Mes petits chats,

Dean et Sam poursuivent leur quête à La Nouvelle-Orléans pour aider Castiel. Il s'agit encore de la suite directe de la partie précédente qui se déroule la même journée. J'espère que cela vous plaira :)

Je vous souhaite une bonne lecture,

ChatonLakmé


Pour rappel, le houmfò (ou oufo) désigne le temple où se pratique la religion vaudou et par extension, un autel pour le bon exercice du culte. L'espace sacré est matérialisé par un péristyle (ensemble de colonnes) au centre duquel se trouve le poteau-mitan, un mât couvert des attributs des Iwas qui symbolise la communication entre le monde des esprits et celui des hommes. La mambo ou le houngan dessinent les vévés – les symboles des Iwas destinés à les invoquer – à son pied et y déposent les offrandes sur un socle.

Le Charity Hospital est le plus ancien hôpital public de La Nouvelle-Orléans et un des plus anciens des États-Unis. Il a été fondé en 1736, a été plusieurs fois reconstruits et agrandi jusqu'à accueillir environ 1000 lits dans les années 1850, ce qui en a fait le plus grand hôpital public au monde. À l'origine hôpital destiné aux pauvres, il devient un établissement universitaire en 1834 grâce à la fondation du Medical College of Louisiana par trois médecins américains nouvellement installés à La Nouvelle-Orléans. Très endommagé par le passage de l'ouragan Katrina en 2005, il a fait l'objet d'un ambitieux programme de reconstruction qui n'a jamais abouti et qui a abouti à sa fermeture définitive. J'ai inventé le département dédié à la psychiatrie pour les besoins de mon histoire même s'il s'agit d'une chose tout à fait é mes recherches, je n'ai pas réussi à déterminer les spécialités du Charity Hospital au début du XXe siècle.

Saint Expédit (pour Expédit de Métilène) est un soldat romain d'Arménie converti au christianisme et martyrisé en 303 après J.-C. Honoré le 19 avril dans le calendrier catholique et orthodoxe, il est l'intercesseur pour l'expédition rapide des affaires ou des causes urgentes. Très populaire, il est fréquemment mentionné dans les cérémonies vaudou.

Le Monteleone Hotel est un établissement 4 étoiles fondé en 1886 par un émigré sicilien, Antonio Monteleone, au cœur du quartier français. Plus ancien hôtel de La Nouvelle-Orléans, à la réputation nationale, il a accueilli de nombreuses personnalités telles que les écrivains Ernest Hemingway et Tennesse Williams. Il a la particularité d'être un des rares hôtels aux États-Unis a être resté aux mains de la famille du fondateur.


L'affaire Philippe Delveau

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Vingtième partie


La Nouvelle-Orléans, Louisiane, dimanche 22 octobre


Dean n'avait pas conscience de combien il était affamé jusqu'à ce que Joshua lui serve un troisième morceau de brioche. Le regard de Sam a alors pesé lourd sur son visage et – oui –, sans doute devait-il avoir l'air d'un invité particulièrement indélicat de faire ainsi honneur à leur cadeau à 58 $ offert au couple. Destiny a distraitement mangé sa part sans un seul mais son mari s'est montré plus enthousiaste; le châtain a vu Joshua sourire quand il dégustait la sienne – il l'a d'ailleurs accompagné pour le deuxième tour – et bon sang, c'est vrai que ce truc est délicieux.

À présent, assis sur son tabouret de bar design, le châtain se tortille discrètement d'inconfort. Il a trop mangé. À moins que ce ne soit la situation qui le met mal à l'aise et tord désagréablement son ventre. Ouais, c'est sans doute un foutu mélange de tout ça. Et de vraiment trop de sucre et de gras dans son estomac vide. Avoir des problèmes de digestion à ce moment précis fait réellement de lui un piètre héros en armure.

Dean gigote une nouvelle fois, titillé par l'envie de desserrer un peu sa ceinture.

Après leur longue collation et l'exposé circonstancié (encore plus long) de leur affaire, la jeune femme a définitivement cessé de grignoter son morceau de brioche. Elle n'a pas touché aux pralines, soigneusement laissées sur le côté. Le châtain trouve cela dommage, c'était presque le meilleur. Joshua les a picorés, le châtain aurait sans doute pu trouver encore un peu de place dans son estomac pour l'aider sinon.

—«Je vous remercie d'avoir été honnête avec moi. Je sais que vous m'avez réellement tout raconté», dit lentement Destiny après un long silence.

Dean a envie de lui rétorquer qu'il parle depuis quinze heures passées, qu'il a bu quatre tasses de café – et mangé trois parts de brioche –, et qu'il est presque l'heure de déjeuner. Même s'il n'a plus faim. La jeune femme se lève. Elle coupe une part généreuse, la pose dans une assiette avant de la couvrir d'une serviette en tissu.

—«Josh? Nous allons dans le bureau.»

Son mari hoche la tête, l'air un peu sombre.

—«… Je ne serais pas loin si tu as besoin de moi.»

—«Merci chéri mais je ne sais pas combien de temps cela va nous prendre», sourit-elle gentiment.

—«Je reste ici Des'.»

Le couple s'embrasse. Puisque personne ne fait plus attention à lui, Dean se demande s'il peut desserrer sa ceinture d'un cran maintenant. Il a déjà la main posée sur la boucle quand Destiny s'éloigne de son mari et les invite à la suivre d'un regard. Raté, peut-être plus tard.

Sages comme des écoliers, le châtain et son frère lui emboîtent le pas. Au détour du couloir, Dean tourne la tête vers la cuisine. La mâchoire crispée, Joshua est en train de débarrasser et de nettoyer la table avec de grands gestes brusques. Le jeune homme a envie de dire un truc, n'importe quoi pour le convaincre que Sam et lui ne sont pas un danger et que tout se passera bien mais il ne peut pas. Destiny a peur de Philippe; pourtant, elle ne l'a vu qu'en rêve. C'est putain de mauvais.

Tellement putain de mauvais que lorsque Joshua renverse maladroitement le fond de café de sa tasse sur son polo et le retire avec agacement, le châtain ne remarque pas qu'il reste torse-nu dans la cuisine. Ou si peu. Merde, il a des abdominaux taillés à la serpe et pas un gramme de graisse sur le corps, canon comme un mannequin de vingt ans travaillant pour Calvin Klein. Dean pense à son ventre un peu trop gonflé et il s'éclipse rapidement en se demandant distraitement si Castiel aime les corps masculins très musclés et vigoureux.

Il entre dans le bureau derrière Sam en rentrant un peu ridiculement le ventre.

Destiny referme la porte derrière eux, leur ordonne de s'asseoir sur le parquet d'un regard un peu impérieux, face à une grande armoire ancienne en bois. Dean garde soigneusement pour lui qu'il la trouve franchement très ringarde et regarde autour de lui avec curiosité.

Sam et lui sont assis par terre comme deux écoliers dans un bureau et il est presque déçu de ne pas voir quelque chose de plus… de moins… il ne sait pas mais il avait rêvé autre chose. C'est un vrai bureau, meublé d'une table de travail design en verre et acier et d'un fauteuil ergonomique dont le prix doit dépasser les 300 $. Un ordinateur portable dernier cri est posé dessus, face à deux gigantesques écrans multi-positionnables. À côté, des dossiers s'alignent dans des boîtes cartonnées et même assis sur le parquet, Dean voit qu'elles sont en carton haut de gamme. Bordel, est-ce que ça existe même? La souri est également d'une forme particulière – il trouve brièvement assez cool l'idée qu'elle a été désignée par un ingénieur de la NASA –, tout comme le casque de visio appuyé sur un support. Le châtain songe qu'il a encore beaucoup de choses à apprendre sur la vie.

Destiny ouvre entièrement les deux portes de l'armoire ancienne. Le châtain sent son estomac faire une violente embardée et ça n'a plus rien à voir avec l'idée de faire une sortie en apesanteur dans l'espace avec un mec de la NASA. Ni avec les deux parts de trop de brioche; soyons sérieux, elles étaient vraiment inutiles. À l'intérieur, il voit le houmfò et au centre, un gros poteau en bois décoré de symboles peints. Sam lui a fait réviser sa leçon sur le vaudou avant de venir voir la jeune femme, il n'est donc pas peu fier de pouvoir dire – si on le lui demande – qu'il se trouve devant l'autel du culte devant lequel la manbo va officier et le poteau-mitan.

Destiny s'assoit en face d'eux en tailleur, jouant avec le bout de son foulard d'un geste un peu nerveux.

—«Vous avez été honnête avec moi alors je vais aussi vous dire ce que j'ai vu hier et cette nuit», dit-elle lentement.

—«… Est-ce que je peux prendre des notes?», demande Sam.

La jeune femme acquiesce avant de commencer son récit, le regard un peu absent. Dean en retient l'essentiel et quelques certitudes.

