TW : dépression et idées suicidaires
Fond musical : « Cum dederit » du Nisi Dominus de Vivaldi, « In Noctem » de Nicholas Hooper dans Harry Potter et le Prince de Sang-mêlé, le trope « I go on » dans Mass de Bernstein, le « Libera me » de Fauré
Je me suis rendue compte entre deux chapitres qu'à l'époque où je place l'histoire (sous le règne d'Amenhotep III, vers -1400/-1350), la capitale était Memphis et non Thèbes, donc bien plus au Nord. Cela n'a aucun impact sur le récit, donc j'ai changé sans complexe.
Durant les semaines qui suivirent, Paneb n'eut pas à regretter d'avoir laissé Nani visiter l'esclave. Il ignorait ce qu'elle lui avait dit, mais cela avait visiblement porté ses fruits. Le Cananéen semblait toujours la proie d'une immense tristesse, mais ce n'était plus le vide profond qui avait habité son visage. Il ne souriait pas plus qu'avant, et ne parlait guère plus, mais Paneb n'était généralement plus obligé de le forcer à se nourrir, ce qui était un progrès majeur. Il demeurait persuadé que si le jeune homme mourrait sous sa garde, on lui en demanderait des comptes un jour.
Joseph, lui, ne savait que penser de la visite de Nani. La douceur et la compassion dont elle avait fait preuve envers lui avaient allumé une minuscule flamme d'espérance dans son âme meurtrie, mais cette flamme était si petite que le désespoir qui le submergeait souvent lui semblait d'autant plus immense. Il s'y raccrochait cependant instinctivement. Quelqu'un pensait encore du bien de lui en ce bas-monde. Elle avait dit que tout le domaine pensait du bien de lui. Elle avait dit qu'il avait de la valeur à leurs yeux. Cela comptait sans doute pour quelque chose, non ?
Mais sa visite avait aussi réveillé quelque chose de plus terrible. Face à elle, pour la première fois, il avait clamé son innocence. Pendant un an, il avait été presqu'incapable de parler, et la compassion dont elle avait fait preuve à son égard avait brisé une digue. Le besoin irrépressible de clamer son innocence s'était précipité dans la faille, et pour la première fois, il avait pu dire à voix haute ce qu'il n'avait même pas pu penser jusque-là : il n'avait pas fait ce dont on l'accusait. Il était innocent. Et elle l'avait cru. Elle avait dit qu'elle ne l'avait jamais cru coupable, que personne ne l'avait jamais cru coupable. A part Putiphar.
Un an avait passé, sans qu'il parvienne à faire son deuil. Encore maintenant, il aurait tout fait, tout subi pour que Putiphar lui accorde à nouveau son estime. Que Nani et les autres habitants du domaine le croient et le sachent innocent lui ôtait un poids plus grand qu'il n'aurait imaginé, mais son âme demeurait alourdie par la certitude que Putiphar, lui, le croyait coupable. Pendant une année, il s'était convaincu qu'il avait mal lu les signes, qu'il n'avait vu que ce qu'il avait souhaité voir. Il avait tâché de se convaincre que Putiphar ne l'avait jamais aimé, ne l'avait jamais estimé, n'avait jamais envisagé de le libérer, et encore moins de l'adopter.
Le discours de Nani lui confirmait qu'il ne s'était pas trompé. Au détail près qu'il n'avait jamais parlé de l'affranchir, Putiphar l'avait bel et bien traité comme un fils, comme un héritier, plutôt que comme un serviteur. Putiphar avait laissé penser à tout le monde qu'il l'estimait, et qu'il l'aimait. Cela ne rendait la chose que plus douloureuse. Que Zuleika lui fasse du mal, Joseph s'en moquait. Il ne l'avait jamais aimée, il ne lui avait jamais fait confiance. Il lui était désormais parfaitement indifférent : elle ne méritait même pas sa haine. Mais que Putiphar, qu'il avait aimé autant que son propre père, le renie ainsi après l'avoir distingué comme il l'avait fait… Nani avait raison, et il le savait : qu'il soit un esclave n'y changeait rien. Putiphar avait mal agi envers lui. Lui avait été un serviteur bon et loyal envers son maître. Il l'avait toujours servi avec fidélité et dévouement. Il ne l'avait jamais volé, il n'avait jamais rien exigé en retour, et il ne l'avait jamais trompé. La seule chose qu'il avait caché à son maître, c'étaient les sentiments qu'Asenath et lui partageaient, mais encore maintenant, il ne parvenait pas à regretter les baisers que lui avait donnés la jeune fille. Il n'avait pas mérité d'être battu, enfermé et oublié.
