Mes petits chats,
Suite des aventures de notre fine équipe. Le séjour de Dean et Sam à La Nouvelle-Orléans approche de sa fin mais l'histoire s'épaissit, il se passe beaucoup de choses. :)
La mise en page ne me convient pas totalement, notamment le système de séparation des sous-parties. N'hésitez pas à me faire part de votre ressenti à la lecture, je vous en remercie par avance.
J'espère qu'elle vous plaira !
Bonne lecture et à bientôt pour la suite,
ChatonLakmé
Panhard & Levassor est un constructeur automobile français de très grand luxe (et le plus ancien), crée en 1861 et dont l'activité s'est arrêté en 1967 après sa reprise son concurrent Citroën. Racheté en 2012 par Renault Trucks Defense, elle est revenue de ses cendres sous le nom de «Panhard Defense».
Le New Denechaud Hotelest un hôtel très haut de gamme ouvert en 1907 à La Nouvelle-Orléans à l'ouest de French District. Depuis 1971, il porte le nom de Pavillon Hotel.
Caroline Otero dite la Belle Otéro (1868-1965)est une célèbre danseuse de cabaret et courtisane française d'origine espagnole. En 1890, elle fait une tournée triomphale aux États-Unis. Femme galante richement entretenue par de nombreux amants fortunés, la légende raconte que plusieurs d'entre eux se seraient suicidés par amour pour elle, lui donnant le surnom de «Sirène des suicides»
Inaugurée en 1921, la Cleveland Clinic est un hôpital universitaire situé à Cleveland de renommée internationale.
Magnum est une série télé américaine diffusée entre 1980 et 1988 sur CBS. Elle met en scène les aventures du détective privé Thomas Sullivan Magum IV (interprété par Tom Selleck).
L'affaire Philippe Delveau
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Vingt-et-unième partie
La Nouvelle-Orléans, Louisiane, dimanche 22 octobre
Dean passe une main fatiguée dans sa nuque et masse ses muscles douloureusement tendus du bout des doigts. En haut, en bas; à droite puis à gauche en suivant les trapèzes. Il palpe prudemment et grimace. Le haut de son dos est un paquet de nerfs.
En face de lui, Sam prend à nouveau le pouls de Destiny. Il prend la serviette qui couvrait la brioche, l'utilise comme une compresse pour essuyer le visage de la jeune femme.
Destiny rampe toujours sur le parquet mais de moins en moins fort. Ses sifflements deviennent plus étouffés et après une interminable minute, elle cesse enfin de bouger. Ses bras et ses jambes se figent avant de se détendre brusquement.
La jeune femme roule lentement sur le dos, le visage en sueur et son teint couleur de cendre. Destiny ouvre les yeux. Dean se jette presque à côté d'elle avant de lui sourire gentiment.
—«Bon retour parmi nous, Belle au bois dormant», dit-il d'un ton charmeur.
La jeune femme passe une main sur son visage en sueur, un sourire fatigué aux lèvres.
—«Combien de temps la transe a-t-elle duré?», demande-t-elle d'une voix lointaine.
—«Vous êtes partie environ vingt minutes.»
—«C'est long.» Elle grimace légèrement et tourne péniblement la tête vers Sam. «Comment vous sentez-vous?»
—«Je vais bien. … Dean a eu comme une absence par contre.»
Son frère lui jette un regard noir et Sam hausse les épaules.
Les deux frères aident prudemment Destiny à s'asseoir puis Dean lui tende un verre d'eau. La jeune femme en boit une longue gorgée avant de tousser. Le châtain remarque qu'elle tremble un peu, il hésite à retirer sa veste pour la poser sur ses épaules. Pas sûr que cela l'aide à se remettre d'une longue possession par un dieu. … Il mène une vie vraiment compliquée.
Destiny se rallonge sur le parquet et croise ses mains sur son ventre, ses yeux sombres posés sur lui.
—«Qu'avez-vous vu?»
—«Rien de particulier», marmonne Dean.
—«Ne vous foutez pas de moi. Je n'ai jamais connu une transe pareille alors ne me mentez pas. Qu'est-ce que Damballa vous a montré?», siffle la jeune femme.
—«… Ce n'étaient que des bribes. J'étais chez Cas, à Butler. Je le voyais. Il était dans le salon d'hiver de sa maison puis nous nous sommes retrouvés dans sa chambre.»
Dean se mord les joues, l'air sombre. Ouais, juste des brides. Des trucs un peu sans queue ni tête. Pas très importants.
Le regard de Destiny lui brûle le visage, le châtain préfère garder les yeux prudemment baissés.
—«Ça ressemblait à un mauvais rêve», se sent-il obligé d'ajouter.
—«Et vous vous êtes… réveillé?»
—«Ouais, en quelque sorte.»
Il suppose que son sursaut et son retour à lui-même après avoir vu son double avec Castiel ressemblait un peu à ça. Dean préfère ne pas s'attarder sur le fait que ça ressemblait quand même à ce que la jeune femme expliquait à propos de la possession par un Iwa. Il n'a pas été visité par ce foutu serpent. Non, jamais de la vie.
Destiny n'insiste pas. Elle prend la compresse et essuie son visage trempé de sueur avec dégoût. Son tee-shirt blanc est si humide que Dean peut voir la dentelle de son soutien-gorge en dessous.
—«Est-ce que vous vous sentez bien?», demande-t-il après un silence.
La jeune femme acquiesce d'un air un peu raide. Son corps semble tellement brisé par la fatigue que même tourner la tête paraît douloureux. Dean prend courageusement son mal en patience pour ne pas la harceler de questions, Destiny semble vraiment mal en point. Elle ferme les yeux, inspire et expire profondément, les mains toujours croisées sur son ventre. Le châtain se mord les joues. Ouais, il est vraiment courageux.
—«… Qu'est-ce que j'ai fait? Pendant la transe. Est-ce que Damballa a répondu à vos questions?»
—«Vous avez… rampé et vous siffliez comme un serpent. Sam et moi n'avons pas compris grand-chose.»
Destiny acquiesce lentement, les lèvres pincées.
—«… Je sais comment Il s'est emparé de la chevalière de son père. J'étais à nouveau avec Lui, dans un salon funéraire. Il était accompagné d'un homme qui l'a fait entrer pour qu'il puisse voir le corps embaumé. Il l'a séduit pour obtenir ça de lui. … Cet homme s'appelait Georges.»
Dean grimace à ce rencard morbide est écœurant. Il espère que la jeune femme ne va pas leur dire qu'elle les a vu s'envoyer en l'air Dieu sait où dans le funérarium au cours de la relation sexuelle la plus borderline de l'histoire. Philippe en serait capable, ce foutu tordu. L'image du corps nu de Castiel passe furtivement dans son esprit et il serre les dents
—«Que s'est-il passé?», demande Sam avec intérêt.
—«… Il a fait ouvrir son cercueil, Il a brisé ses doigts pour pouvoir lui ôter sa chevalière de force. Il a pris sa croix aussi. … Il l'a maudit en gravant un vévé dans son cercueil. Il a profané son sommeil», souffle Destiny en frissonnant.
Le châtain fronce les sourcils. C'est dégueulasse mais cela ne leur apprend pas grand-chose d'exploitable pour combattre Philippe.
La jeune femme rouvre lentement les yeux et tourne la tête vers lui, un sourire las aux lèvres.
—«… Je sais ce que vous êtes en train de penser. Vous doutez parce que vous n'avez pas obtenu les réponses que vous espériez mais vous devez être patient. Damballa vous a entendu. Il vous a touché et vous y avez été sensible. Je vous assure que nous progressons.»
—«D'accord. Que faisons-nous maintenant?», demande-t-il en ébouriffant ses cheveux.
—«Maintenant, je veux prendre une douche. Je suis en sueur et c'est dégoûtant. Vous pouvez retourner dans le salon, je vous y rejoindrai dans quelques minutes.»
Dean la regarde d'un air interdit avant de ricaner.
La jeune femme roule sur le flanc avant de se relever prudemment à genoux, presque gracieusement. Le châtain admire sa souplesse malgré son corps raidi par la fatigue. Il fait de même en s'appuyant lourdement sur le parquet; tant pis pour la grâce et l'élégant. En face de lui, Sam ne fait guère mieux.
Destiny rassemble ses tresses dénouées en une lourde masse sur sa nuque avant de s'incliner légèrement devant le houmfò.
—«Merci pour ta réponse Damballa», souffle-t-elle respectueusement.
Elle s'appuie sur le parquet pour souffler la bougie, prend la coupelle pour la ranger. Son pouce effleure la bague maudite. Destiny se fige, bouche entrouverte. Elle exhale un soupir, la flamme vacille à peine devant son visage.
—«Sam…», l'appelle Dean avec inquiétude.
Son frère acquiesce la tête, la bouche pincée. Il a vu, quelque chose va se passer. Sam marche lentement vers la jeune femme, effleure doucement son épaule.
—«Destiny?»
Dean s'approche à son tour.
Accroupie à leurs pieds, Destiny ressemble à une statue en bronze. La position est particulièrement inconfortable, le châtain voit les muscles de ses cuisses se tendre sous la peau fine. Il passe prudemment devant elle. La jeune femme a le regard fixe, complètement absent. Ses prunelles sombres sont légèrement dilatées. Une larme perle à ses longs cils noirs. Elle coule sur sa joue avant de mourir à la commissure de ses lèvres.
—«Sacrilège…», chuchote-t-elle d'une voix d'outre-tombe.
Un nouveau sifflement de serpent monte dans la pièce.
Dean a l'impression de voir les deux animaux dessinés sur le vévé onduler sur le parquet.
Appuyé contre le tronc couvert de mousse d'un énorme chêne, Il s'est caché dans l'ombre de ses branches noueuses.
Devant Lui, la maison est illuminée. Le perron et les fenêtres sont décorés de tentures noires. Des pleurs Lui parviennent par intermittence, exsudant de douleur.
Il sourit doucement, jouant d'un air badin avec sa canne. Le pommeau en argent ciselé brille doucement dans l'obscurité.
Une luxueuse Packard s'arrête devant les parterres bien entretenus.
Un chauffeur en livrée en sort et vient ouvrir la portière arrière à un couple en habits de deuil. La femme est belle, la peau blanche, elle porte un rang de perles autour de son cou mince. L'homme a l'allure arrogante, les traits un peu secs mais le modelé de sa bouche est indéniablement sensuel.
Il sourit d'un air languide, se prend à espérer – l'espace d'une seconde – que leurs regards se croisent. Il connaît ce genre d'homme, Il sait qu'Il lirait dans ses yeux le même désir qui enflamme ceux qui Le voient. Il aime ça. Parfois, Il se laisse adorer comme une idole. Souvent, Il est le démon luxurieux et tentateur. C'est ce qu'Il préfère.
Le couple ne le remarque pas. Tête baissée, étroitement serré l'un contre l'autre, il monte les petites marches du perron où une domestique les accueille, ses yeux rougis par les larmes.
Il inspire profondément, espère sentir leur détresse pour s'en repaître et un frisson voluptueux remonte le long de son dos. Il crispe spasmodiquement ses doigts sur la rude écorce du chêne.
Il attend encore dans l'ombre, espionne les allées et venues.
La maison se vide à présent, des visiteurs richement vêtus de noir s'éloignent. Les domestiques ferment la grande porte et éteignent les lampes du perron.
La veillée funéraire est finie. C'est son heure.
Il sort de l'ombre, se déplace comme un chat jusqu'à une des façades latérales. Il n'a eu besoin que d'un sourire et d'une question pour apprendre du jeune neveu du jardinier où se trouve le corps.
Plaqué contre le mur, Il jette un regard par la fenêtre pour s'en assurer. Voir le cercueil ouvert, son corps embaumé allongé dans son nid de satin fait palpiter son sexe dans son pantalon.
Pas de temps à perdre, Il jouira plus tard de sa victoire.
Il sort de la poche de son veston deux clous et les enfonce soigneusement dans le mur, habilement dissimulés sous l'appui de la fenêtre. Personne ne pourra les remarquer, ils sont invisibles mais Lui sait que leurs effets seront dévastateurs. À présent, le mort est attaché à cette demeure sans pouvoir s'en éloigner. Sans repos, il finira par persécuter ses proches. Il espère que cela les tuera. Tous.
Satisfait, Il arrange sa mise, lisse son veston du plat de la main.