Plus aucun doute possible à présent, son frère et lui traquent la bonne proie. Cette proie est dangereuse, vicieuse, emplie de rancœur contre le monde entier. Le châtain grimace de dégoût quand la jeune femme raconte la scène du tribunal et son racisme écœurant. Il se raidit en apprenant que Philippe est attiré par les hommes et il se serait volontiers passé de savoir qu'il était aussi séduisant qu'un acteur de cinéma. Castiel a dit qu'il rêvait parfois de Lui et qu'Il lui faisait l'amour. Quand Dean était adolescent, il a aussi eu son lot de rêves érotiques quand son cerveau semblait avoir migré tout droit dans son caleçon mais imaginer le brun avec Lui semble obscène. Jalousie sans doute.

Deuxième certitude donc, Dean hait du plus profond de son âme cet enfoiré.

Quand Destiny cesse de parler, elle a le teint un peu gris et de fines gouttes de sueur perlent sur ses tempes. Elle les essuie d'un revers de la main.

—«C'est arrivé hier mais je sens toujours les odeurs de cigarette et d'alcool de ce bar… Et son regard ne me quitte jamais. Je sais qu'il ne me voyait pas réellement dans la salle du tribunal – ce n'est pas possible – mais j'ai vraiment l'impression qu'il m'a… vu», souffle-t-elle.

Dean se mord les joues. Il hésite un instant avant de se lever rapidement. Alors qu'il s'apprête à quitter le bureau, on toque doucement à la porte. La clenche se baisse et Joshua passe la tête dans l'embrasure.

—«Excuse-moi Des' mais tu l'as oublié dans la cuisine», dit-il doucement en montrant une bouteille d'eau. «J'ai ajouté des verres pour tout le monde.»

—«Merci chéri.»

Le châtain s'empresse de le débarrasser en le remerciant d'un hochement de tête. C'est exactement ce qu'il souhaitait aller chercher; sympa d'avoir une forme de communion spirituelle avec le beau Joshua Williams. Dean sert un verre d'eau à Destiny qui boit une gorgée. Elle crispe ses doigts sur le verre.

—«… Maintenant que je L'ai rencontré, je ne cesserai de Le sentir que lorsque vous aurez réussi à le mettre hors d'état de nuire», reprend-elle.

Sam hoche la tête, tapotant du bout de son stylo sur la page du carnet.

—«Baron-Samedi est le Iwa de la mort, n'est-ce pas?», dit-il après un court silence et Destiny acquiesce. «Alors c'est vraiment mauvais…»

—«Ce n'est qu'un foutu costume de Mardi Gras», proteste Dean.

—«Il n'y a jamais de hasard, pas plus que le rêve que j'ai fait cette nuit et qui porte précisément sur le procès», le sermonne la jeune femme. «Vous avez maintenant la confirmation qu'Il était effectivement en possession de la chevalière et que Joseph de Vernantes était son père. … Est-ce que vous avez la bague avec vous?»»

Il esquisse un geste pour prendre le pochon en velours de sa veste mais elle l'arrête d'un geste.

—«Ne la sortez pas encore, je voulais juste vérifier que vous ne l'aviez pas oublié. Elle est très importante pour Lui.»

Sam baisse les yeux sur leur carnet et relit ses notes.

—«De quoi s'agit-il exactement? De l'expédition? Vous en avez parlé plusieurs fois et ça semble vous effrayer.»

—«C'est de la magie noire, de la sorcellerie qui invoque les morts», grimace Destiny. «Le bokor invoque Baron-Samedi et est possédé par lui. Le Baron est le Iwa des morts, c'est par son intermédiaire qu'on peut réveiller et envoyer des morts à la personne que l'on souhaite expédier. Je vous l'ai dit, il n'y a pas de hasard. Il portait son masque à Mardi Gras parce qu'Ils sont liés.»

Dean acquiesce lentement. Il noue ses mains sur ses genoux croisés en tailleur.

—«Quels sont les effets de ce rituel?»

—«Je n'y ai jamais été confronté mais la manbo qui m'a formé m'a expliqué. L'homme qui est touché par l'expédition des morts tombe malade. Les défunts s'accrochent à leur victime jusqu'à lui faire cracher du sang et finalement mourir.» Destiny se mord les joues. «Henry de Vernantes était sans doute un sale type mais il ne méritait pas ça. Les bokors qui envoient des morts pour tuer des innocents sont des hommes perdus…»

Un esprit chagrin lui répondrait sans doute qu'Henry de Vernantes a peut-être eu ce qu'il méritait mais ce serait moche, on ne dit pas du mal des morts.

Dean se gratte la mâchoire.

Être possédé et dévoré par des morts? N'est-ce pas plus ou moins ce que Castiel est en train de vivre?

—«Comment est-ce qu'on se débarrasse de ce sort?», demande-t-il à brûle-pourpoint.

—«On ne peut pas. Ou en tout cas, très difficilement.»

—«Alors Henry de Vernantes est simplement mort à cause… d'eux?»

Le châtain ne peut cacher son ton légèrement dubitatif.

Sam prend son portable et cherche dans sa galerie de photos celle de l'arbre généalogique dressé par Rupert Vernantes. Il zoome sur le cliché, plisse légèrement les yeux. Dean se penche vers sur son frère pour lire avec lui et regarde le petit portrait à côté de son nom. Henri de Vernantes a d'énormes favoris et l'air d'un con prétentieux mais encore une fois, c'est mal de dire du mal des défunts. Sauf de Philippe Delveaux, lui est l'exception préférée du châtain.

—«Henry de Vernantes est mort à la fin au début de l'année 1916. Il avait à peine soixante ans.»

—«Ce n'est pas si mal.»

—«Il ne vivait plus à l'époque des grandes épidémies et il était d'un milieu social très aisé. Il aurait pu mourir bien plus âgé», rétorque Sam. «Rupert a ajouté une note disant qu'il est décédé de maladie au Charity Hospital.»

—«Qu'est-ce que c'est?»

Destiny esquisse un rictus.

—«Le Charity Hospital est le plus ancien hôpital public de La Nouvelle-Orléans, il est doté d'un département psychiatrique réputé. Je doute qu'Henry de Vernantes y soit mort de maladie. Ceux qui sont victimes d'expéditions perdent la santé mais ils peuvent également changer de caractère, prendre les vices de ceux qui ont été envoyés après eux. … Quand je l'ai vu quitter le tribunal, j'ai senti qu'Il avait réussi.»

—«Alors Philippe est un bokor? Si c'est seulement un sorcier, on doit pouvoir le confronter, non?» Dean hausse un sourcil. «Et pourquoi vous ne dites jamais son nom?»

—«Le prononcer me met mal à l'aise et se serait lui donner encore plus du pouvoir. Le vaudou est un syncrétisme entre des cultes animistes originaires d'Afrique et la religion catholique mais je crois les mots de l'Évangile.»

—«Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu», récite le châtain. «… Ça a aussi un petit côté Voldemort, non? Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom.»

Destiny hausse un sourcil avant de rire.

Malgré sa boutade, Dean sent sa poitrine se serrer un peu. Castiel. Il doit se concentrer sur le plus important et avancer pour Castiel. Il flippera plus tard, quand il sera temps de peut-être demander au brun de sortir dîner avec lui, sans compter de lui avouer qu'il craque complètement sur lui.

Ouais, ça, ça lui fait un peu peur aussi.

—«Vous avez dit que c'était difficile mais pas impossible alors comment s'y prend-on pour libérer Cas?», demande-t-il vivement.

La jeune femme boit une gorgée d'eau et lèche distraitement le bord de son verre d'un petit coup de langue.

—«Je me suis peut-être mal exprimée. Il a expédié Henry de Vernantes mais ce n'est pas ce qui tente de s'emparer de votre ami. Il est mort, Il ne peut plus pratiquer ce genre de rituel. … Je pense que la clé est la chevalière.»

—«Nous savons déjà qu'elle est maudite. Sam et moi avons détruit des objets maudits, il s'agit juste de trouver le bon rituel», s'agace-t-il un peu.

Destiny lui jette un regard noir avant de soupirer.

—«Ce n'est pas ce que j'ai dit et encore une fois, ce n'est pas aussi simple. Il est possible pour un bokor de transformer un objet en talisman pour survivre par-delà la mort. Il nécessite de faire un pacte avec Baron-Samedi et nous savons déjà que le Iwa l'écoute et répond à ses attentes.»

—«Donc la chevalière est bien le –»

—«Mais le rituel d'expédition auquel j'ai assisté au tribunal était anormal. C'était une forme bâtarde du vaudou», poursuit-elle lui coupant la parole.

La jeune femme siffle entre ses dents d'agacement, un regard noir vers Dean. Le châtain bouillonne littéralement sur place d'impatience mais il tente bravement de faire bonne figure.

—«Même la sorcellerie possède des règles, on ne devient pas bokor parce qu'on le décide ou qu'on a besoin des pouvoirs des Iwa. Je pense qu'Il n'a jamais été initié mais puisqu'Il est de la famille de la Reine, Il a probablement entendu et vu des choses dont Il a tiré son propre savoir.»

—«Qu'avez-vous trouvé de différent au rituel que vous avez vu?», l'interroge patiemment Sam pour faire taire son frère un peu plus longtemps.

Dean le fusille du regard. Destiny remercie le blond d'un sourire fatigué.

