Hey !
Alors. J'ai peut-être oublié de poster hier. Ce sont des choses qui arrivent. Je suis un peu trop à fond dans mon camp nano. (Mais j'ai grave hâte de vous faire lire ce que j'ai écrit.)
Encore merci à Ya pour sa relecture !
Bonne lecture !
Deux oiseaux contre le monde
Asra
.
Le silence s'enroule autour d'Asra aussi sûrement que la couette froide qui l'écrase. Il inspire, ferme les yeux. Écoute les bruits d'eau qui ruissellent le long des murs.
Elle est trop grande, cette chambre. Élancée comme un couloir étroit, habillée d'une armoire immense, de tapisseries assombries par la nuit. Il n'a pas fermé le volet, mais le rideau ternit les couleurs qui l'enveloppent. La nuit est à sa porte. Elle lui semble si loin, pourtant.
Asra enfonce sa tête dans son oreiller.
Il a écouté sa mère et sa tante parler, après l'enterrement de Moui. Toutes ces histoires de frontières et de corps à rapatrier au Maroc. Des problèmes d'adultes qu'on tasse dès qu'il entre dans la pièce.
Sa mère a passé sa main dans ses cheveux avant de le serrer contre lui. C'était bizarre. Doux, un cocon tendre entre lui et le monde. Pourtant, une gêne tordue lui a noué les boyaux. Asra ne voulait pas sentir cette femme près de lui, ni la main de son père sur son épaule. Il a fait comme si de rien n'était, parce que c'est comme ça que le monde fonctionne. Puis il s'est éclipsé en haut, le souvenir de leurs doigts encore sur sa peau.
A l'heure du repas, il a avalé tout ce qu'il pouvait. Les plats de sa famille étaient délicieux. Il y a retrouvé les recettes de son enfance, des noms qu'il n'avait pas entendu depuis des années. Des épices, des légumes tendres, des pâtisseries qu'il a englouties sans compter, du pain, des saveurs sucrées sur son palais. Tout y est passé.
Il aurait dû être rassasié.
Mais Asra meurt d'envie de redescendre pour piocher dans le frigo.
Il n'a pas faim, pourtant. C'est autre chose. Un vide immense à combler. Il sent la peau tendue de son ventre, mais ça ne suffit pas. Et en même temps, c'est déjà trop. Il a envie de vomir.
Il remonte la couverture près de son visage.
C'est trop dans son corps. Trop de choses qu'il a engrangées, et cette culpabilité malade qui compresse son estomac. Asra n'aurait pas dû manger autant. Il entend le rire de son oncle, Il se laissera pas crever de faim, lui, il a dit, et il a envie de recracher toute cette nourriture. C'est trop, tout ce qu'il a mangé. C'est mal. Il n'arrivait pas à s'arrêter, c'était …
Il se retourne.
Son portable vibre. Il sursaute.
Son regard glisse péniblement vers l'écran, puis sa main, pour le rapprocher de son visage. Un semblant de sourire lui vient comme il reconnaît le son.
[Salut !
Muriel m'a dit pour ta grand-mère. Mes condoléances.]
Condoléances. Il a entendu ce mot tellement de fois, aujourd'hui. C'est formel, impersonnel. Le terme lui rappelle les couloirs froids des hôpitaux, cette odeur de propre infecte. Asra ne veut pas de condoléances.
[J'espère que ça va autant que possible.
Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, hésite pas. Je peux récupérer les cours pour toi si besoin, je te les mettrai dans la boîte aux lettres. Tu prends quel bus pour rentrer ?]
Il veut une étreinte qui efface le reste du monde.
[Enfin Muriel s'en occupera sûrement, je suppose.
Mais si t'as besoin de quoique ce soit d'autre, hésite pas.]
Quoi que ce soit.
Ses yeux se mouillent.
