Mes petits chats,
L'affaire de Dean et Sam progresse mais elle se complique et la tension monte lentement dans cette partie :) Je l'ai attentivement relu pour ne rien perdre en cohérence, j'espère qu'elle vous plaira car cette histoire demande de plus en plus d'attention et de rigueur.
Je vous souhaite une bonne lecture et je vous laisse les rejoindre à La Nouvelle-Orléans pour continuer à suivre leurs aventures.
Bien à vous tous,
ChatonLakmé
De mai à octobre 1893, la ville de Chicago a accueilli l'Exposition universelle (dite World's Columbian Exposition) dans le cadre de la célébration du 400ème anniversaire de l'arrivée de l'explorateur Christophe Colomb en Amérique du Nord. Théâtre de grandes constructions sorties de terre et d'attractions (notamment une grande roue et un trottoir roulant), elle a attiré 50 pays participants et 27,3 millions de visiteurs. Les Expositions universelles organisées à Paris à partir de 1855 ont été le théâtre de concours d'art et d'industrie. Je n'ai pas trouvé trace de manifestations semblables lors de la WCE mais des artistes ont été sollicités pour créer des œuvres en rapport avec l'Exposition. Le sculpteur et l'œuvre cités ci-dessous sont de mon invention mais restent plausibles dans ce contexte.
Tremé est un des plus anciens quartiers de La Nouvelle-Orléans, jouxtant le Vieux carré français. Historiquement occupé par une population afro-américaine jusqu'à l'abolition de l'esclavage aux États-Unis, il est resté un lieu métissé et est considéré comme le plus ancien quartier afro-américain du pays.
L'acte de naissance mentionné plus bas est inspiré de plusieurs extraits de naissance de la même époque que j'ai lu sur des sites d'archives numérisées en France. Sa formulation et sa graphie sont donc relativement exactes. L'art est dans les détails :)
Le New Orleans Voodoo Museum (abrégé en NOVM dans le texte) est un des rares musées au monde à être entièrement consacré à la religion vaudou. Ouvert en 1972, il est situé dans le quartier français et a pour fonction de préserver cet héritage typique de l'histoire de La Nouvelle-Orléans, y compris par des visites guidées dans la ville, des lectures publiques et des ateliers. Le portrait cité ci-dessous y est bien présenté, à l'endroit indiqué d'après les photographies que j'ai pu trouver en ligne.
Le National Air and Space Museum est un musée de la prestigieuse Smithsonian Institution de Washington dédié à l'exploration spatiale et au vol humain. Il accueille également un centre de recherche sur l'histoire et la technique de l'aviation et des vols spatiaux ainsi que les sciences affiliées à l'exploration spatiale. Fondé en 1946, il est un des musées les plus visités des États-Unis.
Le musée de l'automobile Mullin (ou la collection Peter Mullin) était un des dix plus importants musées au monde consacrés aux voitures rares et de prestige. Fondé en 2010 par le milliardaire et propriétaire de la collection Peter Mullin, il présentait des automobiles françaises de la période Art Déco, des années 1920 et 1930. Après le décès du fondateur en 2023, le musée ferme ses portes et la collection est dispersée, notamment au sein d'autres musées consacrés à la voiture.
Le tignon, dit aussi madras ou foulard de tête, est une coiffe de femme, nouée sur la tête en forme de turban dans les Antilles françaises, la Guyane et la Louisiane.
Le dollar dit Morgan est une pièce de un dollar américain en argent frappé de 1878 à 1904 puis une nouvelle fois en 1921. Elle porte le nom de son dessinateur, Georges T. Morgan, graveur adjoint à la Monnaie des États-Unis. L'avers représente une allégorie de la Liberté, le revers est frappé d'un aigle aux ailes déployées. Elle est devenue une pièce de collection d'une valeur d'une trentaine de dollars selon son état.
L'affaire Philippe Delveau
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Quatorzième partie
Butler, Pennsylvanie, mercredi 18 octobre
Dans un salon du rez-de-chaussée, une pendule sonne seize heures.
Castiel ferme brièvement les yeux.
Au son cristallin du carillon, il identifie immédiatement le cartel anglais du XVIIe siècle qui repose sur cette riche console sculptée accrochée au mur face à la porte. Ting. Ting. Ting. C'est doux, léger et presque riant. Il esquisse un sourire.
— « Mince, il est déjà seize heures ? Cassie, je suis désolée mais je dois rentrer. »
Le jeune homme rouvre les yeux.
Assise à côté de lui, Carol s'empresse d'achever sa tasse de café et sa part de cake au citron. Elle mange si vite que les miettes pleuvent sur sa serviette et qu'elle tache ses doigts du sirop qui recouvre la pâtisserie.
Castiel sourit une nouvelle fois, quelque chose de plus petit et timide. Quand son amie se penche vivement en avant pour poser son assiette, il sursaute sans pouvoir s'en empêcher. La blonde hausse un sourcil.
— « Tu es un peu étrange… », dit-elle doucement. « Je suis heureuse que tu m'aies invitée pour prendre un café mais est-ce que tu aurais quelque chose à me dire ? »
Tu es trop étrange. Tu es malsain. Ce n'est pas normal.
Le brun déglutit. Il secoue la tête et lui sourit une nouvelle fois même s'il sait que ça ressemble un peu à une grimace. Castiel a pris sur lui pour inviter son amie mais cela ne l'empêche pas d'avoir les mains moites et d'être nerveux depuis qu'elle s'est assise à côté de lui dans le canapé.
Il se concentre sur les paroles du Dr. Lauwers, sur sa gentillesse quand il lui a assuré qu'il n'est pas fou et que ses angoisses ne sont qu'une réaction chimique de son cerveau.
Le brun aimerait en être certain.
La nuit passée, Dean et Carol lui ont encore fait du mal dans ses rêves. Il s'est réveillé brusquement, haletant et des larmes mouillant son oreiller. C'est Lui qui les a essuyés quand il a quitté son lit pour aller boire un verre d'eau dans la salle de bain. Tendrement, du dos de la main et du bout de ses doigts en caressant sa peau. Castiel a encore rejeté un appel de Dean le jour précédent – pas volontairement, il a juste laisser sonner son portable en se persuadant qu'il ne pourrait pas décrocher à temps.
« Je t'aime. Jamais je ne te ferai souffrir. Jamais. »
— « Cassie ? »
Le brun sursaute une nouvelle fois. Il n'a pas réalisé qu'il est en train de caresser sa joue, de s'attarder sur l'arête de sa mâchoire comme Il l'a fait. La jeune femme fronce légèrement les sourcils et se glisse plus près de lui sur le canapé si près que son parfum légèrement fruité envahit son nez. Castiel contient bravement son envie de s'éloigner d'elle – de fuir.
Carol prend doucement sa main dans la sienne. Il se raidit tandis que son amie presse gentiment ses doigts autour des siens.
— « Qu'est-ce qui ne va pas ? Quelque chose est arrivé avec Dean ? »
Dean.
Le brun déglutit.
Il ouvre la bouche, hésite avant de baisser les yeux sur ses genoux. Oui. Non. En quelque sorte.
Ses mains sur son cou qui serrent. Fort. Si fort. Son genou entre ses jambes. Son bassin contre le sien tandis qu'il le chevauche pour pouvoir mieux enserrer son cou.
Cette fois, Castiel passe lentement ses doigts sur sa gorge. Il a eu tellement peur la nuit passée.
Inconsciente de son trouble, Carol sourit et entoure ses épaules d'un bras pour l'attirer contre elle. Le brun suffoque mais il ne lui en veut pas. Comment pourrait-elle savoir que le simple contact de son corps contre le sien tord son ventre d'angoisse ?
— « Est-ce que le torride Dean Winchester te manquerait ? », insiste-t-elle d'un ton taquin.
— « … Il n'est pas si torride que ça », proteste-t-il d'une petite voix.
— « Menteur », rit la jeune femme en frottant vigoureusement son épaule. « Il est aussi torride que les températures qu'il fait actuellement à La Nouvelle-Orléans. On annonçait encore trente-trois degrés pour aujourd'hui, Sam et lui doivent vraiment souffrir. Imagine-les tout transpirant dans leur tee-shirt, obligés de prendre plusieurs douches par jour et de dormir à demi-nus… Une véritable horreur à regarder. »
Castiel grommelle et la repousse du coude tandis qu'elle éclate de rire. Il sent ses oreilles chauffer un peu.
— « Tu es mariée », marmotte-t-il d'un air réprobateur.
— « Cela ne m'empêche pas d'apprécier ce que je vois, Dean est vraiment torride. Ose me dire que tu ne te serais pas retourné sur lui dans la rue, même si tu étais en compagnie d'Oliver », lui rétorque son amie avec un regard entendu.
Le brun se mord les joues et détourne le regard.
Il ne veut pas répondre à ça, pas à voix haute en tout cas. … Ça n'aurait pas été respectueux pour son compagnon mais sans doute qu'il l'aurait fait. Parce que Dean est atrocement séduisant. Et s'il souriait comme il le fait quand il est avec lui – juste cette risette qui ombre la commissure de ses lèvres d'un air canaille – le brun se serait probablement arrêté sur le trottoir.
Castiel sent qu'Il est à ses côtés. Sa main possessive sur sa nuque. Son souffle dans son cou.
Présence évanescente.
Cela dure à peine une fraction de seconde mais il frémit.
À côté de lui, Carol pince ses lèvres et frotte vigoureusement ses bras.
— « J'ai eu un frisson. Toi aussi », rit-elle
Castiel hausse les épaules. La pendule sonne une nouvelle fois et son amie jure entre ses dents.
— « Je dois vraiment rentrer, Julia est attendue pour une soirée pyjama chez son amie Sarah et je dois vérifier son sac. Elle l'a fait avec son père », grimace-t-elle en se levant.
Le brun sourit et commence à rassembler la vaisselle sur le plateau du service à café. Il sent le regard de son amie peser sur lui, attentif et inquiet. Castiel s'active. Non pas qu'il veuille – encore – fuir dans la cuisine. Ou peut-être un peu.