—«Je vous souhaite une bonne seconde vie mon oncle», souffle-t-Il, un rire cruel aux lèvres. «Je serai là quand ils mourront les uns après les autres, frappés par la folie et la maladie. Je m'assurerai que vous ne soyez jamais séparés et que vous hanterez cette demeure jusqu'à la fin des temps. Je vous maudis tous.»
Il jette un dernier regard au cercueil, entouré de riches gerbes de fleurs et de grands chandeliers en argent richement ciselé dans lesquels des bougies achèvent de se consumer.
Il esquisse une petite moue.
Il suffirait d'un geste, de si peu de choses pour les renverser. Le satin s'enflammerait comme un feu de paille. Les flammes lécheraient le parquet, monteraient aux rideaux. Si vite, si fort. Les galons et les passementeries se transformeraient en un brasier ardent.
S'Il est habile, Il pourrait même enfermer les occupants et les regarder flamber, hurlant de terreur. Il ricane. Ça aurait été bon mais Il aurait dû le faire avant, quand ils étaient tous rassemblés dans la maison pour la veillée.
Un bruit dans le jardin Lui fait tendre l'oreille. Il préfère s'éloigner, retrouver prudemment le couvert des frondaisons du grand chêne.
Dans le lointain, les cloches de Christ Church Cathedral sonnent dix-sept heures.
Il sourit et s'éloigne en chantonnant doucement d'une belle voix grave et chaude. Il lui tarde de retrouver ce bar discret dans lequel l'a conduit un jour l'un de ses amants. Tant de vices, tant d'amour facile. Dans le stupre, certains se persuadent pourtant qu'ils sont capables de L'aimer. Ils Lui chuchotent des mots d'amour à l'oreille avant de l'embrasser ou ils le gémissent tandis qu'Il les martèle de ses coups de reins.
Il presse vulgairement son sexe excité dans son pantalon.
Il aimerait déjà être arrivé.
Destiny n'a pas besoin de Le voir, elle sent qu'Il s'éloigne. Il sifflote doucement, semblable à un enfant satisfait de faire l'école buissonnière.
Debout à côté de la fenêtre, elle ne parvient pas à détacher son regard des deux clous fichés dans le bois. La jeune femme sait qu'elle ne peut pas les retirer, elle n'en a pas le pouvoir et elle arrive bien trop tard.
Destiny se demande un instant si la haine de Philippe pour la famille de Vernantes a une limite.
—«Tu as dit que tu le voulais, n'est-ce pas?»
Philippe sourit d'un air caressant. Ses gestes sont languides, son corps souple et ondoyant contre celui de son amant. Celui-ci grogne de contentement. Il l'enlace, le renverse dans les draps et embrasse avec ferveur son ventre nu. Philippe caresse distraitement ses cheveux tandis qu'il frissonne de plaisir entre ses bras puissants.
—«Tu as dit que tu voulais le faire pour moi, Charles.»
—«Tu sais que je ferai tout pour toi.»
Son amant souffle chaudement contre son torse, embrasse délicatement ses tétons. Philippe le repousse d'un geste agacé, il n'aime pas ça. Charles rit contre lui et vient cajoler ses flancs pour se faire pardonner. Le brun esquisse une petite moue de plaisir. C'est mieux.
—«Tu le ferais vraiment?», insiste-t-il.
Charles est en train d'embrasser la peau tendre de ses cuisses. Il relève la tête et lui jette un regard par-dessus les boucles sombres de son pubis. Philippe ondule habilement contre lui en une demande silencieuse de continuer son exploration mutine. Son amant mordille un renflement délicieux, son nez frôle son sexe sensible.
—«J'ai déjà fait beaucoup pour toi. J'ai volé pour toi, j'ai menacé pour toi, j'ai brutalisé pour toi. J'ai tué pour toi et je le ferai encore si tu me le demandais», souffle-t-il en fronçant les sourcils.
Philippe caresse sa nuque en guise de remerciement et jette un regard alentour.
La chambre est cossue, moins que celle où son amant l'a déjà emmené certaines nuits. Son mobilier, ses tissus sont un peu tape-à-l'œil, les ors sont trop dorés et les objets d'art de facture honnête sans être des chefs-d'œuvre.
Le brun esquisse une moue déçue.
Il préfère de loin la luxueuse chambre au New Denechaud Hotel où ils ont fait l'amour une fois. Cette garçonnière-ci, avec son odeur de lieu de passage, de choses un peu malpropres qui se cachent dans l'ombre, lui déplaît mais son amant paye pour tout sans jamais rechigner alors il se tait. Philippe aime le costume qu'il lui a offert chez ce tailleur fameux dans Garden District, la montre en or qu'il porte avec une certaine crânerie et l'épingle de cravate ornée d'une superbe perle blanche. Il regrette que son amant ait tenu à acheter la même pour lui-même, avec une perle noire. Une paire, c'est ridiculement sentimental. Les deux hommes ne se fréquentent guère que pour coucher ensemble et Philippe en oublie parfois que Charles semble sincèrement l'aimer.
Lui aime son corps, son énergie inépuisable dans l'amour, son désir sans cesse inassouvi de lui. Son propre cœur est trop glacé, trop avide de tout posséder pour le donner à un autre homme. Il tolère Charles depuis plus longtemps que les autres car il sait ce qu'il lui doit. Il a raison, il a fait beaucoup pour lui.
Philippe rit encore parfois au souvenir du juge Willougby, si terrifié qu'il s'est uriné dessus dans son beau bureau meublé d'acajou sur Chestnut Street. Charles le menaçait avec une arme dans un simulacre de cambriolage. Philippe avait bien cru jouir dans son pantalon quand il avait tiré sur l'homme de loi. Cette nuit-là, il s'était offert avec furie à son amant. Depuis le lit où ils ondulaient au même rythme fougueux, il pouvait voir la petite statuette en argent posée sur la commode un peu bancale. Le bois était terne et gras, touché par de nombreuses personnes dans cet hôtel borgne où ils s'étaient cachés. Dans cet écrin sale, elle luisait comme un phare. Qu'il avait été bon de faire l'amour devant ce trophée, pris dans le bureau de l'Honorable juge Willougby dont les yeux ouverts et morts fixaient le plafond.
Aujourd'hui encore, ils font faire l'amour devant elle. Charles l'apporte à chacun de leur rendez-vous comme un présent sentimental. Philippe la trouvait laide. Il projette de la faire fondre pour récupérer le métal précieux mais devra jouer serré avec son amant, l'étourdir de volupté quand celui-ci lui demandera ce qu'il en a fait. Charles l'aime mais ils sont aussi en affaires et son amant se montre particulièrement rigide quant à l'honneur existant entre partenaires dans le crime. Philippe ne compte pas partager le lingot d'argent avec lui.
Son amant grogne contre lui, vibration brûlante contre sa peau. Le jeune homme soupire de plaisir avant de se raidir. Charles a mordu sa cuisse. Fort. Philippe se redresse sur les coudes et le fusille du regard.
—«Tu es distrait. Penses-tu à un autre homme que moi à cet instant?», marmonne son amant, une lueur fauve au fond de ses yeux noirs.
—«Et si tel était le cas?», répond le brun d'un ton bravache.
Son amant le mord plus fort. Philippe frissonne.
—«Je ne partage pas ce qui m'appartient.»
Le jeune homme se rallonge et roule des yeux en fixant le plafond. C'est une affirmation ridicule et prétentieuse, Philippe n'appartient à personne d'autre qu'à lui-même.
Son amant lèche sa peau contusionnée et y frotte doucement son nez.
Le brun esquisse un sourire mauvais.
Charles respire son corps, s'imprègne de l'odeur du sang.
Les deux hommes ont compris au premier regard à quel point ils étaient compatibles. Ils se sont rencontrés dans ce bar interlope sur Dumaine Street où Charles venait récupérer l'argent des passes des prostitués. Un jeune travesti au visage de poupée tentait de grimper sur ses genoux en pleurnichant d'un air pitoyable pour qu'il le baise en lui donnant l'illusion de l'aimer; Philippe avait été fasciné par le pouvoir qu'il exerçait sur cette pathétique créature. Il l'avait trouvé dangereusement attirant et avait lu le même désir de lui dans le regard de ce proxénète habillé comme un monsieur grâce aux passes de ses poules trop fardées. Ça avait été évident entre eux, cette complaisance impudique dans le mal où ils se lovaient pour mieux se moquer du monde entier, les yeux luisants de posséder.
Ils sont le danger, Philippe l'a su à leur premier baiser. Violent, dévorant, sans concession.
Depuis leur première nuit dans un luxueux hôtel de French District, le brun accepte de se laisser pénétrer par Charles. C'est une sorte d'offrande de lui-même qu'il trouve assez cher payé pour ce qu'il lui a déjà demandé de faire pour lui. Le fait qu'il y prenne un plaisir à y perdre la tête est un avantage auquel il ne s'attendait pas. Charles est un remarquable amant.
—«Concentre-toi, sois avec moi s'il te plaît», reprend celui-ci d'un air sombre. «Si tu penses vraiment à un autre, je le tuerai.»
—«Je plais, je ne peux rien faire contre cela. Et tu es trop sentimental. Si tu me tuais, tu te suiciderais ensuite pour que nous soyons ensemble or je doute que tu sois prêt à abandonner tes florissantes affaires», répond Philippe d'un air nonchalant.
Son amant sort la tête de son giron, une lueur un peu peinée au fond des yeux.
—«Tu es plus précieux que les quelques milliers de dollars que me rapportent mes petits garçons de Dumaine…»
Le brun s'étire voluptueusement dans les draps, bras au-dessus de la tête et reins cambrés sur le matelas. Une flamme s'allume dans les prunelles noires de Charles et le brun sourit. Il se nourrit de ce désir sexuel. Il le connaît, c'est celui qu'il a vu dans les yeux de Georges, de ce jeune policier blond au tribunal et de tant d'autres. Parfois, Philippe se persuade que la moitié de la population masculine de La Nouvelle-Orléans a envie de le posséder. Cela lui plaît. Il apprécierait encore plus de pouvoir tirer de cette fascination quelque chose d'utile. De l'argent, un nom, une situation. Charles est distrayant et dépense une partie de sa fortune sale pour lui mais il ne peut lui offrir tout ça. Philippe aimerait qu'il dépense sans compter pour lui. Après tout, il le laisse jouir en lui et son amant est le seul à bénéficier d'un tel privilège. Philippe aimerait qu'il s'en souvienne.
—«Je te suivrai comme ton ombre pour les repousser. Tu es à moi, Philippe», reprend Charles en le caressant.
Le brun siffle d'agacement. Son amant ne peut pas lui offrir ce qu'il désire vraiment et le jeune homme commence à le trouver encombrant avec ses exigences ridicules. Des affaires de meurtre puis de suicide par amour, il y en chaque mois dans les colonnes du Daily News New Orleans.
Philippe tend un bras, glisse sa main sous l'oreiller voisin. Il sent un objet dur et froid sous ses doigts et sourit doucement.
—«C'est parce que nous sommes ensemble que tu feras tout pour moi, n'est-ce pas?», reprend-il d'une voix chaude.
—«Tout, Philippe. Tu sais que tu n'as qu'à me le demander et je ferai tout ce que tu désires si tu m'assures que je suis le seul pour toi.»
Le jeune homme se mord les joues. Cela suffit. Il perd patience, son sexe devient légèrement flaccide contre son ventre. Les sentiments n'ont jamais enflammé ses sens contrairement à Charles. Étonnant comme un proxénète peut devenir sentimental comme une pute quand il est amoureux.
Son amant continue d'embrasser ses cuisses. Appliqué sur sa tâche, il ne le regarde plus. C'est le moment.
Philippe jette un regard alentour à cette chambre un peu borgne sentant le bordel.
Il baisse les yeux sur le couvre-lit, une riche courtepointe en velours broché bon pour une courtisane du siècle dernier. Soudain, cette vue suffit à le décider. Il trouve que l'ameublement et la décoration de cette chambre l'insultent et font de lui une fille facile. Il mérite mieux. Il vaut mieux. Dans ses veines coule le sang bleu des de Vernantes. Il devrait habiter à demeure dans ce luxueux hôtel sur Coliseum Street et ne pas avoir à se contenter de ça.
Philippe esquisse un sourire cruel.
Pour son nouveau projet dans le crime, Charles va l'aider encore une fois. Une dernière fois.