—«Une expédition est un rituel complexe qui nécessite du temps. Le bokor doit invoquer Baron-Samedi par l'intermédiaire de saint Expédit et je l'ai effectivement entendu prononcer la prière dédiée. Il doit ensuite frapper à trois reprises la pierre-tonnerre consacrée au dieu qui va le posséder et l'accompagner dans un cimetière où il lui fera une offrande de bananes et de pommes de terre devant sa croix. Ce n'est qu'après qu'il pourra appeler les morts en mettant de la terre de cimetière sur le chemin emprunté par sa victime. Dès qu'elle posera le pied dessus ou l'enjambera, les morts seront sur elle», détaille la jeune femme avant de pâlir un peu. «Il n'a rien fait de tout ça. Je L'ai vu tracer le vévé de Baron-Samedi dans sa paume avec son sang et répéter la prière. … Je suis manbo, je ne pratique pas ce genre de sorcellerie mais je n'avais jamais vu un rituel pareil. C'est… anormal.»

Dean ronge son frein. Pourquoi les choses doivent-elles toujours se compliquer devant lui?

Prendre Philippe Delveau par la peau du cou et lui botter surnaturellement les fesses, le châtain sait faire. Le vaudou, il peut apprendre. Mais renvoyer derrière la Porte un sorcier mort qui n'en est pas vraiment un et qui pratique un vaudou qui n'en est pas vraiment un non plus? Le châtain commence à perdre patience. Il veut juste le foutre dehors. Et lui percer métaphoriquement la peau du plus de balles trempées dans l'eau bénite possible. Et le faire brûler métaphoriquement dans un feu purificateur. Et l'enterrer métaphoriquement dans une terre consacrée pour qu'il achève de pourrir dans le noir et avec des vers de terre. Et beaucoup d'autres choses métaphoriques encore dont le seul résultat visé est que Castiel soit sauf et heureux, si possible avec Dean.

Excepté qu'il ne sait toujours pas comment faire. Bordel!

Dean frotte ses paumes contre ses cuisses.

—«Comment fait-on alors? Quelles sont nos pistes pour le chasser?», répète-t-il, le regard brûlant de détermination.

—«Dean…»

—«On n'a pas le temps Sammy. Nous savons que Philippe est bien l'homme qu'on pensait et maintenant, on ne sait plus rien du tout!»

Destiny pose lentement son verre sur le parquet dans un bruit un peu sourd. Dean tourne la tête vers elle. La jeune femme hausse lui jette tranquillement le fond de son verre au visage. Il est presque vide – quelques gouttes tout au plus –, mais le châtain, surpris, rugit comme s'il était en sucre. À côté de lui, Sam observe la jeune femme éclate de rire; c'est nerveux. Le parquet du couloir craque doucement, signe que Joshua tourne probablement en rond devant la porte fermée du bureau.

—«Bordel! C'est quoi votre problème!», vitupère Dean en s'essuyant d'un revers de la main.

—«Vous ne m'écoutez pas. Vous êtes grossier, impatient et un peu arrogant dans votre genre. Le vaudou n'est pas une Mystic Ball qu'il suffit d'agiter pour avoir une réponse», répond Destiny d'un ton sec.

—«… Je suis désolé, je ne veux pas vous manquer de respect mais nous n'avons pas de temps devant nous. Nous avons quitté Butler depuis presque deux semaines, nous ne pouvons pas nous permettre de nous éterniser encore longtemps.»

—«Même si vous êtes plus proche du but que vous ne l'avez jamais été?» La jeune femme lui adresse sourire fatigué. «Je vous présente aussi mes excuses mais vous ne m'avez pas laissé le choix. Vous êtes dans mon houmfò et vous devez vous montrer respectueux. Les Iwa sont des dieux qui peuvent se montrer susceptibles. Ils pourraient refuser de me répondre alors que vous cherchez encore beaucoup de réponses.»

Le châtain fronce les sourcils. Il irradie de frustration, d'impatience et d'envie d'en découdre enfin avec Lui. Tout est trop lent et la manière dont Destiny l'a aspergé comme un chat capricieux le vexe. La jeune femme tend la main et tapote gentiment son genou pour le dérider.

—«… Rapprochez-vous du houmfò, je vais demander à Damballa de vous aider.»

—«Pourquoi ne vous adressez-vous pas directement à Baron-Samedi?»

—«Les Guédés – les esprits des morts –, sont facétieux et dissipés. Damballa Wedo est plus pragmatique et il est le Iwa de la connaissance. Il peut vous aider.»

Les deux frères rampent un peu sur le parquet pour approcher de l'armoire grande ouverte. Destiny esquisse un geste pour se lever avant de tourner la tête vers Dean.

—«Vous pouvez sortir la chevalière maintenant. Mettez-la là-dedans», dit-elle en lui tendant un petit bol pris dans l'armoire.

Le jeune homme s'exécute. Il veut la tendre spontanément à la manbo mais celle-ci secoue la tête.

—«… Je ne veux pas la toucher. Je L'ai vu l'utiliser pendant son rituel d'expédition, je refuse de toucher un objet aussi maudit.»

Il semble que ce soit toujours assez bon pour Dean mais le châtain s'exécute, pas rancunier.

Destiny porte le bol à son visage et plisse les yeux. Elle serre si fort les dents que le jeune homme voit ses tendons se dessiner dans son cou.

—«Montrez-moi à nouveau les vévés que vous avez vus sur le lit de votre ami.»

—«Personne n'a pu nous renseigner au Voodoo Museum», répond Sam en lui tendant le carnet ouvert.

—«Je ne suis pas surprise. Je ne l'ai jamais visité mais j'ai toujours pensé que c'était un attrape-touristes.»

Elle regarde tour à tour les dessins sur la page et l'anneau.

—«Ils sont aussi gravés à l'intérieur. Ce sont exactement les mêmes», ajoute Dean.

La jeune femme acquiesce avec raideur. Elle pose la coupelle devant elle avant de passer une main dans son chignon. Le foulard tombe, ses tresses coulent en pluie sur ses épaules mais Destiny ne cille pas. Les doigts emmêlés devant sa bouche, elle regarde avec attention la chevalière dans le bol.

—«… Le vévé en forme de croix est celui de Baron-Samedi. L'autre qui a la forme d'un cœur représente Erzuli. Elle est le Iwa de l'amour et du désir.»

Bordel. Bordel, bordel, bordel. Dean va anéantir Philippe Delveau.

—«C'est une sorte d'Éros et de Thanatos», marmonne Sam en griffonnant dans le carnet.

—«C'est plus compliqué que cela. Erzuli symbolise l'amour mais dans ses composantes les plus violentes. Elle figure la possession, la jalousie, l'adultère, le désir sexuel. C'est une amoureuse passionnée et une guerrière, on la représente souvent tenant un poignard dans sa main.»

—«Charmant…»

Destiny jette un regard noir à Dean qui hausse légèrement les épaules.

—«Plus que Baron-Samedi et Erzuli, c'est la manière dont les vévés ont été dessinés qui me préoccupent. Ils ont été modifiés. Vous voyez les ornements qui décorent l'autel de Baron-Samedi? Normalement, il s'agit d'étoiles, d'fleurs stylisées et de figures géométriques. Pas ici.»

La jeune femme tapote légèrement du doigt une des branches de la croix sur le dessin de Sam. Les deux frères froncent les sourcils. Ils observent à en avoir les yeux qui brûlent, sans succès. Destiny sourit tristement. Elle prend le bloc-note d'une main, le met à l'envers et le rend au blond. Dean mâchonne ses joues. Et maintenant? Que sont-ils sensés –

Il écarquille les yeux et arrache presque l'objet à Sam. Merde. Merde!

—«Comment est-ce qu'on a pu manquer ça?», souffle-t-il d'une voix éteinte.

Sam secoue lentement la tête en marmonnant la même chose. Non, il ne sait pas. Avec l'autel de Baron-Samedi à l'envers, l'évidence saute aux yeux. Les motifs décoratifs forment des croix inversées, partout. Traditionnellement, elle est celle de saint Pierre mais dans ce contexte, impossible de penser à une référence à l'humble apôtre se sentant indigne d'être crucifié de la même manière que le Christ. C'est la croix qui désigne les enfers, comme une plaisanterie cruelle.

Dean déglutit.

Sam et lui ont éliminé la piste d'un démon pendant leurs recherches avant de se concentrer uniquement sur celle du vaudou. Leur inexpérience sur le sujet leur a fait oublier que cette religion est issue de multiples croyances. Le bien, le mal. Dieu et Satan. Ils ont été tellement stupides.

Il relève les yeux sur Destiny.

—«Ces croix sont aussi présentes dans le vévé d'Erzuli», acquiesce-t-elle.

Pas besoin de le préciser, Dean ne voit que ça à présent. Il passe nerveusement la main dans ses cheveux, le carnet abandonné sur ses genoux.

—«C'est ce que je vous disais, c'est un vaudou souillé. Il l'utilise comme un instrument pour arriver à ses fins, Il en appelle à des forces qu'Il souille de la plus sacrilège des manières. … Je ne pensais pas voir une chose pareille un jour», avoue-t-elle dans un souffle.

