins encore dans une maison historique meublée de pièces anciennes avec des napperons en dentelle fait main et des compositions en fleurs séchées.
Il soupire et passe une main dans sa nuque. Et dire qu'ils ne sont que dans le vestibule.
Le châtain repose le porte-clés et rejoint son frère, les mains au fond des poches.
— « C'est vraiment ancien, pas vrai ? », dit-il d'un ton nonchalant.
Sam ricane et lui donne un léger coup de coude.
— « Le domaine a été vendu par la famille Lowrie à Georges Washington Smith, un avocat, avant d'être cédée à Charles Craven Sullivan en 1839. C'est la dernière descendante de la famille qui l'a légué avec tout ce qu'elle contient à la Butler County Historic Society en 1986. Elle a été très restaurée et remeublée à l'identique depuis », explique-t-il en montrant une petite plaque commémorative derrière le comptoir.
— « Ouais, jusqu'à l'odeur… »
— « J'aime bien le parfum du bois ciré. Et tu te souviens ? Maman a un foulard avec le même motif. Il est bleu », répond Sam en désignant la moquette.
Dean observe leurs pieds et hausse légèrement les épaules. Son frère a la prodigieuse capacité à se souvenir des détails les plus subtils jusqu'à l'insignifiant. C'est parfois aussi touchant qu'agaçant.
— « C'est celui qu'on lui a offert pour ses quarante ans ? »
— « Non, pour ses cinquante ans. Mais c'était bien essayé, Dean. »
Le châtain lui donne un coup de pied dans le tibia. Son frère ricane et lui rend la pareille avec une redoutable précision. Dean heurte maladroitement le comptoir et la petite sonnette tinte d'une manière presque désespérée. Sam sourit en coin.
— « Est-ce que tu as besoin d'un peu de monnaie pour acheter ton souvenir ? Je suis prêt à t'aider pour satisfaire ton petit plaisir si tu veux », le taquine-t-il en jetant un regard à la table.
Dean sent ses oreilles chauffer un peu. Son frère est sans pitié. Il est probablement aussi agacé que lui par leurs longues journées de recherches à la Butler Area Public Library sans aboutir au moindre résultat tangible.
La seule consolation de Dean est que depuis plusieurs soirs, ils sont retournés chez Castiel et y sont restés à chaque fois un peu plus longtemps. Les deux hommes partagent les mêmes goûts en matière de tarte et depuis hier, ils se tutoient. C'est la chose la plus agréable qui leur soit arrivé depuis leur arrivée le châtain compte bien forcer un peu plus sa chance. Même si le prénom de Castiel est très beau, un surnom, ça pourrait être bien. Peut-être même que cela lui fera plaisir. Sam et lui ne le fréquentent pas depuis longtemps mais une semaine a été suffisante pour réaliser que pour un bel homme d'une quarantaine d'années, il est très seul.
Le craquement d'un escalier un peu plus loin le fait se redresser inconsciemment.
Sam est sur le point d'appuyer une nouvelle fois sur la petite sonnette quand un homme arrive soudain au détour d'une pièce voisine. Coiffé d'un fédora un peu râpé, il possède un tour de taille fantastique, comme sa barbe striée d'argent. Il est comme une étrange apparition mais son air bonhomme fait sourire discrètement Dean. L'homme n'a rien à voir le Cerbère-plus-si-Cerbère-que-ça-Robert-Bennett des archives municipales. Il semble avenant et ses sourcils incroyablement longs et broussailleux achèvent de le rendre immédiatement sympathique.
Le châtain le salue d'un sourire et l'homme répond d'un petit signe de tête, la main à son chapeau. c'est plutôt classe. Ouais, ça va bien se passer.
— « Je suis désolé mais je suis en train de fermer le musée », dit-il en regardant le cadran d'une grosse horloge de parquet à côté d'eux. « … Je ferme dans une demi-heure en réalité alors je suppose que je peux vous faire un demi-tarif si vous souhaitez faire un tour. »
— « C'est très aimable de votre part mais mon frère et moi sommes ici pour une autre raison. Sam et Dean Winchester », se présente le blond en lui tendant la main.
L'homme la serre d'une poigne de fer sans perdre son vague air de Père Noël. Dean sourit.
— « Gary Osborn. Qu'est-ce que je peux faire pour vous si vous ne venez pas pour une visite ? On ne vient pas vraiment se perdre du côté de la maison du sénateur Lowrie sans raison. Vous avez vu le quartier ? Ce n'est pas le plus pittoresque de Butler… », grimace-t-il.
Le châtain acquiesce en riant. Sam ouvre sa sacoche pour en sortir carnet et stylo tandis que Dean s'accoude nonchalamment au comptoir. Il étouffe un rire dans sa paume. Son frère ressemble tellement à un écolier parfois. Il a l'impression de voir le même petit Sammy qu'il avait accompagné en sortie scolaire quand il était au lycée, rayonnant de fierté de voir son aîné à ses côtés et un appareil photo jetable autour du cou. Les petits garçons grandissent et vont à Stanford mais dans le fond, ils restent toujours les mêmes.
— « Nous sommes au bon endroit. Nous faisons des recherches historiques pour l'écriture d'un livre. Est-ce que vous êtes membre de la BCHS ? »
— « Depuis 1972, j'ai commencé à la maison du pionnier Cooper à Cabot. » Gary croise les bras sur son large torse et les regarde avec attention. « … Alors vous écrivez un bouquin ? Vraiment ? Tous les deux ? »
— « En quoi est-ce si surprenant ? », l'interroge Dean en haussant un sourcil. « Est-ce que vous auriez plus confiance en nous si on vous disait qu'on vient de passer six jours aux archives municipales de Butler avec Mr Bennett ? Vous voulez peut-être qu'on vous raconte par le menu combien il a rechigné à nous communiquer les documents dont nous avions besoin ? »
L'homme le regarde sans un mot avant d'éclater de rire. C'est tonitruant et le châtain a l'impression de sentir le parquet trembler sous ses pieds. Gary lève les mains en signe d'apaisement, ses yeux pétillent d'amusement sous le bord de son fédora.
— « Sans offense mon garçon. Je suis désolé mais vous et votre frère n'avez pas vraiment l'air d'historiens. Pas du genre qu'on croise à Butler en tout cas. »
Dean hausse les épaules. Que peut-il répondre à ça ? Ce qu'ils racontent est un mensonge de toute façon.
— « De quoi parle votre livre ? », reprend Gary avec intérêt. « J'ai passé toute ma vie à Butler, je peux peut-être vous aider. Je vous assure que je suis plus avenant que Robert à la bibliothèque municipale. Pas un mauvais bougre dans le fond mais il est un peu procédurier. »
Le châtain grommelle entre ses dents serrées. Ouais c'est ça. Procédurier. Pas complètement obtus et psychorigide. Bon sang, si Sam n'avait pas parlé de Castiel, il aurait refusé de leur communiquer les archives de la famille Debray en invoquant un prétexte fallacieux. Rien qu'en le regardant, Dean savait déjà que l'employé accumulait les excuses possibles pour s'expliquer et parer à toute protestation de leur part. Sale con qui trouve Castiel si charmant et cultivé. Avec sa plume si belle.
— « Alors ? Quel est votre sujet ? »
— « Nous travaillons sur les maisons remarquables du comté et les affaires criminelles qui ont pu s'y dérouler. Nous ne nous sommes pas encore entièrement décidés pour la forme du livre, il prendra peut-être la forme de nouvelles un peu horrifiques », explique Sam avec une légère moue.
L'air bonhomme de Gary s'assombrit légèrement. Il décroise les bras et s'appuie à deux mains sur le comptoir. Ses yeux luisent d'une lueur bien moins amicale sous son chapeau.
— « C'est un bouquin un peu sensationnaliste », grimace-t-il.
— « C'est la raison pour laquelle nous envisageons d'expliquer le passé sous la forme d'un récit. Nous ne voulons pas proposer une analyse voyeuriste comme on peut en voir à la télé. »
— « Saloperies d'émissions de télé-réalité », grogne l'homme dans sa barbe argentée.
— « Nous sommes tout à fait d'accord », renchérit Dean d'un air charmant. « Cela ne nous plaît pas forcément mais parfois, il est bon de passer par la petite porte pour expliquer la grande histoire. Vous devez partager beaucoup d'anecdotes de la vie des Lowrie quand vous faites des visites guidées, je suis persuadé que vos visiteurs apprécient. »
— « Touché… » Gary s'adoucit et passe une main dans sa barbe. « Je ne suis pas certain d'être la meilleure personne pour vous aider dans vos recherches. L'histoire criminelle n'est pas du tout ma spécialité et je ne me souviens pas non plus de cas qui auraient marqué l'histoire de Butler… Je suppose que vous avez déjà dépouillé les journaux locaux à la bibliothèque ? »
Dean et Sam acquiescent immédiatement et l'homme sourit.
— « Sans grand succès hein ? Est-ce que vous avez des précisions à me donner ? Des maisons que vous auriez retenus peut-être ? »
Les deux frères échangent un regard. La perche est trop belle et surtout, elle leur évite de passer pour des indiscrets.
Sam ouvre son carnet et en sort une coupure de presse, tirée d'un numéro de 1901 du Butler Citizen. Gary sort une paire de lunette de la poche pectorale de sa chemise et Dean se mord les joues pour ne pas sourire trop grand. Rondes et à monture en métal. Tellement Père Noël d'une publicité Coca Cola.
L'homme plisse les yeux pour regarder la photo en noir et blanc d'une qualité un peu grainée. L'article vante une vente de charité organisée dans la maison de Belmont Road par les propriétaires pour soutenir la création d'un dispensaire. On reconnaît les formes chantournées de la façade, la tourelle octogonale mais guère plus. Le cliché est vraiment d'une horrible qualité.
— « C'est la maison de la famille Debray. Vous vous intéressez vraiment à elle ? »
— « Nous nous sommes promenés dans Butler et c'est une des plus belles demeures que nous ayons vues », répond Dean en haussant les épaules.
L'homme retire lentement ses lunettes, les plie et les range dans sa chemise avant de rendre l'imprimé à Sam.
— « Je crains que tout n'ait déjà été écrit à son sujet, c'est effectivement une des plus belles maisons de Butler. La dernière personne à s'y être intéressée est son nouveau propriétaire, un citadin de New York. Gentil, poli et beau garçon. Nous avons beaucoup discuté ensemble quand il est venu ici pour consulter les archives de l'association. »
— « Nous connaissons Castiel, il nous a prêté sa documentation mais notre sujet de recherches un peu plus vaste », s'empresse de préciser Dean.
— « Ouais. Impressionnant son travail, pas vrai ? Je lui ai proposé d'écrire un article dans notre revue pour le mettre en valeur. » Gary caresse à nouveau sa barbe d'un geste lent et plein de réflexion. « … Vraiment les garçons, je crois pas qu'il se soit passé une tragédie là-bas. La famille Debray était bien intégrée et appréciée. Ils ont fait beaucoup pour doter Butler d'équipements pour les moins favorisés. Je crois même que la plupart de leurs membres ont fait des mariages d'amour, c'est assez rare pour l'époque pour être signalé mais ma femme dit que je suis un grand romantique. »
Gary s'esclaffe joyeusement, Dean fait de son mieux mais il mâchonne ses joues avec agacement. Ils ne font que tourner en rond, Sam et lui doivent avancer.
Il s'empare du carnet de son frère, le feuillette rapidement avant de le mettre devant les yeux de leur interlocuteur. Le châtain tapote une page d'un doigt.
— « Est-ce que vous auriez des informations sur la construction en elle-même ? », reprend-il. « Est-ce que la maison aurait pu être érigée sur des vestiges quelconques ? Le lieu d'une bataille de la Guerre de Sécession peut-être. Ou un cimetière indigène. »
Gary le regarde d'un air un peu interdit avant de rire.
— « Vous chassez des fantômes les gars », se moque-t-il gentiment en chaussant à nouveau ses lunettes.