Il referme la main sur l'objet qu'il a caché sous l'oreiller tandis que son amant fumait une dernière cigarette sur le petit balcon. Il n'a rien remarqué quand il l'a rejoint dans les draps, le jeune homme a su habilement le distraire après s'être assuré qu'il fasse quelques ablutions.
Philippe sort doucement le couteau de sa cachette. L'acier luit dangereusement à la lueur de la lampe à pétrole.
Son amant embrasse son sexe, le lèche délicatement avant de le prendre dans sa bouche. Il pousse de petits gémissements de contentement, Philippe le voit onduler des hanches pour se frotter contre le matelas. Charles y prend du plaisir, le salaud et le brun esquisse une grimace de dégoût. Il ne fait pas ce genre de choses, c'est avilissant mais cela fait suffisamment perdre la tête à son amant pour l'arranger dans son macabre projet.
Les doigts solidement serrés sur le manche en ivoire, Philippe rapproche l'arme de lui. Il lève son autre main et effleure le dos de Charles. Ce dernier rit chaudement contre son corps et roule des épaules.
—«Continue Philippe, j'aime ce que tu fais. Je suis sensible dans la nuque», souffle-t-il avant de retourner à sa tâche.
—«Je sais.»
Philippe caresse sa peau brûlante et humide de sueur. Charles ne remarque pas qu'il trace un signe sur lui. Une croix. Le brun passe et repasse sur le symbole d'un geste languide. Il se mord les joues pour ne pas rire en voyant son amant onduler de plaisir sous sa main. Pauvre créature. La croix a été bien tracée, son amant est à présent «croix-signé», il peut poursuivre le rituel.
Le brun tend une main en dehors du matelas et récupère la bouteille de rhum qu'ils ont entamé à leur arrivée. Il se redresse sur un coude et boit une petite gorgée, la tête renversée en arrière. Il sait que cette vue va enflammer Charles au moins autant que le regard lascif qu'il coule dans sa direction sous ses paupières mi-closes. Ce dernier s'empresse de ramper à nouveau vers lui pour lui voler un baiser sale et humide. Philippe le fait boire bouche à bouche un peu d'alcool. Une goutte s'échappe de la commissure de ses lèvres, elle coule sur son menton et dans son cou. Charles s'empresse de la cueillir de ses lèvres.
—«Tu n'as pas la moindre idée de ce que tu provoques en moi. J'en ai baisé des culs mais je n'ai jamais je n'ai ressenti ça pour un homme. Tu me dévores Philippe… Tu me tues.»
Le brun éclate de rire, la bouteille de rhum tangue dangereusement dans sa main. Oh que Charles est amusant, il n'a pas idée de combien il est dans le vrai. En cinq mois de relation, c'est peut-être la première fois qu'il se montre un peu clairvoyant à son sujet. Dommage que ce soit à la fin de leur histoire.
Son amant boit une longue gorgée d'alcool au goulot, le brun le regarde faire sans un mot avant de reposer la bouteille sur le parquet.
Parfait.
Philippe a hésité – même dans son monde à lui, cinq mois de quelque chose compte un peu d'une certaine manière – mais Charles est la bonne personne pour l'aider. Le brun est un peu acculé de toute manière; il a trop d'envies à assouvir et il ne peut plus attendre.
Il écarte les cuisses en une invitation explicite.
Son amant se glisse entre elle et commence à onduler savamment contre lui. Philippe fronce les sourcils. Ses mouvements le déstabilisent, il ajuste un peu la position de son coude pour s'assurer. Il ne doit pas tomber car il n'aura qu'une seule chance. Charles butine son cou avec dévotion, le jeune homme incline légèrement la tête pour lui laisser plus de place.
—«Je veux ne jamais être séparé de toi. J'ai besoin de toi. Je t'aime», souffle-t-il avec passion.
—«Moi aussi», répond distraitement Philippe.
Sa main retrouve le couteau avec facilité. Il serre lentement ses doigts autour du manche, s'assure de la solidité de sa prise. Il ne doit pas glisser.
Philippe lève le bras.
Frappe.
La lame effilée entre dans le corps de son amant, à la jonction entre le cou et la clavicule.
Une infime torsion du poignet vers le haut puis il la retire.
Le sang jaillit. Les gouttes chaudes tombent en pluie sur son corps nu.
Son amant d'une nuit passée – un médecin de Royal Street qu'il a choisi à dessein – ne l'a pas trompé. Il a frappé l'artère carotide du premier coup – à moins qu'il ne s'agisse de la subclaviaire, il n'est pas anatomiste – et le sang coule, exactement de la manière dont il l'a imaginé. Le médecin le mimait sur son corps encore couvert de sueur après avoir couché avec lui. Philippe a bien retenu la leçon, il a mimé le geste sur son amant qui riait d'amusement contre lui. Le fou. Le brun avait été si répugné de le laisser le toucher – de le laisser jouir sur son corps – que l'espace d'une seconde, il avait songé à s'entraîner réellement sur lui. Idée imprudente, ils logeaient dans la garçonnière cossue de Monsieur dans Faubourg Marigny et la concierge l'avait très bien vu à leur arrivée.
Interdit, Charles presse une main contre sa blessure pour tenter de contenir le flot de sang qui s'en échappe. C'est inutile, Philippe apprend vite et sa main ne tremble jamais. Il esquisse un sourire satisfait. Il l'a eu du premier coup.
—«Qu'est-ce que –?»
Son amant s'agenouille sur le matelas. Il baisse les yeux sur son torse, sur les draps qui s'imbibent de sang. Les taches font éclore de grandes fleurs pourpres dans le linge blanc. Philippe s'éloigne prudemment pour s'appuyer contre la tête de lit. Le couteau semble étonnamment léger dans sa main et sa prise est ferme sur le manche pourtant poisseux de sang.
—«Qu'est-ce que tu as fait?», souffle Charles.
Ses mots sont un gargouillis humide dans sa gorge. L'artère carotide donc, il est en train de s'étouffer avec son propre sang. Son amant tousse violemment et projette des gerbes de gouttelettes écarlates partout devant lui. Cette fois, Philippe sort du lit, le visage froissé par le dégoût.
—«Qu'est-ce que tu as fait?», répète son amant avec rage.
Le brun esquisse une moue agacée. Charles parle trop, pourquoi ne meurt-il pas? Le médecin lui a assuré que l'hémorragie était rapide et que la mort arrivait vite pourtant son amant est toujours debout sur le matelas. Son regard est brillant – la mort ne l'a pas encore voilé – et son éclat le met un peu mal à l'aise.
Philippe s'agace contre sa propre faiblesse.
Il contourne le lit, les yeux rivés sur son amant pour anticiper une réaction de désespoir. Ses doigts se serrent et se desserrent spasmodiquement sur le manche du couteau.
—«Tu as dit que tu ferais tout pour m'aider Charles et j'ai besoin de toi de cette manière.»
L'homme écarquille les yeux de surprise. Il tente de parler mais s'étouffe dans son sang. Le jeune homme vacille un peu, tente de se rattraper à quelque chose – à lui – et Philippe s'éloigne encore.
Dans un dernier râle humide, son amant s'abat enfin sur le ventre. Allongé sur le matelas, le visage enfoncé dans les draps imbibés de sang, il ne parvient pas à respirer. Le brun voit enfin ce voile opaque commencer à couvrir ses yeux. La fin approche. Il se glisse souplement à côté du lit.
—«Tu vas m'aider plus que tu ne l'as jamais fait. J'ai demandé leur aide aux Iwas mais je dois les nourrir. Ils ont besoin d'un sacrifice et je t'ai choisi», dit-il doucement s'essayant sur le bord du matelas.
Charles écarquille les yeux d'horreur. Il essaye de lutter mais la mort est déjà sur lui. Philippe penche son visage vers le sien et lui sourit avec tendresse.
—«Tu as dit que tu voulais que nous soyons toujours ensemble, n'est-ce pas? Réjouis-toi, je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi.»
Son amant déglutit. Son teint devient pâle et cireux, la pression de ses doigts sur sa blessure s'amollit. Pourtant, il lutte encore, tente d'inspirer à plein poumons pour reprendre sa respiration. Un atroce bruit humide s'échappe de sa bouche.
—«J'ai… fait… beaucoup pour… toi. Je t'ai… offert –»
—«J'apprécie ce que tu as fait. Tu es un homme de goût et sois sûr que je chérirai tout ce dont tu m'as fait cadeau mais tu ne peux pas tout. Je veux la richesse, les honneurs, le nom de mon père. Tu ne peux pas faire ça pour moi.»
—«Eux… non plus.»
Philippe fronce les sourcils. Il se redresse, piqué au vif, avant de le fusiller du regard.
—«J'ai déjà invoqué les Iwas. J'ai gravé le vévé de Baron Kriminel dans la chambre pendant que tu fumais sur le balcon, j'ai murmuré les prières et je t'ai amené à faire tout ce qu'il faut pour te présenter comme sacrifice. Tu t'es baigné, je t'ai nourri et je t'ai signé. Les Iwas t'accueilleront.»
Charles a une convulsion bouche ouverte sur le matelas trempé de sang, comme un poisson à l'agonie. Une, deux, trois fois. Sa main a un dernier spasme avant de retomber sur les draps. Ses yeux s'opacifient, ses membres s'abandonnent enfin.
Le brun hésite un instant avant d'effleurer son visage du bout des doigts. Il s'attarde sur sa joue, retire une trace de sang de son pouce.
—«Grâce à toi, je vais devenir riche, les Iwas vont m'offrir ce que je demande. Je mérite d'être autre chose, tu comprends? Je suis beau et de noble famille, tout ça me revient de droit», souffle-t-il à son oreille.
Philippe dessine distraitement des formes abstraites sur la peau qui refroidit sous l'étreinte des doigts glacés de la mort.
—«… Je ne devrais pas avoir à travailler, Charles. Je ne devrais pas habiter cette bicoque dans Tremé alors que mon père était un des hommes les plus riches de La Nouvelle-Orléans. Je ne devrais pas avoir à marcher comme un homme vulgaire. Te souviens-tu? Tu m'as dit la même chose que nous étions dans cette chambre à New Denechaud Hotel après avoir couché ensemble pour la première fois. Tu m'as regardé alors que j'étais nu dans les draps et tu m'as embrassé en me soufflant que j'étais un prince. N'est-ce pas ce que tu as toujours voulu pour moi?»
La tête de son amant devient lourde sur le matelas. Elle penche sur le côté, le souffle de vie qui agitait encore son torse se fige. Son dernier soupir effleure son visage et Philippe entrouvre la bouche pour mieux le sentir. Un frisson voluptueux remonte le long de son dos.
Autour d'eux, la ville entière semble être devenue silencieuse.
Il se penche et embrasse à l'aveugle les beaux traits à présent figés par la mort.
—«Je ne suis pas ingrat. Quand je serais devenu riche, je sortirai ton corps de la fosse commune et je t'offrirai une vraie sépulture dans le cimetière des riches à Saint-Louis No 3.»
Philippe acquiesce, l'air décidé.
Oui, il pourrait le faire. S'il ne l'oublie pas dans sa nouvelle vie de plaisir.
Le brun dessine un dernier signe de croix sur le corps de son amant puis lâche le couteau. Celui-ci tombe dans un bruit sourd sur le parquet mais Philippe ne le ramasse pas. Nul besoin d'être prudent, les affaires de mœurs sont monnaie courante dans ce quartier populaire et Charles avait des ennemis dans tous les milieux interlopes de La Nouvelle-Orléans. Dans son entourage, personne ne sait que Philippe existe car son amant a soigneusement caché l'existence de son amant de cœur. Trop dangereux de montrer sa faiblesse.
Le brun sourit. La police sera ravie de le trouver mort, il n'y aura pas d'enquête. Il s'agenouille sur le sol pour jeter un regard sous le lit. À travers le matelas, le sang goutte sur le vévé qu'il a tracé un peu plus tôt. Le rituel est achevé.
Philippe passe une main son front humide de sueur. Frissonnant, il s'empresse d'essuyer son corps nu avec la chemise de son amant puis se rhabille. Devant le miroir piqueté de la commode, il refait avec soin le nœud de sa cravate, ajuste le col de sa chemise puis les revers de sa veste. Il replace sa montre en or dans son gousset, arrange coquettement la chaîne sur son ventre. Philippe baisse les yeux sur le marbre un peu gras du meuble. Il prend son épingle à cravate puis celle de Charles. Celui-ci n'en a plus besoin et la perle noire sied aussi très bien à sa peau mate.