Destiny semble souffrir dans sa chair – dans ses croyances mêmes –, et le châtain en est peiné pour elle. Il ne peut pas se mettre à sa place mais la trahison, il connaît ça. Sam a raison, c'était le cas de son histoire avec Peter Johnson au lycée. Connard qui l'avait plaqué pour sortir avec une fille insipide parce qu'elle était une fille et qu'il n'était qu'un amusement pour lui. Dean, lui, était très amoureux. Ouais, il pense qu'il peut comprendre. Un peu.

La jeune femme inspire profondément puis se lève d'un souple coup de rein.

—«Nous allons commencer. Je vais mener le rituel d'invocation pour demander son aide à Damballa. Je vous demande de ne pas m'interrompre et de ne vous manifester que lorsque je vous le demanderai», dit-elle en regardant les deux frères.

Dean et Sam acquiescent.

À nouveau sur leurs pieds, ils croisent les mains devant eux et baissent humblement les yeux mais le cérémonial du rite est rapidement fascinant alors ils ne se cachent plus.

La jeune femme se place devant le poteau-mitan puis se baisse trois fois de suite pour effleurer le sol de ses lèvres devant le houmfò. Voir cette très belle jeune femme se prosterner ainsi devant ce morceau de bois sculpté et peint est impressionnant. Dean suit presque avec indiscrétion le moindre de ses gestes mais il veut être sûr de tout voir, de tout comprendre; tout plutôt que de se retrouver démuni dans une situation inconnue. Cela lui est arrivé trop souvent ces dernières semaines et c'est pour Castiel.

Le châtain fixe la jeune femme. S'il dévisageait Destiny dans la rue comme il est en train de le faire, la police de La Nouvelle-Orléans l'arrêterait sans doute en le soupçonnant de penser à un truc vraiment dégueulasse mais il ne détourne pas les yeux.

Il doit tout comprendre.

La manbo s'empare d'une bouteille en verre teinté au fond de l'armoire, l'ouvre et procède à des libations devant le poteau-mitan. Elle verse un peu d'eau dans une coupelle et salue à nouveau l'objet sacré en s'inclinant puis en l'aspergeant plusieurs fois du bout des doigts.

Dean hoche légèrement la tête. Peut-être que le rituel lui paraîtra finalement moins obscur qu'il ne le pensait. Ses gestes ressemblent énormément à une bénédiction du rite catholique. Son ventre se desserre un peu. Ça il connaît et il maîtrise.

… La suite, un peu moins.

À son grand étonnement, Destiny laisse tomber un filet d'eau sur le parquet parfaitement lisse et ciré. Elle laisse couler une longue traînée, presque jusqu'aux deux frères qui esquissent un geste pour s'éloigner. D'un regard, la jeune femme leur ordonne silencieusement de ne pas bouger.

—«C'est pour guider les Iwas vers le poteau-mitan et les inviter à se manifester», explique-t-elle doucement.

Le châtain acquiesce, un peu surpris. La modulation de la voix de Destiny vient de changer. Son timbre est grave, très légèrement rauque; il semble résonner dans le lointain. La jeune femme s'éloigne respectueusement de la trace humide sur le parquet puis dépose doucement la coupelle à côté d'elle. Debout devant le houmfò grand ouvert, elle tend les mains devant elle, paumes ouvertes vers le plafond. Sa voix s'élève dans le bureau silencieux tandis qu'elle commence à psalmodier. Ce n'est pas de l'anglais, Dean ne reconnaît pas exactement la langue mais elle sonne à son oreille comme un mélange de français et d'un autre dialecte; peut-être du créole. Il a l'impression de saisir des bribes de phrases, des intonations familières comme il a pu en entendre dans les rues de French District.

Une fine sueur couvrant ses épaules, Dean a l'impression que l'invocation dure des heures.

Enfin, la psalmodie cesse.

La jeune femme se tourne lentement vers eux.

—«Je vais utiliser la chevalière, je dois l'associer au rituel.»

—«Est-ce que cela va l'abîmer?»

—«… Je vais m'en servir comme d'une offrande pour solliciter Damballa, le Iwa peut décider de l'emporter ou non.» Elle se mord les joues. «Je vais la présenter aux quatre points cardinaux.»

Dean comprend un peu mieux ce qu'a dit la jeune femme concernant le caractère syncrétique religieux du vaudou alors que la cérémonie prend un tour un peu moins traditionnel. Destiny s'empare de la coupelle contenant la bague avec un dégoût évident. Elle la lève puis l'abaisse lentement dans les quatre directions avant de la reposer devant le poteau-mitan. Dean danse distraitement d'un pied sur l'autre, faisant craquer une latte du parquet sous son poids. Il sait qu'il doit être respectueux mais il a tellement envie – tellement besoin de ces réponses – et tout cela lui semble si long.

La jeune femme essuie son front humide d'un revers de main. Nouveau geste vers l'armoire. Elle sort d'une petite boîte un flacon empli d'une fine poudre rougeâtre.

—«Je vais maintenant dessiner le vévé de Damballa Wedo avec cette poudre de brique. C'est par sa représentation symbolique que le Iwa se manifestera s'il le désire.»

Dean et Sam acquiescent encore.

Le châtain observe la jeune femme s'accroupir et tracer un grand motif sur le parquet sombre. Progressivement, il identifie une grande croix décorée, posée en équilibre sur un socle triangulaire – toujours les mêmes références chrétiennes – puis le dessin change. La jeune femme y ajoute des formes géométriques et deux serpents ondoyants à la langue fourchue. Penchée sur le parquet, elle fredonne en même temps une mélodie inconnue. Un dernier trait, un dernier point. Le vévé est terminé. Il s'étale devant le houmfò et le poteau-mitan avec une nudité presque crue.

Destiny refait les libations avec l'eau contenue dans la bouteille en verre teinté puis elle dépose à côté l'assiette contenant le morceau de brioche et un verre avec un liquide brun en guise de dernière offrande. L'odeur de l'alcool est puissante, un peu capiteuse et sucrée; c'est celle d'un rhum de qualité. Dean hausse un sourcil en connaisseur. Les Iwas ont le palais fin et délicat.

La jeune femme achève le rituel en déposant sur le vévé une bougie allumée à l'aide d'un briquet. Elle essuie ses paumes moites sur ses cuisses.

—«Le rituel d'invocation est à présent complet», dit-elle en les regardant. «… Je ne sais pas ce qu'il va se passer à présent, je n'ai pas la moindre idée de la manière dont Damballa va peut-être me répondre.»

—«Est-ce que cela peut être dangereux pour vous?», s'inquiète Sam.

—«… Je ne pense pas, cela ne m'est jamais arrivé. Il est possible que je me mette à parler – probablement en créole ou en français alors je vous autorise à faire un enregistrement sonore avec votre portable – mais il est aussi possible que je rentre en transe. Si c'est le cas, j'aurai l'air de somnoler un moment, les yeux ouverts, avant de convulser.» Elle les regarde successivement. «Peut-être aurai-je dû m'en assurer avant mais est-ce que vous connaissez les gestes de premier secours?»

Les deux frères acquiescent. Ouais, et plutôt bien même. Destiny esquisse un pâle sourire.

—«Vous pourrez m'immobiliser si vous pensez que c'est mieux pour ma sécurité mais vous ne devrez en aucun cas essayer de me réveiller. Je dois écouter jusqu'au bout ce que Damballa me dira même si cela est impressionnant», reprend-elle avant de se mordre les joues. «… Est-ce que vous pourrez empêcher Joshua d'entrer si jamais il essaye de le faire? Il ne m'a jamais vu comme ça et je n'ai pas envie que cela change.»

—«Je vous le promets», la rassure Dean. «Quand est-ce que nous saurons que c'est fini et que vous êtes à nouveau avec nous?»

—«Je serai épuisée, probablement plongée dans une sorte de torpeur comme si je venais de me réveiller. C'est ainsi que les choses se passent en général en tout cas.»

Raide, Sam serre les dents sans acquiescer.

Dean lui jette un regard surpris. Son frère est tendu et un peu pâle, les poings si serrés que ses jointures blanchissement. Sa respiration est légèrement hachée, une fine sueur marbre ses tempes. Destiny le regarde longuement avant de s'approcher de lui pour prendre sa main dans la sienne. D'une caresse sur ses phalanges, elle lui fait desserrer l'étreinte douloureuse de ses doigts puis presse gentiment son poignet.

—«Vous êtes très troublé. Si cela vous met mal à l'aise, vous pouvez sortir et me laisser seule avec votre frère», propose-t-elle doucement.

Le blond secoue lentement la tête, l'air pas franchement mieux. Dean lui donne un petit coup de coude dans les côtes.

—«Hé, Sammy…?»

—«Ça va. C'est juste que… je sens le goût de la brioche et du rhum sur ma langue comme si j'étais en train de les avaler», déglutit son frère.

—«Vous êtes clairvoyant, n'est-ce pas?», demande Destiny en souriant doucement.

Sam répond d'un hochement de tête presque timide. Le châtain trouve que c'est une plus jolie formule que son histoire de petite antenne du paranormal. Il observe son cadet avec attention, guettant le moindre signe d'inconfort. Le bond roule légèrement des yeux d'un air exaspéré mais il peut toujours essayer, son cadet n'arrivera jamais à lui mentir.