Cette fois, Dean s'esclaffe d'un air complice. Il lève même les yeux au plafond, mimant le plus parfait des amusements. Incroyable ce que les gens peuvent dire sans avoir conscience de combien ils sont prêts de la vérité. C'est la raison pour laquelle Sam et lui ne cachent pas toujours ce qu'ils font. Ils sont sincères et on rit joyeusement autour d'eux. C'est parfois plus simple que de devoir inventer des mensonges au risque de faire une erreur et d'attirer la méfiance. La nature humaine est ainsi faite. Plus c'est gros, mieux cela fonctionne. Dean songe parfois que le gouvernement des États-Unis est particulièrement brillant quand il explique des phénomènes inconnus par des nuages de forme étrange. Un peu comme les agents en noir dans la série de films Men in Black. Sam et lui sont au moins aussi bons à ce jeu de dupe.
Gary marmotte dans sa barbe.
— « La BCHS conserve des archives et notamment un important fonds de cartes de la ville. Est-ce que vous aimeriez le consulter ? »
— « Ce serait parfait ! Est-ce que nous pouvons prendre rendez-vous tout de suite ? », s'enthousiasme Sam.
— « Ne vous embêtez pas avec ça », grogne Gary en regardant une nouvelle fois la grande horloge de parquet. « Le musée est fermé et vous êtes là. Je peux vous conduire dès maintenant à notre bibliothèque de recherches si vous n'êtes pas pressés. Pendant ce temps, je vais vérifier dans nos inventaires si je ne trouve rien de plus. »
Dean le remercie d'une franche poignée de main alors que l'homme passe de l'autre côté du comptoir. Sam et lui l'aident obligeamment à rentrer les rocking-chairs du perron puis à fermer les volets des pièces visitables de la maison. Le groupe gagne ensuite les bureaux de l'association et Gary leur ouvre la bibliothèque avec une clé ancienne. Des rayonnages couverts de livre courent le long des murs tandis qu'au fond s'alignent plusieurs meubles à plans anciens en bois patiné.
L'homme les guide jusqu'à celui situé à droite et prend deux paires de gants en coton dans une petite boîte posée sur le dessus.
— « Vous devez les porter pour manipuler les cartes. Certaines sont vraiment anciennes et le papier n'a pas très bien vieilli. Si vous faites des recherches en archives, je suppose que vous êtes familier de ce genre de choses mais je le répète quand même. Vous ne devez utiliser qu'un crayon de papier pour prendre vos notes et les photos se font sans flash. »
— « Ne vous inquiétez pas, nous ferons très attention. Merci Gary. »
L'homme semble hésiter un instant puis il hausse les épaules et se gratte le crâne sous son fédora.
— « Je serai dans le bureau juste à côté avec les inventaires. N'hésitez pas à venir me voir si vous avez la moindre question. »
Dean hoche distraitement la tête. Il a déjà enfilé ses gants et lit les indications reportées sur les tiroirs.
À la section des plans cadastraux, le jeune homme ouvre le meuble. Il sent son ventre se tordre d'excitation. Le fonds est particulièrement prometteur. Le châtain soulève quelques cartes par un coin. Elles couvrent l'histoire de l'urbanisme de Butler depuis le début du XIXe siècle et sont toutes richement annotées. Il sourit. Sam et lui vont trouver quelque chose. Il faut qu'ils trouvent.
Les deux frères se répartissent efficacement les fonds entre les cartes historiques et les plans du cadastre.
Après plus d'une heure d'étude attentive, ils ont appris énormément de choses sur le développement de Butler et ont lu plusieurs noms de famille très amusants mais le constat est amer. Les deux frères doivent s'avouer une nouvelle fois bredouilles.
Dean arrache presque ses gants en coton de frustration et les jette en boule dans la petite boîte.
— « Bordel, rien du tout… On n'a rien trouvé de plus », grogne-t-il en passant une main dans ses cheveux.
— « Le fait que la maison de Castiel ait pu être construite sur un ancien cimetière indien était la moins plausible de nos hypothèses », lui rappelle Sam en se frottant les yeux. « Et je t'ai déjà dit que les combats de la Guerre de Sécession s'étaient tenus plus loin de Butler, à la frontière sud de la Pennsylvanie. C'était peu plausible aussi. »
Dean l'ignore, il marche de long en large dans la bibliothèque. Le parquet couine presque douloureusement sous ses pas.
— « La maison de Castiel a été construite sur un foutu terrain vague, la propriété d'un certain Mr Edward Cox qui était travaillait dans le pétrole et n'a pas trouvé de source ici », énumère le châtain. « Les cartes confirment que la maison a été édifiée ex nihilo et que le quartier s'est lentement constitué autour. La présence des Debray a attiré de petits bourgeois et des commençants enrichis du centre-ville. »
— « C'était très intéressant », tempère un peu son frère.
— « Nous ne sommes pas plus foutrement avancés », grogne Dean d'un ton exaspéré en se laissant tomber sur une chaise. « Les archives de la famille Debray ne mentionnent aucun drame familial ni décès qui sortirait de l'ordinaire. La presse locale n'indique rien de plus et nous avons consulté les numéros parus jusqu'à il y a une dizaine d'années. Et rien. Toujours foutrement rien. »
Sam range avec soin le plan cadastral qu'il était en train d'étudier, referme le tiroir et retire à son tour ses gants. Il se rassoit et ouvre son carnet entre eux, à la liste de leurs hypothèses.
Le châtain soupire lourdement quand il le voit rayer la mention « Historique du lieu ». C'est un nouveau constat d'échec. Exactement comme « Maison : Voir Propriétaires » également raturé juste au-dessus.
Dean se mord les joues. Il s'attend à ce que son frère continue sur sa lancée, qu'il élimine également les lignes « Événements familiaux » et « Décès » mais Sam tapote distraitement la pointe de son stylo sur le papier.
— « Qu'est-ce que tu attends ? Je ne doute pas de la bonne volonté de Gary mais toi et moi savons que les inventaires de l'association ne monteront rien de particulier », grommelle le châtain.
— « Laissons-lui le bénéfice du doute. Il peut penser à des éléments qui nous ont échappé. Nous devrions peut-être lui préciser que nous nous interrogeons sur tous les faits un peu extraordinaires qui se sont passés ici. »
Dean hausse les épaules. Sammy et son extraordinaire optimisme. Son frère lui donne un petit coup d'épaule en guise de réconfort. Il se renfrogne un peu plus et lève les yeux au ciel.
— « … Il nous reste encore une chose à vérifier », reprend doucement le blond en baissant les yeux sur son carnet. « Une chose que nous ne pourrons faire que dans la maison. »
Le châtain masse sa nuque du bout des doigts et lui jette un regard un peu las. Sam garde la tête baissée, les yeux rivés sur les pages couvertes de sa fine écriture d'écolier appliqué. Il a les sourcils légèrement froncés et il tressaute nerveusement d'une jambe.
Dean baisse lentement sa main tandis qu'il sent son ventre se tordre désagréablement.
— « Non. Sam, on ne fera pas ça », assène-t-il d'un ton sans réplique.
— « Nous n'avons pas le choix. Dean, nous ne pouvons pas passer à une autre hypothèse tant que nous n'avons pas exploré entièrement celle qui l'a précédé. Tu sais que j'ai raison. »
Son frère le regarde d'un air de défi.
Le châtain s'assombrit et crispe les doigts sur son jean. Journée – semaine – pourrie de bout en bout.
— « Tu détestes faire ça. Et je n'aime pas non plus te voir faire… »
— « Je suis le mieux placé pour le savoir figure-toi mais je ne pense pas que nous ayons réellement le choix. Nous devons éliminer toutes les possibilités Dean », lui répond Sam d'un ton un peu cinglant.
Le jeune homme tressaute de la jambe et se mord les joues. Il continue à s'agiter jusqu'à ce que son cadet pose gentiment une main sur son genou pour le faire cesser. C'est une manière de le rassurer mais Dean ne parvient pas à s'apaiser. Il déteste quand son frère et lui en sont réduits à cette extrémité.
— « … Tu détestes faire appel à ta petite antenne », répète-t-il lentement.
— « N'appelle pas ça comme ça », grogne Sam en lui pinçant durement la cuisse. « Je déteste faire ça mais cela pourrait vraiment nous aider. Soyons sérieux Dean, il n'y a aucune chance pour que la presse locale ait mentionné des jeux stupides d'adolescents avec une planche Ouija ou l'invocation d'un démon pour Dieu sait quelle raison. Personne ne peut le découvrir à part nous et nous n'y parviendrons que comme ça. Tu sais que j'ai raison. »
Dean enfonce sa tête entre ses épaules d'un air buté. C'est vrai. Bien sûr que c'est vrai. Mais Sam peut se retrouver dans un réel état de détresse physique et émotionnel quand il fait usage à dessein de sa sensibilité particulière. Ça fait vraiment mal à voir.
Le châtain gratte furieusement la toile de son jean d'un ongle.
— « J'espère que les épiceries du coin ont des Kit Kat au chocolat blanc en rayon », grommelle-t-il.
C'est le meilleur accord implicite qu'il peut donner au plan à son cadet.
Après une séance, Sam fait souvent de l'hypoglycémie et Dean l'oblige sans état d'âme à manger des barres chocolatées jusqu'à écœurement pour faire remonter son taux de sucre dans le sang.
Son frère le remercie d'un sourire mais il est petit et un peu fragile. Aucun d'eux ne peut être en mesure de prévoir ce qu'il peut se passer dans ces moments. C'est une plongée dans l'inconnu et parfois les gouffres les plus sombres. Ils détestent ça.
Dean se penche légèrement vers lui et appuie son épaule contre la sienne. Solide. Rassurante. Sam exhale un petit souffle un peu timide.
— « D'accord, on le fait mais je veux qu'on définisse les conditions de la séance ensemble. Tu ne joues pas les cowboy et tu acceptes que je sois là pour te seconder et t'aider quand je le juge nécessaire. »
— « Si tu le juges nécessaire. Tu dois me laisser le temps de sentir avant de commencer à paniquer comme si tu étais maman », lui rappelle gentiment son frère.
Dean roule des yeux mais hoche la tête. Il peut… essayer de le faire. Sam n'est pas dupe et s'appuie à son tour contre lui. Pas dupe du tout.
Après un silence, le blond se redresse et s'étire, faisant rouler ses épaules sous sa veste.
— « Allons retrouver Gary. Il a peut-être quelque chose pour nous. »
Le jeune homme ricane légèrement.
— « Il a dû nous laisser ici et nous enfermer dans cette maison de poupée. Nous travaillons dans la bibliothèque depuis plus d'une heure », sourit-il en regardant l'écran de son portable.
Dean se mord les joues. Il est tard, il aurait déjà dû appeler Castiel. Le jeune homme éprouve soudain l'envie folle de courir hors de la maison du sénateur Loewrie pour réparer cet affront.
Sam range leurs chaises avec soin et regarde son portable par-dessus son épaule.
— « Tu n'aimerais pas passer une nuit dans une maison de caractère ? », lui demande le blond d'un ton taquin.
— « Le Clarence Inn est déjà un hôtel de caractère », le singe légèrement Dean. « Il y a des rideaux bien blancs aux fenêtres et des liserés en percale sur les taies d'oreiller. »
Sam s'esclaffe et le bouscule affectueusement.
— « Peut-être que tu préférerais celle de Castiel », poursuit-il d'un ton nonchalant. « C'est vrai qu'elle a vraiment plus de – »
— « Caractère ? », siffle le châtain en lui jetant un regard noir.
Le blond rit et esquive habilement un nouveau coup de coude vengeur dans ses côtes.
Les deux hommes referment avec soin la porte de la bibliothèque derrière eux et marchent jusqu'au bureau de l'association. Gary est assis derrière un ordinateur étonnamment moderne et entouré de registres ouverts à la reliure en cuir. Le parquet grince légèrement quand Sam s'avance sur le seuil et l'homme sursaute légèrement.