— « Tu es vraiment étrange Cassie… Tu sais que je ne faisais que te taquiner en parlant de Dean, n'est-ce pas ? »
— « Je sais. »
— « J'aime juste la manière dont il te fait sourire. J'aime aussi vous voir ensemble. » La blonde cherche son regard. « Depuis que je suis arrivée, tu ne souris pas vraiment. Est-ce que tout va bien entre vous ? »
Leurs tasses s'entrechoquent sur le plateau.
Castiel passe une main nerveuse dans ses cheveux. Que peut-il répondre à ça ? Que peut-il dire sans avoir l'air ridicule et un peu pathétique ? Le brun n'a pas repris d'anxiolytiques depuis qu'il est rentré du cabinet du Dr. Lauwers et un sevrage brutal n'était peut-être pas la bonne chose à faire.
Ou peut-être que cela n'a rien avoir.
Peut-être que le problème vient seulement de lui. De son cerveau, de sa fatigue chronique. De Lui.
— « Est-ce que Dean va bien ? », insiste Carol en cherchant son regard.
Le brun se mord les joues.
— « … Je ne sais pas. Nous ne nous sommes pas appelés depuis deux jours. »
— « J'étais sûr que tu me cachais quelque chose. Est-ce que vous vous êtes disputés ? »
— « Pas vraiment. Nous nous juste sommes… manqués ? »
Castiel n'a pas besoin de regarder son amie pour imaginer son expression, à la fois incrédule et indignée parce qu'il est en train de lui mentir. Il entend combien ses mots sonnent faux.
— « Vous avez manqué votre rendez-vous téléphonique ? Alors qu'il t'a promis les yeux dans les yeux d'appeler tous les soirs ? »
— « Ce ne sont pas des rendez-vous. Et il ne m'a rien promis les yeux dans les yeux », grogne-t-il en disposant la vaisselle sur le plateau dans un tintement de porcelaine.
Le brun sent qu'il rougit un peu. Il tente une fuite vers la cuisine mais son amie lui bloque le passage en se glissant devant lui.
— « … C'est exactement ce qu'il s'est passé, j'étais là Cassie. Tu as de la chance que je sois très pressée, je n'ai pas le temps de te faire cracher le morceau », dit-elle en pointant un doigt dans sa direction.
— « Dean travaille pour moi, c'est tout », souffle le brun.
— « À d'autres Cassie. Quoi que vous ayez fait comme bêtise l'un et l'autre, réconciliez-vous. Tu as l'air tellement perdu que c'est presque douloureux à voir. Dean te fait du bien, ne laisse pas passer ça. »
— « Il ne – »
Le brun a les oreilles qui sifflent et les joues qui chauffent. Carol roule des yeux et tapote son front du bout de son index.
— « Je ne te parle pas de ce genre de bien-être, je dis juste que tu vas mieux depuis qu'il est arrivé à Butler. Tu le sais aussi au fond de toi parce que tu avais l'air vraiment défait quand il est parti pour la Louisiane alors fais-moi le plaisir de te réconcilier avec lui. »
Son portable sonne dans sa poche, la jeune femme jette un regard à l'écran avant de lever les yeux au ciel.
— « Ne jamais demander à un homme de faire une valise de fille, même si elle a seulement huit ans. Il semble que ce soit la panique à la maison », grommelle-t-elle avant de lui planter un baiser sur la joue. « On s'appelle pour que tu me racontes ce que tu auras fait avec Dean, toujours pas sexuellement. Mais si ça arrive, par pitié tu dois m'en parler au nom de notre amitié. Everett et moi avons souvent des parties de sex phone incroyables quand il est en déplacement et – »
— « Carol ! »
La jeune femme quitte le salon dans un éclat de rire mutin et un dernier signe de la main.
Le brun reste seul dans sa cuisine, un peu hébété. Du sex-phone avec – C'est absurde, c'est – Non, pas du tout, jamais de la vie. Il s'attend à entendre la porte d'entrée claquer derrière elle mais soudain, son amie réapparaît dans l'embrasure de la porte.
— « Il fait étrangement froid chez toi Cassie, j'ai des frissons comme si on était à nouveau en novembre. Couvre-toi bien pour ne pas attraper froid », ajoute-t-elle, une main serrée sur le chambranle.
Castiel acquiesce. Il raccompagne Carol jusqu'à sa porte et ferme soigneusement derrière elle. Depuis la fenêtre du salon, il la voit descendre l'allée jusqu'au trottoir puis traverser la rue. Une fois sur son perron, La blonde lève les yeux sur sa maison une dernière fois Castiel lui adresse un petit salut de la main quand leurs regards se croisent.
Un long frisson vient soudain vriller ses reins. Ses lèvres viennent de se poser sur sa nuque.
— « Tu l'as faite partir… », souffle-t-il.
« Je n'ai pas aimé ce qu'elle a dit. Elle parlait de Lui. »
Le jeune homme mâchonne ses joues et s'éloigne de la fenêtre.
« Elle disait des mensonges pour te tromper et mieux te blesser. Elle te manipule. »
Castiel enfonce légèrement sa tête entre ses épaules.
Dans le couloir, il prête à peine attention aux photos imprimées sur papier glacé le sourire de Gabriel lui paraît très lointain depuis quelque temps. Depuis que Dean est parti – chaque soir, dans son lit – il pense à son ami. Chaque nuit, il n'y a que le silence qui lui répond. Le brun a beau l'appeler mon frère, mon meilleur ami, il a beau essayer de chercher sa présence rassurante, il ne l'entend plus. Il n'y a que Lui à ses côtés. Partout. Tout le temps.
« Elle te veut du mal. Souviens-toi de ce qu'elle te dit. De ce qu'elle te fait. Comme Lui. »
Lui et ses mots qui le font douter, qui instillent dans son esprit les cauchemars qu'il tente d'oublier pour se persuader qu'ils n'étaient rien d'autres que des produits de son inconscient.
De retour dans la cuisine, Castiel jette un regard distrait à l'ordonnance du Dr. Lauwers fixée sur le frigo.
Dans les angles, le papier a commencé à noircir, comme une émanation de pourriture.
Sa main caresse tendrement ses reins, un contact volatile par-dessus ses vêtements. Castiel sait que la médaille le maintient encore un peu à l'écart de lui et il tire machinalement dessus. Sous ses doigts, il sent les légères arêtes des oxydes métalliques qui commencent à corrompre le métal de la chaîne. Toujours de la pourriture. Le cadeau de Dean le protège mais plus pour très longtemps.
« Parle-moi mon amour. Je suis là pour t'écouter. Pour te consoler. »
Castiel pince les lèvres et garde le silence.
Il Lui donne déjà trop de lui depuis quelques jours.
C'est insidieux, plus que durant les quatre mois passés, mais peut-être plus effrayant.
Ils discutent ensemble. Parfois.
Il l'interroge et le brun répond parce qu'il n'a que Lui et que ses nuits sont peuplées de cauchemars avec les gens qu'il aime – qu'il apprécie.
Ils se tutoient. Comme des amis. Comme des amants.
Son souffle chaud dans son cou devient froid et piquant, une morsure faite des crocs effilés. Il frissonne et tire sur les manches de son gilet.
« Dis-moi la même chose que pendant ces dernières nuits. Combien ils te terrifient, combien ils te font du mal et font te sentir misérable. »
— « Carol s'inquiétait pour moi… »
« Mensonge. Tromperie. Moi, je sais. Je te dirais ce que tu as besoin d'entendre. Je suis le seul qui te connaît vraiment. Le seul qui t'aime. Pas comme elle. Encore moins comme Lui. »
Castiel frémit. Il y a tant de haine dans ce dernier mot, tant de sourdes menaces. Il enroule ses doigts dans le bout de ses manches, les crispe douloureusement sur le tissu.
« Arrête de penser à eux. Ne pense qu'à moi. »
Le brun regarde le service à café sali, les restes de cake au citron et le marc au fond des tasses. Sur le bord, il a l'impression de voir les traces sombres se moucheter de blancs. Pourriture. Moisissures.
Castiel déglutit difficilement.
« Ne les fais plus entrer ici. Chez nous. Tu n'es pas en sécurité avec eux. »
— « Tu ne peux pas me protéger ? », demande-t-il soudain d'un ton un peu bravache.
Ses ongles s'enfoncent dans la peau fine de sa hanche, comme pour mieux se crocheter à l'os trop saillant sur lequel tient son pantalon. Le jeune homme siffle de douleur.
« Je te protégerai contre le monde entier si tu t'abandonnais vraiment à moi. Tu ne me donnes pas assez de toi alors que je fais déjà tant. Ne l'invite plus chez nous. Aucun d'entre eux. Rejette leurs appels. Ne leur parle plus. Ignore-les. Reste ici, chez nous. Avec moi. »
Le brun cligne des yeux et avale lentement sa salive.
« Reste avec moi. »
La sonnerie de son portable résonne dans la maison vide comme un concert d'orgue dans une église plongée dans un silence recueilli.
Castiel sursaute et quitte précipitamment la cuisine. Les notes enlevées à la flûte traversière de la Badinerie de Bach sont comme un fil d'Ariane. Il est encore en discussion avec Mr. Tenenbaum, son client, sur le prix de la sculpture en marbre installée dans le petit salon de musique. L'homme lui a certifié prendre sa décision avant la fin de la semaine, c'est peut-être lui qui l'appelle.
« Seulement moi. »
Castiel Le repousse d'un coup d'épaule tandis qu'il referme ses doigts sur l'appareil.
Le portable vibre furieusement dans sa main.
L'écran affiche le nom de Dean.
Le brun inspire brusquement. Le jeune homme a l'impression de sentir les vibrations remonter le long de son bras jusqu'à sa poitrine, lui donnant la nausée. Puis tout s'arrête.
Un appel manqué de Dean
Ses bras s'enroulent autour de ses épaules, câlins mais étreinte de fer.
« Ignore-le. Il se moque de toi. Il n'a rien à te dire. Il va seulement te mentir puis rire de toi avec son frère. »
Castiel essuie son front humide d'un revers de la main.
Le sang bat douloureusement dans ses tempes, créant un vacarme assourdissant dans son crâne. Le jeune homme a l'impression de sentir les pulsations de son cœur dans la moindre fibre de son corps, d'avoir une conscience suraiguë du moindre de ses sens.
Cela lui est déjà arrivé, une fois.