Le brun jette un regard vers le lit. Les yeux laiteux sans vie de Charles. Philippe sourit tendrement. Comme ils étaient beaux quand ils s'enflammaient de désir pour lui.
—«Je garde ce souvenir de toi. Je penserai à toi dès que je verrai ce bijou et je te remercierai pour ce que tu as fait pour moi. Comme je te l'ai dit, je ne suis pas un homme ingrat», dit-il en embrassant la pierre précieuse en un geste charmant.
Le brun enfile sa veste et vérifie rapidement que rien ne trahit sa présence dans la chambre. On n'est jamais trop prudent. Peu importe que la police trouve le vévé dessiné sous le lit, ses agents sont superstitieux et le commissaire Smith lui-même rend visite à sa grand-mère, la Reine.
Le jeune homme récupère sa canne à pommeau d'argent et sort de la pièce en refermant soigneusement la porte derrière lui. Il a charmé un des aides de cuisine de l'hôtel pour visiter les pièces de service au rez-de-chaussée et s'éclipser en toute discrétion; cela ne lui a coûté qu'un baiser donné derrière une porte, suffisamment obscène pour le faire déjà trembler de désir contre lui. Délicieux goût de l'inexpérience.
Il se glisse dans les couloirs sombres jusqu'à la porte de service qui donne dans une ruelle malpropre. Le jeune homme grimace de dégoût à la fange pestilentielle qui couvre le sol. Il disparaît, sans un regard derrière lui.
L'odeur ferreuse du sang commence à monter dans l'air chaud et moite de la chambre. Une main crispée sur la commode pour se retenir, le cœur au bord des lèvres, Destiny hurle d'horreur.
Assis en tailleur sur un vieux tapis à motifs passés, Philippe est douloureusement courbé en avant. Mal éclairé par la lampe à pétrole qu'il a posée à côté de lui, il peine à suivre précisément ce qu'il fait. La chevalière entre ses longs doigts, le jeune homme est en train de graver avec soin le premier vévé sur l'anneau. Ses gestes sont précis, la pointe de son stylet est habile sur le métal précieux. Malgré la semi-obscurité et la petitesse de la surface, elle ne tremble pas.
Philippe termine de tracer la croix de Baron-Samedi et sourit de satisfaction. Il tourne légèrement la chevalière et entreprend de tracer à côté le symbole d'Erzulie. Aussi petit, aussi délicat que le premier.
La dextérité de sa main dissimule parfaitement la rage qui l'agite.
Cette fois, Philippe joue sa dernière carte.
Le sacrifice de Charles n'a donné aucun résultat, le jeune homme a même été interrogé par la police dans le cadre de sa courte enquête. Alors qu'il attendait dans une cellule crasseuse à côté d'un ivrogne qui gémissait d'un ton pathétique, quelqu'un l'a frappé pour lui voler son épingle de cravate en l'insultant. Sa lèvre inférieure est encore contusionnée mais la plaie la plus douloureuse est celle qui fait suinter son cœur. Humiliation. Haine. Échec.
Philippe ne peut plus attendre que les Iwas l'exaucent et le rendent riche.
Il fait des rêves dans lesquels il porte des habits coupés à la dernière mode, a des bagues précieuses à chaque doigt et est conduit par un chauffeur en livrée dans une superbe Packard. On le regarde, on l'admire, on l'envie. Il est reçu dans les meilleures maisons de La Nouvelle-Orléans où des familles aux antiques noms français lui offrent comme autant de blanches génisses leurs filles à épouser, les yeux luisants d'avidité à l'idée d'unir leur nom au sien.
Philippe se joue d'elles, leur faisant des promesses de ses yeux veloutés pour mieux se noyer dans le plaisir avec des hommes beaux et jeunes, souvent leurs frères qu'il s'amuse à débaucher. Il a lu dans un vieux journal un article rapportant la tournée triomphante de la Belle Otéro aux États-Unis il y a une vingtaine d'années, cette courtisane entretenue comme une impératrice par des princes et pour laquelle des hommes se suicidaient par amour. La «sirène des suicides», le brun aimerait bien ajouter ce titre à son blason de noblesse.
Sa chambre dans sa maison au cœur de Garden District est riche et belle comme une église. Son lit somptueux est un autel à la débauche dont les couleurs rehaussent la carnation de sa peau mate et son velouté.
Sa vie est parfaite.
Pour Philippe, ses rêves sont des présages et des réponses des esprits aux questions sans fin qu'il se pose sur son avenir.
Il y croit mais il n'a toujours rien.
Son petit appartement meublé dans Tremé lui fait horreur.
Il abhorre le papier peint à motifs qu'il a pourtant choisi, les petits meubles et les tapis de bon goût qu'il a récupérés dans le bordel tenu par sa grand-mère Marie. Philippe les trouvait jolis et précieux. À présent, il a l'impression de sentir le foutre des clients dessus et que les chaises, les tables lui susurrent toutes les choses malpropres et indignes auxquelles elles ont assisté. Cela le répugne et lui rappelle peut-être un peu trop la chambre garnie dans laquelle il retrouvait Charles.
Philippe se mord les joues, agacé par sa propre sensiblerie.
Il termine le vévé en forme de cœur, fait jouer un instant la gravure sous la lueur de la lampe à pétrole.
Philippe n'en peut plus, il a besoin de toutes les choses qu'il voit dans ses rêves et pour lesquelles il a sacrifié l'homme dont il était le plus proche.
Le brun déglutit.
Il cherche encore dans quelle fosse commune le corps de son amant a été jeté après son autopsie. Philippe n'a pas l'intention de tenir sa promesse faite à un mourant – et avec quel argent pourrait-il le faire? –, il a juste l'impression que les ombres de son appartement sont habitées.
Il se haït de renouer ainsi avec ses peurs d'enfant.
Parfois, le brun se réveille en sursaut et a l'impression qu'on l'espionne dans sa chambre, dans son lit. Il sent une haleine glacée effleurer sa peau nue, des doigts griffus qui touchent l'artère carotide qui palpite dans son cou.
Philippe pose lentement la chevalière devant lui.
Tout doit cesser. Il est prêt à conclure un pacte avec un mauvais esprit en échange de sa propre vie.
Avec une peur un peu puérile, le brun pense aussi un peu à l'après. Si sa propre vie ne lui appartient plus en échange de richesses infinies, il veut pouvoir contrôler ce qu'il l'attend. Cette chevalière gravée, Philippe vient de la transformer en wanga, un talisman qui lui permettra avec le rituel adéquat de devenir le réceptacle d'un esprit. Ainsi, il ne disparaîtra pas entièrement. Il sera au-dessus de tout et bien au-delà du temps. Il trouvera un homme qui l'accueillera en son sein parce qu'il a besoin de lui et Philippe le fera sien. Entièrement. Il provoquera quelque chose en cet homme qui le fera basculer pour le rejoindre. Ce malheureux inconnu sera l'outil d'une expédition et alors, Philippe aura tout. Le pouvoir, un autre lui-même, l'éternité. Il prendra cet homme quand ce dernier prononcera son nom dans son dernier souffle de vie. Philippe frissonne agréablement à cette idée.
Il ferme les yeux, inspire profondément.
Le jeune homme sourit tandis qu'il prononce en silence les mots consacrés.
Il le deviendra enfin. Craint et respecté.
Effondrée sur le lit voisin, Destiny transpire à grosses gouttes. Elle mord douloureusement son poing tandis qu'elle voit sous ses yeux l'homme se transformer en démon.
Allongée sur le parquet du bureau, la jeune femme se cambre brusquement. Ses yeux roulent dans ses orbites tandis qu'elle commence à convulser.
Dean jure bruyamment.
—«Tiens-la, Sam, elle ne doit pas se blesser!»
Son frère pose les mains sur ses chevilles pour plaquer Destiny au sol tandis que Dean fait de même sur ses épaules. Bientôt, ils doivent s'arc-bouter pour assurer leur prise. La force de la jeune femme est surhumaine. Le châtain sent des gouttes de sueur perler à ces cils et un goût salé sur ses lèvres. Il fronce les sourcils. La sueur l'aveugle et fait picoter ses yeux mais il ne peut pas lâcher Destiny pour essuyer son front d'un revers de la main. La jeune femme lui échapperait.
En face de lui, Sam serre les dents et lui jette un regard inquiet.
—«Dean, j'arrive à peine à la retenir», siffle-t-il dans l'effort.
Le châtain acquiesce d'un air raide. Lui aussi. Il tient bon pourtant, garde ses muscles bandés, son corps douloureusement contracté. Destiny marmonne des mots qu'il ne comprend pas et siffle à intervalle régulier. Entre ses lèvres exsangues, le jeune homme voit sa langue darder, rose et humide. Soudain, la jeune femme se cambre une nouvelle fois violemment. Surpris, Dean manque de la lâcher. Il tente d'assurer sa prise mais la force de Destiny le soulève légèrement du parquet.
—«Elle va se mordre la langue, on doit appeler son mari», grogne-t-il à Sam.
—«Tu as promis de le tenir éloigné.»
—«On n'y arrivera pas à deux. Si elle se blesse, il faudra appeler une ambulance. Tu as vraiment envie qu'on en arrive là?»
Son frère hésite mais Dean n'attend pas son accord.
Il crie comme un damné le prénom de Joshua.
Le châtain entend une cavalcade dans le couloir mais elle ralentit devant la porte du bureau. Le jeune homme n'ose pas entrer. Bordel. Dean est sur le point de lui dire d'entrer putain-de-bordel-de-merde quand Destiny hurle. Dean a entendu des trucs moches pendant les affaires qu'il a traitées avec Sam mais il sent ses cheveux se dresser sur sa nuque comme jamais. Joshua entre brusquement dans le bureau, pâlit en voyant les deux frères accrochés à Destiny.
—«Nom de dieu, qu'est-ce que vous êtes en train de –»
La jeune femme hurle une nouvelle fois et convulse plus fort. Malgré sa prise solide, Dean sent ses mains glisser sur sa peau en sueur. Déséquilibré par un brutal coup de hanche, il manque de tomber tête la première sur le parquet. Sam jure bruyamment entre ses dents, les tendons dans son cou saillant comme jamais.
—«Langue… Elle ne doit pas… se mordre la langue. Faites… quelque chose», siffle-t-il.
Joshua écarquille les yeux de surprise. Il quitte précipitamment le bureau – le châtain a envie de l'insulter comme il a rarement eu envie d'insulter quelqu'un en quarante ans passés d'existence – et revient avec une cuillère en bois dans la main. Il se laisse tomber à côté de Destiny et glisse le manche entre ses dents. La jeune femme, les yeux révulsés, siffle comme une vipère en colère.
—«Pour – Pourquoi est-ce qu'elle fait ça?», demande-t-il d'une voix blanche.
—«… Transe… On en parle… après… On doit laisser… passer. Ne pas… intervenir», grogne Dean en pesant de tout son poids sur les épaules de Destiny.
Joshua se mord les joues mais ne proteste pas. Il prend délicatement la tête de son épouse à deux mains pour la maintenir droite.
Le silence dans le bureau est sépulcral, uniquement troublé par les sifflements vipérins de Destiny.
Épuisé, Dean a l'impression que la transe dure une éternité. Après un temps qui lui paraît proche de l'infini, la jeune femme cesse enfin de se contorsionner. Son corps s'amollit lentement et ses yeux cessent de rouler dans leurs orbites. Joshua croise ses prunelles claires et caresse doucement ses joues de ses pouces, un tendre sourire aux lèvres.
—«Des'? Des'…», l'appelle-t-il doucement.
La jeune femme cligne lentement des yeux. Elle regarde autour d'elle l'air complètement désorienté, les prunelles un peu floues.
Dean soupire profondément de soulagement. Il se laisse tomber contre un mur et essuie son front trempé de sueur. C'est enfin fini.
—«Des'… Chérie, est-ce que tu m'entends?»
Elle hoche lentement la tête. De grosses larmes roulent sur ses tempes.
—«Est-ce que tu peux te relever?»
Destiny secoue lentement la tête. Dean la voit pincer la bouche, sa lèvre légèrement tremblotante avant qu'elle n'éclate en sanglots désespérés. Joshua glisse ses mains dans son dos et sous ses jambes avant de les relever d'un puissant coup de reins.
Dean le regarde faire d'un air absent, vaguement admiratif de lui voir encore assez d'énergie pour ça. Il a envie qu'il l'aide aussi, peut-être pas en le portant.
Joshua traverse le bureau et les foudroie du regard.