— « Vous avez déjà terminé ? »
— « Il est presque dix-neuf heures », répond le blond.
— « Oh mince, je n'ai pas vu le temps passer », grommelle-t-il en se renversant sur son siège pour faire craquer son dos. « Avez-vous trouvé des choses pour votre bouquin ? »
— « Votre fonds de cartes est remarquable. Nous avons appris des anecdotes passionnantes mais rien de nouveau malheureusement. »
Gary renifle légèrement tandis qu'il referme lentement les registres éparpillés autour de lui.
— « Je ne vais pas pouvoir vous aider non plus. J'ai épluché tous les tableaux de descriptions de nos fonds et les chroniques de la ville. C'est un échec cuisant. »
L'homme semble tellement déconfit que Sam marche jusqu'au bureau et porte volontiers les lourds volumes pour l'aider à les ranger.
— « C'est très gentil de votre part d'y avoir passé autant de temps », le réconforte-t-il gentiment. « Dean et moi avons eu raison de venir vous voir. Maintenant, nous savons que nous avons fait tout ce que nous pouvions. »
Gary grommelle dans sa barbe en guise d'acquiescement. Il range les volumes d'un geste un peu raide, referme avec soin l'armoire vitrée à clé et éteint l'ordinateur.
— « Je vous assure que nous apprécions beaucoup ce que vous avez fait pour nous », répète Sam.
L'homme retire brièvement son fédora pour passer une main dans la couronne de cheveux argentés qui orne son crâne.
— « … Je pense encore à une possibilité mais je ne suis pas certain que le résultat sera plus concluant. »
Dean s'appuie d'une épaule contre l'embrasure de la porte.
— « Castiel nous a donné le numéro de téléphone d'un autre membre de la BCHS. Nous n'avons pas pu le joindre directement et il n'a pas répondu à nos messages. C'est Mr Morgan, Daniel Morgan. »
Les yeux de Gary se voilent brièvement tandis qu'il secoue la tête.
— « Daniel n'est plus un membre actif de notre association. Il a fait un AVC il y a quatre mois et il est en maison de repos maintenant. L'attaque l'a beaucoup diminué, il ne pourra pas vous aider. »
Dean a vraiment envie de grogner comme un animal. Mince, Castiel semblait avoir de grandes espérances en lui.
Leur interlocuteur passe une main dans sa nuque puis dans sa barbe. Il la caresse longuement et ça arrache un pauvre sourire au châtain. Comme le père Noël.
— « Je pensais plutôt à ma petite-fille », reprend Gary en se recoiffant avec un geste presque coquet. « Elle a fait des études en histoire de l'art à l'université de Washington et elle a été diplômée avec les honneurs. Jessica a toujours été curieuse de tout et elle s'est longtemps passionnée pour l'histoire des maisons victoriennes de Butler. C'est le sujet de sa thèse d'ailleurs. Elle travaille au Maridon Museum, au département des porcelaines de Meissen. Jessy est vraiment brillante vous savez. Si j'ai oublié quelque chose, elle y pensera à coup sûr. Elle est aussi beaucoup plus jeune que moi, elle peut aussi avoir une autre vision de votre sujet et penser à d'autres pistes. »
L'homme rayonne de fierté et ses yeux pétillent de joie. Sam et Dean esquissent un sourire. C'est touchant.
— « Si cela peut vous intéresser, je vais la prévenir de votre passage ici et lui donner votre numéro pour qu'elle vous contacte. »
Touchant mais pas inconséquent pour autant. Gary ne leur donne pas son numéro, il la protège en lui laissant le choix de prendre contact avec eux ou non. Sam ouvre sa sacoche pour sortir un morceau de papier et griffonner quelques chiffres dessus.
— « C'est mon numéro. Toute aide sera la bienvenue », précise-t-il en le lui tendant.
Gary hoche la tête et Dean esquisse un sourire. Son petit frère sous-estime souvent son propre pouvoir de séduction et de persuasion. Une fois encore, il a été parfait, juste les mots qu'il faut avec le ton adéquat.
Le châtain se gratte la nuque. Il n'est pas certain qu'une historienne de l'art puisse réellement les aider dans leurs recherches mais au point où ils en sont – et comme Sam l'a dit avec ce sourire désarmant de gentillesse – toute aide sera appréciée.
Gary sort derrière eux pour fermer le bureau et éteindre les lumières. Il les raccompagne jusqu'à la porte. Sur le trottoir, Sam remonte la lanière de sa sacoche sur son épaule.
— « Merci pour tout Mr Osborn. »
— « Appelez-moi Gary. … Si vous trouvez quelque chose d'intéressant pour votre bouquin sur cette maison ou sur une autre, recevoir un exemplaire de votre livre pour notre bibliothèque sera aussi très apprécié. »
L'homme hausse un sourcil entendu et Dean lui tend la main en riant.
— « Nous n'avons pas encore d'éditeur mais je le ferai volontiers si notre projet abouti. Bonne soirée Gary. »
L'homme porte une main à son fédora en guise de dernier salut avant de s'éloigner vers le Butler County Courthouse.
Le châtain le suit du regard, trouve le contraste entre sa silhouette de pionnier américain et la passerelle en verre vraiment déplorable avant de se détourner. Il jette un œil à son portable. Mince, dix-neuf heures passées. Il est très en retard.
— « Tu veux appeler Castiel avant qu'on aille dîner ? », lui propose Sam.
— « Tu préfères rester en ville pour la soirée ? »
— « Ça pourrait être bien. Je n'ai pas très envie de manger à la table d'hôte du Clarence Hill, j'ai trop de choses en tête et les nappes repassées et brodées m'empêchent de réfléchir… »
Dean ricane et hoche la tête.
— « Essaye de nous trouver un bon restaurant dans le quartier. J'appellerai Castiel dehors en attendant qu'on nous serve », dit-il en se glissant derrière le volant de l'Impala.
— « Tu as peur que je t'écoute ? »
Le châtain lui jette un regard noir et écrase la pédale d'accélération. Les pneus crissent sur le fin gravier du parking tandis que l'Impala bondit de sa place de stationnement pour se diriger vers S Main Street par W Brush Street.
Sam jure entre ses dents et s'agrippe fort à la portière.
— « Jerk. »
— « Bitch. »
Dean appuie son coude sur la portière et regarde les commerces de part et d'autre de la rue, déjà à l'affût d'un restaurant. Sam pianote du bout des doigts sur sa cuisse.
— « Est-ce que tu vas lui parler de la suite des opérations ? », demande-t-il doucement.
— « Je préférerais lui expliquer de vive voix ce que nous allons faire quand nous serons chez lui. Cas va probablement nous inviter à revenir le voir très prochainement, cela peut attendre un jour de plus », répond le châtain avant de lui jeter un regard torve. « Quoi Sammy ?
— « Cas, hein ? » C'est un surnom sympa », chantonne son frère.
Le châtain grogne entre ses dents serrées et pile brusquement à un feu rouge.
Sam manque de heurter violemment le tableau de bord. Les cheveux en désordre, les doigts crispés sur la poignée de la portière, il lui donne un vigoureux coup de poing dans l'épaule de son autre main.
— « Arrête de faire ça ! Arrête de te comporter comme si tu avais encore quinze ans ! », s'exclame le blond avec exaspération. « Bon sang Dean, tu as quarante ans passé, tu peux assumer comme un homme adulte et mâture le fait que Castiel te plaît. Arrête de me reprocher de remarquer que tu fais des choses bizarres quand il s'agit de lui et d'essayer de t'en parler ! »
— « C'est parce qu'il n'y a rien à en dire. »
— « Oh, je t'en prie ! Les choses sont simples tu sais, il n'y a que toi qui les rends compliqués et tu m'en veux alors que je n'y suis pour rien . »
Sam roule ostensiblement des yeux tandis que Dean enfonce sa tête entre ses épaules. Ses épaules raides et sa nuque un peu chaude.
— « Je ne suis pas attiré par lui », marmotte-t-il entre ses dents serrées.
— « Pardon, tu l'apprécies et vous vous entendez bien. Il n'y a rien de mal à ça et je te rappelle que personne dans la famille ne s'est offusqué quand tu as avoué aimé aussi les garçons. Maman a même trouvé ça adorable. Tu prends cette enquête à cœur comme ça m'est aussi déjà arrivé. Tu sais que je fais encore des cauchemars de la sorcière de Stanford. C'est normal de le faire quand on se sent plus investi émotionnellement. »
Le châtain se mord les joues presque douloureusement.
Avisant un steak house sur leur droite, il interroge Sam d'un regard et son frère acquiesce d'un air sombre.
Le jeune homme gare souplement l'Impala le long du trottoir avant de retirer lentement la clé de contact. Il observe les tables en vitrine, l'uniforme vert de la serveuse qui va et vient de table en table. L'enseigne lumineuse est un grand T-bone clignotant rouge et jaune, comme le nom du restaurant.
— « … Je n'ai pas tes sensations Sammy, je suis plus instinctif que toi mais je ne la sens pas cette enquête. Nous ne trouvons rien, nous n'avons que des pistes qui n'aboutissent pas et le sel s'altère tellement que nous pourrions le changer tous les jours. Je m'attends presque à le voir moisir à un moment ou l'autre. »
— « Le sel ne peut pas moisir. C'est comme le miel, ce sont des matières non périssables. Tu sais qu'on a retrouvé des traces de miel en Géorgie qui datent d'il y a plus de cinq mille cinq cents ans ? »
— « Merci Pr. Je-sais-tout », ricane Dean en haussant un sourcil moqueur.
Il sort de l'Impala, son cadet derrière lui. Le châtain claque sa portière et, appuyé contre le toit de l'Impala, contemple longuement l'enseigne lumineuse. Comme un phare dans les ténèbres ou une de ces croix en néon bleu ou blanc qui illuminent les salles de certaines églises évangélistes aujourd'hui.
Le châtain aimerait bien avoir encore quinze ans pour y voir un bon présage. Il était un peu superstitieux à cette époque.
— « …Nous n'avons jamais vu du sel s'abîmer depuis que nous chassons. »
— « Nous ne l'avons jamais vu faire ça encore », le corrige Sam. « Le nôtre a pu changer de couleur à cause du taux d'humidité dans l'air ou d'une autre explication tout à fait rationnelle. Qui sait ce qui peut être considéré comme normal quand on vit dans le paranormal ? »
— « Tu as réponse à tout, n'est-ce pas ? », grince Dean.
Le châtain contourne la voiture et monte sur le trottoir. Son frère hausse légèrement les épaules.
— « Je n'ai pas d'idée préconçue et je suis moins une drama queen que toi, j'essaye juste de rester pragmatique », ricane Sam en le suivant vers la porte du steak house. « … Une fois que nous aurons fait la séance dans la maison, je sais donc qu'il ne nous restera qu'une possibilité pour expliquer ce qui lui arrive. La chose est attachée personnellement à Castiel et il l'a amené avec lui de New York. »
Dean hoche la tête avec raideur tandis qu'il se jette presque sur la banquette en skaï de leur table. Ouais, c'est un raisonnement raisonnable. Il n'aime juste pas du tout cette hypothèse, plus intime que toutes les autres.
Butler, Pennsylvanie, dimanche 1er octobre
Allongé sur le flanc, Dean inspire profondément. Le rythme est lent. Régulier.
Puis sa poitrine se gonfle entièrement, un soupir plus fort que les autres lui échappe. C'est un peu comme une respiration prise après une longue apnée, celle qui vivifie les sens, fouette le sang et stimule le fonctionnement des organes.
Il est en train de se réveiller.
Les yeux toujours fermés, le châtain lève une main paresseuse et se gratte le nez puis la mâchoire. Il roule lentement sur le dos, enfonce son crâne dans les oreillers. Ils sont si moelleux ces oreillers.