Destiny entortille une tresse autour de son doigt.

—«… J'aimerais que vous retiriez tous vos bijoux et votre montre. Vous pourriez vous blesser si vous convulsez pendant la possession et ils pourraient gêner l'Iwa.»

Dean se fige. Quoi? Une minute, il n'a jamais été question de ça. Jamais. Il ouvre la bouche pour protester vigoureusement mais la jeune femme l'ignore.

—«Je préfère aussi que vous vous asseyiez. Lors d'une transe, les réactions du possédé peuvent être imprévisibles.»

—«Il n'y aura pas de foutue possession. Sam ne va certainement pas entrer en transe», grogne-t-il d'un ton tranchant.

Le châtain secoue frénétiquement la tête. Bordel, non. Non! La jeune femme soupire et lève les yeux au plafond.

—«Vous ne décidez de rien ici et certainement pas de la manifestation des esprits. Si Damballa décide de posséder votre frère, ce serait un grand honneur pour lui et je pourrais plus facilement servir d'interprète.»

Tu parles. Dean s'en fout, c'est quand même non. Il a envie de mettre Sam à la porte du bureau, de l'installer dans le luxueux canapé du salon et de le coller devant un documentaire ennuyeux passant sur National Geographic Channel à son goût. Ou un dessin animé, comme quand son frère était enfant et qu'ils passaient les dimanches matin en pyjama dans le salon familial à manger des céréales. Sam était si mignon tandis qu'il commentait les exploits de Superman en postillonnant son petit-déjeuner partout sur leur grand plaid imprimée au logo du super-héros.

—«Dean, je l'ai déjà fait… Tu sais que c'est déjà arrivé», lui rappelle doucement le blond.

—«Ça ne t'est jamais arrivé comme ça, pendant une foutue cérémonie vaudou.»

—«… Vous êtes particulièrement irrespectueux vous savez», grimace Destiny.

Le châtain hausse les épaules. Présentement, il a deux missions. L'une est d'aider – de sauver – Castiel; l'autre est de veiller sur Sam comme il le fait depuis presque quarante ans. Il tient autant à l'un qu'à l'autre – pas pour les mêmes raisons – et il n'en démordra pas. Il fronce les sourcils, les bras croisés sur sa poitrine.

—«Sors d'ici Sam. Nous allons nous débrouiller.»

—«Jamais de la vie Dean. Je ne suis plus un enfant, je peux le faire. Nous avons toujours appris à chasser de manière empirique, ce n'est pas très différent.» Le jeune homme regarde Destiny. «Nous pouvons y aller.»

La jeune femme acquiesce lentement. Elle jette un regard en coin vers Dean mais le châtain se renfrogne simplement un peu plus, vaincu. Satisfaite, Destiny sort un grand tambour en bois couvert d'une peau tendue décorée de symboles; un objet sacré, se souvient-il. Elle inspire profondément et commence à frapper l'instrument dans un rythme lent et régulier. Ses psalmodies envahissent à nouveau le bureau avant de se transformer lentement en une mélopée envoûtante et mystique.

Dean se crispe, les épaules raides et douloureuses.

Assis à ses pieds, Sam a les mains croisées sur ses genoux, les yeux fermés.

Le châtain ne cesse de baisser les yeux sur lui, à la fois inquiet et prudent. Il a envie d'avoir des réponses – tellement envie – mais dans son for intérieur, il prie Damballa d'épargner son frère. Il a déjà vu Sam convulser – une unique fois –, pendant une affaire de possession démoniaque. Son frère hurlait et riait comme un dément. Il se cambrait si fort que le châtain pensait que sa colonne vertébrale allait se rompre comme un élastique qui casse. Dean avait pensé qu'il allait vomir.

Il observe le vévé, suit du regard les lignes sinueuses des deux serpents et recommence à prier en silence. S'il te plaît, pas lui.

Le battement régulier du tambour continue à résonner dans le bureau. La mélopée se transforme, devenant presque palpable. Son chant résonne dans sa cage thoracique tandis que le sang bat à ses tempes.

Boum boum boum.

Boum boum boum.

Boum boum boum.

La voix de Destiny est chaude et caressante.

Le châtain ferme les yeux. Il répète ses questions, tout ce qu'il a besoin d'apprendre pour aider Castiel.

Son esprit commence à dériver un peu.

Dean visualise le brun dans son jardin d'hiver, assis dans son fauteuil en rotin. Castiel a les yeux fermés, un petit sourire languide aux lèvres. Il n'y a plus aucune plante verte dans la pièce, les caches pots en porcelaine sont vides et des feuilles mortes traînent sur le sol.

Le châtain tressaille.

L'image change.

Cette fois, il est dans la chambre du brun. Il reconnaît le large lit au cadre en acajou, le linge blanc, les oreillers épais comme des nuages.

Castiel est allongé, à moitié couvert par l'épais couvre-lit mais Dean devine qu'il est complètement nu. Il ondule doucement dans les draps, la tête renversée dans son oreiller.

Le châtain déglutit, la gorge serrée. Il tire fort sur l'ourlet de son tee-shirt.

Un petit gémissement résonne dans la chambre, presque timide mais doux comme une caresse et sucré comme une friandise. Dean a envie de la manger à sa bouche.

Il frissonne et fronce les sourcils.

Il y a une autre personne avec du brun. Sur le brun. Une silhouette qui ressemble à un corps. Un corps d'homme qui ondule au même rythme que le sien. Contre lui. Entre ses cuisses.

Le châtain se mord douloureusement les joues, si fort qu'il sent le goût âcre et ferreux du sang sur sa langue.

Il rouvre brusquement les yeux. Bat un instant des paupières. Dean a l'impression de sortir d'un mauvais rêve.

Le tambour ne bat plus. La mélopée s'est tue.

Il baisse la tête sur Sam. Son frère le regarde avec effarement.

—«Sammy…», croasse-t-il.

Un sifflement puissant l'interrompt et Dean sursaute sans pouvoir s'en empêcher.

Il écarquille les yeux.

Destiny est allongée sur le parquet.

… Non, elle n'est pas allongée.

Elle bouge légèrement. Ondule.

Elle rampe comme un serpent.

Son chignon s'est dénoué, ses tresses sont étalées autour d'elle.

Dean déglutit et esquisse un geste vers elle mais la jeune femme siffle une nouvelle fois et il se fige. Seigneur, ce son… Il le paralyse. Le châtain se rapproche de Sam. Carnet et portable sur ses genoux, stylo à la main, son frère est prêt.

Les deux frères écoutent mais ils n'entendent rien. Ils ne comprennent rien. Ils doivent encore prendre leur mal en patience et attendre la fin de la transe.

.

Destiny frissonne douloureusement. Elle resserre ses bras autour d'elle, les frotte vigoureusement pour se réchauffer; sans succès. La pièce où elle est se trouve est glaciale.

La jeune femme regarde rapidement autour d'elle.

Le nouveau frisson qui descend le long de son dos cette fois est presque douloureux. Le sol et trois murs sont carrelés de blanc, le dernier semble comporter des sortes de grands placards en bois.

Destiny déglutit.

Elle est dans une morgue.

Non, pas tout à fait.

La jeune femme remarque des détails, entend des bruits curieux. Par les soupiraux couverts d'un verre opaque lui parviennent des hennissements de chevaux, le claquement dur de leurs sabots sur les pavés d'une cour.

Elle est dans les locaux d'une entreprise funéraire.

Destiny tente de contenir la nausée qui monte dans sa gorge.

Elle frotte plus fort ses bras, regarde autour d'elle d'un air affolé.

Elle doit quitter cet endroit qui sent la mort.

Destiny aperçoit une porte sur sa droite. Elle s'y précipite, ses pieds nus glissant sur le carrelage glacé. Elle appuie sur la clenche, referme brusquement derrière elle. La jeune femme s'appuie lourdement contre la porte et soupire de soulagement. Habillée de sa simple blouse échancrée et de son short en lin, elle se sent impudique et un peu sale.

—«Merde», grogne-t-elle en se frictionnant vigoureusement les bras et les cuisses.

Une chaleur bienfaisante l'envahie lentement et elle soupire de bien-être.

Le couloir qui s'étend de part et d'autre est lugubre. L'éclairage électrique est timide, franchement blafard.

Le sol dallé est tout de même un peu moins froid sous ses pieds nus, elle les frotte l'un contre l'autre pour réactiver sa circulation sanguine tout en étudiant les alentours. Et maintenant? Droite ou gauche? Aucun des deux bouts du couloir ne lui fait envie, il doit y avoir des morts derrière chaque porte.

Destiny passe une main nerveuse dans ses tresses.

Soudain, elle entend une porte s'ouvrir dans un petit bruit discret, plus loin. La jeune femme distingue des bruits de pas mais, plus surprenant, des rires étouffés. Des chuchotements.

À quelques dizaines de mètres, le couloir fait un coude.

Deux silhouettes apparaissent.

Deux hommes.