—«Je ne veux plus vous voir. Dégagez d'ici», siffle-t-il.
—«Non. Ils doivent rester… Je dois… leur parler», hoquette Destiny dans son cou.
Son mari serre les dents. Il quitte la pièce sans un regard, laissant la porte grande ouverte derrière lui. Dean appuie ses coudes sur ses genoux et enfouie son visage dans ses mains. Ouais, il a juste besoin d'un peu de temps aussi et il pourra se relever à peu près correctement. Et seul.
Le teint cireux, Sam le rejoint en rampant sur le parquet. Il presse gentiment son tibia pour attirer son attention. Dean esquisse un sourire.
—«… Tu as une sale tête Sammy…»
—«La ferme.»
Le châtain recoiffe affectueusement une mèche humide collée sur son front. Il ne sait pas ce qu'ils sont censés faire maintenant – peut-être aller s'écrouler dans le salon comme Destiny l'a suggéré plus tôt – mais ils ont bien mérité un peu de repos.
Le châtain appuie son crâne contre le mur et ferme les yeux. Juste un instant.
Butler, Pennsylvanie, dimanche 22 octobre
Debout dans la cuisine, Carol épluche distraitement une pomme de terre. Elle sent les pelures s'accumuler devant elle sur la planche à découper, formant un tas parfaitement propre sur lequel elle dépose d'un air absent le tubercule.
La jeune femme s'empare d'une autre pomme de terre et commence à son tour à l'éplucher. Frsch, frsch, frsch. Le tas grossit. La blonde ne prête pas attention à ce qu'elle fait. À ce rythme, elle pourrait tout aussi bien éplucher tout le sac et peut-être se couper sérieusement un ou deux doigts à cause de son couteau très aiguisé.
Carol a les yeux rivés sur la maison de Castiel, de l'autre côté de la rue.
Le rez-de-chaussée est éteint, la seule lumière allumée est celle de la chambre du brun. Elle plisse les yeux, fouille du regard la pièce et les plis des rideaux jusqu'à l'indiscrétion. La lueur est douce et chaude, elle ressemble à une de ces lanternes qu'elle accroche dans le jardin aux beaux jours et qui semble attirer tous les insectes du quartier.
Carol renifle doucement, étonné de ne pas sentir l'odeur âcre de brûlé avant de déglutir lentement, les yeux rivés sur la fenêtre.
La jeune femme connaît bien la maison, elle sait que la lampe de chevet doit nimber délicatement le mobilier en acajou un peu désuet de la chambre.
C'est aussi un éclairage qui flatte Castiel, elle ignore si son ami en a conscience. Quand ils ont passé quelques soirées ensemble dans un des salons du rez-de-chaussée, Carol le contemplait en silence, un verre de vin à la main. Elle est toujours folle d'Everett mais il aurait été facile de tomber amoureuse de Castiel dans ce camaïeu doux et chaud. Sa peau claire prend une teinte rosée et un velouté sensuel. Ses yeux si bleus brillent d'une manière irréelle et ses lèvres fines paraissent résolument attirantes. Quand le brun rit, se penche ou se renverse légèrement en arrière et des ombres presque voluptueuses soulignent sa gorge et le creux de sa chemise.
Ce serait vraiment facile et Dean, lui, est tombé tête la première.
La blonde esquisse un sourire.
Elle s'arrache à sa contemplation et baisse les yeux avant de hausser un sourcil étonné. Son plan de travail est dans un désordre innombrable. Elle a épluché plus de pommes de terre que nécessaire pour préparer les frites du dîner. N'importe quoi. Carol soupire. Elle jette les épluchures dans la poubelle, nettoie la planche à découper d'un coup de torchon et commence à nettoyer la salade.
Après quelques minutes, la jeune femme lève à nouveau les yeux vers la chambre de Castiel. Plus elle la fixe, plus elle sent un sourd malaise monter en elle. Il serre sa gorge et sa poitrine, la rendant un peu nauséeuse.
Elle déglutit lentement. Peut-être devrait-elle retourner sonner chez Castiel, insister jusqu'à ce que son ami accepte de dîner avec eux ce soir. Le brun ne tient pas très bien l'alcool mais il est poli, il sera facile de lui faire faire honneur à ce vin californien qu'Everett a acheté dernièrement. Castiel serait obligé de rester dormir à la maison, en sécurité.
Carol sent les larmes lui monter aux yeux, elle cligne fort des paupières pour les chasser.
La jeune femme est morte d'inquiétude. Elle sait que quelque chose ne va pas, elle le sent au plus profond d'elle.
Soudain, elle aperçoit du mouvement derrière la fenêtre.
Elle se raidit, le cou tendu en avant. Il y a bien une forme sombre qui passe devant la lumière et la fait un peu vaciller. Ça doit être l'ombre de Castiel. Elle est suivie par une autre et Carol sait que ce n'est pas son ami qui vient de faire demi-tour. Elle est plus grande. La blonde serre douloureusement les doigts sur le manche de son couteau, un cri retenu dans sa gorge trop serrée. Après quelques secondes, les deux ombres s'éloignent de la fenêtre et la lumière rayonne à nouveau.
Carol sent une goutte de sueur glacée couler le long de son dos. Elle sursaute et regarde son index. Elle vient de se couper, du sang perle déjà sur la plaie. La jeune femme s'empresse d'ouvrir le robinet pour mettre son doigt sous l'eau. Elle observe le mince filet pourpre couler dans la vasque.
—«Ce n'est pas grand-chose, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de vider notre ballon d'eau chaude pour ça.»
Carol tourne légèrement la tête. Everett ferme le robinet, prend le torchon accroché à son tablier et tapote avec soin la petite coupure. Sa main est très chaude autour de la sienne, elle l'enveloppe parfaitement. La blonde se mord les lèvres.
—«Il va être taché et tu vas devoir le jeter…», marmonne-t-elle.
—«Ma mère nous a offert cet assortiment de linge de table Noël passé et tu le détestes. Laisse-moi faire.»
La jeune femme esquisse un sourire un peu pâle. Everett observe attentivement la coupure mais quand il esquisse un geste pour s'éloigner, Carol serre brusquement ses doigts autour des siens pour le retenir. Son mari embrasse malicieusement le bout de son nez.
—«Est-ce que tout va bien?»
—«…Je ne dors pas très bien et je m'inquiète pour Castiel. J'aimerais que Dean et Sam soient rentrés de La Nouvelle-Orléans.»
- «Je ne me suis pas mêlé de cette histoire parce que tu m'as dit de ne pas le faire mais est-ce que tu es sûre que les appeler était la bonne solution? Peut-être qu'on aurait pu conduire Castiel à la Cleveland Clinic. Mon collègue Martin fréquente leur service de cardiologie pour le suivi de la pose de son peacemaker, il aurait pu nous recommander quelqu'un», dit prudemment Everett.
Carol hausse les épaules. Peut-être. Ou pas. Elle ne sait plus.
La jeune femme s'appuie contre son mari, celui-ci enroule ses bras autour d'elle. Son étreinte est aussi chaude que sa main, son parfum est familier et réconfortant. La blonde frotte doucement son visage contre le tissu doux de son polo, un sourire aux lèvres.
—«… Je pense que je ne me suis pas trompée. Je veux juste qu'ils reviennent et qu'ils mettent un terme à tout ça.» Elle esquisse un sourire fatigué. «Castiel a le béguin pour Dean, tu sais.»
—«… Est-ce que c'est une bonne chose?»
—«C'est une excellente chose», rit-elle. «Dean est quelqu'un de bien et je suis sûre que Castiel lui plaît aussi. … Dean pourrait lui faire le plus grand bien.»
—«Je ne veux pas le savoir…»
—«Oh Everett, je ne pensais pas à du sexe. … Pas uniquement en tout cas.»
Carol rit doucement. Grand, musclé, bel homme mais toujours pudique. Si elle n'avait pas fait le premier pas pour l'embrasser dans ce restaurant de sushis il y a des années, elle attendrait probablement encore. Ses mains nouées sur ses reins, Everett l'embrasse profondément et elle se cambre légèrement contre lui. C'est aussi bon que leur première fois.
—«Je vais t'aider à terminer pendant que les enfants mettent la table, ça les occupera. Ton poulet rôti embaume dans toute la maison, ils trépignent littéralement d'impatience», souffle-t-il contre sa bouche.
La blonde accepte avec reconnaissance. Elle reprend son couteau et poursuit la préparation de la salade. Malgré la présence rassurante d'Everett à ses côtés, la jeune femme lève à nouveau les yeux sur la maison de Castiel.
La lumière est éteinte.
Le lampadaire le plus proche clignote doucement, illuminant la rue d'une faible lueur faible. Cling cling cling. L'ampoule grésille et s'éteint, plongeant la maison du brun dans les ténèbres. La jeune femme tente bravement de ne pas y voir un signe morbide. Surtout, ne pas penser à ce que cela pourrait signifier.
La Nouvelle-Orléans, Louisiane, dimanche 22 octobre
Assis à l'îlot central de la belle cuisine haut de gamme, Dean pioche sans envie dans son curry de poulet. Il a faim mais son estomac est trop tordu et sa gorge est trop serrée. Le châtain fait au moins bravement semblant. Ni lui ni Sam n'ont payé le repas, il ne veut pas se montrer ingrat.
À côté de lui, son frère ne fait pas plus honneur à son curry végétarien que lui. Il joue du bout de sa fourchette avec un morceau de carotte, trace des dessins abstraits dans l'emballage en carton avec un reste de sauce.
L'air est saturé de délicieuses odeurs de cuisine indienne. Elle émane surtout de la commande de Joshua et Destiny qui attend encore dans le sac en plastique du livreur. Le châtain renifle légèrement. Il se demande s'il n'aura pas dû prendre un assortiment de samossas plutôt que son curry, la pâte frite sent diablement bon.
Dean tend l'oreille. À l'étage, l'eau de la douche a cessé de couler. Il tressaute nerveusement du pied sur le barreau de son tabouret et tend le cou en direction de l'escalier pour tenter d'apercevoir quelqu'un.
Joshua a conduit Destiny dans leur chambre dès la fin du rituel. Ils sont restés un long moment ensemble avant que la douche ne commence à couler. Le jeune homme est redescendu pour leur dire d'un air peu amène qu'ils devaient rester pour déjeuner malgré le fait qu'ils soient en début de soirée. Les deux frères n'ont pas protesté. Le couple a commandé pour eux tous, Joshua les a ensuite abandonnés dans la cuisine en leur demandant d'accueillir le livreur. Dean s'est occupé du pourboire, il pense qu'il a dû donner une fortune au mec parce que celui-ci s'est presque enfui avec. Depuis, Sam et lui attendent le retour de leurs hôtes.
—«Mange un peu, tu vas les vexer», souffle son frère.
—«Mange un peu toi-même. Tu joues avec ta nourriture comme si tu avais à nouveau huit ans.»
Sam fronce les sourcils et lui donne un coup de pied dans le tibia. Son frère réplique avec vigueur. Ils se chamaillent comme deux adolescents en ricanant. Ça fait du bien. Sam pioche par malice dans son curry mais Dean éloigne vivement son plat de son habile coup de fourchette.
Peu importe qu'il soit épuisé, de mauvaise humeur ou un peu nauséeux, il déteste qu'on mange dans son assiette et son cadet est né bien trop tard pour essayer.
Les bras en l'air, le jeune homme est en train de soulever son emballage en carton loin de Sam quand il entend l'escalier grincer dans son dos.
Dean se tourne.
Destiny a le teint pâle, les traits tirés. Ses tresses tombent librement sur ses épaules et dans son dos. Elle est vêtue d'un confortable pyjama molletonné et est enveloppée dans une robe de chambre duveteuse de couleur rose malgré la chaleur. La jeune femme les salue d'un pâle sourire. Un bras enroulé autour de sa taille, son mari ne fait aucun effort pour paraître agréable.
—«Je vous remercie d'être restés», souffle-t-elle en se traînant jusqu'à la cuisine.
—«Comment vous sentez-vous?», s'empresse de lui demander Sam.
Destiny hausse les épaules. Ses gestes sont lents, son corps semble rompu par la fatigue. Elle se hisse sur un tabouret en face d'eux, aidé par Joshua.
—«… Ça a été difficile mais je me sens mieux, je suis affamée. … J'ai eu besoin de beaucoup de temps pour revenir.»