Le linge de lit est aussi délicatement parfumé. Derrière l'odeur de la lessive, il a celle de la lavande. Leur hôtesse, Mrs Singleton, en vaporise sur les oreillers chaque matin quand elle vient faire leur chambre. La première nuit, Dean l'a trouvé écœurante. À présent, il l'apprécie. C'est un parfum apaisant.
Depuis que Sam et lui sont arrivés à Butler, il dort comme un bienheureux dans son lit toujours bien fait.
Le châtain glisse un bras sous son oreiller pour soutenir sa tête et étend lentement ses jambes sur le matelas. Le drap est doux sur son torse nu, il joue distraitement avec l'ourlet.
Le châtain inspire encore plusieurs fois profondément, attentif au poids de son corps dans le lit, à la sensation du linge sur son corps. Encore une respiration puis il ouvre les yeux. Lentement.
La chambre double est inondée de soleil malgré les rideaux à peine entrouverts. Sam a laissé la fenêtre entrebâillée et une brise tiède les fait doucement bouger.
Immédiatement, il cherche son frère du regard. Réflexe viscéral.
Le lit voisin est vide, les draps bien repliés au bout pour aérer le matelas. Sam est déjà levé.
Dean fronce légèrement le nez et cherche son portable à tâtons sur la table de chevet. Il écarquille les yeux de surprise en lisant l'heure. Son cadet lui a envoyé un message et la notification clignote doucement.
De Sam. Reçu à 9h37.
Je suis descendu au petit-déjeuner. Rejoins-moi quand tu veux.
PS : Les pancakes sont excellents.
Dean esquisse un sourire.
Il est tard mais il s'autorise à paresser encore un peu. Il est un hédoniste dans l'âme.
Le soleil effleure le bout de son lit, le châtain sent la chaleur de ses rayons à travers les draps. C'est un peu douillet, presque voluptueux. Bon sang, une nuit de dix heures d'un sommeil de plomb. Cela ne lui est pas arrivé depuis qu'il était adolescent ans et qu'il avait encore de gros sommeils d'enfant.
La tête bien calée sur ses oreillers, il observe distraitement la chambre. Dean suit des yeux les lignes du mobilier, un peu vintage et accordé dans un style shabby chic et campagnard, esprit cottage anglais. Sam a envoyé une photo à Mary à leur installation, elle a éclaté de rire.
Le jeune homme aurait pu faire la même chose s'il n'avait pas été autant stupéfait. Mrs. Singleton a rafraîchi la décoration de son hôtel leur chambre ne pouvait pas ressembler moins que cela à ce qu'ils avaient loué sur internet. D'un point de vue strictement décoratif, Dean suppose que c'est assez réussi. Du sien, plus pragmatique et (très) masculin, il a l'impression d'occuper une chambre de jeune fille. Bon sang, il y a du cannage et de discrètes moulures sur les meubles, des courtepointes sur les lits et même un bouquet de fleurs séchées dans un vieux pot rustique en grès. Des fleurs séchées, pour l'amour de dieu. Quand il a dit ça à Castiel, le brun lui a demandé avec intérêt si le vase portrait la marque d'une manufacture. Il en cherche justement un pour décorer sa cuisine.
Dean rit doucement. Si stupéfiant Castiel. Si adorable Castiel.
Le châtain s'étire langoureusement dans les draps puis balance ses jambes sur le côté avant de se redresser lentement. Il flatte distraitement le matelas de la paume, comme une brave bête solide. Dean dort incroyablement depuis dix jours.
Il se lève, récupère quelques affaires dans son sac de voyage puis gagne la salle de bain en se grattant le bas-ventre. Le jeune homme jette un regard par la petite fenêtre ouverte sur le parking. La carrosserie noire de l'Impala flamboie dans le soleil matinal, soulignant les arêtes vives de son capot et le chrome de sa grille de radiateur. Magnifique.
Dean renifle de satisfaction tandis qu'il fait tomber son pantalon de nuit sur le carrelage. La journée va être belle. Au moins jusqu'à ce que Sam et lui ne commencent leur séance dans la maison de Castiel. C'est aujourd'hui qu'ils passent aux choses sérieuses. Le brun les a invités pour le déjeuner, Dean lui a déjà dit de ne pas faire d'efforts inutiles et de leur laisser à Sam et à lui le soin d'installer le salon de jardin dehors.
— « Dean, vous êtes mes invités. Je ne vais pas vous demander de – »
— « Cas, accepte l'aide quand on te la propose. Tu es seul chez toi alors que nous sommes deux à pouvoir te prêter main forte. Et n'en fais pas trop, on apporte le dessert. »
— « … D'accord. »
Une serviette autour des reins, le châtain se sèche les cheveux et essuie le miroir couvert de buée d'un revers de main. C'est aujourd'hui qu'ils vont le faire. Son estomac gronde bruyamment alors il s'empresse de s'habiller et quitte la chambre, les cheveux encore légèrement ébouriffés et humides.
En bas de l'escalier, il bifurque dans le couloir pour gagner l'arrière de la maison et son jardin. Les tables du petit-déjeuner ont été installées sous la pergola couverte d'un énorme glycine.
La terrasse est presque vide, il n'a aucune difficulté à reconnaître la silhouette de son frère, assis face à la piscine et un livre dans les mains. Dean chausse ses Ray-ban coincées dans le col de son tee-shirt et tire bruyamment une chaise à côté de lui avant de s'y laisser tomber. Il ricane d'aise quand Sam sursaute à son arrivée tonitruante.
Son cadet lui jette un regard noir tandis qu'il éloigne prudemment son verre de jus d'orange du bord de la table. Dean a heurté un pied de la table, le liquide tangue dangereusement.
— « Bonjour à toi aussi. Si j'en juge l'heure de ton arrivée, tu as particulièrement bien dormi. On est au milieu de la matinée Dean. »
Le châtain hausse les épaules et pioche dans l'assiette de son frère un morceau de pancake qu'il tartine généreusement de confiture de – hum, de confiture rouge. Dean claque sa langue contre son palais. Ah, à la fraise. Délicieux. Et probablement faite maison. Le Clarence Inn est un paradis.
— « Tu aurais pu me réveiller », lui rétorque-t-il en se resservant. « Tu es descendu depuis longtemps ? »
Sam grimace légèrement de dégoût et lui abandonne son assiette. Dean éloigne soigneusement la salade de fruits frais des pancakes.
— « Je suis là depuis un peu moins d'une heure. Et j'étais en bonne compagnie. »
Mrs Singleton les rejoint, un plateau lourdement chargé dans les mains. Dean esquisse un sourire en voyant le tablier froufroutant qui lui ceint les reins. Ses cheveux blonds vénitiens presque roux sont attachés en un chignon très '50. La sémillante sexagénaire porte une robe claire et un collier de perles. Ça a le doux parfum de la nostalgie et des années rockabilly.
— « Il me semblait bien avoir entendu craquer les marches de l'escalier. Avez-vous bien dormi Monsieur Winchester ? », sourit-elle en mettant la table devant lui. « Je suis ravie que vous et votre frère ayez trouvé le temps de goûter au petit-déjeuner de la maison. Vous êtes toujours si pressés les matins depuis que vous êtes arrivés à Butler. »
— « Le café du Vintage Coffeehouse sur E Cunningham Street n'est pas mauvais », la taquine-t-il.
— « … Vous êtes horriblement indélicat. Je vais vous montrer ce qu'est un vrai café. Noir et sans sucre, n'est-ce pas ? »
— « En effet. Merci Mrs Singleton », répond Dean avec un sourire charmant.
La femme pose devant lui une assiette de pancakes dorés et tièdes. Le châtain en dévore la moitié avant de croiser les mains sur son ventre d'un air de parfait contentement.
Un silence confortable envahit la terrasse, à peine troublé par le glougloutement de l'eau qui coule alors que leur hôtesse s'occupe des massifs de l'autre côté de la piscine. Sam pose son livre sur ses genoux. Dean lorgne sur la couverture. C'est une étude sur l'histoire économique du Canada et il soupire de désarroi. Parfois, il a l'impression que son cadet est un jeune petit vieux monsieur.
— « J'ai beaucoup réfléchi avant ton arrivée et j'ai commencé à faire un plan d'action pour tout à l'heure. »
Dean plisse les yeux et remarque seulement maintenant leur carnet de bord, caché par le volume. Il fronce les sourcils avant de jeter un regard à son assiette de pancakes. Le châtain aurait dû tout manger d'un coup, cette conversation va lui couper l'appétit.
— « On avait dit qu'on y réfléchissait ensemble Sam, ce n'est pas une opération en solo», lui rappelle-t-il d'un air sombre.
— « Tu es le cow-boy et je suis l'homme raisonnable », proteste son frère. « Je n'ai fait que lister ce dont nous allons avoir besoin pour m'aider. J'ai aussi commencé à réfléchir à l'ordre dans lequel nous devrions visiter les pièces de la maison. »
Sam lui tend leur carnet de bord avec un sourire engageant. Dean relève ses lunettes sur son crâne, soupire et s'accoude à sa chaise de jardin tandis qu'il l'ouvre devant lui.
— « Tu as noté « sauge, sel et eau bénite » », lit-il sans surprise.
— « Il nous en faut en très grande quantité Dean, nous allons probablement devoir encore changer les protections de la maison. »
Le châtain marmonne en guise d'acquiescement, les sourcils toujours froncés tandis qu'il lit les notes appliquées de son frère. Sam lui jette un regard en coin.
— « On devrait peut-être aller faire bénir de l'eau dans une des églises de Butler. La prière faite dans un lieu saint la rend plus puissante. »
— « Je n'aime pas mêler le clergé à nos affaires. Au mieux, ils pensent que nous sommes fous au pire, ils nous méprisent. Dans tous les cas, ils refusent le plus souvent de nous aider. »
— « Ils ne sont pas obligés de connaître les détails », proteste son cadet.
— « Comment vas-tu justifier le fait que tu as besoin de deux litres d'eau bénite ? », le nargue Dean en haussant un sourcil. « Nous n'avons pas besoin d'eux, on s'en sort très bien tout seuls. »
— « Si c'était le cas, nous n'aurions pas eu à montrer patte blanche devant Bennett, à rencontrer Gary et à espérer vraiment que sa petite-fille nous contacte. Est-ce que j'ai aussi mentionné les recherches de Castiel sur sa propre maison qui nous ont vraiment aidé quand on a commencé ? »
Dean lui jette un regard noir. Il coupe un morceau de pancake avec sa fourchette et l'engouffre en prenant soin d'ouvrir sa bouche le plus grand possible. Sam roule des yeux en grimaçant de dégoût.
— « Tu es répugnant mais tu ne me feras pas abandonner. Je pense vraiment qu'on devrait le faire, Dean. »
Les deux frères se défient un instant du regard le châtain essuie de son pouce la confiture à la commissure de ses lèvres avant de sucer ostensiblement son doigt. Sam plisse les yeux, l'air particulièrement déterminé.
Après une longue minute uniquement troublé par fredonnement de Mrs Singleton dans le jardin, Dean soupire. Reddition silencieuse. Ou à peu près.
— « On en reparlera », marmonne-t-il d'un ton bourru.
Sam n'insiste pas. Il pianote du bout des doigts sur la table tandis que Dean reprend sa lecture et la dégustation de son petit-déjeuner.
— « Si tu mets de la confiture sur les pages, je t'oblige à les nettoyer en les léchant. »
— « Tu dis des choses vraiment sales Sammy », ricane le châtain.
Il se concentre. En bas de page, son cadet a rédigé de longues phrases, rassemblées en paragraphes bien distincts.
— « C'est une prière de révélation ? », demande Dean après un court silence.
— « Oui, pour essayer d'obliger la créature à se dévoiler. Mrs Singleton a un vieil exemplaire de l'Apocalypse de saint Jean dans sa bibliothèque, je le lui ai emprunté et j'ai combiné plusieurs versets. La prière peut sans doute être améliorée, ce n'est qu'un premier jet. »
Le châtain marmonne à voix basse les trois premières lignes pour apprécier leur contenu et la musicalité du Verbe. Il hoche la tête.