Le premier marche vite, la tête légèrement enfoncée entre ses épaules. Il a une quarantaine d'années, un physique quelconque avec un léger embonpoint. Son habit de ville un peu banal – trop serré – ne le flatte pas. Une chaîne de montre en argent brille doucement sur son veston. L'homme regarde nerveusement autour de lui. Le faible éclairage du couloir ne permet pas de distinguer ses traits. Son compagnon derrière lui le suit d'un pas plus lent mais léger. Le talon de ses chaussures claque d'un air presque sautillant sur le sol dallé.

Malgré sa propre nudité, Destiny trouve ça indécent.

L'homme semble être heureux.

—«Je vous en conjure, soyez moins bruyant», souffle l'homme.

Le second rit doucement. Il le rattrape en une seule grande enjambée et plante un baiser dans son cou, juste au-dessus du col blanc et raide de sa chemise. Son vis-à-vis gémit un peu pathétiquement.

—«Auriez-vous peur, Georges? Pourtant vous travaillez ici et vous côtoyez la mort chaque jour», se moque-t-il. Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.

—«J'ai fini ma journée et je ne suis pas censé me trouver ici. Seigneur, si nous nous faisons surprendre, je risque de perdre ma place…»

—«Mais ce serait pour avoir fait un acte noble, n'est-ce pas?»

Dans la relative obscurité, les dents blanches du second homme luisent comme les crocs d'une bête sauvage tandis qu'il dépose un nouveau baiser sous sa mâchoire. Destiny le voit frotter son nez contre sa peau et la respirer d'une manière un peu outrée. Elle grimace. Vraiment aucun savoir-vivre.

—«N'est-ce pas?», insiste-t-il.

—«Ou… Oui», soupire doucement Georges.

La jeune femme l'aperçoit papillonner des yeux et frissonner tandis que son compagnon pose une main caressante sur sa hanche.

Elle plisse les yeux avant de déglutir lourdement.

Une canne au pommeau d'argent est coincée dans le pli de son coude et se balance doucement. Elle la connaît, c'est la sienne.

Le couple passe devant elle. Destiny se colle contre le mur pour disparaître même s'Il l'ignore complètement. Il dépose encore un baiser, plus long et appuyé dans le cou de Georges. Ce dernier attrape sa main.

—«Je vous en prie, pas ici Philippe…»

Philippe rit une nouvelle fois et frotte son nez dans les courts cheveux déjà argentés qui balayent sa nuque. Georges gémit doucement en une supplique un peu languide de s'éloigner. Le jeune homme obtempère, une petite moue charmante aux lèvres.

Destiny sent une goutte de sueur glacée couler dans son dos. Elle se mord les joues pour contenir son propre gémissement de terreur.

—«… Vous avez raison, célébrons le plaisir et l'amour après l'exécution de notre noble tâche. …Où se trouve-t-il?», demande lentement le jeune homme en jouant avec sa canne.

—«Il est un peu plus loin, dans un salon privé. Nous apporterons le corps demain à la famille pour son exposition avant les obsèques. Pressons-nous s'il vous plaît, nous n'avons pas beaucoup de temps», explique rapidement Georges.

Philippe acquiesce distraitement. Son pas est toujours léger, sa démarche élégante. Son allure de jeune dandy primesautier jure dans cette atmosphère glaciale et recueillie. Le jeune homme est toujours aussi séduisant, peut-être même encore plus que dans ses souvenirs. Dans le couloir mal éclairé, son ombre déportée sur le sol semble démesurée.

Destiny essuie son front humide d'un revers de main et, les jambes un peu tremblantes, elle leur emboîte le pas.

Georges les entraîne encore un peu plus loin avant d'ouvrir lentement une porte. Philippe s'engouffre à l'intérieur avant lui, son corps frôlant subtilement le sien. L'employé rougit violemment. Le jeune homme lui adresse un sourire lascif par-dessus son épaule, ses longs doigts allant et venant le long de sa canne en une caresse suggestive. Georges danse d'un pied sur l'autre sur le seuil, sa nuque et ses oreilles complètement rouges, un peu excité. À la façon dont il crispe spasmodiquement ses mains sur son pantalon, Destiny devine qu'il est au bord du gouffre. Un seul pas le fera tomber dans ces abîmes de volupté que ce regard sombre et ourlé de longs cils lui promet.

—«…Venez-vous, cher Georges?»

La voix est douce et velouté. L'invitation, diabolique.

L'homme cède et Destiny a envie de le retenir pour lui éviter la chute.

Georges entre à son tour dans la pièce avant de les enfermer soigneusement. Il tâtonne un instant sur le mur puis tourne le bouton de l'interrupteur. L'ampoule grésille doucement avant de s'allumer.

Destiny a un sursaut d'horreur.

Un cercueil en bois précieux, richement entouré de fleurs, trône au centre de la pièce, formant un étrange autel.

Philippe marche jusqu'à la bière, effleure le couvercle du bout des doigts. La jeune femme le voit sourire. Seigneur.

—«… Vous pouvez lui dire au revoir à présent», l'invite Georges en tordant ses mains de nervosité.

—«Le cercueil est fermé, je dois le voir.»

—«S'il vous plaît Philippe… C'est dangereux et –»

–«Je sais, il s'agit encore de votre travail. Je vous en prie, Georges, il était mon père… N'avez pas accepté de m'aider pour me faire plaisir? Je pensais être suffisamment important à vos yeux pour que vous vous autorisiez à faire cette légère entorse.»

Regard velouté, légèrement ourlé de larmes de tristesse. Philippe Delveau est beau et dangereux comme Satan en personne. Son compagnon écarquille les yeux. Il le rejoint en quelques pas empressés, prend ses belles mains entre les siennes avant de les baiser avec ferveur.

—«Vous vous montrez injuste envers moi. S'il vous plaît, je vous interdis de penser le contraire. … Vous savez bien que je vous aime depuis la première fois que je vous aie vu», souffle Georges d'un ton douloureux.

Philippe baisse les yeux sur le crâne légèrement dégarni de son vis-à-vis. Il lui abandonne ses mains d'un air de grand seigneur et regarde son vis-à-vis continuer à les embrasser avec dévotion. Ses yeux noirs luisent d'un souverain mépris pour cet homme amoureux.

Destiny comprend sans peine ce qui est en train de se jouer devant elle, cette sordide manipulation pour obtenir l'accès au cercueil. Elle se souvient sans peine de l'homme qu'elle a vu avec Lui dans ce bar enfumé, séduisant et athlétique, au corps sculpté pour l'amour. Rien à voir avoir cet employé dévoué au petit ventre et aux tempes luisantes.

Philippe se laisse adorer et regarde autour de lui d'un air d'ennui.

À presque cent vingt ans d'intervalle, Destiny éprouve de la peine pour son amant malheureux.

—«Je vous aime», répète Georges avec ferveur.

—«Alors faites-moi plaisir…»

Son compagnon s'enflamme au chaste contact de leurs bouches l'une contre l'autre. Il traverse la petite pièce, fait habilement sauter les clous retenant le couvercle avant de le retirer.

Philippe baisse les yeux sur le corps embaumé de Joseph de Vernantes et crispe ses doigts sur le bord de la bière. Son beau visage ressemble soudain à une figure en marbre blanc représentant le Mépris.

—«Laissez-moi un instant avec lui», dit-il d'une voix rauque.

Son ton n'admet pas de réplique et Georgesobéit docilement. Il disparaît dans le couloir, non sans un dernier regard tendre pour Philippe – de l'air d'un chiot quémandant une caresse – mais la porte se referme sans que le brun ne l'ait récompensé d'un sourire ou d'un mot.

Un silence de mort envahit la pièce.

Destiny s'approche lentement.

Même figé dans la mort, le visage de Joseph de Vernantes reste grave et digne. Habillé d'un habit noir d'une coupe parfaite, il a les mains croisées sur son ventre. Sa chevalière en or brille à son petit doigt.

Un peu interdite, la jeune femme pense que son fils est peut-être bien en train de se recueillir sur sa dépouille quand soudain, Philippe s'anime.

Il crochète le pommeau de sa canne au rebord du cercueil et la manière dont il plonge ses mains à l'intérieur est celle d'un oiseau de proie. Le jeune homme s'acharne à dénouer les longs doigts noueux figés par la mort et le liquide d'embaumement. Il force, tord, brise. Destiny a envie de vomir quand elle entend le doigt craquer et qu'elle le voit se retourner. Avec d'infinies précautions, Philippe retire la chevalière. Il la passe à son doigt avec une délectation obscène, fait jouer l'éclat du métal précieux sous l'éclairage électrique. La jeune femme porte une main à sa bouche pour contenir sa nausée.

—«… Je suis persuadé que vous ne m'en voudrez pas de récupérer ce qui me revient de droit, père, vous n'en aurez plus besoin de toute manière. Je suppose que votre volonté de vous faire enterrer avec n'est qu'un simple oubli de votre part de me reconnaître. Tout comme le fait de me mentionner sur votre testament…»

Philippe prend la main sèche et tordue dans la sienne avant de la broyer, un éclat fou au fond de ses yeux sombres. Destiny entend le frottement écœurant des os brisés entre eux. Elle se retourne brusquement et vomit sur le sol carrelé.