Elle passe une main dans ses tresses. La manche de son peignoir remonte légèrement sur son avant-bras. Dean a la nausée quand il voit les contusions rougeâtres sur son poignet. Destiny croise son regard et frotte doucement la marque du bout des doigts.
—«Vous avez fait ce qu'il fallait, je ne vous en veux pas. Sans votre aide, je me serai probablement blessée. J'ai convulsé vraiment fort, n'est-ce pas?»
Le châtain acquiesce. Inutile d'aller plus loin dans la description, personne n'a envie de l'entendre.
Joshua déballe leur repas, pose la part de Destiny devant elle. La jeune femme le renifle légèrement, fronce les sourcils avant de grimacer de dégoût.
—«Excuse-moi mon chéri mais je ne peux pas manger ça, ça me rappelle des odeurs que j'ai déjà sentis…»
—«Prends mon dhal de lentilles dans ce cas. Je n'ai pas très faim.»
La jeune femme hésite. Dean attrape la sacoche de Sam pendue au dos de son tabouret et fouille rapidement à l'intérieur. Il en sort deux barres chocolatées et les pousse vers Destiny.
—«Mangez au moins ça si vous n'avez pas envie de cuisine indienne.»
—«Nous n'avons besoin de rien venant de votre part», siffle Joshua.
Peut-être mais le châtain ne lui demande pas son avis. Il sourit gentiment à Destiny.
—«Vous faites une crise d'hypoglycémie, je sais reconnaître les signes. Vous êtes pâle, vous transpirez légèrement, vous vous balancez comme si vous peiniez à assurer votre équilibre et vos mains tremblent. Mangez-les.»
Destiny grignote un petit morceau du bout des lèvres avant de renifler légèrement.
—«J'ai l'impression de manger du sucre en morceaux…»
—«Sam dit la même chose mais je l'oblige à les manger quand même quand il en a besoin. Je vous assure que ce n'est pas si terrible, ça devient même un peu addictif après la première.»
—«Je doute d'arriver jusque-là», ricane la jeune femme.
Un silence particulièrement inconfortable envahit le bel appartement.
Le châtain remarque que la nuit est déjà tombée. Il jette un regard à sa montre. Déjà dix-huit heures. Comment la journée a-t-elle pu passer aussi rapidement? Il ébouriffe ses cheveux et croise ses mains devant lui, son dîner complètement oublié.
Destiny mange lentement les deux barres chocolatées tandis que Joshua semble bouillir d'impatience à l'idée de les mettre dehors. Quand la jeune femme froisse les emballages vides, il se lève. Signal du départ.
—«Maintenant que nous avons été des hôtes respectueux, je vais vous demander de quitter cet appartement. Des' a besoin de se reposer. Et je ne veux plus vous voir chez nous.»
—«Attends Josh'…»
La jeune femme pose une main apaisante sur son avant-bras. Son mari la dévisage avant de se rasseoir brusquement, l'air particulièrement renfrogné. Qu'il est loin le temps où Dean parvenait à le faire sourire en semblant capable de manger son poids en brioche aux pralines.
Destiny croise les mains devant son menton et plisse légèrement les yeux. Le châtain recommence à trépigner du pied malgré le regard noir de son frère. Le tap-tap-tap résonne bruyamment dans l'appartement.
—«… Damballa m'a répondu au-delà de ce que j'espérais. Il ne m'est jamais arrivé de faire plusieurs transes successives, je ne vous cache pas que j'espère sincèrement ne plus vous revoir à partir de demain.»
—«Demain?»
La jeune femme se mord les joues.
—«… Je ne pense pas être assez forte pour vous aider. Ce que j'ai vécu, c'était… J'ai cru que j'allais mourir vous savez. Tout était si violent. Il y avait du sang, beaucoup de sang, et Il était si… sombre.» Destiny frissonne et déglutit lentement. «… Si vous m'y autoriser, j'aimerais consulter la manbo qui m'a formé quand j'étais seulement une initiée, une houngan. Elle habite aussi à La Nouvelle-Orléans, dans le quartier de Saint-Anthony. Je vais la contacter dès que vous serez partis.»
—«Des'!», proteste Joshua.
—«Je dois le faire ou je vais devoir accepter le fait que j'ai laissé un homme mourir en sachant que j'aurai peut-être pu l'aider…», dit-elle lentement en regardant son mari dans les yeux.
Dean sent son ventre avoir un brusque sursaut nauséeux. Cas. Il cligne des yeux.
—«… Je suis désolé d'insister mais est-ce que vous avez vu peut nous aider d'une quelconque manière?»
La jeune femme ferme les yeux, inspire profondément. Le châtain enfonce ses ongles dans sa cuisse pour contenir son envie de taper nerveusement du pied.
—«Je n'ai pas la solution mais j'ai compris certaines choses. Comme je le pensais, Il n'est pas un bokor, Il n'a pas été initié. Il pratique le vaudou pour son propre compte, Il n'est pas un intercesseur pour les fidèles. Il…» Elle se mord les joues. «Il a fait un sacrifice humain pour ça.»
Soudain, Dean est heureux de ne pas avoir mangé plus de son curry. Il a envie de vomir, Sam et Joshua sont un peu blêmes aussi.
—«Les procès n'ont jamais eu les résultats escomptés, Il a voulu provoquer sa chance. Sa victime était un amant, son plus régulier je crois. Il ne l'aimait pas mais Il tenait à lui d'une certaine manière. C'est pour cela qu'il l'a choisi.»
La jeune femme a la voix un peu lointaine et distante, Joshua pose sa main sur la sienne pour la ramener à lui. Elle sourit doucement et enlace leurs doigts.
—«J'étais dans son appartement, Il allait donner sa vie à un esprit malfaisant pour obtenir la richesse. Je l'ai vu graver les vévés sur la chevalière pour la transformer en wanga. C'est un talisman qui permet à un bokor de préserver son esprit. Ce qui arrive à votre ami est voulu, c'est même ce qu'Il a toujours désiré.»
Dean se mord les joues.
—«Castiel est… expédié, d'une certaine manière?», tente de comprendre Sam.
Destiny acquiesce lentement. Le châtain pianote nerveusement des doigts sur le plan de travail.
—«Est-ce que le fait qu'il ait invoqué Baron-Samedi et Erzuli est important?»
- «C'était son projet», acquiesce la jeune femme. «Baron-Samedi lui permet d'aller au-delà de la mort. Quant à Erzuli, elle est… Il a envie de posséder un homme, de l'avoir pour lui seul après avoir provoqué sa chute. Il est cupide, avide, Il a envie d'être désiré et qu'on s'offre à Lui. C'est ce qu'Il est en train de provoquer à votre ami. Tous ses symptômes sont les effets de l'expédition.»
—«Cas est plus fort que ça», siffle Dean.
Elle secoue légèrement la tête.
—«Vous m'avez expliqué que votre ami avait emménagé à Butler à cause de problèmes personnels. Je ne dis pas que ce qui lui arrive est de sa faute mais il est particulièrement sensible à Sa puissance parce qu'il ne va pas bien. Il a le cœur brisé et il se sent seul. C'est exactement tout ce dont Il a besoin. … Vous devez rentrer à Butler le plus vite possible.»
—«… Vous avez dit qu'il est impossible de briser une expédition», balbutie Dean d'une voix blanche.
—«Non, j'ai dit que c'était très difficile. C'est pour ça que j'ai besoin d'aller consulter Teresa. Elle est manbo depuis plus de quarante ans, elle saura ce qu'il faut faire.» Destiny se lève lentement et drape les pans de son peignoir autour d'elle d'un geste frileux. «Rentrez à votre hôtel, je reprends contact avec vous dès que possible. … Pouvez-vous me donner vos numéros de portable? Je préfère ne pas passer par la conciergerie, il se pourrait que je vous appelle très tôt.»
—«Nous les laisserons allumer cette nuit», s'empresse de répondre Dean en lui tendant une carte de visite annotée.
La jeune femme la fait tourner distraitement entre ses doigts, ses yeux clairs fixés sur lui.
—«… Si vous rêvez cette nuit, ne faites rien pour oublier ce que vous avez vu et notez tout ce dont vous vous souvenez à votre réveil. Il s'est passé quelque chose pendant la cérémonie, Damballa semble sensible à ce que vous ressentez pour votre ami. Il s'est aussi adressé à vous.»
Dean écarquille les yeux avant de rougir. Sam ricane discrètement à côté de lui, c'est sans doute le son le plus agréable de la journée. En face de lui, Joshua esquisse un sourire entendu.
Le châtain hésite un instant puis sort maladroitement son portefeuille de la poche arrière de son jean. Destiny refuse immédiatement en secouant la tête.
—«Je ne fais pas ça pour l'argent, je ne sais même pas comment je pourrais donner une valeur marchande à ce que je fais. Disons que votre brioche de tout à l'heure est une compensation appréciée», sourit-elle avec fatigue.
—«… Je suis sincèrement navré pour tout ça. Je ne pensais pas que les choses se passeraient ainsi…», souffle-t-il en rangeant son portefeuille.
Appuyée contre son mari, la jeune femme triture distraitement avec le bout de sa ceinture.
—«Si vous n'aviez pas rencontré votre ami, vous ne pourriez rien faire pour lui et s'il n'était pas Sa victime, Il s'en serait pris à une autre personne. Je suis manbo, je ne peux pas accepter cette manière dévoyée de pratiquer la religion en laquelle je crois.» Elle le regarde. «Est-ce que vous pourriez me montrer une photo de votre ami? Je vois beaucoup d'hommes pendant ces transe, j'aimerais pouvoir le reconnaître si Damballa juge bon de me le montrer.»
Dean ne met pas longtemps à trouver un cliché qui lui convient et il tend son portable à la jeune femme.
—«C'est Cas», dit-il un peu inutilement.
Destiny plisse légèrement les yeux avant de sourire.
—«… Il est très séduisant. Merci.»
Joshua se penche par-dessus son épaule avec curiosité et Dean le défie du regard. D'accord, il l'a trouvé sexy en diable dans son costume, avec sa belle berline et ses étonnants yeux clairs mais voir à nouveau cette photo de Castiel le fait sourire stupidement et le réchauffe en même temps. Joshua est séduisant mais le brun ferait un mannequin pour sous-vêtement carrément torride.
Sur le pas de la porte de l'appartement, Dean tente de refuser les doggy bags offerts par le couple avant de céder. Il a vraiment envie de rentrer et le curry sera tout à fait acceptable froid s'il a envie de grignoter dans la soirée. Il n'est pas sûr de quitter leur chambre au New Bourbon Hotel jusqu'au lendemain matin.
—«Soyez attentif cette nuit. Vous pourriez avoir un rôle plus important à jouer que vous ne le pensez», répète Destiny.
Dean acquiesce lentement. Sam et lui remontent dans l'Impala dans un silence de plomb. Le jeune homme les ramène à l'hôtel, les mains crispées sur le volant. Il gare la Chevrolet sur le parking et coupe le contact. Son cadet a les mains sagement posées sur ses cuisses, frottant doucement ses paumes sur son jean.
—«Je n'ai pas très envie de dormir et j'ai pourtant l'impression d'être au bord de l'épuisement», souffle-t-il doucement.
—«Moi aussi. … Sammy, tu veux bien rentrer seul pour le moment? J'aimerais marcher un peu.»
—«Bien sûr. … Ne t'éloigne pas trop.»
—«Je vais probablement me contenter de rester ici, assis sur le capot de l'Impala.»
—«Ouais, avec toute ta nonchalance de conducteur baroudeur sexy.»
Sam roule des yeux et Dean ricane.
Son cadet extrait son grand corps de l'Impala, les sacs du traiteur dans la main. Il le salue d'un signe de tête et entre dans l'hôtel par la porte cochère donnant sur la cour intérieure.
Le châtain sort à son tour de la voiture, jette un regard alentour dans la rue. La musique qui provient de la cour le distrait, il préfère s'éloigner, les mains au fond de ses poches. Dean marche quelques dizaines de mètres jusqu'à la place Henriette Delille. Il trouve une place sous un banc, à moitié caché par les branches d'un grand chêne. Il s'y assoit lentement, son portable déjà à l'oreille pour appeler Castiel. Le combiné sonne longtemps dans le vide. Dean s'attend à entendre la messagerie vocale s'enclencher à tout instant quand quelqu'un décroche. Il s'appuie lourdement contre le dossier.
—«Salut Cas.»
Un long silence lui répond. Le jeune homme fronce les sourcils.
—«Cas?», répète-t-il avec inquiétude. «C'est Dean.»