Il avait une vingt-six ans, il était allé avec Gabriel dans sa propriété familiale des Hamptons, au bord de l'océan Atlantique. C'était en plein mois d'août, il faisait terriblement chaud et il ne s'était pas assez hydraté. Après avoir longuement lu sous l'horrible parasol Coca-Cola de son ami, il avait accepté d'aller se baigner avec lui. Castiel s'était relevé. Trop vite. Soudain, il avait senti son visage s'inonder de sueur et des bouffées de chaleur enflammer son visage. Ses doigts étaient devenus gourds, puis ses jambes s'étaient transformées en ouate alors que son corps entier résonnait sous les battements de son cœur. Le brun avait vu Gabriel se précipiter vers lui, il avait remarqué la peau trop blanche autour de ses yeux et son nez trop rouge parce qu'il avait attrapé un terrible coup de soleil sur le visage. Il avait voulu rire sans y parvenir. Il était tombé inconscient dans le sable, victime d'un coup de chaleur.
À cet instant, Castiel n'a pas envie de rire mais les sensations sont très familières. Il avance une main tremblante pour s'appuyer sur l'accoudoir du canapé. Se soutenir. Il a l'impression qu'il va tomber. Ou vomir.
« Il n'a pas attendu que tu décroches. Il se moque de toi. »
Le brun se mord les joues. C'est faux, son portable a longuement sonné et Dean a probablement attendu jusqu'au déclenchement de sa boîte vocale.
Castiel jette un regard à l'écran.
Un appel manque de Dean. Pas de message.
Il ricane doucement à son oreille, frotte Son nez contre la peau fine sous le lobe.
« Il se moque de toi. Tu lui es parfaitement indifférent. Il n'insiste pas. Tu ne l'intéresses pas. »
Le brun crispe ses doigts sur le boîtier et s'oblige à inspirer profondément. Ses pensées s'éclaircissent, son rythme cardiaque retrouve un battement normal. Le sang redescend dans ses veines pour irriguer ses muscles et ne pas rester, brûlant et palpitant, dans son crâne.
L'appareil sonne à nouveau dans sa main. Il vibre puissamment et la sensation remonte le long de son avant-bras.
Appel entrant de Dean.
Castiel a un peu moins peur. Son cœur tressaute dans sa poitrine mais il n'a pas de sueur à ses tempes ni de veine qui palpite. Ses sensations sont un peu assourdies.
Dean insiste, il veut lui parler directement, pas par l'intermédiaire d'une boîte vocale.
Il claque sa langue contre son palais d'agacement. De colère.
« Il veut juste te dire toutes ces choses désobligeantes en face. Il veut t'entendre te décomposer au téléphone. Il veut jouir de ta détresse. »
Castiel secoue la tête.
Il décroche maladroitement et porte le combiné à son oreille.
— « Allô ? », demande-t-il d'une petite voix.
— « Cas ? Je suis content de t'avoir enfin au téléphone, j'essaye de te joindre depuis avant-hier ! »
— « … Je suis désolé. »
Le brun se laisse tomber dans le canapé. Il enfonce cruellement ses ongles dans sa nuque mais le jeune homme ne Le sent plus à ses côtés. Dean rit doucement dans le combiné et Castiel déglutit. C'est chaud. Plein de soleil, de taches de rousseurs et de sourires. Dean.
— « Ce n'est pas comme si tu avais des comptes à me rendre mais je me suis inquiété. Est-ce que quelque chose s'est mal passé avec ton client ? »
— « … Tu te souviens de mon rendez-vous ? », souffle-t-il d'un ton un peu incrédule
— « Bien sûr ! Il vient de New York pour cette sculpture en peu kitsch que tu as mise dans le salon de musique du rez-de-chaussée. »
— « C'est une œuvre de Barney Filding, elle a reçu un prix à la World's Columbian Exposition de 1893 », proteste Castiel.
— « Sans doute mais je ne suis pas obligé de la trouver belle. Bon sang, la fille est nue, elle a des roses dans les cheveux, une colombe dans une main elle tient un modèle de grande roue dans l'autre. C'est absurde… »
La voix du châtain est chaude et pleine de rire. Le brun inspire profondément.
— « Alors ? Est-ce que ça s'est passé comme tu l'espérais ? »
— « … Il trouve le prix trop élevé, je suis en train de négocier avec lui. »
Dean éclate de rire et Castiel sourit un peu timidement. Il ne sait pas vraiment ce qui provoque cette hilarité mais il aime ça, ce son qui réchauffe sa poitrine. Le jeune homme s'avachit un peu contre le dossier du canapé.
— « Ton affaire n'est donc pas si mal engagé que ça, c'est bien. … Pourquoi est-ce que tu n'as pas répondu à mes appels ? »
Le brun déglutit. Il a à nouveau un peu froid.
— « Est-ce que tout va bien, Cas ? »
Le jeune homme regarde machinalement autour de lui.
Il sent qu'il est seul mais il aimerait presque qu'Il soit à ses côtés pour entendre Dean. Le châtain a l'air sincèrement inquiet pour lui, il se souvient de petites choses qui le concernent sans réelle importance, il lui pose des questions et il rit. Le combiné déforme un peu la tonalité de sa voix mais Castiel entend qu'elle est plus attentive. Qu'elle est dans l'attente. De lui. Il devrait l'entendre aussi et réaliser qu'Il se trompe, qu'Il est le seul à lui dire des horreurs.
Dean souffle doucement et le brun se fige.
— « … Tu n'as pas de compte à me rendre mais j'ai eu l'impression que tu rejetais mes appels et je me suis demandé ce qu'il se passait. Surtout que tu n'as plus donné signe de vie après… »
— « Tu n'as pas laissé de message non plus. »
Castiel se mord si fort la langue qu'il sent le goût ferreux du sang dans sa bouche. Quel imbécile, pourquoi a-t-il dit ça ? Il n'est plus lui-même, il ne se reconnaît plus. Dean rit mais c'est un son nerveux. Le brun a l'impression de le voir passer une main dans sa nuque comme il le fait quand il est gêné. En temps normal, Castiel trouve que c'est une habitude plutôt mignonne plus encore quand il commence par ébouriffer ses cheveux. Ça dresse sur son crâne des épis qu'il a follement envie de recoiffer correctement.
— « … Tu as raison. Je suis désolé. »
— « Non ! C'est – Ignore ce que j'ai dit, c'est stupide. C'est à moi de m'excuser. C'est juste que je n'ai pas pu, j'étais – »
— « Ce n'est rien Cas, je t'assure. Ta voix sonne plutôt bien, ça a l'air d'aller. Alors ça me va. Je t'assure que ce n'est rien. »
Sa voix sonne bien ? Ça a l'air d'aller ?
Si Dean trouve qu'il va bien, il va peut-être penser qu'il a volontairement ignoré son appel. Il va lui en vouloir. L'ennuyer. Le faire le détester. Castiel a parfois eu des rancœurs d'enfant pour moins que ça.
Il inspire brusquement.
Ses mains sur lui.
Son corps pressé contre le sien.
Ses doigts sur –
— « Cas ? »
— « J'étais chez le médecin pour faire un bilan de santé. Je ne pouvais pas répondre », explique le brun.
Mensonge mais sur un fond de vérité. Il était bien chez le Dr. Lauwers, juste beaucoup plus tôt qu'il ne le dit. Dean doit le croire.
— « … Tu avais rendez-vous deux jours de suite à vingt heures passé ? »
Ou pas.
Castiel se mord les joues tandis qu'il s'enfonce légèrement dans le canapé, la tête entre les épaules.
— « J'étais aussi très fatigué », reprend-il maladroitement.
— « Est-ce que ça s'est bien passé ? Il t'a donné des médicaments ? »
Le jeune homme esquisse un petit sourire. Il l'entend, Dean s'inquiète vraiment pour lui et ses questions sont touchantes d'une certaine manière. Il semble parler de médicaments comme de bonbons magiques, comme ceux que l'on donne aux enfants après s'être égratignés les genoux pour arrêter de souffrir. Le brun songe brièvement aux flacons de pilules dans sa salle de bain, aux comprimés multicolores de différentes formes. Comme des bocaux de friandises.
— « C'était pour faire mon check-up mensuel », reprend Castiel. « Il était un peu déçu des résultats de mes dernières analyses mais il m'a prescrit des vitamines et des compléments alimentaires. Le Dr. Lauwers est confiant, il pense que ça peut m'aider. »
Seul le silence lui répond dans le combiné. Le brun fronce les sourcils.
— « Dean ? Tu es toujours là ? »
— « … Je suis désolé Cas. Sam et moi sommes partis depuis presque une semaine et nous n'avons toujours pas de réponse à t'apporter. … Merde ! Tout ça nous prend tellement de temps ! »
— « Je sais que vous faites tout ce que vous pouvez. Ce n'est pas de votre faute. »
Castiel serre les doigts sur son pantalon. Oui, il le croit mais Dean a un rire un peu grinçant dans le téléphone et le brun se raidit. Est-ce de la moquerie ?
— « Tu es vraiment trop gentil avec nous… On s'active mais ce n'est pas assez, ce n'est jamais assez. Et il fait tellement foutrement chaud ici. Tu te rends compte ? Il est presque vingt heures et il fait encore plus de trente degrés avec un taux d'humidité qui frôle celui de la forêt amazonienne. C'est pire que l'enfer et on annonce que cette vague exceptionnelle de canicule va encore durer plusieurs jours. »
Le jeune homme hoche lentement la tête, pianotant distraitement du bout des doigts sur sa cuisse.
Il fait très chaud à La Nouvelle-Orléans, peut-être assez pour se promener avec le moins de vêtements possibles. Castiel ne sait pas pourquoi mais il est certain que le corps de Dean – son corps entier – doit être couvert de taches de rousseurs. Il prend sans doute des douches fréquentes avec de l'eau fraîche. Chair de poule sur son épiderme. Frisson de plaisir le long de son dos. Peut-être qu'il dort nu…
Le brun déglutit.
Le bout de ses doigts picote agréablement, comme le creux de son ventre.
Il ferme brièvement les yeux.
Il songe à Dean nu maintenant.
Il se sent mal d'y penser alors que le châtain est au téléphone avec lui mais il ne peut pas s'en empêcher, c'est une vision étonnamment précise dans son esprit fatigué.