— « C'est un très bon premier jet », sourit-il. « Tu as décrit notre parcours dans la maison en bas, n'est-ce pas ? Tu souhaites commencer par le rez-de-chaussée ? »
— « Cette maison trouble mes sensations depuis qu'on y est entré la première fois, je veux l'appréhender petit à petit et aiguiser progressivement mes sens », explique-t-il en picorant la salade de fruits oubliée dans son assiette.
— « … Tu as déjà senti des choses en bas et plusieurs fois. »
Sam fronce les sourcils tandis qu'il essuie soigneusement sa bouche avec le coin de sa serviette. Dean roule des yeux. Princesse.
— « C'est vrai mais Castiel était toujours avec nous, c'est lui qui provoque ça. Je pense que les salons, la cuisine ou le jardin d'hiver ne contiennent que des traces résiduelles. Le centre névralgique de Ses manifestations est sans le moindre la chambre de Castiel mais je n'ai pas envie de commencer par elle. Je ne sais pas à quoi m'attendre et je pense que ça pourrait être… violent. »
La voix de son cadet est douce et basse, rassurante exprès pour lui mais Dean se crispe un peu. Il n'aime pas quand Sam tente de le convaincre que c'est la bonne solution, que tout va bien se passer alors que le châtain se sent plutôt sur le sentier de la guerre. Il récupère le stylo de Sam et griffonne rapidement sous la liste de courses dressée par le blond.
— « J'ai oublié quelque chose ? », demande-t-il d'un air un peu froissé.
— « Tu as oublié le plus important Sammy. On va aller acheter du sel au supermarché, j'ajoute juste les Kit Kat pour toi. »
— « Je n'aime pas ça, c'est écœurant et plein de produits chimiques. Ça n'a même pas le goût de chocolat, seulement de sucre », grimace le blond.
— « Ne fais pas l'enfant, tu pourras choisir ce que tu veux dans le rayon mais je veux que ce soit le plus sucré possible. Et je contrôlerai », le taquine Dean.
— « Tu veux dire que tu vas me conseiller », ajoute Sam d'un ton pince-sans-rire.
Le châtain s'esclaffe joyeusement tandis que son frère lui donne un coup de pied sous la table.
Mrs Singleton revient vers leur table pour leur proposer un autre café. En voyant l'assiette vide de Dean, elle lui propose de nouveaux pancakes que le châtain refuse poliment. La part précédente était déjà généreuse.
— « J'ai aussi fait une tarte aux pommes pour le déjeuner, elle vient juste de sortir du four. Je suppose que vous mangerez à l'extérieur alors je peux vous en donner une part si vous préférez. »
— « Vous êtes merveilleuse. »
Leur hôtesse sourit joliment et s'éloigne aux claquements doux de ses petits talons plats sur le dallage de la terrasse. Dean l'observe distraitement jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans l'hôtel. Décidément, malgré son étrange décoration de pensionnaires de jeunes filles, il adore le Clarence Inn.
Quand elle lui apporte un beau morceau, couvert de crème fouettée délicatement sucrée et napée de caramel, il gémit doucement de plaisir.
— « Est-ce que tu as eu des nouvelles de la petite-fille de Gary ? », demande-t-il à Sam entre deux vigoureux coups de fourchette.
Le caramel coule le long du couvert jusqu'à ses doigts. Dean tente de le lécher sans perdre sa bouchée de tarte piquée au bout, donnant lieu à une chorégraphie maladroite et inutile. Son cadet lui tend une serviette d'un air vaguement exaspéré.
— « Tiens gamin, essuie-toi correctement. Et non, pas encore. »
Le châtain hausse légèrement les épaules.
— « … Je n'ai pas voulu vexer Gary mais je me demande si sa présence est réellement nécessaire. Je préférerais ne pas mettre la terre entière au courant de l'écriture de notre faux livre. Il attend déjà un exemplaire après sa publication. »
— « Tu t'en es très bien sorti en parlant de notre absence d'éditeur », rétorque son frère d'un ton nonchalant. « Je suis d'accord avec toi mais sa petite-fille est historienne de l'art, elle pourrait nous aider à appréhender les œuvres qui décorent la maison de Castiel. Tu sais que c'est une autre de nos pistes de recherche. »
Sam ouvre le carnet pour lui montrer les premières pages où ils ont consigné leurs hypothèses de travail. Dean soupire. C'est leur second axe de recherche après l'étude de la maison et de son histoire celle des objets « hantés ». Ils peuvent parfois être maudits mais c'est si rare, le châtain préfère ne pas avoir d'idée trop préconçue sur la question. Il se gratte la nuque. C'est une perspective qu'il n'apprécie pas. L'idée d'une poupée maléfique ou d'un clown possédé le met vraiment mal à l'aise. Sam dit qu'il est pédiophobe et coulrophobe. La première fois, il a pensé que c'était une insulte.
— « Avant de songer à exorciser toutes les antiquités de la maison, nous allons déjà visiter les pièces et voir si tu sens quelque chose. » La tarte aux pommes n'est qu'un souvenir quand Dean pose sa fourchette. « Je veux qu'on fasse un détour par le centre-ville avant d'aller chez Castiel. »
— « Je sais, tu veux acheter des cochonneries sucrées pour me torturer », bougonne Sam.
— « Et je vais t'en acheter beaucoup mais je ne pensais pas à ça. Il y a une église romaine dédiée à saint Paul sur N McKean Street, on devrait aller y faire bénir nos médailles par précaution. »
— « Tu as dit que tu ne voulais pas le faire. »
— « Saint Paul a été tenté par le diable et il l'a vaincu, ça ne peut pas être mauvais d'aller y faire un tour. Nous pouvons juste entrer et les tremper dans le bénitier à l'entrée, le prêtre n'en saura rien. »
— « C'est mal de vouloir tromper le Seigneur… », ricane Sam.
— « Je veux te protéger, je suis certain qu'Il ne m'en voudra pas de m'assurer juste un peu de Sa toute-puissance. »
— « Castiel dirait que tu blasphèmes. »
Dean roule des yeux, un sourire affectueux aux lèvres. Il sait que le brun n'est pas croyant mais ces réactions de parfaite politesse sont touchantes. Il aime bien la manière dont Castiel le dit, les sourcils légèrement froncés, la tête un peu penchée sur le côté.
Sam passe une main dans sa nuque.
— « C'est peut-être un peu exagéré, tu ne penses pas ? »
— « Tu as parfois des réactions très violentes pendant certaines Révélations. »
— « Ce n'est arrivé que deux fois », proteste le blond.
— « C'est déjà trop quand j'ai presque dû te porter jusqu'à l'Impala parce que tu tenais à peine sur tes jambes quand on a affronté ce démon à Rochester. On pourra aussi prendre un peu d'eau bénite dans le bénitier et y ajouter du sel. »
— « Si un bedeau ou un paroissien nous surprend, ton charmant sourire ne nous sauvera pas d'une convocation au poste de police local. Tu commences à devenir un peu extrême Dean, nous n'utilisons ce mélange qu'en cas d'extrême nécessité. »
— « Je préfère ne pas attendre de savoir si c'est le cas pour en avoir avec moi. On fait comme ça Sammy. Quand tu aspergeras les pièces de la maison, je veux que cette saloperie se torde de douleur. Te voir purifier la chambre de Cas avec de la sauge était distrayant mais elle doit nous craindre maintenant. »
Son frère lui jette un regard en coin, un long et très perçant regard que Dean feint d'ignorer en lécher avec soin le fond de son assiette d'un doigt.
— « Si tu penses l'effrayer avec quelques gouttes d'eau bénite et par ta seule volonté farouche de protéger Castiel, tu fais erreur. Il interagit physiquement avec lui. S'Il veut te faire le plus beau doigt d'honneur surnaturel du monde, Il parviendra probablement à le faire. Pire encore, Il pourrait se venger sur Castiel. »
— « Cas va mieux », répond Dean avec raideur.
— « Nous ne lui offrons qu'un sursit depuis notre arrivée à Butler. Je ne vais pas te faire l'insulte de te demander si tu as vu qu'il était à nouveau un peu pâle hier. »
Le châtain se mord les joues. Ça avait été comme être giflé par l'Échec en personne et l'entendre ricaner à son oreille. Castiel était un peu blanc, fatigué, les traits tirés et les gestes lents. Même la manière dont il jouait avec sa bague était un peu lasse. Il n'avait pas non plus fini sa part de tarte aux cerises et s'était excusé avec un sourire fragile en disant qu'il n'avait plus faim. Plus faim. Bon sang, c'est sa préférée, Dean a veillé à être à l'ouverture de la pâtisserie pour être certain d'en avoir une. Il s'assombrit.
— « Lis plutôt le livre de l'Apocalypse avec moi pour m'aider à écrire la prière et cesser de ruminer », dit Sam en prenant sur une chaise voisine un volume vert.
Dean l'ouvre sans entrain. Il fronce les sourcils.
— « C'est une traduction de 1998. »
— « Je suis navré mais le site de Holy Bible Online est en maintenance. La version ASV de 1901 n'est pas disponible, tu vas devoir t'en contenter. »
Le goût du caramel est un peu amer dans sa bouche, le châtain préfère les traductions anciennes, plus littérales et plus adaptées à leur travail. Chaque mot est important, chaque pensée a du sens. Ils doivent respecter la pensée première du texte sacré pour pouvoir l'utiliser au mieux.
Dean s'attelle à la tâche, aidé par l'excellent café de Mrs Singleton.
— « Nous allons y arriver Dean. On pratique la Révélation puis on fait un point avec Castiel sur la suite. Dans la pire des configurations, nous avons un contact pour travailler sur sa collection d'œuvres d'art dans la meilleure, nous aurons enfin nos réponses », explique doucement Sam en se concentrant à son tour.
Le châtain apprécie l'optimisme de son frère, il l'admire même parfois.
Cette fois, il aimerait juste pouvoir la partager un peu plus sereinement.
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Dean est un homme ouvert d'esprit. Sa profession et la manière dont il occupe son temps libre l'obligent à ne pas avoir de préjugés.
Découvrir qu'à peu près toutes les créatures de cauchemars existent réellement, y compris le chupacabra d'Amérique latine ? D'accord.
Apprendre que les fées des contes n'ont en réalité rien à voir avec les peintures éthérées des peintres anglais de la fin du XIXe siècle ? Entendu.
Comprendre que les mots et la langue dans laquelle on les prononce ont une vraie puissance ? Bien.
Le jeune homme a appris de manière empirique et il n'est pas peu fier d'avoir les idées larges. Y compris sur sa propre orientation sexuelle quand il est tombé amoureux de Andrew Carlisle en deuxième année de lycée. Un peu de panique au début puis plus de problème ni de surprise. On accepte, on respire et on continue.
C'est la raison pour laquelle il n'est pas étonné d'être en train de couper des tomates avec une application toute particulière et de les épépiner. Pas vraiment. Lui ne s'est jamais vraiment posé la question de faire un tri pareil mais Castiel n'aime pas les pépins de tomate. Ça se coince entre les dents. Soit.
Le châtain sent un regard peser un peu sur sa nuque, il tourne la tête.
Assis à la table de la cuisine, le jeune homme est en train d'assaisonner une salade de crudités avec l'aide de Sam.
— « Je fais ça exactement comme tu me l'as demandé, Cas. Je coupe et je retire les pépins. Tous les pépins », sourit-il en lui montrant le fruit qu'il tient toujours en main.