—«Vous avez créé un fâcheux contretemps mais les choses seront bientôt ce qu'elles auraient dû être depuis des années», reprend le jeune homme avec une petite moue satisfaite. «Cette chevalière sera la meilleure preuve de mon identité. Je deviendrai riche, je mènerai une vie de plaisirs et je quitterai enfin le quartier de Tremé. J'irais habiter à New York où je donnerai des fêtes somptueuses. J'aurai un homme différent chaque nuit dans mes draps et quand je viendrai entre leurs cuisses, je songerai que c'est grâce à vous et peut-être vous accorderai-je mon pardon.»

Le brun éclate d'un rire de dément.

Destiny chancelle, les jambes tremblantes et le goût acide de la bile dans la bouche.

Philippe presse une dernière fois la main martyrisée avant de replacer délicatement les doigts et les articulations démises. Cette fois, la jeune femme doit détourner le regard. C'est trop. Elle ferme les yeux, se concentre sur la sensation apaisante du corps chaud et rassurant de Joshua contre le sien, quand ils font l'amour dans leur lit parfumé de leurs odeurs emmêlés. Sa nausée reflue un peu.

Pâle et le visage en sueur, la jeune femme jette un regard à Philippe.

Ce dernier est en train de terminer d'arranger proprement les manches de l'habit noir sur les mains martyrisées pour les cacher avant de se pencher légèrement en avant.

—«Si vous saviez Père combien j'ai si hâte de voir le visage de votre frère – de mon oncle Henry – quand il reconnaîtra votre chevalière. J'espère qu'imaginer la manière dont j'ai pu m'en emparer sera une torture pour lui mais je ne lui laisserai pas assez de répit pour cela», chuchote Philippe contre le visage embaumé. «Vous l'emporterez bientôt avec vous dans la mort. Je vous lancerai après lui, vous le torturerez de votre présence et il mourra bientôt à son tour. Ne suis-je pas un bon fils en songeant à vous éviter ainsi la solitude?»

Oh cruauté. Destiny tremble et claque des dents.

Le brun effleure tendrement les mèches poivre et sel qui balayent le front lisse et froid.

—«… Peut-être devrais-je également détruire toute votre maudite famille après tout. Je pourrais tout posséder et plus aucun d'entre vous ne pourra plus jamais m'humilier. Je serai le seul maître. Et quand cela sera le cas…»

Destiny déglutit. Ses mots rassemblent à une malédiction. Philippe sourit encore et sa haine le rend douloureusement beau. Il vit avec Elle.

—«Quand cela sera le cas, je veillerai à ne rien laisser de ce que vous avez été. Je négligerai votre sépulture, je la laisserai tomber en ruines et le temps effacera votre nom. Je ne dirai aucune prière pour le salut de votre âme. Vous serez dans le froid et vous vous languirez éternellement de la chaleur du soleil. Vous ne serez plus rien pour personne.»

Le culte des morts est un des piliers fondamentaux du vaudou et à cet ultime sacrilège, la jeune femme le dévisage avec horreur.

Philippe fronce les sourcils. Il tend une main, dénoue légèrement la fine cravate en soie et entrouvre le col pour fouiller sans pudeur dans l'échancrure. Il sort une croix en or de son vêtement, un beau sourire aux lèvres. Le jeune homme tire brusquement sur la chaîne, brise les fins maillons et contemple le bijou richement ouvragé avec un ravissement avide.

—«Vous n'aurez pas non plus besoin de ça, ce symbole ne vous protégera pas. Permettez que je vous fasse ce modeste présent à la place», ricane-t-il.

Philippe écarte le petit oreiller et la doublure en satin avant de gratter consciencieusement le bois avec l'extrémité de la croix. Destiny contourne la bière, il est en train de tracer le le vévé de Baron-Samedi. Il passe et repasse avec soin sur le dessin pour creuser un peu plus le bois, chantonnant avec une obscène jubilation.

—«Votre Dieu ne vous aidera pas à atteindre ce paradis que vous appeliez tant de vos vœux en allant prier chaque dimanche à Christ Church Cathedral. Je vous confie au Baron, un de ces esprits que vous méprisez tant. Peut-être sera-t-il bienveillant, peut-être troublera-t-il votre repos par ses rires et ses facéties; peu m'importe. Je vous dis adieu Père, je ne prierai pas pour vous.»

Philippe se redresse, arrange les plis de l'oreiller et de la garniture de satin pour dissimuler le dessin. Il enfouit la croix et la chevalière dans sa poche de sa veste, rajuste sa mise avec coquetterie avant de s'emparer de sa canne. Destiny le voit se composer un air de circonstance, les épaules basses et les yeux baissés. Un pli cruel ourle pourtant la commissure de ses lèvres.

—«Georges?»

—«Avez-vous fini?», demande doucement l'employé en se glissant à nouveau dans la pièce.

Philippe acquiesce, l'air toujours effondré d'un fils en deuil. Il se détourne avec une charmante pudeur quand Georges referme correctement le cercueil et exhale un souffle tremblant tandis qu'il quitte précipitamment la pièce. Son compagnon lui court presque après dans le couloir; Destiny trouve douloureux à voir la chute de cet homme bon, sincèrement épris de la plus mauvaise personne du monde. Georges hésite un instant avant d'enlacer timidement leurs doigts ensemble.

—«… Pouvons-nous y aller maintenant? Vous m'avez dit que vous le vouliez aussi. Que vous aviez envie de moi…»

Philippe acquiesce d'un air raide, une légère grimace de dégoût altérant ses beaux traits altiers.

—«Allons chez vous», répond-il d'un ton sec.

—«Mais mon épouse…»

—«Eh bien allons au Monteleone Hotel dans ce cas. Nous y prendrons une chambre pour la nuit.»

—«Le Monteleone?» Georges cligne des yeux. «Je… Je n'ai pas les moyens de… C'est l'hôtel le plus luxueux de La Nouvelle-Orléans.»

Un regard de souverain mépris le cloue sur place et il rougit violemment de confusion. Philippe fait mine de défaire l'étreinte de leurs doigts, Georgess'y accroche comme un naufragé.

—«Non, je vous en prie! Je… Je vais le faire. Je veux vous offrir tout ce que vous désirez. Vous le méritez, vous êtes si beau. Je… Je veux vous voir nu. Seigneur, je le veux tellement. Je veux vous toucher et vous embrasser», balbutie-t-il.

—«J'y consens. J'entrerai par le hall et je viendrai vous ouvrir à l'arrière par une porte de service.»

Philippe esquisse un sourire mauvais. Tout à son bonheur, son compagnon ne le remarque pas et il acquiesce férocement malgré l'humiliation. Il semble prêt à se prosterner devant lui et le jeune homme tout disposer à se laisser idolâtrer.

Alors qu'ils tournent à l'angle du couloir, Philippe jette un regard derrière lui. Son sourire de plaisir est terrifiant.

—«Je vous aime. Je vous aime tellement», chuchote son compagnon, les joues brûlantes.

—«Moi aussi. Très cher Georges, allons nous perdre ensemble dans le plaisir,.»

Philippe effleure l'entrejambe de son compagnon du bout de sa canne, ce dernier s'étrangle un peu. Ils s'éloignent d'un pas rapide mais Destiny peut encore le voir palper avec soin la poche de son veston et son précieux contenu, ses yeux brûlant de plaisir.

C'est encore trop. La jeune femme s'appuie contre le mur et vomit à nouveau.

.

Accroupi à côté de Destiny, Dean suit le mouvement des aiguilles de sa montre.

La transe de la jeune femme dure depuis plus de vingt minutes. Le teint cireux et les tempes humides de transpiration, elle continue de ramper sur le parquet, s'éraflant les coudes et les genoux. Quand elle s'avance vers lui, le châtain s'éloigne pour ne pas la gêner. À côté de lui, Sam prend rapidement son pouls, deux doigts posés dans son cou.

—«Elle est à plus de cent pulsations par minute, c'est beaucoup», dit-il en fronçant les sourcils.

—«Je sais mais nous lui avons promis de ne pas intervenir.»

Son cadet passe une main fébrile dans ses cheveux longs.

Les sifflements répétés de Destiny sont un peu étourdissants.

—«Je ne comprends rien à ce qu'elle dit», marmotte-t-il avec frustration.

—«Nous avons promis», répète simplement Dean.

Le blond se laisse presque tomber à ses côtés.

Les jambes croisées devant eux, les deux frères restent silencieux et continuent à veiller.

.

Butler, Pennsylvanie, dimanche 22 octobre

Les sourcils froncés, Jessica pianote nerveusement de son pouce sur son volant. Elle fusille du regard le feu rouge au croisement de N Main Street et de Charles Street, l'insulte copieusement comme si cela pouvait le faire passer plus vite au vert.

Enfin, le feu de signalisation change de couleur. La file de voitures devant sa petite citadine américaine s'ébranle mais encore trop lentement à son goût; la jeune femme a envie d'écraser la pédale d'accélérateur.

Elle garde les yeux rivés sur le feu de signalisation. Il est vert. Toujours vert. Puis orange et rouge.

Juste devant sa voiture.

Jessica frappe son volant à deux mains et appuie par mégarde sur le klaxon. Un concert symphonique aussi agacé que le sien lui répond.

