Hey !
Et encore un chapitre. Il n'en reste plus que trois, ça va si vite. Je suis content d'avoir réussi à tenir le rythme jusqu'à maintenant - même si, définitivement, cette histoire est trop longue.
Merci à Ya pour sa relecture, et bonne lecture à vous !
Le début de la fin du monde
Julian
.
— J'ai merdé.
— Non, tu crois ?
Le cynisme de Natiqa est nettement moins amusant quand il se retourne contre lui. Mais Ilya est mal placé pour se plaindre. Il la regarde siroter son diabolo fraise, sa coiffure strictement serrée au-dessus de sa tête. Ça lui prend combien de temps, de faire une… ou un… Un chignon ? Oh, il ne sait même pas comment ça s'appelle.
— Tu devrais lui répondre. Il doit flipper dans son coin, le pauvre, elle commence.
Elle est toujours impeccable – ce qui ne l'empêche pas de se tenir en travers de sa chaise, les jambes passées sur l'accoudoir, son verre au bout des lèvres.
— Je sais pas quoi lui dire, Ilya déplore.
— Bonjour, déjà. C'est pas mal comme accroche.
Anged lui a sorti la même, à quelques mots près. Autant dire que ça ne l'aide pas. Mais Anged n'a jamais eu de petit ami, c'est la dernière personne à pouvoir comprendre ce qu'il ressent depuis- non, il préfère ne pas compter. C'est lâche, mais c'est toujours plus simple d'ignorer la date à laquelle il a commencé à ignorer Asra. Ça devient vertigineux.
— Quitte-le, si c'est ce que tu veux.
— C'est pas…
Oh, merde. Qu'est-ce qu'il veut ? Ilya ne sait pas. Il aime Asra, évidemment. Mais les sourires qui l'illuminaient lui tordent le ventre. Quand il l'aperçoit, il n'a plus envie que de se cacher - et c'est ce qu'il fait. Il l'évite et il se trouve des excuses moisies pour se convaincre qu'il n'a pas d'autre choix. Pas après l'avoir laissé sans nouvelles deux semaines.
Deux semaines.
Ilya n'a pas fait exprès. Il les a lus, ses messages, mais chaque fois l'angoisse et la culpabilité se sont disputées la place et il a reposé le téléphone. Asra lui raconte ses adorables vacances en bottes grenouilles, et lui, il repense à la soirée qu'il a passée sur les sièges arrière de la bagnole d'un presque inconnu.
Il ne peut pas ne pas le lui dire, ça l'anéantirait. C'était juste un coup de queue après deux – ou trois – bières, parce qu'il aime ce genre d'étreinte pressée, la drague enivrée et l'étroitesse des parkings. C'était… Ça n'avait rien à voir avec Asra. Il aime Asra.
— Alors va lui parler. Mais le laisse pas comme ça, Nat' soupire. Comment t'interpréterais ton silence, à sa place ?
— Je prendrai ça pour une rupture.
Ça lui est déjà arrivé. Un ex, quatre ans de plus que lui. Il aurait dû se douter qu'entre un marmot de troisième et un type à deux doigts de passer son bac, ça ne finirait pas bien. De toute façon, ça a duré moins d'un mois. La déception a été aussi intense que brève, dès qu'il a compris qu'il était à nouveau célibataire.
C'est drôle. Il y repense, et il réalise qu'il n'a pas l'habitude de sortir avec des gens plus jeunes que lui. En fait c'est tout le contrair-
Non, il digresse.
— Alors si tu veux pas le quitter, va lui parler.
— Et je lui dis quoi ?
— Je sais pas, Jules. Mais réfléchis avant d'ouvrir la bouche.
Réfléchir. Il ricane sec. C'est ce qui lui fait défaut, la plupart du temps, mais là… Là, Ilya a tellement merdé. Il se laisse tomber contre le dossier de sa chaise.
Il doit trouver Asra et tout lui dire. C'est la seule vraie bonne solution. Mais la question qui se pose ensuite, c'est : pourquoi est-ce qu'il ferait ça ? Pour voir son regard se briser, ses lèvres trembler ? Le regarder pleurer ? Non, ce serait horrible. Et en même temps, c'est trop tard pour effacer sa connerie. Il s'est enfoncé jusqu'au cou, à tromper et mentir. Ça commence à faire beaucoup de saloperies à avouer. Beaucoup de tâches sur le tableau, aussi.
Julian souffle contre sa tasse. Il a tout gâché, comme toujours.
— Il va me détester.
— T'as cherché.
Il n'aime pas quand Nat' a raison.
— Sérieux gars. Pourquoi t'es allé baiser avec ce type ?
Il déglutit. Ça ne sonne même pas comme un reproche, mais elle se tourne vers lui l'air sérieuse – et Natiqa n'est jamais sérieuse, ça fout les jetons. Il garde sa tasse contre ses lèvres, mais il devine à son poids qu'elle est vide. Plus de café donc, plus d'excuses pour se défiler. Le soleil cache les nuages et il baisse les yeux sur la pauvre petite table en ferraille.
Il n'a même pas de quoi prendre à manger avec le café. Sa tante est à sec et il ne lui reste pas grand chose des éconnomies qu'il a renflouées avec son anniversaire. Il a un trou dans son tee-shirt, les cheveux qui grattent. L'envie de prendre un autre café le démange.
Le tableau n'est définitivement pas reluisant. Pourtant, c'est ça qu'Asra aime. Ça.
