Hey !
J'ai trouvé le cadeau de Julian. Je suis joie.
Merci à Ya pour sa relecture, et bonne lecture à vous !
Les petites voix
Julian
.
Julian déglutit.
Allez. C'est une journée comme les autres. Certes, il a dix-huit ans. Et alors ? Il a déjà pris des cuites bien avant sa majorité et il n'a ni le permis, ni l'intention de le passer. Il serait bien incapable de rester concentré sur la route, de toute façon. Un vrai danger, mieux vaut qu'il reste chez lui avec sa carte de bus et un vieux vélo. Le train, c'est toujours plus écologique que vingt voitures sur l'autoroute. Et bon courage pour réviser au volant d'une voiture.
Définitivement, dix-huit ans, ça ne change rien. Juste le sourire de Pasha, qui lui a souhaité un bon anniversaire à minuit cinq et quelques textos sur son portable, qui n'ont cessé de s'accumuler toute la journée.
[Joyeux anniversaire, chaton !
Tu voudras quelque chose en particulier pour ce soir ? Je peux passer à la boulangerie chercher un gâteau
Ou alors on peut sortir ;-)
Il y a un nouveau restaurant indien à côté de la maison]
Sa tante, toujours. Il a ignoré ces trois appels, chassé tant bien que mal l'angoisse grandissante en se plongeant dans ses cours du matin. Aujourd'hui c'est mercredi. Il a rendez-vous avec Asra l'après-midi. Asra qui s'est pressé contre lui au portail du lycée pour l'embrasser avant de courir rejoindre sa salle de cours. Son cœur a explosé - brièvement, alors qu'il le regardait s'éloigner, un sac à la main.
Et voilà qu'il l'attend, planté debout devant le café qu'il a choisi. C'est un coin tranquille sobre. Pas le genre d'établissement plein de boissons exotiques où Asra l'a déjà trainé, pour attraper ces drôles de billes du bout de sa paille. Il contemple la vitrine et les gens dedans, se demande s'il a bien fait de choisir un endroit aussi… Adulte ? Impersonnel ? Ce café qui ressemble à n'importe quel café.
Il aurait dû faire comme tout le monde et aller au Starbucks.
Mais c'est trop tard. Une joyeuse tête blanche apparaît dans son champ de vision, et Ilya se laisse prendre la main.
— Alors, ça fait quoi d'être majeur ?
— Mm, je peux faire légalement tout ce que je faisais déjà.
Il l'entend rire et oublie un instant cette journée qui, sans catastrophe, a pourtant mal commencé.
Mais l'angoisse retombe alors qu'ils se trouvent une table au calme. À l'étage. Près d'une fenêtre. Là où Julian peut regarder les gens passer dans la rue sale.
— Ça change pas grand-chose, il déclare en commandant son café.
Dix-huit ans, la majorité, l'âge adulte. Il aurait dû organiser une fête. Un truc énorme dont il se serait réveillé avec la moitié de ses souvenirs - peut-être moins. Ça lui aurait évité de penser. Ou alors il se serait levé au milieu de la nuit pour vomir dignement le contenu de son estomac.
— Tu vas pouvoir signer tes papiers tout seul.
— Mm, oui. C'est vrai.
Asra est adorable. Il pense aux documents scolaires, là où lui rêve d'une murge monumentale. Il est là avec ce sweat trop grand, ses boucles parfaites et son make-up de princesse, sa tenue pleine de rose, de bleu et de blanc qui attire l'attention des autres clients du café. Même le lait fraise qu'il a commandé est assorti à ses fringues, c'est…
Asra pense paperasse, logique. Et lui, il veut juste se mettre minable. Non, en fait, il est minable.
Julian ricane.
— Je suis toujours un lycéen en Terminale. J'ai même pas mon Bac.
Alors pourquoi ça le touche ? Dix-huit ans. Il dirait bien que ce n'est qu'un chiffre, il n'est plus vieux que d'un jour.
Dix-huit ans. C'était l'âge de ce type. Celui avec lequel il a couché la première fois. Et pourtant, il est loin d'avoir l'assurance que ce gars dégageait. Il fume ses clopes les doigts tremblants, pressés et- tiens, il pourra acheter ses cigarettes lui-même maintenant. Enfin, quand il aura de l'argent. Il faut vraiment qu'il s'occupe de ce dossier de bourse.