Un corps ciselé à la peau cuivrée, aux muscles durs qui roulent et ondulent comme une vague au moindre de ses mouvements comme lorsqu'il suspendait les draps propres dans le jardin sur la corde à linge.
Son ventre plat qu'il a aperçu quand le tee-shirt s'est relevé sur ses abdominaux.
Sa chute de reins couvert d'un fin duvet doré.
Tout ça rassemblé dans un lit alors que le châtain le regarde entre ses paupières mi-closes. Si douloureusement beau. Et si entièrement nu.
Castiel frotte distraitement sa paume sur son jean, comme pour étouffer la sensation de sa peau sur la sienne. Celle de son dos, si douce et fine tandis qu'il descend…
« Il couche avec quelqu'un, une rencontre de passage faite là-bas. Sans toi. Il ne te touche pas. Il ne veut pas de toi. Jamais. »
Castiel secoue la tête. Il se décale légèrement sur le canapé, protection dérisoire contre Ses mots.
— « Ça… ça doit être difficile », souffle-t-il en avalant sa salive.
— « Je ne devrais surtout pas me plaindre auprès de toi, c'est ridicule. C'est toi qui es en difficulté, pas moi. Oublie ça, Cas. »
Dean rit à nouveau et ça coule comme du miel dans son ventre, ça le réchauffe.
Il entend le jeune homme échanger quelques mots étouffés avec une autre personne, le haut-parleur du combiné probablement caché d'une main.
— « Est-ce que tu es avec quelqu'un ? », demande Castiel.
Le brun s'horrifie un peu de réagir comme un amant jaloux. Il ricane à son oreille mais, après quelques mots supplémentaires, le châtain acquiesce d'un claquement de langue.
— « C'était Sam. Il me prévenait juste que la douche était libre. »
Castiel baragouine quelque chose d'un peu inintelligible. Il pense vaguement à ce qu'il pourra rapporter à Carol de leur conversation sans la faire sourire d'un air particulièrement entendu. Rien de sexuel entre Dean et toi. Tu parles.
— « Ton médecin n'a rien vu de grave, n'est-ce pas ? On ne guérit aucune maladie grave en avalant de la vitamine et des oligo-éléments. (…) Est-ce que c'est un bon médecin au moins ? »
Castiel préfère éluder les bêtabloquants, les anxiolytiques et toutes les analyses que le Dr. Lauwers lui a demandé de faire. Il a d'ailleurs pris rendez-vous au laboratoire de Butler pour le lendemain. Il sourit doucement et hoche la tête.
— « Le Dr. Lauwers a fait une partie de sa carrière à l'UPMC de Pittsburgh, c'est le meilleur hôpital de la ville. Il m'a orienté vers son service de cardiologie pour faire mes examens. Il est très compétent. »
— « D'accord. Prends bien soin de toi Cas. »
— « Je te le promets. … Tu n'as rien à me dire concernant vos recherches à La Nouvelle-Orléans ? », sourit le brun.
— « Ah putain si ! On a une piste, la plus solide qu'on a déterré jusqu'à présent ! Sam et moi avons trouvé l'identité du premier propriétaire de la chevalière ! »
— « Ce n'est pas la famille qui est indiquée sur la lettre que vous a envoyée l'antiquaire ClayX ? Les de Blagny ? »
— « Non. Elles étaient juste liées par le mariage mais ce n'était pas le nôtre. La bague a été commandée par Joseph de Vernantes. »
— « Les de Vernantes… »
Le brun sent une main de fer se serrer sur sa nuque, une poigne si forte qu'elle l'oblige à pencher légèrement la tête en avant. Elle est comme un joug implacable.
Il serre les dents de douleur quand Ses ongles s'enfoncent dans sa chair mais il tient bon. Quelque chose dans la voix de Dean l'oblige à se redresser un peu – à lutter – tout comme Sa réaction. Castiel croit sentir une goutte de sang couler dans son cou. Il ne lève pas la main pour vérifier, il n'ose pas.
— « Oui, Joseph de Vernantes. Nous avons trouvé aux archives municipales les preuves d'un procès d'un homme envers la famille pour casser son testament. Il n'a eu que deux filles mais Sam et moi pensons à un enfant illégitime. Nous sommes encore en train de dépouiller les registres d'état-civil pour trouver son nom et en apprendre plus sur lui. »
— « … Pourquoi son nom a-t-il de l'importance ? Il est mort depuis des décennies », souffle Castiel, le cou tendu et les épaules raides sous Sa main.
« Raccroche. N'écoute pas ses mensonges. Raccroche. RACCROCHE ! »
Le brun entend un léger froufroutement dans le combiné, quelque chose qui ressemble à un froissement de tissu. Puis un chahut ponctué de rires plein de chaleurs.
— « Fous-moi la paix Sammy ! Bordel, je suis au téléphone avec Cas, j'irais me doucher quand je veux ! Descends déjà au bar si tu veux, je te retrouverai plus tard ! »
Le bruissement se transforme un crachotement. Dean a le souffle un peu court.
— « Désolé Cas. »
— « Il y a un bar dans votre hôtel ? »
Ça n'a rien d'accusateur ni de jaloux, c'est juste une question un peu plus subtile que la première.
Il ricane encore à son oreille et Sa main, lourde sur sa nuque, devient caresse.
« Tu es tellement pathétique. Bien sûr qu'il y a un endroit où Il fait des rencontres pour la nuit. Pour se divertir sans toi. »
— « Il y a un bar dans la cour intérieure de notre hôtel, pas très grand mais le restaurant à côté est excellent. Il est réputé pour ses jambalayas, c'est un – »
— « Je sais ce qu'est le jambalaya, j'en ai déjà cuisiné quand j'habitais à New York. »
— « Vraiment ? Je te rapporterai un mélange de vraies épices cajuns si tu veux. Je pense que ce sera bien meilleur que ce que tu pouvais acheter à NYC. »
Castiel ne juge pas utile de dire qu'il les achetait dans une épicerie fine dans le quartier branché de l'Upper West Side. Le prix était un peu indécent mais celles de Dean seront peut-être plus goûteuses et pas uniquement parce qu'elles sont un cadeau du châtain pour lui.
Sa main se fait de plus en plus lourde sur sa nuque. Ses doigts s'égarent sur sa gorge, tour à tour menaçants ou tendres quand ils effleurent l'arête de sa mâchoire.
« Raccroche. Maintenant.MAINTENANT. »
— « Pour – Pourquoi est-ce que son nom est important Dean ? », répète le brun, son souffle un peu tremblant.
Quelque chose est en train de Le mettre vraiment en colère. Dean ne semble pas entièrement satisfait de ses recherches pourtant il y a quelque chose.
— « Est-ce que tu as fait un peu de catéchisme ? Tu connais l'Évangile selon saint Jean ? »
— « Je le connais suffisamment pour pouvoir connaître son iconographie quand je la vois. »
Dean rit joyeusement et Castiel ferme les yeux. Dis-le-moi. Dis-le-moi. Dis-le-moi.
Ses ongles, effilés et tranchants, s'enfoncent encore un peu dans sa chair. Le brun est certain qu'il saigne.
— « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. C'est le premier verset de son Évangile. Les mots ont une vraie puissance Cas, c'est pour ça que nous devons pouvoir le nommer. Si nous parvenons à le faire pendant le rituel, nous pourrons lutter à armes égales contre Lui. »
Son rire à son oreille est glaçant, plein de morgue et de suffisance.
« Stupide. Stupide. Stupide et faible. Ça n'arrivera jamais. Je suis ici chez nous. Dans cette maison. Dans ton lit. C'est toi qui m'y as invité. »
Castiel déglutit lourdement.
— « Pour le moment, nous n'avons que les initiales P. D. qui étaient écrites sur le procès et sa signature. »
— « … D'accord. P. D. »
Il gronde d'une manière particulièrement menaçante à son oreille.
Le brun roule des épaules, tente de Lui faire lâcher prise car il a l'impression d'étouffer. Il ne récolte qu'une morsure dans le cou, juste sur sa jugulaire où la peau est plus fine qu'ailleurs. Un instant, il a vraiment peur et il gémit doucement.
— « Cas ? »
— « Ça va. … C'est une bonne… piste Dean. Vous devez continuer. »
— « Ouais. Je reviens le plus vite possible à Butler et je te jure que je vais lui botter le cul. Tu dois tenir bon. Et retourne voir ce médecin s'il y a quoi que ce soit. »
Castiel acquiesce dans un rire un peu éteint et étranglé. Les yeux fermés, il hoche la tête dans le salon vide.
— « Est-ce que je peux te rappeler demain ? »
— « Bien sûr, je te promets que je ne te manquerai plus. »
Dean rit joyeusement. Encore quelques mots attentionnés et le châtain raccroche. Castiel pose lentement son portable sur la table basse. Il inspire profondément. Concentré. Fort. Il doit être fort.
— « … Quel est ton nom ? »
Son murmure résonne dans le salon vide.
Il est vraiment en colère et Il souffle une haleine emplie de relents de pourriture et de miasmes mortifères.
Castiel sent une nausée épaisse serrer sa gorge. Il déglutit longuement, la bouche sèche et la langue pâteuse.
— « Quel est ton nom ? », répète-t-il.
Soudain, Sa rage explose.
Deux fauteuils anciens qui meublent le salon volent à travers la pièce. Ils s'écrasent avec force contre les murs, rebondissent un instant avant de tomber sur le parquet, leurs bâtis complètement disloqués.
Les tableaux tremblent sur leur clou, tanguent dangereusement. L'un d'entre eux – une peinture de paysage peuplé de petits personnages – a un cadre sculpté et doré trop lourd pour son point d'attache. Il vacille puis chute à son tour. Des éclats de plâtre s'éparpillent dans la pièce.
Comme au ralenti, le brun voit le châssis tomber sur un morceau brisé de fauteuil, un pieu à la pointe mortelle. Le bruit de la toile qui se déchire est douloureux, presque physique.
Castiel se lève et vacille un instant sur ses jambes. Il traverse le salon, s'accroupit devant le tableau. La toile est éventrée sur une quinzaine de centimètres en une blessure béante. Les lambeaux pendent mollement mais le brun peut encore discerner dessus les fins personnages délicatement peints. Ils sont quatre, trois hommes et une femme avec un chien. Gabriel disait pour le taquiner qu'ils les représentaient tous les deux, accompagnés de leur amant et de leur amante dans le pays de Cocagne de leurs vieux jours heureux.