Putiphar l'avait bien mal récompensé de ses années de service, il était désormais bien obligé de le reconnaître. Pourquoi Putiphar lui avait-il accordé tant d'attention au fil des ans, songeait Joseph le soir en s'endormant. Si Putiphar avait maintenu entre eux l'habituelle distance maître-esclave, s'il ne lui avait pas accordé une si grande confiance, Joseph ne l'aurait pas aimé à ce point. Il aurait alors pu le haïr sans remords ni regrets. Mais Putiphar lui avait laissé croire qu'il l'aimait, et Joseph lui avait rendu cet amour. Il en voulait à Putiphar, terriblement, se rendit-il compte une nuit. Il lui en voulait, mais il ne parvenait pas à le haïr, et si son maître lui rendait un jour visite, s'il montrait seulement un peu de remord, Joseph était certain qu'il lui pardonnerait en un battement de cils tout le mal qu'il lui avait fait.
D'une certaine manière, il en voulait à Nani autant qu'il lui était reconnaissant de lui avoir ouvert les yeux. Des années plus tôt, quand ses frères l'avaient trahi, Joseph leur en avait voulu, bien sûr, mais il avait compris. Après tout, il avait sapé la confiance que leur père avait pour eux, il leur avait fait du mal. Il n'était pas certain que cela justifiât le mal qu'ils lui avaient fait, mais il lui avait semblé qu'il avait au moins en partie mérité d'être ainsi exilé, et il l'avait accepté.
Il avait tenté de se convaincre qu'il avait mérité la place où il était à présent, mais Nani l'avait forcée à voir la vérité en face. Il n'avait rien fait contre son maître, ni contre qui que ce soit, et il n'avait pas mérité d'être battu, jeté en prison, laissé pour mort. Il n'avait pas mérité son sort ! Mais s'il ne l'avait pas mérité, pourquoi le Seigneur lui cachait-Il Son Visage ? Pourquoi l'avait-Il oublié ? En larmes dans la nuit, il implora d'une voix forte :
- Mon Dieu, mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu abandonné ?
Prosterné, en larmes, et d'un cœur brisé, il pria longtemps. Mais seule la brise légère et les ronflements de son codétenu du moment lui répondirent.
Une seconde année passa, morne et grise, dans cette maison de douleur qu'était la prison. Joseph se sentait fatigué, usé. Obéissant, il continuait de travailler. Dieu l'oubliait et refusait de reprendre sa vie, il continuait donc sur cette route infinie dont il ne voyait pas le bout.
Quand commença la saison sèche, Nani revint. Joseph s'était rappelé qu'elle avait un frère qui demeurait à Memphis, et il avait appris que ce frère était marié à la sœur de Paneb. Le geôlier, qui aimait de mieux en mieux ce prisonnier triste et calme, avait autorisé la vieille femme à le visiter, sans même réclamer le pot-de-vin qu'il exigeait habituellement. Il n'avait bien sûr pas dédaigné pour autant l'outre d'excellente bière et les gâteaux au miel qu'elle avait apporté.
Nani avait beaucoup à raconter à Joseph. L'année écoulée avait été pour le moins mouvementée sur le domaine. Obéissant à la demande de Joseph l'année précédente, les fermiers ne s'étaient pas ouvertement révoltés, mais ils ne s'étaient certainement pas gênés pour mener la vie dure au nouvel intendant, choisi en urgence par Putiphar. Le pauvre homme, affirma Nani, n'était pas spécialement incompétent, mais il n'avait ni l'autorité naturelle, ni l'humilité, ni la connaissance du domaine qu'avait possédé Joseph. Il était arrivé juste avant les récoltes, et avait été jugé durement par les fermiers, qui l'avait trouvé arrogant et prétentieux, lui reprochant d'occuper illégitimement la place de Joseph. En entendant cela, celui-ci ne put retenir un soupir de compassion : son pauvre successeur n'avait pas eu la tâche facile, et s'il était touché de la confiance qu'on continuait à lui accorder, il n'était pas heureux d'avoir suscité une telle fronde. L'intendant avait tenu un peu plus un an et demi, mais avait finalement jeté l'éponge juste après les semailles.