— « Je sais que tu le fais bien, je ne doute pas de toi. … Ce n'est même pas à toi de le faire en premier lieu. »
Castiel sourit avec une pointe de gêne tandis que Dean roule des yeux. Ils ont déjà eu cette conversation quand Sam et lui sont arrivés il y a un peu moins d'une heure. Le brun a des politesses un peu désuètes qu'il tient à observer avec une rigueur adorablement bornée mais Dean n'est pas en reste. Il s'est senti tellement impuissant quand ils sont entrés dans la maison. Sam et lui se sont installés avec le brun dans un des salons du rez-de-chaussée, le salon vert à cause de la tapisserie de verdure accrochée au mur. Dean n'aime pas les tapisseries ni les tapis, il est même un peu allergique aux acariens mais il n'a rien dit. Rien remarqué. Le sourire de Castiel est toujours charmant mais ses yeux sont cernés et sa peau définitivement trop pâle à son goût. Il a dû s'y reprendre une fois pour se lever seul du canapé dans lequel il s'était assis.
Hors de question donc de laisser le brun préparer seul le déjeuner et de faire traiter comme des pachas. Dean et Sam ont l'esprit de famille et Mary Winchester les a bien élevés. L'invitation s'est transformée en déjeuner collectif et ils ont sorti le salon du jardin d'hiver à l'extérieur pour profiter du soleil généreux. Le châtain l'aperçoit depuis la fenêtre de la cuisine en face de lui, il aime ça.
Une vieille radio crachote les tubes de Frank Sinatra et d'autres crooners des années 1950. Dean ne pensait pas trouver un charme quelconque à autre chose que les riffs de guitare enflammés de Angus Young chez AC/DC et la voix grave de Peter Criss dans la meilleure période de KISS mais c'est le cas. Fly Me To The Moon se termine, la voix du célébrissime chanteur de Hoboken, New Jersey, est remplacée par une autre. Son grain est un peu différent, il est plus doux et comme… moelleux.
Derrière lui, il entend quelqu'un fredonner doucement et il jette un regard par-dessus son épaule.
Penché sur le saladier, Castiel dodeline légèrement de la tête. Le geste tend à intervalle le tissu de sa chemise sur ses épaules, soulignant leurs arêtes trop fines. Ça fait mal à voir.
Dean fronce les sourcils quand Sam se met à fredonner à son tour les paroles in petto. Heureuse initiative car dans toute son adorable perfection de grand corps finement musclé et de cheveux soyeux, son cadet chante atrocement faux.
— « Nat King Cole, un très grand monsieur. »
— « Qu'est-ce que tu en sais Sammy ? Il n'y a pas si longtemps encore, tu écoutais les Backstreet Boys… »
Le blond lui jette un regard noir. Il essuie rapidement ses mains sur un torchon et tend son portable dans sa direction pour lui montrer l'écran. Dean plisse les yeux.
— « J'ai un esprit vif et curieux alors j'ai utilisé une application de reconnaissance musicale mais je connais le nom de Nat King Cole. Mon colocataire à Stanford s'habillait comme dans les années 1950 et il écoutait beaucoup de vieilles chansons. Je suis sûr que si j'entendais les premières notes, je pourrais te chanter Boogie Woogie Bugle Boy des Andrews Sisters », répond Sam avec crânerie.
— « Ne te sens surtout pas obligé de quoi que ce soit… »
Castiel rit joyeusement et hoche la tête.
— « J'adore cette chanson, au moins autant que When I Fall in Love. Mes grands-parents dansaient chaque Noël dessus quand on le fêtait en famille. J'étais enfant mais je m'en souviens comme si c'était hier. … Ils étaient très amoureux. »
La voix du brun est pleine de mélancolie et le sourire qui ourle ses lèvres fines est empli de tendresse. Dean ne connaît ni l'un ni l'autre, il maîtrise bien mieux le répertoire musical du rock américain, mais il aurait bien aimé avoir quelque chose d'intelligent à dire. La nostalgie rend Castiel très séduisant.
Il croise le regard de son frère et se persuade que ce n'est pas uniquement parce qu'il doit lui-même observer le brun d'un air un peu stupide. Dean acquiesce imperceptiblement. Il a aussi bien enregistré l'information. Castiel avait des grands-parents qu'il adorait et qui sont décédés.
« Entourage familial. Décès », c'est un autre point sur leur liste d'hypothèses.
Le châtain met les tomates coupées dans le grand saladier et laisse le brun mélanger à nouveau les ingrédients.
À côté de lui, Sam achève de préparer un plat de viande et de légumes dont il va terminer la cuisson au four. Dean a encore le goût délicieux des pancakes de Mrs Singleton sur la langue mais ce qu'il se passe dans cette cuisine lui donne rudement faim.
Castiel tend une main pour prendre la bouteille d'huile et faire l'assaisonnement, le châtain la pousse vers lui pour l'aider. Le brun a l'impression de consumer ses forces dans le seul maniement des grands couverts de service en bois d'olivier. Un peu plus tôt, Dean a aussi gentiment poussé vers lui une chaise qui décorait un angle de la cuisine. Castiel s'y est assis avec un peu trop de soulagement.
Elvis Presley fredonne maintenant dans la vieille radio à présent, le jeune homme reste sagement debout non loin du brun. Juste au cas où. Il louche un peu sur son collier dont il voit la chaîne briller dans la modeste encolure de son polo. Sam faisait le guet avec un air de criminel déjà coupable quand Dean a pris une flasque d'eau bénite à Saint Paul Roman Catholic Church lui ne regrette pas d'avoir manqué de se faire surprendre par cette paroissienne venue fleurir un autel secondaire dédié à la Vierge. Castiel en a besoin, le châtain y a plongé son collier dès qu'il est entré dans la maison.
Ça, c'était à leur arrivée à Belmont Road.
Maintenant, ils apprécient une parenthèse bienvenue faite autour d'un agréable déjeuner en plein soleil avec de la cuisine maison.
En temps normal, Dean se moque un peu de toute la domesticité, il taquine John qui coupe des ingrédients pour Mary dans la cuisine familiale et achète lui-même souvent des repas à emporter. Mais à Belmont Road, les choses ont une saveur différente. Le châtain n'a pas l'impression de renier sa religion de grand carnivore en préparant une salade composée avec Castiel, l'ambiance et la musique sont sympa.
Tout a quelque chose d'un peu familier et d'évident s'il n'y avait le sel grisâtre dans la coupelle sur le rebord de la fenêtre. Dean l'a immédiatement vérifié en entrant dans la pièce. À nouveau sale. À nouveau souillée. Saloperie de… truc qui habite ici avec le brun.
Satisfait, Castiel s'empare du saladier mais le châtain le lui retire gentiment des mains. Il marche derrière lui vers le vaisselier et regrette de n'avoir que deux mains il ne peut pas prendre toute la vaisselle que le brun est en train de sortir. Il esquisse un geste vers les assiettes, il pourrait les empiler sous le saladier, et Castiel lui jette un regard noir.
— « Je peux le faire », dit-il d'un air un peu buté.
— « Sans doute mais donne-moi quand même les assiettes. Je peux les prendre pour toi. »
— « … Je peux le faire seul, Dean. »
Derrière eux, Sam ricane doucement. Le châtain lui jette un regard noir avant d'obtempérer à regret. Il est sans doute préférable de ne pas ajouter que Castiel, avec ses épaules menues et ses mains trop fines, semble presque vaciller sur ses pieds sous le poids de la vaisselle. Il pourrait se vexer. Il sourit.
— « Je pourrais te croire sur parole si tu n'avais pas des cernes gros comme valises de cent litres sous les yeux. Tu as des problèmes de sommeil ? »
Castiel s'accroupit devant le vaisselier pour prendre du linge de table dans un tiroir, Sam en profite pour récupérer les assiettes avec les couverts et quitter la cuisine. Dean s'en offusque et c'est si visible sur son visage que son frère roule des yeux d'un air exaspéré. Le brun se redresse, des serviettes en tissu à la main. Dean n'a pas mangé avec de vraies serviettes depuis le dîner familial dans ce restaurant italien pour sa remise de diplôme. Ça l'impressionne un peu.
— « … Je ne dors pas très bien. Je n'ai pas touché au cercle de sel, je porte toujours mon collier mais je me sens un peu moins à l'aise parfois. »
Le châtain hoche la tête. Il a aussi remarqué que Castiel n'a plus la bague, gravée de symboles protecteurs. Ça le dérange un peu.
— « Est-ce que la bague te gênait ? Je comprends qu'elle ne te mette pas très à l'aise non plus, je suis aussi un homme et je n'aime pas en porter, mais je pense qu'elle pourrait t'aider. »
— « Quelle bague ? » Dean fait un geste et Castiel baisse les yeux sur sa main, serrée sur les serviettes. « Oh. Je suis désolé, je n'ai pas fait attention. … Elle ne me dérange pas, je portais une bague. Avant. »
Avant ? Avant quoi ? … Avant qui ? Le châtain pince les lèvres. La seule bague qu'à jamais portée John Winchester est son alliance cette fulgurance dans son esprit le tracasse. Castiel a dit qu'il n'avait personne à Butler mais il avait forcément quelqu'un avant. Le brun est trop séduisant pour avoir été célibataire. Dean a envie de passer une main dans sa nuque mais il tient toujours le saladier. Il fait ça quand il est un peu gêné. C'est une option que Sam et lui n'ont pas encore trop évoqué dans leur liste de causes possibles. Une ex jalouse. … Un ancien compagnon revanchard. Les amoureux déçus sont plus nombreux à se venger qu'on ne pourrait le penser. Merci les réseaux sociaux et la vague plus tendance que jamais de la nouvelle sorcellerie.
— « Je vais la remettre », ajoute le brun.
Dean esquisse un sourire. Il emboîte le pas au brun qui sort de la cuisine et remonte le couloir jusqu'au jardin d'hiver.
Sam est déjà dehors, en train d'installer la table. Il les dévisage d'un œil malicieux, le châtain transpire un instant en pensant qu'il va sortir son portable et les prendre en photo, ensemble dans toute cette domesticité. Mary s'empresserait de l'appeler pour savoir qui est ce brun qui lui fait préparer des salades et boire de l'eau en souriant. Dean a pris la carafe sur le plan de travail avant de quitter la cuisine.
Sur le seuil de la porte vitrée, Castiel se penche et éloigne un peu la coupelle de sel posée par terre.
— « … Le sel est très gris, Dean… »
— « Je sais, je vais le changer dans toute la maison après le déjeuner. »
— « Toi et Sam le faites presque tous les deux jours maintenant. »
Le châtain serre les dents. Il le sait. Bon sang, il le sait.
— « J'ai prévu quelque chose de plus puissant cette fois. Nous allons faire ce qu'il faut Cas. »
Castiel acquiesce en souriant doucement. Il descend dans le jardin avec précaution avant de gagner la table.
— « … Est-ce que vous avez trouvé quelque chose maintenant ? », demande-t-il avec intérêt.
Dean sait que ce n'est pas une accusation mais se faire renvoyer son échec en pleine figure de la sorte est assez désagréable. Le brun l'interroge du regard tout en jouant distraitement avec sa médaille. Il ne peut pas mentir.
— « Ce n'est pas aussi concluant que nous le voudrions », admet-il à contrecœur en posant le plan sur la table.
Castiel acquiesce encore, pas rancunier mais le début du déjeuner est un peu silencieux. Il ne cesse de jouer avec la chaîne de son collier et mange du bout des lèvres malgré les efforts de Sam pour le distraire en lui parlant de l'histoire de Butler et la Pennsylvanie. Le brun est poli mais reste très pensif et ça coupe un peu l'appétit pourtant généreux de Dean. Il a l'impression d'avoir démérité. Pire, d'être devenu un loser. Est-ce le brun commence à douter d'eux ? De lui ? Commence-t-il à penser que le sel dans les coupelles et la médaille en argent ne sont que de vulgaires placebos ?
Sam a présenté leur première note de frais au brun il y a une semaine, puis une autre, hier ; Dean aurait voulu ne jamais être présent.
Sa seule consolation est de penser que le brun est trop poli pour les chasser de chez eux comme des malpropres en leur jetant leur incompétence au visage. Castiel dit des choses un peu étranges sur les chats des voisins, les fleurs de son jardin ou ses références en pop culture. Le jeune homme ne veut pas que ça change.