—«Dean…»
Le châtain cligne des yeux de surprise et regarde son portable sans comprendre. La voix du brun est incroyablement lascive. Dean entend sa respiration dans son oreille, lourde et chaude. Il a l'impression de la sentir sur sa peau. Le jeune homme croise les jambes et déglutit.
—«Dean…»
Cette fois, ça ressemble presque à un petit gémissement, quelque chose comme du plaisir à l'état pur. Bon sang, qu'est-ce que le brun est en train de faire? Dean crispe ses doigts sur sa cheville et agite nerveusement le pied.
—«Est-ce que je te dérange?», lui demande-t-il.
Sa propre voix est trop rauque à son goût. Il pourrait accuser la fatigue mais ses reins chauffent agréablement. Et si… Et si le brun était en train de se toucher au même moment? Qu'il pensait à lui pendant qu'il se fait du bien? Dean se mord les joues. Il est presque certain que dans la plupart des États, se masturber sans que l'autre personne n'ait donné son consentement pour participer à une séance de sex-phone est un délit. Castiel n'est pas ce genre d'homme. Pourtant, sa respiration est…
Il se pince l'arête du nez.
—«Cas?»
—«… Non, tu ne me déranges pas. Tu ne me déranges jamais, Dean.»
Dean entend du bruit dans le fond du combiné, quelque chose qui ressemble à une conversation. Il fronce les sourcils.
—«Est-ce que tu es avec quelqu'un?», croasse-t-il.
—«Non, je suis avec toi.»
Castiel rit doucement, presque tendrement. Le châtain sourit sans pouvoir s'en empêcher. Bon sang, le jeune homme lui manque vraiment.
—«Il est tard, je ne vais pas te déranger longtemps. Je voulais juste te dire que Sam et moi quitterons probablement La Nouvelle-Orléans demain.»
—«… Tu rentres à Butler?»
—«Oui. … Ce n'est pas ce que tu veux?», demande Dean d'un ton incertain.
Il voulait rire mais il a entendu quelque chose d'étrange dans la voix du brun, une sorte d'incompréhension. Castiel marmonne quelque chose d'inintelligible dans le combiné.
—«Cas?»
—«Oui. … Bien sûr que je veux que tu rentres à la maison. On sera à nouveau ensemble.»
—«… C'est ça.»
Dean se frotte le visage d'une main, un peu déstabilisé. C'est la conversation la plus étrange qu'il a eue avec le brun depuis qu'il a fait sa connaissance et pourtant il a appris à Castiel que Spider-Man ne figure pas dans son tableau de chasse et que Buffy Summers n'est pas réellement une collègue chasseuse.
—«… C'est comme si tu étais tout le temps avec moi.»
La voix du brun est lointaine, comme s'il planait en plein mauvais trip et plus rauque que jamais. Dean fronce douloureusement les sourcils d'inquiétude.
—«Est-ce que tu as pris des médicaments, Cas?»
—«Non, ils ne servent à rien. Tu sais que je ne suis pas malade.»
Même provoquée par un foutu sorcier-vaudou-pas-vraiment-sorcier, la tachycardie reste un trouble cardiaque grave. Dean ouvre la bouche pour répondre mais un groupe de fêtards traverse le parc devant lui, brandissant des bouteilles de rhum bon marché tout en chantant atrocement faux un tube pop. Une fille en jean taille basse et crop top marche vers lui et le tire par un bras pour l'inviter à se joindre à eux. Dean esquive d'un sourire charmeur, elle abandonne et rejoint ses amis d'une démarche chancelante.
—«Et toi? Est-ce que tu es avec quelqu'un?»
—«Personne d'important, elle est déjà partie», répond négligemment Dean. «Cas, je voulais juste te dire de patienter encore un peu. Tout ça sera bientôt fini.»
—«… Oui. Ce sera bientôt fini.»
Encore ce ton absent, comme si le brun était loin, très loin de lui. Dean enfonce ses ongles dans sa cheville.
—«Tu as confiance en moi, n'est-ce pas?»
—«Bien sûr Dean, je fais tout ce que tu me dis.»
Dean déglutit. Cette discussion le met mal à l'aise. Il y a quelque chose qui lui échappe et qui fait rugir son instinct de chasseur du fin fond de ses tripes mais comment peut-il agir à presque deux mille kilomètres de Butler? Bordel, il a déjà envie d'être rentré.
—«Je vais raccrocher Cas.»
—«D'accord Dean. Je te vois bientôt.»
—«C'est ça, bientôt.»
Le châtain cligne des yeux.
Castiel a déjà raccroché, le combiné sonne dans le vide.
Dean coupe à son tour la communication et range l'appareil dans sa poche. Il se lève lentement du banc, entame le chemin du retour vers le New Bourbon Hotel. Il entre dans la chambre, abandonne sa veste sur le bout de son lit et se laisse tomber sur le matelas, le visage dans l'oreiller.
—«Tu n'as pas l'air d'aller mieux», dit Sam.
Son frère est en train de regarder un quiz stupide de culture générale à la télévision. Il a de toute évidence vraiment besoin de se vider l'esprit, Dean l'entend même fredonner le jingle du jeu. Le châtain grogne d'une manière étouffée.
—«Il faut qu'on rentre Sam.»
—«Ça arrivera probablement plus tôt que tu ne le penses. Destiny n'a aucune envie de nous croiser dans les rues de La Nouvelle-Orléans…»
Le châtain esquisse un rictus. Il n'a pas envie de rire.
Cette nuit-là, Dean a le sommeil agité. Il ne cesse de se tourner et se retourner dans ses draps, ayant tour à tour chaud et froid. Pourtant il dort, plus qu'il ne l'a fait depuis plusieurs jours. Il dort juste très mal.
Un frisson court sur sa peau, il inspire profondément bouche ouverte dans un bruit un peu humide.
Dean rêve.
Au début, il se trouve dans un endroit blanc et lumineux, un peu indéfinissable qui pourrait être partout et nulle part à la fois.
Puis des contours se dessinent, de plus en plus précis. Bientôt, une maison se dresse devant lui, entouré d'un jardin à clôtures blanches. Dean connaît cette maison, c'est celle de ses grands-parents maternels, Samuel et Deana Campbell. Sam et lui y passaient toutes leurs vacances d'été quand ils étaient enfants.
Le jeune homme passe le portillon blanc, effleure avec nostalgie la boîte aux lettres sur laquelle les deux frères ont gravé leurs initiales des années avant de remonter l'allée jusqu'au perron.
La porte est ouverte, Dean entre en familier.
Dans le salon, la télévision est allumée et diffuse un épisode de Magnum avec Tom Selleck. Le châtain esquisse un sourire. Il le connaît par cœur, il l'a vu un nombre incalculable de fois ici, assis sur le tapis en train de goûter sur la table basse.
Dans un large fauteuil club en cuir couleur cognac, Dean voit une silhouette qu'il connaît encore mieux.
Le châtain déglutit.
—«Grand Pa'…»
L'homme lui jette un regard par-dessus son épaule et lui sourit.
—«Salut fiston. Viens t'asseoir, le prochain épisode va bientôt commencer.»
Le châtain se laisse tomber sur le canapé voisin, se penche en avant et noue ses doigts entre eux. Sur les genoux de Samuel Campbell, il voit Aza, le chat noir de la famille. L'animal qui ronronne d'un bruit d'enfer est plus gros que dans ses souvenirs. Il darde brièvement ses prunelles jaunes sur lui avant de se pelotonner confortablement sous la main qui le caresse.
—«Tu as l'air troublé mon garçon. Est-ce que quelque chose ne va pas?», demande Samuel sans quitter la télévision des yeux.
Le jeune homme suit distraitement le mouvement de sa main dans la fourrure noire. La paume est large, la peau tannée et légèrement écorchée par le jardinage. Une chevalière en or brille à son petit doigt. Dean ne se souvient pas d'un tel bijou. Il plisse les yeux. Une fine gravure décore le plateau, deux serpents ondulants entourant une croix. Un symbole qu'il connaît. Le châtain déglutit et relève lentement les yeux sur le visage marqué de rides de Samuel. Non… De Damballa. Son grand-père n'a jamais porté de bijou, pas même son alliance qu'il gardait précieusement dans une petite boîte rangée dans sa table de chevet.
—«Tu as peut-être des questions et besoin de réponses», reprend le vieil homme.
—«Et tu peux me les donner», souffle Dean.
Samuel tourna la tête vers lui et hoche la tête.
—«Je le peux en effet. Je sais ce que tu cherches et ce n'est pas ici que tu le trouveras. Tu dois retourner d'où tu viens.»
—«C'est aussi ce que je veux.»
—«Tu ne comprends pas fiston, tu dois y retourner. Tu connais Son nom, tu sais Ceux qu'Il a invoqué. Tu peux Le renvoyer là où il aurait toujours dû être.»
Le châtain passe une main tremblante dans sa nuque. Sa peau est poisseuse de transpiration.
—«Tu dois le faire ou Il l'emportera avec lui avant que tu ne puisses y faire quoi que ce soit. Il est déjà à ses côtés, tu L'as vu», dit doucement le vieil homme.
Dean se raidit. Il crispe ses doigts entre eux, ses jointures blanchissent.
—«Je ne sais pas à quoi il ressemble, je sais juste qu'il s'en prend à Cas et qu'il le rend malade.»
—«Non, tu L'as vu. Il était avec ton ami, dans son lit. Je te l'ai montré.»
Le jeune homme écarquille les yeux, la gorge serrée. Samuel arrête de caresser le chat et frotte ses paumes l'une contre l'autre.
—«Te souviens-tu? Comme ça.»
Dean observe le mouvement hypnotique de ses mains. Avant arrière, avant arrière, avant arrière. Un balancement, une sorte… d'ondulation comme deux corps qui – Il grogne. Ouais il a compris, merci bien.
Le vieil homme lui jette un regard entendu.
—«Il le nourrit aussi, Il lui donne des choses colorées à manger. Ton ami fait ce qu'Il lui dit.»
Bien sûr Dean, je fais tout ce que tu me dis.
Des choses colorées. La voix étrange de Castiel. Castiel qui plane. … Les médicaments. Dean cherche immédiatement son portable dans sa poche avant de réaliser qu'il ne l'a pas sur lui. Il est en train de rêver. Bien sûr qu'il est en train de rêver, Samuel Campbell est mort il y a environ cinq ans et le châtain l'a pleuré plus que ne voudra jamais l'admettre. Il était la première personne à laquelle Dean avait avoué aimé les garçons. Merde. Il ferme les yeux, très fort. Des points blancs dansent derrière ses paupières.
—«Qu'est-ce que je dois faire?», souffle-t-il.
—«Tu connais les mots, tu les as déjà prononcés. Les Mots Sacrés. La manbo t'apportera les derniers objets dont tu as besoin et tu pourras rentrer auprès de lui.»
Le vieil homme fait tourner distraitement la chevalière autour de son doigt. Le métal luit doucement.
—«Et elle?», demande Dean en désignant le bijou d'un signe de tête.
—«Le wanga doit être détruit», acquiesce-t-il. «Cela ne Le fera pas disparaître car Il se nourrit de ton ami à présent et n'en a plus besoin pour exister mais cela l'affaiblira et ouvrira une brèche. Tu dois te dépêcher fiston, ton ami marche au bord du précipice. Un seul pas dans la mauvaise direction et il chutera dans les ténèbres. Pour toujours. Mais il peut aussi marcher vers toi, il en a envie. C'est l'Autre qui l'induit en erreur.»
Dean regarde autour de lui. Le salon familier, la télé et le chat – bon sang, combien Dean a pu détester ce chat au mauvais caractère – se dissipent en une brume blanche et diffuse.
Il cligne des yeux, reconnaît immédiatement la chambre de Castiel. Il fait nuit, la pièce est à peine éclairée par la lampe ancienne posée sur la table de chevet du brun.
Castiel se tient debout devant le bow-window, il regarde par la fenêtre. Il est à côté de lui. Il l'enlace d'un bras, le tient bien serré contre Lui. L'homme porte un habit noir, une chemise blanche à col cassé. Il a les cheveux gominés, légèrement luisant de brillantine. Élégant. La peau sombre. Dean ne voit pas son visage mais il sait qu'il est beau.
«Cesse de regarder le monde. Viens te coucher avec moi. Dans notre lit.»
Le châtain serre les dents et les poings. Connard.