A peu près au même moment, Asenath, après deux années passées chez son père, était finalement revenue chez son oncle, officiellement pour soigner sa tante : Zuleika, en effet, était atteinte depuis quelques temps d'un mal mystérieux, qui semblait la paralyser progressivement, et la faisait lentement sombrer dans la folie. La jeune femme avait on ne sait trop comment convaincu son oncle de la laisser nommer le nouvel intendant, et parce qu'ils faisaient confiance à la jeune femme, qui travaillait dur pour remettre le domaine en état, les fermiers s'étaient apaisés, et avaient accepté leur nouveau supérieur. Joseph ne pouvait qu'approuver : Asenath était l'héritière légitime du domaine, et il avait toujours su qu'elle serait un jour une maitresse formidable.
La jeune femme pensait-elle seulement encore à lui ? Il en doutait, et certainement, c'était pour le mieux. Elle avait toujours mérité mieux que lui. Maintenant qu'il n'était plus là pour la distraire, elle pourrait l'oublier et enfin trouver un époux digne d'elle. Ses pensées devaient se refléter sur son visage, car Nani lui serra la main l'air compatissant : il se rappela que la vieille femme avait toujours su qu'il était amoureux de la nièce du maître. Elle changea brutalement de sujet. Elle était persuadée qu'il devait s'évader. Les fermiers du domaine étaient tous d'accord pour le cacher le temps qu'il faudrait.
- Et après ? répondit Joseph avec lassitude. Je serai pourchassé, tué si on me rattrape ! Ceux qui me cacheraient seraient punis, et je refuse de faire souffrir d'autres pour mon confort. Je ne veux pas passer ma vie à regarder derrière mon épaule. Avec mes yeux, tu sais bien que je ne passerai jamais inaperçu.
- Nous pourrions te faire quitter le pays. Tous ceux qui ont un peu d'argent de côté sont prêts à se cotiser pour payer ton passage.
- Et pour aller où ? Je n'ai nulle part où aller ! Je n'ai plus personne en dehors d'Egypte ! Qu'ils gardent leur argent. C'est inutile.
- Mais enfin, tu ne vas pas passer ta vie à croupir ici ! insista la vieille femme. Ce n'est pas bien, ce n'est pas juste ! J'ai essayé de convaincre Putiphar de revenir sur sa décision, mais…
Elle laissa sa phrase en suspens. Il hésita, avant de demander d'une petite voix :
- Est-ce que… est-ce qu'il parle de moi ?
- Non, soupira-t-elle. Il a interdit qu'on prononce ton nom. Je suis désolée, Joseph.
Il hocha tristement la tête. Il était complètement renié, bien sûr. Il fallait bien apprendre à vivre avec. Il voulut poser la même question pour Asenath. Pensait-elle encore à lui ? Savait-elle qu'il était innocent ? Il ne put s'y résoudre. Si Asenath le méprisait, il savait qu'il ne supporterait pas de le savoir. Déjà, la visite de Nani touchait à sa fin. La vieille femme partit, et avec elle, la consolation qu'elle avait brièvement apportée, laissant Joseph se sentir soudain plus seul que jamais. La tête basse, il retourna à ses tâches et à sa mélancolie.
Pourquoi Dieu l'avait-Il abandonné ? Cette question tourmentait sans fin ses nuits, chaque nuit un peu plus. Il cherchait, encore et encore en lui-même, mais la réponse ne venait pas. Qu'avait-il fait pour être oublié ainsi ? Et certaines nuits, il lui semblait que la réponse ne viendrait que dans la mort. Sa vie ne valait plus rien, de toute façon. Il était temps d'en finir, décida-t-il une nuit. Il avait accès à la cuisine, il ne serait pas difficile d'y subtiliser un couteau le lendemain, et de le dissimuler dans son pagne. Le soir venu, il mettrait un terme à ses souffrances. Valait-il mieux se le plonger en plein cœur, ou se taillader les veines avec, il n'était pas certain, mais cela lui était égal. Pourquoi s'obstiner dans cette vie vide et inutile ? Il mourrait seul et oublié dans ce trou, alors autant abréger cette vie manquée. C'est concentré sur cette idée qu'il sombra dans le sommeil.
Il était à peine réveillé, à l'heure la plus sombre de la nuit, celle qui précède tout juste l'aurore, quand lui revint en mémoire un songe, la vision d'un presque-souvenir, d'un rêve à demi oublié, un combat terrible dans des ténèbres innommables.
Un cri de détresse dans la nuit, une Lumière éblouissante se levant sur le pays de l'ombre.
Une Voix douce comme le tonnerre qui gronde au lointain, brûlante comme le feu, fraîche comme l'eau, qui affirme : « Moi, Je Suis le Seigneur ton Dieu, tu n'auras pas d'autre dieu que Moi ! Voici que je mets devant toi la Vie et le bonheur, la mort et le malheur. Choisis la vie ! ».
