Hey !
(Je propose qu'on parte tous du principe que Dimanche-Lundi est un unique long jour. Comme ça je serai en retard moins souvent. Même si cette fois j'ai une bonne excuse : j'étais malade.)
Voilà un chapitre un peu chouette avec Asra et Julian pour cette semaine ! (déjà le dixième de la deuxième partie, ça va grave vite. J'espère que j'écris pas n'importe quoi et que c'est pas bourré d'incohérences. Bref !)
Merci à Ya pour sa relecture, et bonne lecture !
En décalé
Asra
.
Cette fois, aucune trace de Nadia et Lucio autour de la table. Asra en a choisie une tout près de la vitre, là où iel peut voir les passants défiler. Les gens se succèdent les uns aux autres, les groupes s'arrêtent parfois. Ils jettent un coup d'œil dedans. Iel se détourne et reporte son attention sur la table pour éviter de croiser leur regard.
Iel n'aime pas plus la foule qu'à l'époque. Et aujourd'hui, l'angoisse qui lea prend quand on lea fixe trop longtemps reste de longues minutes. Iel prend les rires pour lui sans vraiment en connaître la source. C'est une habitude qui ne lea lâche plus, depuis le lycée. Cette impression que le monde rit d'iel dans son dos. Qu'on décortique sa vie comme l'épisode d'une série. Qu'on la déchire et la broie. Qu'on l'en dépossède.
Mais le bruit d'une porte qu'on ouvre à la volée lea ramène au présent.
— Err... Salut. Désolé pour le retard, j'ai...
— Raté ton bus ?
Planté devant iel, Ilya rougit. Il ajuste ses boucles, retire son manteau et prend la place d'en face, le tout sans cesser de chercher une réponse acceptable.
— Oui, j'ai... Du mal avec les horaires.
Asra hoche la tête. À vrai dire, iel se moque de le voir arriver en retard ou en avance. Au moins, iel a eu le temps de choisir sa boisson. De réfléchir, aussi. Même si les questions qui tournent dans sa tête n'ont toujours pas trouvé de réponse.
Est-ce qu'iel en aura une, aujourd'hui ?
— Tu m'en veux ? le rouquin s'inquiète.
— Tu seras pardonné si tu règles à ma place.
— Oui, je… Err, je devrais pouvoir faire ça.
C'était une plaisanterie. Mais Asra ne le précise pas. Le sérieux absurde d'Ilya l'amuse. Son grand corps s'est encore allongé depuis le lycée, et sa démarche dégingandée lui donne des airs de personnage tiré tout droit d'un théâtre de marionnettes.
Comme la conversation commence sur des banalités, iel l'écoute d'une oreille, à moitié perdu·e dans ses pensées. Son regard tombe sur ses doigts d'araignées – Julian se ronge les ongles, iel remarque, et les peaux autour. Évidemment, il commande un café. Court, serré. Asra n'en saisit pas l'intérêt, ce n'est pas comme s'il enchaînait sur le travail après leur rendez-vous. Mais iel le soupçonne d'être accro à cette boisson, aussi sûrement que d'autres le sont au tabac, au sucre, à l'herbe ou à l'alcool.
— Tu fumes toujours ?
La question sort seule. Sur le visage d'Ilya, la surprise passe. Il ne devait pas s'attendre à ça.
— C'est important ?
— Pas spécialement.
— Je… Oui, toujours. À l'occasion. Pour déstresser.
Iel l'imagine vautré dans son canapé, les jambes croisées sur l'accoudoir, ses doigts noués autour d'un petit filtre orange qu'il presse incessamment contre sa boucle. L'image colle. Ça fait partie du personnage.
— Et toi ?
— Je n'ai jamais fumé.
— Jamais jamais ?
— Pas du tabac.
Ou pas seul. Et oui, Asra a toujours une réserve d'herbe quelque part dans son appartement. Un remède somme toute efficace pour chasser l'angoisse des jours qui approchent. Iel ne se souvient pas en avoir parlé à Ilya, à l'époque. Peut-être qu'iel l'a fait, la mémoire n'est pas une source toujours fiable. Ou peut-être que le drôle de renard l'a déduit à l'odeur qui devait sans doute flotter sur ses vêtements.