Castiel se relève et pose délicatement la peinture blessée sur le tapis. Il ne doit pas y voir de mauvais présage. Il ne doit pas le faire. Pourtant, ses mots meurent sur ses lèvres, il ne parvient plus à les dire.
Quel est ton nom ?
Le brun essuie son front moite d'un revers de main. Il crispe ses doigts dans ses cheveux sombres et tire légèrement dessus, les yeux fermés.
Dean doit le trouver.
La Nouvelle Orléans, Louisiane, jeudi 19 octobre
Les sourcils froncés, Dean regarde le document qu'il tient dans sa main droite avec une fixité inquiétante. Il lit encore et encore les lignes remplies d'une écriture manuscrite fine et nerveuse – presque décorative – difficilement lisible.
L'acte de naissance de P. D. est succinct.
Parce que la numérisation du registre d'état civil est de faible qualité, que la page est tachée d'encre et d'autres traces moins identifiables, le châtain a failli le manquer parmi les centaines de pages déjà lues. Heureusement, David – l'ami de Georges Guermantes – n'est pas uniquement un grand amateur de pêche au gros dans le lac Pontchartrain, il est également particulièrement serviable. Puisque la salle de lecture était vide, il a accepté d'aller chercher le registre dans les magasins et de numériser la page en haute définition en augmentant les contrastes pour faciliter la lecture.
La page est toujours tachée d'encre et de choses indiscernables mais Dean peut la décrypter.
Il y a immédiatement lu ce qu'il espérait tant.
Ou à peu près.
« L'an mille huit cent soixante-dix-huit, le cinq juin à dix heures trente-deux. Acte de reconnaissance de Philippe Jean Laveau, de sexe masculin, comme fils de Jeanne Laveau et de père non déclaré. »
Une note a été ajoutée dans la marge par une autre main : « Reconnu le vingt-neuf octobre mille huit cent quatre-vingts uns par Louis Chevée, époux de Jeanne Laveau ».
L'acte de naissance se poursuit sur encore quelques lignes : « Sur la déclaration de Jeanne Laveau, âgée de vingt-cinq ans, coiffeuse, demeurant à Tremé et qui reconnaît Philippe Jean Laveau pour son enfant. En présence de : Marie Laveau, âgé de soixante-trois ans, coiffeuse, demeurant à Tremé Charlotte Vallée, âgée de cinquante-deux ans, nourrice, demeurant à Tremé Témoins qui ont signé avec la déclaration et nous, Thomas Franklin, officier d'état-civil à La Nouvelle-Orléans, après lecture. »
Le Grand Moment est arrivé l'après-midi précédente aux archives municipales de La Nouvelle-Orléans. Depuis, Dean contemple la copie imprimée par David comme si la Vérité allait surgir brusquement devant lui et s'offrir en cadeau avec un clin d'œil sexy. Bon garçon, tu as trouvé. Good job, boy !
Il sait que ça n'arrive pas – ça n'arrive jamais – mais bon sang, c'est un peu la seule chose qu'il espère. Parce qu'à présent, Sam et lui ont encore plus de questions qu'avant.
Les initiales figurant dans les archives des procès ne correspondent pas tout à fait au nom mentionné dans l'acte de naissance. C'est pourtant la seule déclaration qui concorde avec le prénom, l'âge et la date de naissance du plaignant qu'ils ont trouvé après une longue lecture du dossier judiciaire de P.D. contre la famille de Vernantes.
Dean pince les lèvres.
Le nom de famille qu'ils ont également lu dans une lettre de Henry de Vernantes à l'honorable juge Franck Willougby mentionnait P. Delveau. Delveau, Laveau, les deux mots sont de consonance proche. C'est maigre. Frustrant. Le châtain doit avoir trouvé le bon document sinon les deux frères n'ont rien et leur piste tombe à nouveau dans les profondeurs du lac Pontchartrain seulement vingt mètres dans sa partie la plus profonde, Dean a vérifié sur Google en s'interrogeant par curiosité sur les différentes espèces de poissons qui l'habitent.
Le jeune homme lit à nouveau les quelques lignes manuscrites.
Bordel, ça doit être ça.
Son échange avec Castiel résonne encore dans son esprit et le jeune homme en a mal dormi. Le brun est allé chez le médecin, il a des médicaments à prendre et il est fatigué. Le Dr. Lauwers était déçu des résultats de ses examens. Adorable pudeur, nul besoin d'être devin pour comprendre que l'état de Castiel empire alors merde, ça doit être ça.
Dean prend la copie à deux mains et la fixe plus intensément encore comme si ses yeux étaient des rayons X et qu'ils pouvaient lui apprendre les secrets les plus intimes de cette feuille en papier recyclé sorti d'une imprimante à jet d'encre moyen de gamme.
À part cette déclaration de naissance, il n'y a pas de mentions complémentaires concernant un mariage ou une descendance. Sous la note mentionnant l'époux de Jeanne Laveau, une nouvelle note manuscrite précise que Philippe Jean Laveau est décédé le 3 janvier 1916 à La Nouvelle-Orléans. Le jeune homme fait rapidement le décompte. Trente-sept ans, c'est jeune pour mourir mais Dean n'éprouve qu'une empathie au mieux vague, au pire complètement absente pour celui qu'il appelle déjà L'Enfoiré Connard. C'était il y a des décennies, on ne peut pas revenir en arrière. Ce qui l'intéresse à présent sont les circonstances de son décès. Dean soupçonne quelque chose de violent qui pourrait expliquer ce qu'Il est devenu, c'est souvent comme cela que les choses se passent.
Le jeune homme jette un regard à sa montre. Il a rendez-vous dans quelques minutes avec James Ferguson, membre de la HNOC, par visioconférence.
Dean quitte le comptoir du bar de l'hôtel, l'ordinateur de Sam sous le bras, et s'installe dans un recoin discret de la cour intérieure. La climatisation de leur chambre est tombée en panne la nuit passée, un technicien est censé intervenir dans la journée alors il s'est rabattu sur la cour, ombragée et agréablement rafraîchie par sa fontaine et ses grandes plantes vertes en pot.
Le châtain s'assoit confortablement sous le treillage d'un gigantesque bougainvillier. Son frère n'a pas fermé l'œil de la nuit, il tente de rattraper un peu de sommeil dans leur chambre pourtant surchauffée. Depuis leur sortie de la New Orleans Public Library hier soir, Sam n'a cessé de se plaindre comme l'enfant ronchon qu'il pouvait être quand il avait douze ans. Il a à peine mangé au dîner, un peu nauséeux à cause de la chaleur. Dean n'a pas insisté, il suspecte son cadet d'avoir pris un peu froid à cause de la climatisation de la bibliothèque. Il ne se sent pas très vaillant non plus, la nourriture trop riche et la chaleur commencent à lui peser.
Le châtain allume l'ordinateur et se connecte à Skype. Mr. Ferguson se trouve à Shreveport, Lousiane, pour un séminaire d'historiens il a accepté de lui accorder un peu de temps eue égard à l'urgence de leurs recherches en généalogie successorale. Emmett Patterson – le conservateur de la HNOC – a été parfait pour dire ce qu'il fallait. Si Dean n'avait pas le souvenir des soupirs douloureux de Castiel à l'oreille, il éprouverait presque un peu de remords à profiter de la bienveillance de tant de personnes auxquelles il ment effrontément. Presque.
L'image à l'écran se pixelise, le son grésille et Dean baisse immédiatement le volume des écouteurs. Merci Sam, pas encore quarante ans et déjà sourd quand il écoute de la musique pour travailler. Le châtain Dean lance l'enregistrement vidéo de l'appel.
— « Mr. Ferguson ? », tente le châtain.
Une voix entrecoupée de bruits blancs lui répond, l'image tremble encore un peu avant de se fixer. Le jeune homme a envie de rire. Son interlocuteur porte une chemise à motifs hawaïens très kitsch et une grosse chaîne en or autour du cou. Vraiment très grosse, avec des maillons énormes. Un fin collier de barbe rousse court sur sa mâchoire, remontant sur ses joues en d'épais favoris. L'ensemble est coiffé par une étrange casquette de golf en tweed. Dean se mord les joues. Dire que Sam a critiqué son tee-shirt AC/DC vintage quand il l'a sorti ce matin de son sac de voyage. Le châtain a presque envie d'aller le réveiller pour lui montrer que non, la tête du chanteur Brian Johnson grimaçant sur son torse n'est pas du tout ridicule.
— « Mr. Ferguson ? »
— « Oui. Mr. Winchester ? Je suis navré, je n'ai pas énormément de temps à vous accorder mais j'ai cru comprendre que c'était urgent. Emmett a bien insisté sur ce point. »
— « Je vous remercie pour votre temps, je vous assure que je ne vous dérangerai pas longtemps. Je travaille dans le cadre d'une succession sans héritier direct et je tente de retrouver la trace d'une famille de La Nouvelle-Orléans. Je pense qu'elle est issue de la communauté noire de la ville, les termes que j'ai lus dans les archives municipales sont assez éloquents… »
— « … J'imagine sans peine le genre de choses que vous avez pu trouver. »
— « Le nom est mentionné dans les archives des tribunaux civils dans plusieurs procès contre la famille de Vernantes entre 1913 et 1915 », poursuit rapidement Dean. « Ses initiales sont P. D. Le plaignant a signé mais sa signature est illisible. Les transcriptions des procès évoque un Philippe Delveau mais la seule mention qui pourrait correspondre dans l'état civil est différente. Je voulais savoir si ce nom vous disait quelque chose et si vous pourriez peut-être m'expliquer ses liens avec les de Vernantes. »
— « Un instant. »
Son interlocuteur disparaît brièvement de l'écran. Dean le voit se lever, il porte un bermuda aux motifs coordonnés à ceux de sa chemise. Sérieusement ? Sammy, Brian Johnson est le summum du cool.
Mr. Ferguson se réinstalle devant lui, une tablette numérique dans les mains.