Asra a besoin de gens qui ne font pas semblant. D'un endroit où tout n'est pas une immense comédie, un ensemble de mots qu'on dit parce que c'est comme ça. Il veut que sa mère arrête de sourire devant lui, que son père ne murmure pas dans son dos, qu'ils cessent de le regarder comme s'il était encore le petit garçon enjoué qui plantait des noyaux d'abricots dans le jardin. Il veut…
Il veut une maison qui soit vraiment une maison. Pas une famille à laquelle il ne sait plus parler.
Parce qu'Asra ne sait pas à qui parler. S'il s'ouvre à Julian, qu'est-ce qu'il lui répondra ? Comment il réagira, s'il lui dit qu'il vit dans un monde de coton depuis des jours, qu'il ne comprend pas que Moui est morte alors qu'il ne l'a même pas vue à l'hôpital ? Qu'il a tellement mangé alors qu'il sait se contenir, d'habitude, qu'il sait tenir longtemps sans rien avaler et qu'il a l'horrible impression d'avoir échoué ? Il n'aurait pas dû manger comme ça, il a juste envie de tout recracher dans une bassine. Et en même temps, il voudrait aller s'enfermer dans la cuisine pour grappiller les restes. Même si l'idée le dégoûte.
C'est mal.
Non. Il ne peut pas dire ça à Julian. Ça l'inquiètera. L'apprenti pirate ne saurait pas quoi faire, ce serait juste horriblement gênant pour eux.
Ça passera, de toute façon. Il va juste attendre que les choses se tassent, et il lui proposera de passer à la maison. Il a envie de lui montrer sa chambre. Ses carnets. Ils pourraient regarder un film sur son ordi, posés dans son lit.
[Merci]
Il tape lentement, à la lumière de la nuit.
[C'est pas la grande forme mais ça va. L'enterrement s'est bien passé.
Désolé de pas t'en avoir parlé.]
[T'inquiètes, je comprends.]
Est-ce que Julian comprend, vraiment ? Ou est-ce que c'est juste une de ces phrases toutes faites que les gens sortent pour combler les silences ?
Il a perdu ses parents, lui. Alors peut-être, oui, peut-être qu'il peut vraiment comprendre.
[J'espère que le reste de ta famille va bien. Tu es avec eux, du coup ?]
[Oui. On dort dans la maison familiale.]
[C'est cool. Vous êtes tous ensemble ? Ton grand-père tient le coup ?]
Son grand-père. Ba jidi. Asra ne s'en souvient même pas, il était tout petit quand il est mort. Accident de voiture. ll n'avait pas encore fêté ses deux ans.
Sa mère n'a plus de parents. Et un jour, lui aussi, il n'en aura plus.
D'y penser, une sombre terreur le secoue. Il inspire.
C'est dans longtemps. Il y a peu de chance pour que ça arrive bientôt. Il sera vieux et même, si ça se trouve, il va mourir avant eux. Il n'aura peut-être jamais à connaître ce vide immense.
Oui. C'est loin, inutile de se prendre la tête avec ça.
[Il est mort quand j'étais petit.]
[Merde. Ça va pour tes parents ?]
[Ma mère tient le coup. Ça lui fait du bien d'être avec ses frères et sœurs, et mon père a pu venir.]
[Tant mieux.
Et toi, ça va ?]
Oui. Non. Asra ne sait pas. Le temps s'est arrêté de tourner depuis que son père est entré dans sa chambre. Il ne va ni mal ni bien, il va, et il attend.
[Mieux qu'il y a quelques jours.]
[Tant mieux.
Tu peux dire non si ça va pas, tu sais ?]
[Oui, t'inquiètes (◍•ᴗ•◍)
Je suis juste claqué. Mais j'arrive pas à dormir (ᗒᗩᗕ)]
le sommeil le fuit. Son ventre est trop tendu, il n'arrête pas de se retourner.
[Et si je te chantais une berceuse, ça aiderait ?
Ahah.]
L'idée lui tire un sourire. Il imagine Julian déclamer Frère Jacques sur la scène de la salle de répétition.