Dean accueille la fin de leur déjeuner avec soulagement. Il va pouvoir revenir à ce qu'il sait faire de mieux, chasser. Le brun pose doucement ses couverts et essuie délicatement sa bouche.
— « Est-ce que je peux amener le dessert ? », demande-t-il gentiment.
Le châtain joue distraitement avec le manche de son couteau. Sam et lui échangent un regard.
— « Je pense que personne n'a plus vraiment faim. Je propose plutôt de prendre un café et de discuter un peu, nous avons des choses à te dire », propose-t-il.
Castiel acquiesce mais une fois la table débarrassée, personne ne se précipite pour faire couler le breuvage chaud et corsé. Sam a rapporté les derniers couverts en cuisine, il revient avec sa sacoche et leurs carnets d'étude à la main.
— « Le reste de ta documentation est dans l'Impala, j'irais la chercher tout à l'heure. Nous avons fait des photocopies de tout ce qui pouvait nous intéresser », dit Dean en le lui tendant.
— « Vous me rendez aussi les livres ? Vous pouvez les garder un peu plus longtemps vous savez. »
— « La bibliothèque de la BCHS est très bien fournir et Gary Osborn est devenu notre meilleur ami », sourit le châtain.
— « C'est un homme bien. Est-ce que vous avez appelé Mr Morgan ? Il a une connaissance presque encyclopédique de l'histoire du comté de Butler. »
Si c'est vrai, les séquelles de son AVC sont encore plus tristes et injustes. Dean n'est pas dépourvu d'empathie, il n'a juste pas envie d'ennuyer le brun avec des soucis quand il a lui-même une montagne de problèmes à gérer. Le châtain hausse légèrement les épaules.
— « Nous n'avons pas réussi à le contacter. Gary nous a expliqué qu'il a eu quelques ennuis de santé dernièrement, nous n'avons pas voulu le déranger. »
— « Oh. J'espère qu'il se rétablira vite. »
Dean en doute mais vraiment, ce n'est pas du tout le sujet maintenant. Il est un homme vraiment empathique mais il choisit ses moments.
Sam joue un peu nerveusement avec un fil tiré de la lanière de sa sacoche. Le châtain est d'accord, il veut aussi que tout se termine rapidement et le gaver ensuite de barres chocolatées hypocaloriques. Il a aussi trouvé des Kit Kat au beurre de cacahuète et chocolat au supermarché, ça l'a rendu brièvement extatique et son cadet, un peu pâle.
Dean se racle la gorge.
Avant la folle chevauchée surnaturelle sur Sam et lui vont proposer à Castiel, il doit être pragmatique et parler des faits, juste des faits.
— « Sam et moi n'avons rien trouvé de très concluant pour le moment. La bibliothèque de la BCHS et leur fonds de cartes anciennes sont incroyables mais ça a été un échec. »
— « Si je me souviens bien, les plus anciennes remontent au XVIIIe siècle. Elles sont largement antérieures à la fondation de Butler par les premiers colons et à la construction de la maison », note Castiel en se grattant distraitement le poignet.
— « C'était justement ce qui nous intéressait. On voulait savoir ce qu'il y avait eu sur le terrain avant l'achat de la parcelle par la famille Debray. Avant même la propriété de Mr Cox. »
— « … Tu penses à un cimetière ? À un lieu hanté ? »
Le châtain opine et Castiel blêmit un peu. Il déglutit.
— « Et il n'y a rien non plus ? »
— « Nous n'avons rien vu sur les cartes ni lu dans les recherches de la BCHS », acquiesce Sam.
Le brun a l'air si soulagé que Dean se sent coupable avant même de parler.
— « Les écrits ne sont pas toujours exhaustifs alors Sam et moi avons pensé à autre chose. S'il n'y a pas de trace ailleurs, il faut revenir au lieu même. Les réponses que nous cherchons sont peut-être toujours ici, dans les murs. »
— « Je ne comprends pas, tu me dis qu'il n'y a rien puis qu'il pourrait y avoir quelque chose », ronchonne un peu Castiel.
Sam ricane d'un air moqueur mais ça sonne incroyablement nerveux. Le brun aussi a l'air un peu fébrile.
Dean roule des yeux.
Il cherche la meilleure manière de dire à Castiel qu'ils vont très littéralement interroger sa maison. Le châtain se pince l'arête du nez. Il est empathique mais pas très diplomate pour le faire comprendre. C'est Sam le bretteur en rhétorique dans leur duo, c'est pour cela qu'il voulait être avocat.
Il inspire profondément.
— « Si tu es d'accord, Sam et moi souhaitons opérer une cérémonie dans les pièces de la maison. Avec le matériel adéquat et les bons mots, on pourra peut-être faire réagir le chose qui se terre ici et l'obliger à nous donner des informations sur ce qu'elle est. »
Le brun emmêle ses doigts sur ses genoux.
— « … Ce serait comme une sorte d'invocation ? »
Dean acquiesce, Sam aussi et d'un air très raide. Mais Castiel est un homme décidément très surprenant, en plus d'être beau comme un acteur de cinéma, d'avoir des yeux bleus revolver et un humour très particulier. Alors sa réaction est à l'opposé de ce que le châtain attendait. Il pensait qu'il perdrait contenance, qu'il blêmirait un peu car ils parlent quand même d'un foutu rituel un peu magique. Avec de l'eau bénite et une prière fondée sur le texte de la Bible. Castiel est… extraordinaire. Il sourit tandis que la tension dans ses épaules disparaît. Le brun ne se décompose pas, il se rassérène au contraire. Quoi ?
— « Ce n'est pas la peine, j'ai déjà fait ça », dit-il avec assurance.
Dean pense que son sourcil droit doit monter très haut, probablement jusqu'à la racine de ses cheveux. À côté de lui, Sam a l'air aussi particulièrement perplexe.
— « Tu as déjà sollicité un prêtre ? Un pasteur peut-être ? », tente-t-il de comprendre.
— « Je n'ai contacté aucun homme d'Église, pas directement en tout cas. » Castiel se mordille les joues avec gêne, soudain un peu moins assuré. « Beaucoup de gens sont venus à la maison et aussi Mr. Holdbrook. C'est un ancien prêtre qui a été ordonné à Rome et il donne des conseils. … Il a créé une application. »
Dean se mord si fort la langue qu'il pense sentir brièvement le goût ferreux du sang sur ses papilles. Ne pas rire. Surtout ne pas éclater de rire parce qu'il connaît déjà la chute de toute cette histoire. Son cadet est plus pragmatique. Il pianote déjà sur son portable et après quelques secondes, il tend l'appareil devant lui.
— « C'est Holy Detection ? »
— « Pour purifier votre intérieur en vous adressant aux entités qui l'habitent. Cette application conçue par un spécialiste en surnaturel, initié aux secrets au sein même du Vatican, utilise les ondes Bluetooth et infrarouges pour poser un diagnostic fiable sur votre maison » … Bon sang, ce truc est payant et il coûte une fortune. Tu as vraiment dépensé 200 $ pour ça ? », lit Dean.
Le châtain jette un regard à Castiel qui rougit un peu. Le jeune homme tente de garder une contenance, il se redresse contre le dossier de sa chaise et hausse la tête. Dean doit reconnaître qu'il le fait avec une certaine dignité malgré le profond ridicule de la situation.
— « J'ai plutôt dépensé le double en réalité. J'ai débloqué des fonctions supplémentaires en l'utilisant. La maison a beaucoup de pièces et l'application n'autorise qu'un nombre limité de détections », admet-il.
— « Est-ce que tu l'utilises toujours ? Je lis que tu peux instaurer un système de notifications pour être informé en temps réel de chaque changement dans ton environnement », poursuit Dean.
— « Oui. C'est l'option à 99,99 $ », marmotte le brun.
Inutile de continuer à feindre. Dean rit de bon cœur, suivi par Sam. Le châtain passe une main sur son visage, un rire toujours accroché aux lèvres.
— « Je sais que c'est ridicule mais tous ceux qui sont venus l'ont fait tu sais, ils ont tous interrogé la maison. Ils avaient des instruments différents et ça n'a jamais été concluant. » Castiel cligne des yeux, ses oreilles sont plus rouges que jamais. « Excepté cet étudiant qui se disait médium. Il m'a affirmé que le fils du Diable logeait dans mon grenier. »
Dean renifle d'un air suffisant. Sam et lui sont meilleurs que ces charlatans. Il est bien meilleur que tous ces charlatans. Il va le prouver au brun et lui faire désinstaller cette escroquerie qui lui a fait cracher tans de dollars.
— « Nos méthodes sont très différentes. Est-ce que tu es d'accord pour qu'on essaye ? »
Castiel acquiesce, l'air très déterminé. Il esquisse un geste pour se lever et les suivre dans la maison mais Dean l'arrête gentiment en posant une main sur son épaule.
— « Ce que nous allons faire est l'affaire de Sam. J'espère que tu ne te vexeras pas mais il doit le faire seul. Tu es touché par la chose qui se trouve ici, tu pourrais modifier ces perceptions et ça ne l'aiderait pas », explique-t-il gentiment.
— « Je dois rester dans un environnement le plus neutre possible », ajoute Sam.
— « Mais comment va-t-Il se manifester si je ne suis pas là ? Vous avez mis du sel partout pour Le tenir à distance », balbutie un peu le brun.
— « Nous allons utiliser de l'eau bénite et une prière issue du Livre des Révélations. Crois-moi, Il va détester ça. »
— « … Est-ce qu'Il pourrait s'en prendre à moi ? »
Dean déglutit. C'est bien entendu une possibilité et le brun pâlit un peu.
— « Reste dans le jardin et n'entre pas. Peu importe ce que tu entends, je préfère que tu restes loin de nous jusqu'à ce qu'on revienne vers toi. Ce qui va se passer est réel, Cas », se contente-t-il de dire.
Castiel hoche à peine la tête, raide et les poings douloureusement serrés sur ses genoux. Dean le remercie en pressant doucement son épaule. Quelque chose se tord dans son ventre en la sentant si fine et pointue sous l'étoffe de son polo.
Un seul regard et les deux frères quittent le jardin du même pas. Dans le vestibule, Sam pose lentement sa sacoche dans un coin. Il se masse les épaules et la nuque, fait rouler sa tête de droite à gauche en fermant les yeux.
— « Je vais chercher ce qu'il faut dans la voiture. Tu as besoin d'un moment pour toi ? »
La tête levée dans la cage d'escalier, le regard errant dans les salons alentour, le blond fronce les sourcils.
— « C'est inutile, je ne perçois rien de plus que d'habitude. Fais juste vite pour qu'on puisse s'y mettre. Plus vite nous commencerons, plus vite nous aurons fini. »
Le châtain s'empresse de regagner l'Impala et récupère sur la banquette arrière le petit carton dans lequel Sam et lui ont rassemblé leurs préparatifs. De retour dans le vestibule, il prend une fiole d'eau bénite, tend l'autre à son frère qui s'en empare machinalement. Leur épais carnet de bord à la main, Sam est en train de relire la prière qu'ils ont composé le matin même.
Dean garde le silence. À présent, c'est son frère qui prend la suite des opérations. Il accepte le rôle un peu moins flamboyant d'assistant pour veiller sur lui. Les deux frères savent qu'en pleine action, Sam a tendance à s'oublier ou à être entraîné trop loin par les ombres qui dansent autour de lui. Le châtain est là pour le garder avec lui et pour le ramener en sécurité. On ne peut jamais s'attendre à ce qu'il va se passer.
— « Tu te souviens de ton safe word ? », l'interroge Dean.