— Je sais pas, il lâche.
Il pourrait dire que le type en question lui plaisait, et ce ne serait pas faux. Ilya a un faible pour les voix graves, les mains lourdes qui lui tirent les cheveux et les mecs autoritaires. Il sait quand quelqu'un va le remettre à sa place. Ça le fait frissonner de la tête aux pieds. Un courant électrique, une pulsion brusque. Il saute comme un lapin dans un piège.
Mais il aurait pu refuser. Le gars ne lui a pas forcé la main, à aucun moment Julian ne s'est senti obligé de faire ce qu'il a fait. Il l'a voulu. Tout en pensant à Asra et à sa bouille d'oisillon, il s'est levé et il-
— Tu sais pas pourquoi tu l'as trompé ?
Il a eu l'impression que c'était la chose à faire.
— Non, il lâche.
— Et pourquoi t'as rien dit ?
— Pour pas le blesser.
Comme si on lui avait confié un trésor incroyablement fragile, et qu'il l'avait brisé avant que les aléas du destin ne s'en chargent.
Ça ne pouvait pas bien finir, alors il a pris les devants.
— Si tu voulais pas le blesser, t'avais juste à garder ton pantalon devant ce type.
— C'est trop tard, de toute façon.
— Pour te rattraper, ouais.
Il accuse le coup.
— Mais t'arrangeras rien en te planquant. Si t'as pas envie de le quitter, qu'est-ce que t'attends pour aller lui parler ?
— Je peux pas me pointer comme ça.
— Si. T'as juste à lui envoyer un message. Tu lèves tes fesses et tu vas lui dire que t'as merdé.
— Tu comprends pas.
Elle dit ça comme si c'était facile, sauf qu'elle ne voit que cette minable petite histoire de cul. Ça va plus loin que ça. Ilya le sent chaque fois qu'il pose les yeux sur le grand sourire d'Asra, cette joie pétillante qui le secoue pire qu'un train dans la face. Asra est…
Putain.
Comment est-ce qu'il a pu croire que ça marcherait ?
— Non, effectivement. Je comprends pas que tu restes planté là comme si ça allait régler le problème.
— C'est pas ce que je veux dire.
Il inspire.
— Ça se serait forcément mal terminé.
— Qu'est-ce que t'en sais ?
Il en sait qu'il se connaît. Et qu'il connaît Asra. Qu'il va se casser en médecine, se détruire la santé à coup de révisions et de café. Qu'il n'a jamais su tenir ses relations et qu'il aurait dû s'en rappeler avant de se lancer là-dedans. Le garçon bohème n'est pas une exception.
— Tu m'as vu ? il ricane. Je suis jamais resté avec un gars plus de… Allez, deux mois ? Ça foire à chaque fois.
— Faut voir les cas que tu te trouves, aussi.
— Asra est pas un cas ! il rétorque, offusqué.
— Justement.
Il déteste comme elle plante ses mirettes droit sur lui. C'est plus facile de parler à Nat' quand elle mate le ciel, le paysage ou les meufs qui passent. Il a l'impression qu'elle essaie de lui faire dire un truc, comme un prof qui agite une réponse évidente sous le nez du crétin de la classe.
— Même. Ça aurait pas pu marcher. Asra est pas…
— Comme toi ?
Oui. En un sens. Et en même temps, c'est plus complexe, plus grand et plus terrifiant que ça. Mais Julian ne peut pas le dire avec des mots. Il le sent comme on sait qu'on a faim ou soif.
— Ouais.
— Donc tu veux rompre.
— Non.
Ce n'est pas qu'il veut quitter Asra.
— Mais y a pas d'autres solutions, il termine.
Cette fois, il affronte le regard de Natiqa. Deux secondes, avant de dériver à nouveau sur les contours de son maquillage. Du bleu partout qui lui va à merveille. La surveillante l'a déjà fait chier une ou deux fois, des histoires de tenue provocante et d'impertinence quand on le lui fait remarquer, mais elle s'en fout comme de son premier tampon. Elle avance dans la vie comme si rien de pouvait l'atteindre, c'est… incroyable. Il l'envie.
Julian a beau la jouer cool, il angoisse dès qu'on le fixe trop longtemps.
Et là, il commence à flipper.
— Quoi ? il demande.
— Laisse. C'est ton gars, tu fais comme tu veux, elle lâche.
Il croit d'abord qu'elle lui en veut, mais non. Les traits de Natiqa retrouvent leur détente habituelle alors qu'elle termine sa boisson. Pour autant, il sent qu'elle retient un truc. Des mots qu'elle avait sur le bout de la langue.
Il sait qu'il n'a pas envie de les entendre, alors il n'insiste pas.
Puisque son café est terminé, il sort l'appoint de son petit porte monnaie et l'abandonne sur la table en attendant le serveur. La conversation dérive sur le DS de mercredi, Anged et le dernier opus d'un jeu qu'elle attend. Des mots simples à enchaîner. Il envoie un texto à un des gars du club pour expliquer –| encore une fois – les raisons de son abandon. Ça lui retourne le ventre, mais il n'avait pas d'autre solution avec les examens qui approchent et-
Non. Il sait pourquoi il a lâché le club. Il n'aurait pas pu éviter Asra là-bas. Il imagine sa réaction au moment où il a appris la nouvelle, par quelqu'un d'autre.
Nat' a raison, il faut qu'il lui parle. Et le plus tôt sera le mieux.