[Peut-être.]
Puis il visualise sa trogne rousse au-dessus de la sienne, sa bouche près de son oreille, et ce timbre bas qu'il prend parfois. Comme un long tremblement qui vient du fond de sa gorge et qui se fond dans son corps.
[J'ai le droit d'avoir envie de te prendre dans mes bras ?]
Asra se mord la lèvre. Le coude de Julian, calé sur le creux de sa taille, il peut presque le sentir.
[Oui.]
[Tu aimerais que je le fasse ?]
Il se mord la lèvre.
[Oui.
J'aimerais.]
[Je te prends dans mes bras, alors.
Et je chante contre ton oreille. Ce que tu veux.]
Le torse de Julian serait juste derrière lui. Il sentirait son souffle dans ses cheveux. Sa main contre la sienne. Son corps serait chaud, sa voix perdue dans son oreille. Il aurait envie qu'il embrasse sa peau. Est-ce que Julian le ferait ? Est-ce qu'il arriverait à dormir, s'il posait sa tête sur son épaule ? Elle a l'air toute maigre.
Ce lit est trop grand pour une seule personne. Cette maison bientôt vide l'effraie. Il a grandi ici, couru dans les couloirs sur toute la longueur de l'été, rit à gorge déployée dans le petit jardin, entre les plants de tomates et la piscine gonflable. Et maintenant, les murs vont s'endormir. Les meubles prendront la poussière.
[Tu vas devoir tenir un moment. J'ai du mal à m'endormir]
Est-ce que sa mère et ses adelphes comptent vendre la maison ? Non, il espère. Il ne veut pas l'imaginer. Il a rangé tous ses souvenirs dans les tiroirs de cette vieille bicoque.
[Je resterai toute la nuit.]
Ne plus venir ici, ce serait comme… Ce serait…
Il ne l'imagine tout simplement pas.
[Tu tiendrais ?]
[Evidemment.
Ne sous estime pas un futur étudiant en médecine ;^). Je me nourris principalement de café. Les nuits blanches ne me font pas peur.]
Asra inspire. Il remplit ses poumons de cette odeur qui imprègne l'habitation, jusque dans ses draps. Celle qu'il oublie à chaque fois qu'il s'en va.
Est-ce qu'il oubliera Moui, avec le temps ? Sa voix, ces mots en arabe qu'il n'entendait qu'ici ?
[C'est ce qu'on va voir (人 •͈ᴗ•͈) ]
La mémoire est traître, et le temps emporte tout ce qu'on ne peut pas tenir dans sa main. Asra le sait. S'il n'y avait pas ces photos de Ba jidi dans le salon, il ne saurait pas imaginer ses traits doux et ses cheveux grisonnants.
[Je caresse tes cheveux pendant que je chante. Juste derrière ton oreille.]
L'heure avance et l'angoisse, et Asra dessine la voix et la main de Julian au-dessus de son oreille. Il essaie d'oublier le reste. Le reste, ça disparaitra, c'est comme ça. Il n'y peut rien.
Il ferme les yeux, et il peut presque le sentir. La couverture est moins froide, son poids se mêle à celui de son compagnon imaginaire.
[-clip vocal-]
Un message enregistré. Asra cligne des yeux. Il hésite, baisse le volume de son téléphone. Puis il clique.
La voix qui glisse contre lui force un sourire contre sa bouche. Julian chante. Tout doux, dans une langue qu'il ne comprend pas. Pas du français, ni de l'anglais. C'est rond et ça l'emporte. Une berceuse courte. Il s'y noie.
Entre deux messages il la relance, et la voix de Julian éloigne pour un instant le silence de la maison endeuillée.
C'était à la fois triste et chou. Et normalement, le prochain chapitre sera chouette. Et il arrivera à temps. J'espère qu'il vous plaira !
(C'est toujours trop chouette de chercher des kaomoji pour Asra, j'adore écrire ses messages)