— « Je déteste que tu l'appelles comme ça », grimace le blond en lui jetant un regard en coin. « … C'est bacon. »
— « Ouais, bacon. Je suis persuadé que tu ne le diras jamais par erreur », ricane son aîné. « … C'est quand tu veux Sammy. »
Son frère ne relève pas la taquinerie. Il joue une dernière fois avec sa médaille et sa chaîne puis serre les dents, contracte la mâchoire et quitte le vestibule.
Le blond se dirige vers le premier salon de la maison, celui aux confortables fauteuils et au canapé en cuir assorti avec sa cheminée en marbre. D'un geste lent, Sam ouvre sa fiole d'eau bénite et en asperge quelques gouttes sur le parquet.
Dean carre les épaules, tous ses sens aux aguets. Ouïe, vue, odorat, goût, toucher. Tout est important.
— « Je suis le premier et le dernier, et le vivant. J'étais mort et voici, je suis vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de la mort et du séjour des morts », commence à réciter lentement son cadet.
Le blond marche dans la pièce, le parquet craque doucement sous ses pieds.
Dean le suit comme son ombre, silencieux et attentif. Il doit prêter une attention toute particulière à son ouïe. Si cela arrive, il doit entendre Sam dire « bacon », même dans un simple filet de voix à peine audible.
Ça commence.
.
Quand Castiel s'allonge enfin sur son lit, la nuit est tombée depuis longtemps. Plutôt que de continuer à tenter de lire sans succès un roman dans un salon du rez-de-chaussée, il a préféré monter se coucher. Le sommeil le fuit, autant être confortablement installé sur son épais matelas et le dos calé contre les oreillers.
Le jeune homme se glisse sous les draps et en lisse machinalement les plis du plat de la main. Il n'aime pas dormir dans du linge de lit froissé. C'est ridicule mais parfois, il est même prêt à se relever pour tirer correctement la housse de matelas ou le drap pour qu'il soit parfaitement lisse.
Ça faisait rire Gabriel aux larmes quand, adolescents, ils faisaient des soirées pyjama chez l'un ou l'autre. Une fois, celui-ci avait fini par s'endormir sur la chaise de bureau tandis que Castiel s'acharnait sur les draps.
Le brun se frotte doucement les yeux.
Il se penche pour récupérer son roman sur la table de chevet. Une page puis deux. Le volume finit à nouveau abandonné sur ses genoux.
La lampe de chevet éclaire doucement le mobilier de sa chambre et donne à l'acajou des teintes chaudes et veloutées.
Castiel se penche légèrement hors du matelas et baisse les yeux sur le cercle de sel.
Dean l'a changé avant de quitter la maison. Celui-ci est à nouveau parfaitement blanc. Sous la lumière de sa lampe de chevet, il prend des couleurs un peu sableuses et dorées comme une plage des Caraïbes. La forme est parfaitement ronde, parfaitement fermée. Il est parfait.
Pourtant, Castiel se sent très petit dans son lit, seul dans sa maison vide.
Il porte machinalement une main à sa chaîne et joue distraitement avec la médaille de saint Michel.
Le jeune homme aime tout particulièrement frotter la pulpe de son pouce sur le relief du bijou, comme pour l'ancrer en lui et le protéger un peu plus.
À son annulaire droit, la bague gravée de Dean brille doucement. Castiel l'a retrouvé sur le carrelage de la salle de bain en fin de journée, tombée derrière le panier à linge sale. Comme cachée. Il ne se souvient pas quand il l'a retiré ni pourquoi.
Le brun lâche la chaîne et lève lentement sa main droite. Il fait jouer l'éclat argenté de la bague dans la lumière de sa lampe de chevet. Quand il l'a retrouvé, Casteil s'est souvenu avec une acuité brûlante qu'il ne doit pas s'en séparer. Le chasseur l'a bien spécifié.
Tout de même.
La porter quand il prend sa douche et se… frotte à des endroits très privés ? Elle était à Dean avant que ce dernier ne la lui donne. C'est très intime. Un peu gênant aussi.
Castiel la fait tourner autour de son doigt et frotte son pouce sur les motifs gravés. Oui, c'est vraiment très gênant. Comment pourrait-il la rendre au jeune homme une fois l'affaire terminé en sachant qu'elle a touché son sexe, son pubis ou ses fesses ?
Le brun se mord les joues et remonte légèrement ses genoux contre son torse. Quand il avait quatorze ans, il refusait déjà que Gabriel lui emprunte ses sous-vêtements parce qu'il oubliait les siens lors des mêmes soirées pyjamas.
D'ailleurs, est-ce que Dean acceptera de la reprendre ? Il a dit qu'il n'aimait pas les bagues. Castiel trouve cela dommage, le châtain a de belles mains. Il les a parfois regardés. Observés. Contemplés aussi, un peu. Souvent en réalité.
C'est quelque chose est moins compromettant que de fixer jusqu'à l'impolitesse son visage et ses taches de rousseur. Ses adorables éphélides. Ou ses yeux verts. Ils sont beaux aussi.
Le brun soupire, s'allonge à nouveau et roule sur le flanc, les draps et le couvre-lit jusqu'au menton.
Il fait toujours froid dans sa chambre, plus que dans le reste de la maison. Le jeune homme envie un peu Dean qui s'est promené en tee-shirt pendant le reste de l'après-midi dans le jardin. Sa peau est dorée et il a aussi des taches de rousseur sur les avant-bras. Castiel se recroqueville un peu sur lui-même. Elle avait l'air si chaude et douce, il avait envie de l'effleurer pendant l'après-midi. Peut-être que cela le réchaufferait aussi.
Il aurait bien aimé mais Dean était si agité alors. Et Sam si… pâle.
Castiel frotte distraitement sa joue contre son oreiller.
Peut-être devra-t-il rendre sa bague au châtain plus tôt que prévu parce que l'enquête sur sa maison n'aboutira jamais. Est-ce que Dean pourrait abandonner parce qu'aucune piste sérieuse ne se dessine ? Le brun ne l'en pense pas capable mais tout est si… étrange autour de lui. Il fait fuir les gens qu'il connaît un peu alors quelles attaches pourraient bien avoir les frères Winchester à Butler s'il n'y a pas l'affaire ?
Le brun s'enroule dans les draps et resserre ses doigts autour de sa médaille.
Le rituel n'a rien donné. Il a seulement rendu Sam un peu malade et nauséeux.
Un peu interdit et franchement inquiet, Castiel a observé Dean guider son petit frère jusqu'à sa chaise dans le jardin sur lequel ce dernier s'est laissé tomber. Sam avait vraiment mauvaise mine et chez un homme aussi grand, s'attendre à le voir tomber à tout moment à cause de ce qui ressemblait à un malaise vagal était vraiment impressionnant.
Le brun n'a pas osé lui suggérer de s'allonger dans l'herbe et de lever ses jambes en les appuyant contre une chaise pour mieux faire circuler son sang.
Pas plus qu'il n'a osé leur demander comment ça s'était passé.
Dean a fait ingurgiter à son frère des barres chocolatées jusqu'à écœurement et le brun en a aussi un peu grimacé de dégoût. Il a pourtant accepté la confiserie que le châtain lui a tendu d'un geste un peu brusque.
Castiel ne veut pas prendre le risque de froisser Dean Winchester parce que…
Il ne vaut probablement mieux ne pas s'attarder sur cette chose qui tord un peu son ventre ou lui fait faire des sursauts étranges quand il sait que le jeune homme va venir lui rendre visite. C'est pour ça qu'aujourd'hui, il a porté un polo assez seyant et un pantalon un peu ajusté. Heureusement que Carol et sa famille sont parti à Lake Arthur pour la journée. Il sait qu'il aurait entendu son rire résonner toute la journée dans la maison.
Des rires, il n'y en pas eu pendant la fin de l'après-midi.
Dean est resté très nerveux et il couvait son frère comme le lait sur le feu. Les deux hommes ont finalement pris congé pour retourner à leur hôtel et réfléchir. Castiel ignore ce que cela signifie mais il a hoché la tête.
Il peut difficilement faire autre chose quand Dean le regarde et plonge son regard vert dans le sien.
— « Excuse-nous Cas, Sam doit se reposer. Je t'appelle ce soir ou demain. Je te le promets. »
Le châtain n'a pas donné signe de vie de la soirée.
Castiel a pourtant gardé son portable à ses côtés le plus soigneusement du monde. Au cas où.
Le brun regarde autour de lui.
Sa chambre a-t-elle toujours été aussi vaste ? Peut-être devrait-il aller s'installer dans une des chambres d'amis de l'étage pour quelque temps. Quelque chose de plus petit. Ce n'est pas grave si le lit n'est pas aussi large que celui qu'il occupe actuellement et qu'il est plus récent.
Le brun n'a pas menti à Dean, il se sent un peu moins à l'aise depuis deux trois jours. …Depuis que le châtain et lui se sont rapprochés avec cet agréable tutoiement.
Il fixe le cercle de sel pendant un long moment. Sans cligner des yeux jusqu'à ce que cela soit désagréable parce que ses pupilles sont trop sèches.
Les choses ne se sont pas passées comme les frères Winchester l'espéraient mais il a confiance en eux. … Dean a quelque chose d'irrésistible quand il parle, les mains nouées entre ses genoux et les coudes appuyés sur ses cuisses. Il a l'air si assuré, il est si charismatique que le brun serait prêt à croire bien des choses qui sortent de sa bouche. Sa bouche aux lèvres pulpeuses et à la courbe sensuelle.
Castiel frissonne sous les draps et son épais couvre-lit.
Dean est beau et charmant, il a quelque chose de réconfortant et de solide. Dean est un homme comme le brun aurait aimé en rencontrer un par hasard au détour d'une rue ou d'un café. Pour faire connaissance, gagner un ami puis peut-être… tomber amoureux.
C'est un peu dérisoire maintenant qu'il a perdu tant de poids et qu'il a l'impression d'avoir le corps d'un octogénaire mais cela ne l'empêche pas de penser que ça aurait été bien.
Le châtain est un homme franc et simple, plus que ses compagnons précédents dont il a fait la connaissance lors de soirées mondaines ou dans de riches propriétés où il venait acheter des antiquités. Parfois futiles. Heureux de l'avoir à leur bras comme un bel objet dont on pourrait être fier. Des étreintes qui pouvaient être tendres ou passionnées mais le laissaient un peu insatisfait. Castiel tombait amoureux quand même parce que son coeur est énorme et qu'ils avaient tous des qualités, surtout James.
Dean est… très différent.
Il est plus… Il est moins…
Dean est…
Un frisson plus lourd que les autres remonte le long de son dos. Il lèche sa nuque et vrille ses tempes.
Castiel inspire profondément et se recroqueville sur le matelas.
— « … me… Tu… moi. »
Le brun ne sait pas réellement à quel moment il trouve enfin le sommeil. Ce dont il est certain, c'est qu'il dort mal, désagréablement oppressé. Sa peau est humide de transpiration quand il ouvre les yeux et les draps sont enroulés autour de lui. Cela n'a plus rien à avoir avec un agréable cocon. Ils sont comme les rets d'un piège posé par un chasseur habile.
La lampe de chevet est éteinte, Castiel ne se souvient pas de l'avoir fait.
Alors qu'il chasse la sueur de son front d'un revers de main, le brun est surpris de sentir la bague de Dean sur sa deuxième phalange. Elle a glissé de son doigt pendant la nuit. … Comment est-ce possible ?
— « Je… me… Tu… à moi. … Seul… »
Castiel cligne lentement des yeux.
Il doit avoir les oreilles qui sifflent un peu. À moins que ce ne soit un bourdonnement provoqué par les battements sourds de son cœur.
Le brun suppose que cela peut lui donner l'impression d'entendre des voix.
Une voix.
— « Je t'aime. Tu es à moi. Le seul. »
Autour du lit, le cercle de sel a été comme gratté.
De fines marques blanches s'étalent sur le parquet autour du motif, comme si des ongles avaient raclé le bois.
Devant le lit, sans même le cacher, le sel a également recommencé à foncer d'une teinte sale, couleur de cendre blanchâtre.