— « Je conserve tout mon travail là-dedans. J'ai créé une base de données des noms, c'est bien plus pratique pour faire des recherches. Quel est celui qui vous intéresse déjà ? »
— « Philippe Delveau. »
— « … Je ne trouve rien. Est-ce que le nom est bien orthographié ? »
Dean cligne des yeux. Bordel, mais bien sûr. C'est comme Vernantes et Guermantes. Il a envie de se frapper la tête contre la table. Delveau et Laveau, ça se ressemble putain tellement bien.
— « L'acte de naissance enregistré à l'état civil mentionne Philippe Laveau. C'était le nom de sa mère, elle s'appelait Jeanne Laveau. Il n'y avait pas de déclaration d'un père. »
Mr. Ferguson ne pianote pas sur sa tablette. Le châtain hésite avant de répéter le nom. L'homme retire sa casquette et frotte son crâne, très roux, de sa paume avant de se recoiffer. Ses favoris sont un peu hirsutes sur ses joues.
— « J'avais bien entendu la première fois, Mr. Winchester. »
— « Vous ne l'avez pas non plus dans votre base de données ? », demande Dean d'une voix suintante de déception.
À sa grande surprise, son interlocuteur rit. Il rit tellement que la chaîne en or tressaute sur son torse dans l'encolure de sa chemise hawaïenne.
— « Vous plaisantez ? Je n'ai même pas besoin de chercher, je connais ce nom de famille et si vous étiez originaire de La Nouvelle-Orléans, vous le connaîtriez aussi. »
— « C'est un patronyme célèbre ? »
— « Mr. Winchester, Jeanne Laveau était une des filles de Marie Laveau. Sa mère est une des plus célèbres mambo de l'histoire de la Nouvelle-Orléans. »
— « Une mambo ? », souffle Dean.
— « Une prêtresse vaudou si vous préférez. C'est elle qui interprète les volontés des Iwas, les esprits. »
— « Les Iwas… Ils sont représentés par des… vévés, c'est bien ça ? »
L'homme hausse un sourcil avant de s'esclaffer d'un air bonhomme.
— « Vous savez pour les vévés mais vous ignorez qui est Marie Laveau ? Vous êtes vraiment étranges… »
Dean fait le dos rond. Il accepte la taquinerie pour la simple et bonne raison qu'il ne l'entend presque pas. Delveau. Laveau. Une prêtresse vaudou. Des vévés. Trop de coïncidences, trop de… tout. Bordel. Bordel.
Un souvenir lui saute soudain à l'esprit.
— « Votre réponse me plaît mais pourquoi est-il écrit Philippe Delveau dans le procès ? », reprend le châtain, l'esprit aussi froid et pragmatique que possible.
Il bouillonne littéralement de l'intérieur. Ferguson hausse les épaules.
— « Il peut s'agir d'une bête erreur de transcription, c'est toujours possible. (…) Si votre homme est bien un Laveau, je vous conseille de vous rapprocher de Elijah Laporte. Il a écrit une biographie de Marie Laveau qui fait autorité même si elle a plus de dix ans maintenant. Elijah sait tout ce qu'i savoir sur cette famille. »
— « Où habite-t-il ? »
— « À La Nouvelle-Orléans bien sûr ! Je ne connais pas son adresse mais je sais qu'il va souvent sur la tombe de Marie Laveau au cimetière Saint-Louis N°1. C'est devenu une sorte de lieu de pèlerinage avec le temps. »
— « … D'accord. D'accord. » Dean ébouriffe ses cheveux châtains d'un geste nerveux. « Je vous remercie, toutes ces informations vont beaucoup m'aider. »
— « Je vous en prie. … Votre histoire est quand même une drôle d'affaires. »
— « On me l'a déjà dit. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps Mr. Ferguson et bon séminaire », sourit le châtain.
L'homme élude d'un geste d'épaule. La chaîne saute encore sur son torse et Dean a envie d'éclater d'un rire vraiment très nerveux.
Ils échangent encore quelques politesses puis le châtain coupe la communication.
Il reste un long moment les yeux rivés sur l'écran de l'ordinateur, même une fois celui-ci passé en veille simple puis en veille prolongée. Le jeune homme ne cille pas. Il continue à le fixer, les sourcils froncés et les poings serrés sur la table.
Quelqu'un s'assoit en face de lui, Dean sort enfin de sa torpeur. Le châtain jette un regard par-dessus le capot de l'ordinateur pour fusiller l'importun du regard. Il croise seulement les prunelles malicieuses de son frère. Ses traits sont plus reposés, un épi discret se dresse sur un côté de son crâne.
— « Le technicien a réparé la clim dans notre chambre, j'ai dormi comme un bébé », dit-il avant de hausser un sourcil. « … Tu as une tête à faire peur par contre. Ton entretien avec Ferguson ne s'est pas bien déroulé ? Je suis désolé de ne pas avoir été avec toi. »
— « … Ce n'est rien, je préfère te voir comme ça que de revoir l'adolescent ingrat que tu étais à douze ans… J'avais oublié à quel point tu étais pleurnichard et agaçant. »
Sam lui donne un coup de pied sous la table et Dean se frotte le tibia en grimaçant. Ça a le mérite de le faire sortir complètement de sa torpeur hébétée. De sa torpeur incrédule. Philippe Delveau s'appelle en réalité Philippe Laveau, il est le descendant d'une célèbre prêtresse vaudou. Un large sourire ourle lentement son visage. Son frère lui jette un regard un peu incertain.
— « Dean… »
— « … Mr. Ferguson n'a pas trouvé de Philippe Delveau, mais il connaît un Philippe Laveau. Ou en tout cas, il connaît très bien son nom de famille. » Dean lui adresse un sourire triomphant. « C'est celui d'une mambo très connue à La Nouvelle-Orléans, une prêtresse vaudou. »
— « … Tu te fous de moi ?! »
— « Non. Tiens, j'ai enregistré notre appel », rit le châtain.
Sam s'empresse de tourner l'ordinateur dans sa direction et de prendre les écouteurs. Cette fois, Dean ne cache pas son sourire narquois quand il voit son frère hausser un sourcil circonspect aux vêtements de l'historien. Oui Sammy, mon tee-shirt vintage est définitivement la classe intersidérale et le châtain lisse avec satisfaction le tissu sur son torse. Puis l'expression de son visage change lentement, de moqueuse à attentive, d'attentive à franchement intéressée.
Dean s'avachit sur la confortable banquette agrémentée de coussins. Il croise le regard de Sam. Eh ouais, ouais Sammy.
Son frère retire lentement ses écouteurs, ferme l'écran du laptop et croise ses mains devant ses lèvres.
— « … Cela fait définitivement trop de coïncidences. »
— « Ça fait carrément trop de coïncidences ! Tout y est Sam ! La chevalière, le nom de famille, le procès contre les de Vernantes, le vaudou. Merde, tout y est ! », s'exclame Dean avec excitation.
Le blond passe une main dans ses mèches longues. L'épi s'érige un peu plus, comiquement coincé derrière son oreille droite. Le jeune homme ricane.
— « Il nous manque encore l'élément qui reliera toutes ces choses ensemble », remarque Sam en se pinçant l'arête du nez. « … J'espère que l'homme qui a écrit cette biographie pourra nous aider. »
— « Il va le faire. Je le sens bien Sam, je le sens vraiment bien. »
— « … moi aussi », admet son frère en souriant doucement.
Dean se mord les joues pour ne pas lui dire qu'il voit littéralement son antenne paranormale se tortiller sur son crâne. À la place, il se penche par-dessus la table et lisse affectueusement la mèche rebelle. Il est un bon frère aîné et surtout, il se sent d'humeur particulièrement généreuse aujourd'hui. Il se moquera plus tard, quand il cessera un peu de planer de contentement. Les mots de Sam font toutefois lentement leur chemin en lui. Dean se rassoit et hoche la tête d'un air un peu raide.
— « Nous devons maintenant nous assurer du comment et du pourquoi », récapitule-t-il en fronçant les sourcils.
Sam lui sourit gentiment. Il s'étire longuement, les bras au-dessus de sa tête et pousse un gémissement de plaisir presque langoureux. Dean voit une jeune femme assise à une table voisine lui jeter une œillade intéressée.
— « Tu veux aller au cimetière Saint-Louis ? »
— « Nous irons demain, j'ai déjà vérifié et il est exceptionnellement fermé aujourd'hui », répond le châtain.
— « … Nous pouvons essayer le NOVM, il ferme dans la soirée et ni toi ni moi ne sommes experts sur la question. Nous pourrons en profiter pour montrer les vévés gravés sur le lit de Castiel à quelqu'un. Nous nous sommes concentrés sur Son identité depuis que nous sommes arrivés ici mais maintenant, nos deux pistes se rejoignent. »
Dean acquiesce de mauvaise grâce. Il n'est jamais très enthousiaste à l'idée de visiter un musée, exception faite du National Air and Space Museum à Washington quand il avait douze ans et qu'il rêvait d'être astronaute. Ah, et la collection de voitures rares Peter Mullin à Oxnard, Californie un pur fantasme de mécanique et de carrosserie.
Il sait que c'est une manière raisonnable de progresser dans leur enquête et finalement, le châtain apprécie leur visite au NOVM plus qu'il ne le pensait. Le musée est petit et ressemble à un étrange cabinet de curiosités constitué dans plusieurs pièces. Il y a beaucoup de gris-gris, de squelettes, d'artefacts populaires, de statues de saints catholiques et finalement assez peu de choses à lire. C'est bien.
Dans l'entrée, Sam lui donne un léger coup de coude dans les côtes et lui montre un portrait accroché en face de la porte. Il représente une femme à la peau dorée, aux cheveux noirs cachés par un tignon antillais. Elle semble ne pas avoir d'âge. Marie Laveau, c'est écrit sur le petit cartel imprimé sur papier et plastifié à côté. Dean le contemple longuement avant d'emboîter le pas à son cadet. Sam prend quelques notes dans leur carnet et achète un livre à la boutique souvenirs, l'ouvrage le plus sérieux possible parmi tous les gadgets pour touristes disposés sur les étagères. Il y a peu de visiteurs dans le musée et encore moins de personnel. Quand ils leur montrent les vévés du lit de Castiel, aucun agent ne peut réellement les renseigner. Le châtain n'insiste pas quand il apprend que la fille derrière la caisse vient d'Austin, Texas et que le garçon en train de réassortir les étagères est étudiant à l'université d'Atlanta. Tandis que Sam paye son achat, Dean remarque un écriteau vantant des visites à pied dans La Nouvelle-Orléans vaudou, French district et la maison de Marie Laveau. Il feuillette distraitement d'autres volumes pour s'occuper.