La blonde attrape son portable posé sur le tableau de bord et compose fébrilement le numéro de Castiel. L'appareil sonne dans le vide, comme c'est le cas depuis le début de la journée. Jessica espérait pouvoir rendre visite au brun pendant sa pause déjeuner mais un problème de fuite dans une des réserves du Maridon Museum l'a contrainte à rester sur place.

Elle a à peine eu le temps de manger, son ventre douloureusement noué.

Elle a un mauvais pressentiment.

Enfin, le feu de signalisation repasse au vert. La blonde quitte N Main Street pour s'engager sur Dingham Road et rejoindre le quartier de Castiel. Jessica se gare devant sa maison, remonte l'allée jusqu'au perron et appuie férocement sur la sonnette. La jeune femme tend l'oreille. Aucun bruit dans la maison, aucun mouvement. Elle compose à nouveau le numéro de Castiel. Elle entend le téléphone fixe sonner dans l'entrée; semblant même résonner dans la maison entière. Rien ne bouge. Jessica toque à la porte.

—«Castiel? Castiel, c'est Jessica.»

La blonde insiste. Après de longues minutes, elle entend enfin quelque chose derrière la porte. Jessica essuie ses paumes moites sur son jean.

—«Castiel?», répète-t-elle.

Les pas se rapprochent. Elle pose une main sur la porte.

—«… Jessica?»

—«Oui.» La jeune femme soupire de soulagement. «Bonjour Castiel. Est-ce que tout va bien? J'essaye de te joindre depuis le début de la matinée. Je t'ai laissé plusieurs messages mais tu n'as répondu à aucun d'entre eux. Je commençais à m'inquiéter.»

Nouveau craquement du parquet, juste derrière la porte.

—«… Je n'ai rien entendu et le voyant de la messagerie ne clignote pas. Le téléphone doit dysfonctionner…»

Jessica se mord les joues. Il vient de sonner parfaitement à l'instant. Qu'est-ce que lui raconte le brun? Elle crispe ses doigts sur la porte.

—«… Tu ne veux pas m'ouvrir pour que nous parlions face à face? Je venais prendre de tes nouvelles et m'entretenir avec toi du projet d'exposition.»

—«… Je vais bien.»

La jeune femme fronce les sourcils. Ce n'est pas exactement la réponse qu'elle attendait et la voix de Castiel est étrange. Elle semble lointaine, distante. Ailleurs. Elle pince les lèvres.

—«Je n'ai pas encore fini d'analyser le document que tu m'as envoyé, je t'enverrai un mail quand ce sera fait.»

Jessica plisse les yeux, comme pour voir à travers la porte. Oui, vraiment étrange. Elle ne comprend pas.

—«Ouvre-moi s'il te plaît.»

—«… Ce n'est pas utile Jessica.»

Cette fois, elle tombe des nues. Qu'est-ce que ça veut dire?

—«Castiel…

—«Je t'assure que tout va bien. Je suis heureux.»

Déconcertée, Jessica a envie de défoncer la porte à coups de pied. Un vœu pieux car elle est en chêne massif et fait plusieurs centimètres d'épaisseur. La jeune femme n'y gagnera que des bleus douloureux et de la frustration mais mince, elle a envie de rentrer dans la maison par une fenêtre. Ou la fente de la boîte aux lettres.

Puis soudain, la situation devient encore plus étrange.

Castiel rit.

Non, il glousse.

… Quoi?

Jessica colle son oreille contre la porte. Elle a l'impression d'entendre le brun discuter à voix basse avec une autre personne. Il rit encore – presque tendrement – et la jeune femme connaît ce rire. Elle avait le même quand son petit-ami au lycée la chatouillait dans le noir dans les gradins du stade. Elle était une fille vraiment et stupidement amoureuse et cela la faisant glousser.

—«… Castiel? Est-ce que tu es avec quelqu'un?»

—«… Non. Je pense juste à quelque chose d'amusant.»

Jessica déglutit désagréablement. Elle retire sa main de la porte, fait un petit pas en arrière.

À l'instant, elle a ressenti quelque chose d'étrange. De désagréable qui tord le ventre et met mal à l'aise.

Elle contemple en silence l'épais battant et essuie sa main sur son jean. Fort. La sensation lui colle à la peau.

—«J'ai à peine mangé ce midi et je meurs de faim. Que dirais-tu d'aller prendre quelque chose en ville?», s'obstine-t-elle d'un air buté.

Un silence lui répond. Long et inquiétant.

—«Castiel?»

—«… Je ne peux pas Jessica. Je suis désolé.»

Nouveau silence, entrecoupé de chuchotements.

Jessica ouvre la bouche pour interpeller une nouvelle fois son ami avant de se figer. Encore cette sensation. C'est comme une haleine glacée sur sa nuque, un souffle qui l'enveloppe et pénètre jusqu'à ses os. C'est douloureux et ça lui donne la nausée. Jessica danse inconsciemment d'un pied sur l'autre pour se réchauffer. La température de cette fin d'après-midi est d'environ vingt degrés, c'est ridicule mais elle a froid.

—«… Je pense que tu devrais partir Jessica. Je t'appelle quand j'ai lu le projet, je te le promets.»

—«Est-ce qu'on pourra se voir chez toi pour regarder les objets que tu penses prêter au Maridon?»

—«Je t'enverrai des photos pour commencer. Je pense que c'est préférable. … Tu n'as pas besoin de revenir dans l'immédiat.»

Cela n'a aucun sens. Aucun. Jessica est une Moore; elle est coriace, c'est comme inscrit dans son ADN. Dans la famille, on raconte qu'un très ancien grand-oncle avait arrêté un taureau emballé à mains nues en s'agrippant à ses cornes. C'est peut-être une légende – la blonde n'est même pas certaine que sa famille est jamais exploitée un ranch – mais tous se racontent encore cette histoire entre eux. Elle y pensait encore quand elle écrivait sa thèse. Son directeur avait regardé son sujet d'un vague air de dédain mais parce que les Moore sont vraiment opiniâtres – et qu'ils arrêtent les taureaux fous à mains nues – Jessica l'avait achevé en trois ans avant d'être publiée par une maison d'éditions reconnue de Philadelphie. La jeune femme n'a plus de nouvelle du Pr. Harvey Johnson depuis la fin de ses études mais elle espère qu'il en a avalé la prétentieuse petite pochette en soie qu'il s'obstinait à porter avec ses costumes bas de gamme. L'homme était un vrai con, misogyne et pédant.

—«J'aimerai beaucoup en parler directement avec toi Castiel.»

Nouveau chuchotement. Plus de rire ou de gloussement mais quelque chose d'autre qui tinte désagréablement.

Un peu nauséeuse, Jessica se frotte distraitement le ventre, s'oblige à respirer profondément. Elle met à profit ses cours de Pilate même si elle commence à s'y ennuyer. Bloquer son ventre, gonfler sa cage thoracique et sentir ses côtes s'écarter autour de ses poumons. Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer. Jessica se lèche les lèvres. Bon sang, elle se sent vraiment mal.

Le parquet du vestibule craque plus fort. Castiel s'est encore rapproché.

—«S'il te plaît Jessica, je t'assure que tu peux y aller. On verra tout ça plus tard. … Tu dois te préserver.»

Elle cligne des yeux. Se préserver de quoi? Du stress de son travail? Des gens qu'elle fréquente hors du musée? Ces derniers temps, il n'y a guère eu que Sam et se préserver du jeune homme est bien la dernière chose qu'elle a envie de faire. Ils partagent les mêmes centres d'intérêt qu'elle, il ne la trouve pas ennuyeuse quand elle parle d'antiquités. Sam est gentil, il a un charmant sourire et les mèches un peu folles qui encadrent son visage lui donnent l'envie viscérale de les recoiffer affectueusement. Il lui manque.

Jessica porte une main à sa bouche. Seigneur, elle a vraiment l'impression qu'elle va vomir sur le perron.

—«Je… Je vais y aller», croasse-t-elle.

—«Oui, c'est une bonne chose. Prends soin de toi Jessica.»

La blonde marmonne un vague mot de salut avant de dévaler les marches jusqu'à sa voiture. Elle se jette sur le siège conducteur, essuie son front moite du bout des doigts. Elle va aller s'allonger un instant sur son canapé puis elle appellera Sam, elle a soudain viscéralement envie d'entendre sa voix.

Après avoir souri comme une idiote au simple son de sa voix, elle lui fera peut-être part de ses inquiétudes.

Ce qu'il vient de se passer est vraiment trop étrange.


Pour rappel, l'ensemble des éléments concernant le vaudou mentionnés ci-dessus (et tous ceux des parties à venir) sont principalement issus de l'ouvrage Le vaudou haïtien, une étude ethnologique rédigée par Alfred Métraux (Gallimard, 2003). Même si mon histoire reste un récit de fiction, les événements décrits sont parfaitement documentés et restent plausibles, notamment le récit de l'expédition que rapporte Destiny (bien qu'accommodé pour les besoins du récit) et le cérémoniel précédant sa transe. Alfred Métraux rapporte notamment une cérémonie à laquelle il a assisté à Haïti pendant laquelle la manbo sifflait et rampait au cours de sa transe, possédée par Damballa.