Joseph ouvrit les yeux. Le choix était devant lui, presque tangible. Il pouvait croire que Dieu l'avait oublié, il pouvait même renier son Dieu, se détourner du Seigneur et choisir la mort : que faisait-Il pour lui, à part le punir, encore, et encore ? Ou bien, il pouvait choisir la Vie, continuer de Le servir, s'abandonner complètement à Sa Majesté, et chercher Sa Face, encore et toujours. Ne pas chercher à comprendre Ses desseins, mais travailler sans attendre d'autre récompense que celle de savoir qu'il faisait Sa Volonté.
Le tonnerre, rare dans ce pays, grondait au loin. Il se sentait usé, découragé, confus, fragile, tremblant, nu et sans défense contre le mal, mais il n'y avait qu'une seule réponse, qu'un seul choix possible. Sa vie n'était qu'un champ de ruines, les rêves de sa jeunesse auxquels il s'était accroché s'étaient depuis longtemps dissipés, et il avait perdu tout ce qu'il aimait. Mais il lui restait le Seigneur, et il lui fallait continuer, attendre dans l'espérance, persévérer, encore, et jour après jour Le célébrer.
Quelques semaines après la seconde visite de Nani, Paneb l'appela à nouveau. Enak, le scribe de la prison, s'était fait mordre par un serpent, et était alité pour plusieurs jours. Joseph murmura un mot de compassion, sans comprendre en quoi cela le concernait, jusqu'à ce que Paneb lui jette un paquet de cuir élimé. Joseph reconnut avec stupéfaction une vieille sacoche de scribe.
- Nani m'a laissé entendre que tu étais un scribe décent, tu vas le remplacer. Rien de cette sacoche ne sort de cette pièce sans mon autorisation. Tu travailles ici, et quand tu as fini, tu retournes à la cuisine. Me suis-je bien fait comprendre ?
Joseph hocha la tête et s'enquit de ce qu'il devait faire. Puis il s'accroupit dans un coin, et ouvrit la sacoche. Avec soin, il choisit un calame, le tailla, puis en quelques mouvements précis, prépara son encre. Ces préparatifs faits, il étala un papyrus neuf sur la tablette de bois, et s'attaqua à la tâche qui lui avait été confiée avec une exaltation qui ne lui était plus familière.
Il y avait plus de deux ans qu'il n'avait ni lu, ni écrit quoi que ce soit, mais cela avait son quotidien pendant près de sept ans, et il est des choses qui ne s'oublient pas si aisément. Les tâches n'étaient pas difficiles, mais Joseph n'avait rien eu de si stimulant depuis plus de deux ans, et cela lui fit plus de bien qu'il n'aurait cru. Lire, écrire, et compter étaient des savoirs précieux, relativement peu répandus, des savoirs qu'il maitrisait à la perfection. Peut-être Nani avait-elle raison, peut-être avait-il encore un peu de valeur. Il s'appliqua sur son travail, savourant le poids du calame dans sa main, l'odeur du papyrus, le geste précis qui imprimait dans le réel une pensée. Ce n'était que temporaire, il devait en profiter tant qu'il le pouvait.
Trois jours, Joseph passa ses matinées dans la pièce d'où Paneb dirigeait sa prison, avant de retourner remplir ses devoirs usuels à la cuisine. Le quatrième jour, il apprit que Enak avait succombé à la morsure. Ce n'était pas une surprise : les morsures de serpent étaient on ne peut plus courantes, et les patients avaient une chance sur deux d'en réchapper. Joseph inclina la tête par respect pour l'esprit du défunt, et attendit que Paneb poursuive. Le geôlier était satisfait du travail que le jeune prisonnier avait fourni pendant ces trois jours. Il se proposait de confier à Joseph la charge qui avait été celle d'Enak de manière plus permanente. Si le jeune homme se montrait à la hauteur, Paneb n'aurait pas à se préoccuper d'engager un remplaçant, et s'il s'avérait qu'il n'était pas aussi doué que Nani l'avait laissé entendre, les affaires urgentes seraient tout de même traitées le temps que Paneb engage un autre.
Le geôlier n'eut pas à regretter son pari. Après tout, même s'il n'avait jamais passé les examens officiels, Joseph était un scribe de premier ordre, et si sa première semaine fut quelque peu chaotique – Paneb ne l'avait pas complètement déchargé de toutes ses tâches à la cuisine – il ne lui fallut que quelques semaines pour atteindre un rythme tout à fait honorable. Il s'occupait de tenir les comptes, écrire les rapports et correspondances que Paneb devait à sa hiérarchie, tenir l'inventaire des provisions, et garder à jour les informations sur les gardes et les prisonniers. Les premières semaines, il avait dû se familiariser avec le système de classement de Enak, et était vite arrivé à la conclusion que le scribe défunt n'avait pas été très ordonné, forçant Joseph à implémenter son propre système en plus de sa charge habituelle.