Une fois retournés à leur hôtel – dans leur chambre délicieusement climatisée – Dean écoute son frère lui dresser une synthèse efficace sur le vaudou, loin des clichés du cinéma et de la culture populaire.
Très attentif, il retient l'essentiel.
Le vaudou est une religion qui englobe un vaste champ de croyances, de pratiques et de rituels. Originaire d'Afrique de l'Ouest, elle s'est diffusée au gré des mouvements de population sur le continent et à l'arrivée des esclaves dans les Caraïbes, en Haïti et en Louisiane. Il ne s'agit pas de magie mais d'une forme de spiritualité qui sacralise les forces de la nature et les ancêtres. Elle n'est ni bonne ni mauvaise et repose sur l'équilibre entre le monde visible des vivants – qu'ils soient hommes, animaux ou plantes – et celui des divinités et des disparus. Le vaudou est pratiqué par des prêtres – dits hougan – et des prêtresses – dites mambo – qui sont les intercesseurs entre les esprits Iwas et les questions posées par les fidèles pour répondre à leurs problèmes les plus quotidiens. Ils guident les cérémonies et tracent les vévés, soit les symboles des divinités et des esprits invoqués.
Le châtain acquiesce sagement, un peu honteux. Depuis l'appel de Bobby, il s'est imaginé des choses vraiment glauques, des messes noires dans des caves enfumées par des bougies brûlant en grand nombre, un bol plein de sang, une poupée piquée d'aiguilles avec des cheveux humains et des os de poulet. Foutrement cliché, merci films hollywoodiens et séries télé.
Il fronce les sourcils.
— « Si le vaudou n'est ni bon ni mauvais, pourquoi est-ce que Castiel va si mal ? Les vévés permettent de créer des liens avec les esprits, cela n'a rien de commun avec l'invocation d'un démon », marmonne-t-il.
Sam feuillette rapidement son ouvrage d'une main tandis qu'il joue distraitement avec son stylo de l'autre. L'extrémité frappe dans un rythme staccato le bord de la table, c'est un petit bruit très agaçant.
— « Je suppose que cela dépend des intentions du hougan ou de la mambo. … Il est écrit ici qu'il existe aussi des bokors, des sorciers, qui « servent les Iwas à deux mains ». Ça veut dire qu'ils peuvent être à la fois bons et mauvais. Dans la culture haïtienne, ce sont eux qui créent les zombis par exemple. »
— « Ça existe vraiment ? », demande Dean avec intérêt.
— « C'est un peu sujet à caution… »
Sam va s'affaler sur son lit, le livre et le stylo toujours à la main. Il le fait tourner distraitement entre ses doigts et le châtain est satisfait. Ça ne fait plus de bruit. Il grimpe à son tour sur le sien, s'adosse contre les oreillers et croise les mains derrière sa nuque.
— « Alors quoi ? Philippe Laveau est un bokor ? Pourquoi s'en prendrait-il à Cas comme il le fait ? C'est personnel mais il n'a aucune raison de lui en vouloir », reprend-il.
— « Ne recommence pas à spéculer. Souviens-toi de ce que Bobby nous a dit, il faut nous fier aux faits et uniquement aux faits. »
Dean ricane.
— « C'est ce que j'essaye de faire mais la perspective de devoir nous renseigner auprès d'un spécialiste du vaudou ne m'enchante pas », admet-il. « Tu as vu la boutique souvenirs du musée ? Elle était remplie d'attrape-touristes et c'est la même chose de tous les magasins dits spécialisés qu'on a vus dans French district. Comment veux-tu qu'on trouve la bonne personne pour nous renseigner ? »
Sam roule des yeux.
« Tu es tellement impatiente. Essayons déjà de rencontrer le biographe de Marie Laveau demain. Si les choses se passent bien, c'est grâce à lui que les pièces du puzzle s'assembleront. »
— « C'est possible… »
— « Non, c'est exactement ce que tu espères », le taquine son cadet. « Mr. Ferguson a dit que sa tombe était un lieu de pèlerinage. Nous ferons peut-être une autre bonne rencontre au même endroit. »
Dean hausse légèrement les épaules. C'est possible aussi. Ou ils vont se retrouver noyés dans une foule de touristes en shorts et tee-shirts avec de pseudo-poupées vaudoues accrochées en porte-clés à leurs sacs à dos. Il le sait, il en a vu à la boutique du NOVM à côté de la caisse.
Le jeune homme feuillette les pages du carnet couvertes avant de l'abandonner sur son lit. Il cale confortablement ses reins sur le matelas et contemple en silence le plafond de leur chambre.
— « Ça fait sept putains de jour, Sam… »
— « Je sais Dean. » Son cadet lui jette un regard en coin. « Que veux-tu que je te dise ? Je ne peux pas te promettre que ça ira mieux demain, tu n'as plus dix ans. »
- « Bitch. »
- « Jerk. »
Dean lui jette un des coussins d'ornement de son lit à la figure, Sam réplique avec un oreiller et les deux frères ricanent. Le blond lit encore quelques mots avant de reposer l'ouvrage sur les draps. Il caresse doucement la couverture cartonnée de son pouce.
— « Tu étais plus joyeux quand tu as raccroché hier avec Castiel et la clim fonctionne à nouveau dans notre chambre. Les choses vont mieux, tu n'as aucune raison de faire la tête que tu fais maintenant… », dit-il doucement.
Dean se gratte la joue et grimace un peu. Sa barbe a poussé, il se rase un peu moins souvent depuis qu'ils sont arrivés à La Nouvelle-Orléans. Trop de choses à l'esprit. Il a lentement passé le stade de la barbe fine et sexy à la Robert Pattinson – même s'il a quelques années de plus que lui – pour quelque chose de plus dru et d'un peu négligé aussi. C'est rêche sous la pulpe de ses doigts.
Il doit vraiment se raser demain.
Ça lui tient désagréablement chaud en plus.
Butler, Pennsylvanie, jeudi 19 octobre
La nuit de Castiel est peuplée de cauchemars et de tourments.
Plus que jamais, on le méprise, on le rejette, on l'ignore. Parfois, on le frappe.
Plus que jamais, on creuse en lui pour réveiller ses terreurs les plus enfouies, sa peur de la solitude, sa tristesse sans fond d'avoir perdu Gabriel, son manque d'amour.
On décortique avec indécence son attirance pour Dean et les sentiments un peu timides qu'il provoque en lui. Le châtain est douloureusement beau dans ses rêves mais il répond à son affection par des ricanements suintant de mépris. Ses mains griffent, empoignent, blessent et déchirent. Ça fait mal, Castiel pleure inconsciemment dans son sommeil et ses larmes coulent sur sa taie d'oreiller.
Il a peur une peur panique, primaire, instinctive.
Pourtant, le brun lutte.
Il se cabre, se rebiffe contre les paroles de Dean. Il repousse ses mains, son corps étalé sur le sien. Parfois, plus vigoureux, il parvient à lui donner un coup de poing dans la mâchoire ou un coup de pied dans le ventre. Castiel lui rappelle qu'ils se sont appelés et qu'il a senti son inquiétude pour lui, qu'il a entendu ses encouragements, ses rires pleins de sourires et de fossettes.
Sa gorge est contusionnée par la prise de ses doigts et sa voix est éraillée mais le brun s'obstine.
Il lutte.
Ce que tu me dis n'a pas de sens, tu étais si différent au téléphone.
Tu m'as demandé d'avoir confiance en toi, tu te préoccupais de moi.
Nous avons d'autres rendez-vous prévus parce que tu avances sur mon affaire.
Le brun s'est peut-être seulement battu contre lui-même.
Au matin, son lit est dérangé comme par une nuit d'amour passionné et son corps, douloureusement courbaturé.
Castiel juge honnêtement qu'il a une tête à faire peur quand il croise son reflet dans le miroir de la salle de bain mais il est plutôt fier de lui. Il a l'impression d'avoir retrouvé une forme de contrôle sur les événements.
Quand il prend son premier thé de la journée dans le jardin d'hiver, le cœur serré en voyant qu'une autre plante a pourri sur pied, il garde soigneusement son portable à ses côtés. Pour Dean.
Son haleine dans son cou est désagréable, elle rend sa peau poisseuse mais il sourit quand même. Le brun boit une gorgée brûlante puis pose doucement sa tasse sur le guéridon voisin.
— « Quel est ton nom ? », ose-t-il à nouveau.
Son grondement menaçant, presque animal, résonne dans tout le rez-de-chaussée. Castiel est presque fier de lui. Il reçoit un message de Dean en fin de matinée et il rit comme cela ne lui est pas arrivé depuis des semaines. C'est la photo de la carte d'un restaurant qui proclame qu'il cuisine le meilleur jambalaya de La Nouvelle-Orléans.
De Dean. Reçu à 11h54.
C'est ambitieux mais alléchant. Qu'en pense le spécialiste ?
Il rit mon dieu il rit si fort que ça résonne aussi dans la maison vide. Dans toute la maison.
Ça résonne plus fort que Son cri de rage.
Ce n'est pas le Dean de ses cauchemars, c'est impossible. C'est l'homme qu'il a appris à connaître. Celui dont il attend le retour à Butler avec une impatience qui serait gênante si Castiel n'avait pas tant d'autres choses à penser comme sa tachycardie, ses douleurs physiques et sa fatigue chronique. Il a tellement envie de le revoir.
Le brun a l'impression de sentir Ses doigts sur sa nuque, qu'ils s'y crochètent comme Il aime tant le faire mais il repousse même la sensation fantôme en roulant des épaules. Il est courageux.
À Dean. Envoyé à 11h55.
Je ne sais pas, il est trop tôt pour que je pense à manger un jambalaya épicé… Je suis en train de boire un thé, imaginer les deux ensembles est un peu écœurant.
La réponse de Dean l'emplie de chaleur et de… tellement d'autres sensations agréables. Il y a un smiley qui rit aux éclats et un autre qui fait un clin d'œil malicieux. Castiel a l'impression de retrouver dans le petit visage jaune et cartoonesque l'assurance un peu crâne du jeune homme, ce petit quelque chose qui le rend renversant et lui donne envie d'avaler son petit sourire canaille en posant sa bouche sur la sienne.