«Tout y est plus facile, tu le sais. Je te donne du plaisir et je te dis que tu es parfait pour moi. Tu me crois n'est-ce pas? Tu as confiance en moi?»
—«J'ai confiance en toi», répète lentement le brun.
Castiel se laisse entraîner vers le lit. Il retire ses vêtements, les abandonne sur le sol. Dean détourne les yeux quand le brun agrippe les bords de son pantalon mais il a le temps de voir que le brun ne porte pas de sous-vêtement. Il entend un froissement de tissu vaguement suggestif, le parquet qui craque. Puis plus rien. Le châtain s'autorise un regard en coin prudent. Entièrement nu, Castiel est en train de se glisser sous les draps. Dean remarque à peine les lignes sinueuses de son corps, la courbe élégante de ses fesses et de ses épaules; il ne voit que Ses marques sur sa peau blanche. Des traces, partout. Un camaïeu de violet, de bleu et de pourpre. Dean en a la nausée. Non. Non! Les choses allaient mieux, pourquoi est-ce que –?
Castiel pose lentement sa tête sur l'oreiller et soupire de plaisir. Il s'allonge contre lui et le brun roule sur le flanc pour se pelotonner contre Son torse. Il caresse lentement son dos nu, descend ses doigts jusqu'à ses reins avant de pétrir ses fesses.
«C'est bien, tu n'as besoin que de moi. Je t'aime assez pour le reste du monde, n'est-ce pas?»
—«Oui Dean.»
«Alors vas-tu venir avec moi? Mon amour.»
Le coeur battant, le châtain voit Castiel hocher imperceptiblement la tête.
Dean se réveille en sursaut, la gorge serrée à étouffer. Son front est couvert de sueur, sa respiration est complètement erratique. Un bruit indistinct résonne dans ses oreilles et lui vrille les tympans. Le jeune homme déglutit. Son ouïe est bouchée, comme s'il faisait de l'apnée au fond de l'océan. Il se redresse contre ses oreillers, ouvre et ferme la bouche à intervalle régulier pour retrouver son souffle.
—«Dean. Dean!»
Il sent qu'on le secoue par une épaule. Le jeune homme se débat, tente de repousser la main qu'il sent sur sa peau nue.
—«Dean!»
Un cri, suffisamment fort pour percer le brouillard qu'il entoure son esprit.
Dean cligne des yeux.
Debout à côté de son lit, les cheveux en bataille et le regard encore flou de sommeil, Sam le dévisage avec inquiétude.
—«Sammy…»
—«Tu bougeais dans ton sommeil. … Tu appelais Castiel.»
Dean passe une main tremblante sur son visage et grimace en sentant sa peau brûlante et poisseuse. Il a envie de prendre une douche. Sam s'assoit prudemment sur le bord du lit.
—«… Est-ce que tu vas bien?»
—«Non. Cet enfoiré de Philippe a –»
Dean se mord les joues.
Il n'a pas envie de dire à son frère ce qu'il vient de voir. C'est intime d'une certaine manière, c'est entre Castiel et lui. Philippe a charmé le brun en l'utilisant lui, il ne parvient pas à y croire. Ça le rend à la fois hors de lui et étrangement timide. Castiel a répondu à son affection et il a envie de marcher vers lui.
Il se lèche les lèvres, son cadet lui tend gentiment la bouteille d'eau posée sur sa table de chevet. Il boit de longues gorgées. Il y avait aussi Samuel Campbell et le foutu chat. Dean s'essuie la bouche avec un coin du drap faisant grimacer Sam et le châtain lui jette un regard noir. Pas le moment de faire sa précieuse Sammy, vraiment pas.
—«… Tu as vu Philippe?», demande lentement son frère.
Dean ouvre la bouche mais son portable sonne bruyamment sur sa table de chevet. L'écran illumine la chambre comme un fanal. Le châtain décroche, essuyant son torse et ses aisselles avec le drap. Sam s'éloigne en disant que vraiment, il en fait trop.
—«Allô?»
—«Dean? C'est Destiny. Est-ce que je peux passer vous voir dans une heure?»
—«Vous voulez venir à… six heures du matin?», demande le châtain avec étonnement en vérifiant l'heure sur son portable.
—«Oui. Je ne serai pas prête avant, j'ai besoin d'un peu de temps. Joshua et moi apportons le petit-déjeuner.»
Le châtain grimace légèrement de dégoût. Il répète les paroles de la jeune femme à son frère et Sam esquisse la même moue.
—«Achetez pour vous si vous le souhaitez, Sam et moi ne pouvons rien avaler.»
—«… Moi non plus, je disais ça uniquement pour être polie. À tout à l'heure.»
Le jeune homme raccroche et jette son portable dans les draps froissés. Sam se lève lentement et s'étire.
- «Je passe le premier à la douche, j'ai l'impression que tu vas y rester des heures», marmonne-t-il en se penchant sur son sac de voyage.
Dean ne répond pas. Le dos appuyé contre son oreiller, il a le regard dans le vide. Il se frotte machinalement l'aine de la main. La peau chauffe et rougit. Il frotte encore mais il est loin de ce qu'il a vu.
Castiel avait une marque de morsure de la taille d'une balle de tennis sur le bas-ventre.
Butler, Pennsylvanie, nuit du dimanche 22 octobre au lundi 23 octobre
Le visage enfoncé dans son oreiller, Jessica ouvre brusquement les yeux.
Elle bouge pour se retourner, n'y arrive pas. Les draps sont enroulés autour d'elle, ils l'enserrent comme des liens.
La jeune femme déglutit difficilement. Elle gigote encore, plus fort. Sans succès.
Jessica commence à paniquer. Elle se mord les joues, inspire profondément pour tenter de contenir sa peur. Le goût ferreux du sang envahit la bouche et lui provoque un violent haut le cœur. La blonde gémit doucement.
Elle s'arc-boute sur le matelas, cambre les reins et se propulse vigoureusement pour se redresser. Les draps la retiennent encore mais un dernier coup de rein et ils la libèrent enfin.
Jessica se précipite dans la salle d'eau attenante à sa chambre. Le pas mal assuré, elle trébuche sur le tapis de bain, son pied gauche se prend dans un vêtement oublié hors du panier à linge sale. Elle atteint les toilettes et se laisse tomber devant. À peine le temps de soulever l'abattant de la cuvette, elle vomit. Son estomac vide se contracte douloureusement, le goût acide de la bile envahit sa bouche par-dessus celui du sang. Les doigts crispés sur la cuve en faïence, elle vomit encore. Son ventre a un mouvement de houle sous son tee-shirt de nuit, elle le sent comme s'il remontait derrière ses amygdales. Cette idée provoque une nouvelle vague de nausées.
Jessica sent des larmes brûlantes couler sur ses joues.
Elle supporte un dernier haut-le-cœur, plus douloureux que les autres. Sa gorge râpeuse est complètement irritée.
Après un dernier spasme douloureux, la blonde titube jusqu'au lavabo. Aucun regard à son reflet dans le miroir, elle pourrait probablement vomir encore. La jeune femme s'empresse de se rafraîchir l'haleine avec un bouchon de bain de bouche à la menthe non dilué, tant pis si ça brûle un peu.
Elle crache, s'appuie à deux mains sur la vasque et jette un regard prudent au miroir. Jessica gémit sourdement.
Elle a saigné du nez pendant son sommeil. Le sang a séché autour de sa bouche, formant de minces filets caillés. C'est répugnant. La jeune femme attache ses cheveux en un chignon lâche et se nettoie le visage à l'eau froide – très froide – et ferme les yeux.
Sa nuit a été peuplée de cauchemars et de Castiel.
Jessica le voyait vivre chez lui, aller et venir de pièce en pièce comme une spectatrice invisible. Elle ne pouvait pas le toucher, pas l'interpeller, elle ne pouvait que le regarder. Le brun vaquait à ses occupations quotidiennes, un sourire aux lèvres et les gestes lents, presque indolents. Il était aussi séduisant que d'habitude mais sa peau était très pâle et ses poignets, trop fins. Jessica était inquiète. Elle voulait s'approcher de lui mais quelque chose la maintenait à distance.
Castiel riait doucement, il avait de petites moues charmantes et parfois, le bruit d'un baiser claquait dans la maison silencieuse. Il semblait heureux pourtant la jeune femme était terrifiée. Le brun souriait mais il ne semblait pas vraiment là, pas vraiment présent. Pas réellement vivant.
Jessica s'acharnait en tendant la main vers lui pour le palper, l'attraper et s'assurer de son existence. Il l'en empêchait. Il rôdait autour du brun, ombre vague légèrement grisée comme une fumée de cheminée. Le brun était monté dans sa chambre, Jessica l'avait suivi avec appréhension. Il avait passé le seuil de la pièce mais la jeune femme était restée bloquée sur le seuil, incapable de bouger. L'Ombre était toujours là, envahissant la chambre. Elle avait une odeur piquante de cigarette et de pourriture. Elle devenait plus épaisse, troublant les contours du corps de Castiel jusqu'à finalement l'envelopper entièrement. Elle le faisait disparaître. Jessica l'appelait en vain, criant dans la maison vide le prénom de son ami.
Soudain, la fumée a pris la forme d'un homme qui s'est précipité vers elle comme dans un monstre dans un foutu film d'horreur. La blonde a senti son haleine glacée effleurer son visage, ce parfum âcre de tabac.
«Il est à moi. Il est heureux grâce à moi. Il n'a pas besoin de toi.»
L'odeur de pourriture, de charogne lui brûlait le nez. Elle a senti un liquide chaud et épais couler sur ses lèvres. Jessica a pensé qu'elle pleurait.
Il se tenait sur le seuil, lui cachait la vue du brun mais la jeune femme l'a aperçu. Allongé sur son lit, il ressemblait à un mort que l'on veille, les mains nouées sur son ventre et les jambes bien droites sous le couvre-lit tendu. Cette vision a fait monter des larmes à ses yeux.
«Disparaît de sa vie. Ne t'approche plus de lui. Plus jamais. Je suis puissant, pour le garder je te ferais cracher du sang et mordre la poussière. Tu n'es rien pour moi. Pour lui. DISPARAÎT. DISPARAÎT.»
Jessica frotte plus fort son visage sous l'eau tiède, le sang caillé se dilue lentement et teinte la vasque en faïence blanche.
C'est absurde de penser que sa nausée a été provoquée par Lui mais Il…
Elle déglutit.
Cette nuit a été un enfer.
Jessica a envie de voir Sam mais plus encore, elle a besoin d'aller voir Castiel pour vérifier comment il va. Une Moore ne fuit pas et ne tourne pas le dos aux problèmes sinon, elle n'aurait jamais fait sa thèse de doctorat sur l'architecture de Butler. Et sa grand-tante Millie n'aurait pas ouvert sa boutique de pâtisseries vegan à Meadville malgré les refus de prêts des banques environnantes. Elle ne gagnerait pas aujourd'hui près de six cent mille dollars par an ce qui lui a permis d'envoyer ses deux enfants à l'université sans prêt bancaire.
Jessica est une Moore et elle prend le taureau par les cornes comme son arrière-grand-oncle.
La jeune femme jette un regard à sa montre, posée dans le petit plateau à bijoux sur le plan de travail. Cinq heures trente. Trop tôt pour aller sonner chez son ami, trop tôt pour faire… quoi que ce soit. Elle soupire et retourne se coucher après avoir jeté l'oreiller souillé par terre, là où elle ne peut pas voir le sang sur la taie en coton bleu.
Jessica jette un regard à l'autre moitié vide du matelas et effleure distraitement les draps du plat de la main. Elle a envie de voir Sam.
Une fois encore pour rappel, l'ensemble des éléments concernant le vaudou mentionnés ci-dessous sont principalement issus de l'ouvrage Le vaudou haïtien, une étude ethnologique rédigée par Alfred Métraux (Gallimard, 2003). Même si mon histoire reste un récit de fiction, les événements décrits sont parfaitement documentés y compris dans leurs aspects les plus spectaculaires comme le sacrifice de l'amant de Philippe ou encore le rêve de Dean dans lequel Damballa prend l'apparence d'une personne connue. Concernant la création du wanga (le talisman) comme un moyen de survivance pour un bokor, il s'agit d'une note que j'ai lue dans un article sur internet. Je n'ai pas réussi à remettre la main pour vous donner la référence bibliographique exacte. Je cherche encore…
PS: Marie Laveau a effectivement tenu une maison close à une période de sa vie en parallèle de son activité de coiffeuse.