Il avait également dû mettre de l'ordre dans les comptes, et Enak avait encore baissé dans son estime. Charitablement, Joseph avait préféré mettre sur le compte de l'incompétence les erreurs qu'il avait relevé dans les comptes des mois précédents, plutôt que sur la malversation qu'il soupçonnait. Enak était mort, et mettre en lumière ses fautes les aurait faites retomber sur sa veuve, qui restait seule avec deux enfants en bas-âge. Elle avait assez à faire pour que Joseph ne dénonce pas le mort sans certitude.
Ses nouvelles tâches n'étaient rien face à ses anciennes responsabilités d'intendant. Autrefois, il les aurait même qualifiées de fastidieuses : contrairement à ceux du domaine, les comptes de la prison étaient particulièrement répétitifs et ennuyeux à tenir. Il en était pourtant reconnaissant : le travail exigeait une certaine concentration, et le distrayait de ses sombres pensées. La première année, son esprit s'était comme figé, bloqué sur une unique pensée : la douleur. Le travail machinal de la cuisine, qui n'exigeait aucun talent particulier, suffisait à le détourner momentanément. La deuxième année, après la visite de Nani, les travaux ménagers lui avaient laissé une certaine latitude pour méditer sur ce qu'elle lui avait dit, mais les derniers mois en avaient été insupportables. Une fois qu'il avait eu digéré l'idée qu'il était innocent, et que Putiphar lui faisait payer le prix de ses propres faiblesses, son esprit avait continué à ronger cet os sans pouvoir s'en nourrir, et il avait lentement replongé dans le désespoir.
Il répugnait à se réjouir des malheurs d'un autre, mais il devait admettre que la mort d'Enak était arrivée à point nommé. Stimulé, son esprit s'était comme réveillé, et il se souvenait combien il avait toujours aimé apprendre. Il s'était souvenu qu'en toute chose, il y a toujours quelque chose à apprendre. Ecrire les rapports sous la dictée de Paneb n'était pas exaltant, certes, mais c'était l'occasion d'en apprendre plus sur le système politique. Du temps où il était intendant, il n'avait pas souvent eu affaire à l'administration égyptienne. Il déclarait les revenus du domaine pour le prélèvement des impôts, et il avait une certaine connaissance du fonctionnement des maisons de commerce. Il avait également une connaissance basique de la hiérarchie, mais n'était jamais entré dans le détail.
Auprès de Paneb, qui répondait avec une étonnante patience à ses questions, il découvrit les joies de l'administration égyptienne, qui était particulièrement complexe. Bien sûr, toute nouveauté finit par perdre de son attrait, mais l'administration égyptienne étant ce qu'elle était, il avait le sentiment qu'il pourrait y travailler des années sans jamais en saisir tous les détours.
La route lui semblait toujours infinie, mais au moins ce détour inattendu le détournait pour un moment de ses mornes pensées, et pour l'heure, il devait s'en contenter.
Voilà pour cette semaine. N'hésitez pas à commenter, je serais curieuse de connaitre vos avis.
Note historique : à priori, malgré la corruption, l'administration égyptienne était remarquablement bien organisée.
Je me suis rendue compte entre deux chapitres qu'à l'époque où je place l'histoire (sous le règne d'Amenhotep III, vers -1400/-1350), la capitale était Memphis et non Thèbes, donc bien plus au Nord. Cela n'a aucun impact sur le récit à ce stade, donc j'ai changé sans complexe. (Vous n'aviez peut-être même pas remarqué le changement).
« Enak » sonne plus grec qu'Egyptien, mais c'est bien sûr une référence au compagnon d'Alix dans la BD éponyme. C'est un des rares noms que je ne tire ni de la tradition, ni de la page « noms et prénoms égyptiens dans l'Antiquité ».
A propos des idées suicidaires de Joseph, on va dire que son ange gardien fait globalement du bon boulot. Dans la vraie vie, parler avec ses proches, un psy, un confesseur, c'est quand même plus sûr. Si vous vous reconnaissez dans ce genre de désespoir, n'oubliez pas que vous n'êtes pas seuls, et qu'il y a des structures dédiées pour vous épauler.