De Dean. Reçu à 11h55.
… Tu es génial Cas.
De Dean. Reçu à 11h56.
Je te dirai ce que j'en ai pensé tout à l'heure.
Castiel rit à nouveau, son ventre agréablement chaud. Le châtain pense qu'il est génial, pas du tout pathétique, faible et ridicule. Rien de tout ça. Il a eu raison de lutter dans ses cauchemars à en avoir mal au moindre de ses muscles. Il est si heureux que cela le rend même un peu audacieux.
À Dean. Envoyé à 11h57.
Ramène-moi des épices cajuns et je te ferai goûter au mien.
Bon sang, le brun est rouillé mais ça ressemble quand même un peu à du flirt. Il perd légèrement de son assurance. Est-ce trop ? Dean et lui sont amis – il aime à le penser parce que leurs échanges n'ont pas grand-chose à voir avec ceux qu'un employé échangerait avec son employeur – mais rien d'autres. Castiel ne sait même pas où vont les préférences sentimentales du châtain.
Il s'empresse d'écrire un autre message.
À Dean. Envoyé à 11h58.
Tu pourras comparer.
De Dean. Reçu à 11h58.
Pari tenu. Je ramènerai le dessert. Tu as déjà goûté une tarte aux pralines ? C'est la spécialité d'une boulangerie à côté de notre hôtel.
Un nouveau smiley, celui qui fait un clin d'œil. Oui, de l'amitié avec – du côté du brun – un petit quelque chose d'autre de plus doux.
Castiel serre les doigts sur son portable, la nuque un peu chaude et pour une fois, ce n'est pas parce qu'Il est avec lui. Il est étrangement silencieux mais le jeune homme sent Son regard peser sur son corps, brûlant et intrusif.
Le brun ferme les yeux et appuie doucement son crâne contre le dossier de son fauteuil. Dean lui manque, il a besoin de le revoir. Peu importe que le jeune homme ait trouvé des réponses à leurs questions sur Lui, sur sa maladie. Ce n'est pas grave si les frères Winchester doivent prolonger leur séjour à Butler pendant encore deux semaines ou plus. Le brun veut juste continuer à manger des tartes avec Dean et entendre son beau rire résonner dans la maison. Il veut juste que ça dure longtemps.
« Tu te trompes. Tu t'égares quand tu penses à Lui. Il n'est pas comme ça, Il ne le sera jamais avec toi. »
Il a craché ces mots avec un mépris souverain.
Castiel soupire doucement et frotte sa joue contre le rotin tressé de son fauteuil.
— « J'ai confiance en lui. Ce ne sont que des cauchemars, Dean n'est pas comme ça. »
« Tu ne le connais pas. Il n'est rien pour toi. »
— « Je sais qu'il n'est pas comme ça », répète doucement Castiel.
Le brun est convaincu que rien ne pourra entacher sa bonne humeur de la journée malgré sa nuit terriblement agitée.
Il pense même toucher la félicité du doigt quand après le déjeuner, Carol vient sonner à sa porte. La jeune femme hausse un sourcil un peu inquiet en voyant ses cernes mais Castiel le remarque à peine. À côté d'elle, à moitié caché dans les larges plis de son élégante robe blanche, Tom lui sourit largement d'une bouche un peu édentée. Il tient à lui montrer la jolie pièce bien ronde et argentée que la fée des dents lui a apporté il y a deux nuits. Le brun hoche la tête et hausse un sourcil appréciateur. Il reconnaît un dollar Morgan de 1904, une pièce de collection en argent. Le père de Carol est un numismate accompli, Castiel trouve ça beau. Quand il l'explique à Tom, le petit garçon le regarde avec une admiration qui réchauffe agréablement son ventre.
Carol a aussi apporté un énorme morceau de gâteau au chocolat qu'ils ont cuisiné dans la matinée et malgré l'heure du déjeuner, Tom insiste pour qu'il le goûte. La bonde et son fils entrent dans la maison, Castiel ne se sent plus de bonheur. Il L'oublie complètement quand le petit garçon éclate de rire en voyant des traces de chocolat à la commissure de ses lèvres, comme un grand enfant.
Castiel se sent un peu plus jeune à cet instant, un peu plus fort. Il a moins froid.
Mais Il est puissant, Il est le maître et Il se fait un plaisir de lui rappeler.
Alors qu'ils discutent tous agréablement dans le jardin d'hiver, Tom pâlit légèrement sur son fauteuil.
Puis beaucoup.
Son teint rose prend une couleur de cire, ses tempes se marbrent de sueur et – même s'il se contient bravement – il se tortille d'inconfort puis finit par pleurer doucement.
— « Mon ange ? Qu'est-ce qu'il se passe ? »
— « Je… Je sais pas. Je me sens pas bien. »
Un haut le cœur soulève soudain sa maigre poitrine tandis que ses joues blêmissent. Tom entortille ses doigts dans l'ourlet de son tee-shirt et pleure plus fort.
Il a un nouveau hoquet nauséeux, si violent que Carol le prend immédiatement dans ses bras et l'emmène aux toilettes du rez-de-chaussée.
Castiel a l'impression de sentir tout le sang refluer de sa tête vers son cœur quand il l'entend vomir, chaque excrétion entrecoupée de douloureux sanglots. La voix de son amie monte dans les aigus en même temps que son inquiétude. Le brun la connaît, c'est la peur – la Vraie – si puissante qu'elle en devient presque palpable.
Le jeune homme se relève brusquement du canapé quand il voit la blonde réapparaître dans l'embrasure de la porte, pâle et sa robe souillée de salissures. Elle tient Tom dans ses bras. L'enfant est plus mou qu'une poupée de chiffon, de grosses larmes roulent sur son petit visage complètement blême.
— « Cassie, je suis désolée, je vais le ramener à la maison. Je ne sais pas ce qu'il se passe, Tom est malade. … Je ne me sens pas très bien non plus », balbutie-t-elle en serrant plus fort son petit garçon contre sa poitrine.
Elle essuie d'un revers de main ses tempes humides de sueur. Castiel acquiesce, la gorge douloureusement nouée, et les raccompagne jusqu'à la porte d'entrée. Sur le seuil, Carol jette un regard au jardin d'hiver, en direction de leur goûter matinal laisser en débandade.
— « Tu devrais jeter le gâteau, je pense qu'un ingrédient ne devait pas être frais », souffle-t-elle, les joues pâles. « Je suis vraiment navré, j'espère que tu ne seras pas malade toi aussi. »
— « Ne t'inquiète pas pour moi, j'ai un estomac en acier blindé », répond le brun avec plaisanterie.
Son amie lui répond d'une grimace un peu tordue avant de descendre rapidement le perron de la maison. Castiel la suit du regard jusqu'à ce qu'elle rentre chez elle, que la porte se referme sur eux. Il referme lentement la sienne et retourne s'asseoir dans le canapé. La vue du gâteau l'écœure, il jette leurs parts entamées dans la poubelle de la cuisine. Le brun s'appuie à deux mains sur le plan de travail.
— « Pourquoi as-tu fait ça ? Tom n'est qu'un enfant », souffle-t-il d'un air douloureux.
Il ne lui répond pas. Castiel sent la colère et l'indignation l'envahir.
— « Pourquoi ?! Réponds-moi, je sais que c'est toi ! »
Il ne réagit pas. Le silence dans la maison est dense, presque perceptible. Il est poisseux et il l'emprisonne. Le brun se mord douloureusement les joues.
— « Tu n'aurais pas dû faire ça… »
« Je ne suis pas coupable. »
— « Menteur ! »
Castiel se retourne brusquement et fusille du regard la cuisine dans laquelle il se tient seul. Il serre les poings.
— « Tu mens ! Je sais que c'est toi ! »
« Il est petit et faible, il est juste tombé malade. »
— « Comme Carol ? Ils sont importants pour moi, tu n'avais pas le droit de faire ça. Je tiens à eux ! », siffle le brun.
Soudain, un souffle glacial envahit la cuisine.
Son odeur est pestilentielle.
Du coin de l'œil, Castiel voit les herbes aromatiques plantées dans de petits pots à côté des plaques de cuisson brunir immédiatement et se couvrir de moisissures. Les plants se recroquevillent sur eux-mêmes, comme des corps se tordant de douleur dans l'agonie. Le brun s'éloigne brusquement du plan de travail, la moisissure fleurit déjà en efflorescences filamenteuses et blanchâtres sous ses mains. Elle progresse sur le plan de travail couvert d'une épaisse dalle en pierre Bluestone de Pennsylvanie. Ça ne devrait pas être possible – la pierre ne moisit pas – mais Il est plus puissant. Il corrompt tout, comme les protections en sel sensées purifier. Tout moisit, tout pourrit, tout meurt.
Il serre les dents de dégoût. Il les serre pour ne pas crier.
« Il est petit et faible. … Il aurait pu être se trouver plus mal que cela. »
Castiel inspire brusquement, la gorge serrée par l'angoisse. Menace.
« Elle aussi. … Elle m'a échappé avant. »
Cette fois, le brun sent ses jambes trembler. Il se laisse tomber sur une chaise voisine.
« Tu n'as pas besoin d'eux. Tu n'as pas besoin d'eux. TU N'AS PAS BESOIN D'EUX ! »
Un horrible crissement envahit la cuisine. « Tu n'as pas besoin d'eux », Il est en train de le graver sur le plan de travail. Le cœur au bord des lèvres, le brun voit les lettres apparaître lentement, comme tracées par un ongle particulièrement effilé.
Courbé en avant, sur le point de vomir, Castiel enfouie ses doigts dans ses cheveux et tire douloureusement sur les mèches.
Quand, en fin de journée, un orage de chaleur diluvien crève de manière inattendue sur Butler, il tente de se persuader qu'Il n'y est pour rien. Qu'Il n'a pas ce pouvoir.
… Il tente vraiment de le croire mais Il est hors de lui.
Terrifié, le brun ne parvient même pas à se réjouir du fait que c'est l'avancée de l'enquête de Dean – la recherche de Son nom – qui semble le faire exploser de rage.
Il ne peut pas, il se sent comme un moucheron emporté par des vents violents.
Jusqu'à disparaître.