Voilà. Il pense alcool, baise et clope. Et Asra le regarde avec ces grands yeux mauves, ce regard de fouine. Il sent l'herbe, comme au premier jour où il l'a aperçu, et les bracelets suspendus à son poignet tintent quand il attrape son verre, toujours à deux mains. Avec cette délicatesse précieuse et précise.
Asra brille au milieu de la pièce, et Ilya ne comprend pas ce qu'il est venu faire là, avec un type comme lui.
— Tu verras la différence quand tu entreras en médecine, l'angelot lui répond.
— Oui. Quand je passerai mes journées entre les cours et le café.
— Tu passes déjà tes journées entre les cours et le café.
— Oui, mais j'ai encore le temps de dormir et de te voir.
Il glousse, et réalise aussitôt la stupidité de cette réponse. Et son fond de vérité.
En médecine, il n'aura plus de temps pour Asra. Ce sera boulot, dodo, et café autour d'un vieux sandwich pendant qu'il relira ses cours pleins de pattes de mouches. L'avance qu'il a pris ne suffira pas, et Asra…
Il aime Asra. Il adore chaque minute qu'il passe allongé contre lui, à partager des musiques et des secrets. Cette dernière année de répit n'aurait définitivement pas été la même sans lui. Mais Asra va rester, et lui, il va partir. Pour une fac de la ville la plus proche, certes. Mais il n'aura pas le temps de le voir. Fini, les rendez-vous cachés dans la régie, à siroter des Ice-Tea tièdes. Les baisers échangés l'oreille tendue, à l'affût du moindre bruit qui trahirait un témoin.
— J'arrêterai de dormir. C'est surfait.
Il termine son café d'une traite. Deux gâteaux arrivent, et il plonge sa cuillère dans une part de tarte au citron. Le sucre acide lui remplit la bouche.
— Tu ne vas pas survivre longtemps, sans sommeil, Asra le taquine.
— Je ferai une sieste. Dans les transports.
— C'est le meilleur moyen de rater ton arrêt.
— Ça me fera marcher.
— Donc, tu perdras du temps sur tes révisions.
Son regard plein de malice surmonte une part de banoffee crémeuse.
— Je réviserai au lieu de dormir la nuit. La boucle est bouclée.
Dehors les gens filent, et Ilya les observe. Ces adultes qui tracent la clope entre deux doigts, s'arrêtent, s'engueulent. Les nuages présagent un orage. Le gris du ciel se répercute sur le sol dallé, et il s'imagine seul dans ces rues, sa chemise pleine à craquer de note sous le bras, rentrer de la fac la tête plus remplie qu'un melon.
Est-ce qu'il arrivera à tenir les études et une vie de couple ?
— C'est l'heure d'ouvrir tes cadeaux.
La conversation dérive. Il a dû parler sans s'en rendre compte et, soudain, Asra lui tend un paquet. Le papier est à son image. Un carré de couleurs pétantes entourées d'un ruban plein de boucles. La ligne qui le fend est à peine de travers, mais le reste est impeccablement plié.
— Oh, tu… Mm, merci. C'est…
Bien sûr qu'Asra allait lui faire un cadeau. Pourtant, il ne l'attendait pas. Et il se retrouve à attraper l'objet avec toute la délicatesse dont il se sent capable, du bout des doigts, comme s'il risquait de se briser.
— C'est fragile ? il demande prudemment.
— Pas assez pour que tu le casses.
Et si ça ne lui plaisait pas ? Non, c'est stupide. Pourquoi il pense d'abord à ça ? Il n'a même pas ouvert le papier qu'il- stop. Ouvrir. Voilà ce qu'il doit faire.
Ses doigts attrapent le ruban. Ça lui serre le cœur de déchirer une si belle œuvre. Mais la surprise efface vite ce semblant de culpabilité.
Entre ces mains, protégé dans un carton, puis dans un papier délicat qu'il écarte, il trouve un bandeau noir au bout duquel pend un morceau de cuir.
Un cache-oeil.
Ce n'est pas le genre de babiole qu'on attrape en magasin pour se déguiser le soir d'halloween. La découpe est parfois maladroite, mais globalement bien exécutée, et il réalise en l'enfilant que l'objet est juste à sa taille.
— C'est toi qui l'a fait ? il demande.
— Oui.
Asra guette sa réaction, il sent.
— C'est du faux cuir, le garçon précise.
Faux ou pas, le résultat le laisse le cul par terre. Asra a fait ça, pour lui. A la main. Un cadeau que personne d'autre ne pourra jamais lui offrir. C'est unique.
— J'aurais bientôt la panoplie du parfait petit pirate.
Il rit. Se force à rire, alors qu'il caresse le cache-œil du pouce.
Mais à l'intérieur de lui, tout se brise.
C'est beau - et pas juste en termes d'esthétique. C'est…
Merde.
Asra le regarde avec ces yeux qui brillent, ces étoiles, ce sourire de petit renard et Ilya se demande ce qu'il a pu faire pour le mériter, parce qu'il ne voit pas. Il ne comprend pas qu'un garçon comme lui puisse s'intéresser au grand crétin qu'il est. Comment est-ce qu'ils ont pu tenir deux mois sans s'effondrer. Il est nul pour ce genre de choses, les relations humaines, l'amour. Il sait comme ça parle dans son dos, à raison, et Asra…
Asra mérite un petit ami qui aura du temps pour lui. Quelqu'un qui sache l'écouter. Qui ne fixera pas son gâteau à moitié mangé sans oser aborder ce sujet qu'il a soigneusement évité. Quelqu'un qui ne lui vaudra pas les rires et les rumeurs qui courent à leur sujet.
Pas un vieil étudiant le nez planté dans ses cours, qui dort trois heures la nuit et tient par la force du café.
— T'es incroyable.
Il le revoit au téléphone, sa petite voix qui récitait les lignes sous ses yeux. Oui, Ilya se souvient de tout ce qu'il a ressenti en l'entendant. Et lui, comme un con, il lui a parlé de sa diction. Pas du sens de ces mots, de ce choix et de tout ce qu'il signifiait pour lui, non. De sa manière d'articuler.
On ne choisit pas un texte de cette envergure sans une bonne raison. Julian le sait. Il connaît le sens du mot Jamais, lui aussi. Tout ce qu'il y a de terrible dans ces six lettres. Et il a préféré détourner les yeux.
Il y a des trésors chez Asra qu'il n'est pas capable de contempler.
— Je…
La porte n'est pas loin. Il pourrait juste avaler son café d'une traite et partir. Faire semblant de recevoir un appel de Pasha, ou de sa tante. De Natiqa - elle le couvrirait.
— Tu peux juste dire merci. C'est une réponse appropriée.
Il rit. Sa main vient chercher la sienne sur la table, ses doigts qu'il lui offre à contre-cœur. Sa peau douce. Il a juste à tenir sa paume pour sentir tout ce qu'Asra a d'amour à donner.
Et ça lui noue le ventre.
— Merci. Beaucoup.
Julian n'est pas à la hauteur pour ça.
— Ça change de l'intégrale de Pirates des Caraïbes, il plaisante.
— On te les a offertes ?
— Trois fois.
— Avec ou sans le quatrième film ?
Il retire aussitôt ses doigts, outré.
— Il n'y a pas de quatrième film.
Le rire d'Asra vole en éclat. Ses boucles s'agitent, et Ilya pourrait passer des heures à le regarder.
Mais combien de temps arrivera-t-il à le faire rire ? Oui, combien de temps avant qu'il ne le déçoive ? Parce que ça finira pas arriver, il le sait. Il n'est pas de sa trempe ni de son monde. Asra est trop doux et lui…
Lui, il détourne les yeux sur son reste de café froid.
Dehors, tout est toujours aussi gris. La pluie a commencé à tomber et les gens jurent et sortent leur parapluie, et Ilya réalise qu'il n'en a pas. Pas de quoi se protéger, ni abriter Asra.
Il termine sa part de gâteau, son cadeau posé sur ses jambes.
Asra ne touche plus au sien.
Il n'ose pas le lui faire remarquer.
Voilà. On sent qu'on arrive à la fin de la première partie, j'imagine ?
Il devrait rester quelque chose comme huit ou neuf chapitres. Et après… Vous verrez quand ça arrivera. Bref.
J'espère que ça vous a plu !
A la prochaine !