Ce sont de tout petits détails de leur vie. Pourtant, c'est par là qu'iel commence à retracer ce qu'iel a raté en six ans. Son ex petit ami perce le plafond, il alterne clope et café, a raté les études de médecine qui ont dû effacer des années de sa vie. Et maintenant, il chasse les petits boulots pour aligner les pièces qui paient le loyer.
Le temps des canettes de soda partagées en douce dans la régie lui semble brusquement loin.
— Et alors, la médecine ? iel reprend, les lèvres au bord de sa tasse.
— Un cauchemar. J'ai adoré.
Le rire lui prend le ventre. Ilya parle et agite sa main comme on commence une conte devant une assemblée d'enfants.
— J'ai redoublé la première année. Je devais manger une fois par jour, si Pasha me le rappelait et- on vivait pas encore ensemble, à l'époque. Mais elle m'envoyait des messages tous les soirs. Et elle déposait des courses dans ma boite aux lettres. Pas de gros trucs, juste ce qui passait par la fente. Avec des petits mots. C'était adorable.
Mais sa légende n'a ni début ni fin, c'est un ensemble de détails qu'il enfonce les un dans les autres. Un collage au charme imparfait qui avale l'attention d'Asra.
— Quand est-ce qu'elle a emménagé avec toi ?
— Il y a deux ans. Elle avait trouvé une fac dans le coin et à la maison…
Sa bouche se referme sur un mot qu'Asra n'entendra jamais.
— Depuis la maison, il se reprend, ça fait du trajet. On a trouvé un truc pas trop cher, ça m'a allégé le loyer et les factures. Et puis je trouvais ça triste, un appartement vide. Personne à la maison pour m'entendre répéter que j'allais échouer. Je suis sûr que ça manquait aussi à Pasha, de m'étouffer sous les oreillers du canapé.
La dynamique s'impose à Asra. Portia, un carré de tissu entre les mains, et le rire de son frère. Cette franche relation qu'iel leur a toujours imaginée – et n'a jamais vraiment eu l'occasion de vérifier. Iel l'aimait bien, Portia. Elles discutaient quand iel restait chez Julian. Et dans la cour, parfois. Etrangement, iel n'a jamais pensé à aller la voir pour chercher des réponses sur le comportement de son frère. C'est tant mieux, la pauvre n'avait rien à voir là-dedans.
— Je venais de lâcher la médecine quand elle est arrivée. Et depuis… En fait, rien n'a changé. Elle va à la fac tous les matins et j'essaie de gagner de quoi faire les courses. Bref, c'est pas glorieux. Je suis sûr que tu as tout un tas de choses autrement plus palpitantes à raconter.
— Pas vraiment.
Palpitante ? Ce n'est pas le mot d'Asra utiliserait pour décrire sa vie. En fait, les jours qui se succèdent sont comme une suite de nuages dans le ciel. Ils passent sans qu'iel ne les remarque et soudain, l'éther n'est plus le même. Le soleil s'est couché pendant des mois. Des années. Mais iel a retrouvé le matin en quittant le lycée et cette ambiance étouffante qu'iel a appris à détester. Ce jeu de rumeurs, d'amoures frustrantes qui l'enfonçaient dans un moule si loin de ce à quoi iel aspirait…
— Tu as eu ton bac, alors ? Oh, pardon, c'est une question stupide.
Certes. Mais Asra s'amuse de le voir rougir.
— Oui, et j'ai fait des études courtes.
— Des études d'art ?
— D'artisanat. Pour tester différentes méthodes. Et apprendre à gérer une entreprise.
Iel bricolait déjà depuis des années. Travailler seul·e, à son rythme, ça lui a plu. Ce n'était pas le chemin qu'iel imaginait plus jeune, mais ce n'est pas comme s'iel s'était rêvé·e une vie comme Ilya l'a fait avec la médecine. Non, iel a pris la route qui l'attirait, et iel continue sur cette voie sans s'inquiéter.
Sans s'inquiéter. Rien n'est plus faux, mais iel a appris à donner le change.
— J'ai rencontré des gens.
C'est encore ce qui résume le mieux ces dernières années. Plus que les études, ce sont les rencontres qui l'ont porté·e. Des conversations, des relations, des amoures qui l'ont nourri·e et blessé·e. Jusqu'à ce qu'iel comprenne…
Iel ne sait pas s'iel peut dire ça à Ilya. Muriel a pris la nouvelle comme si elle coulait de source, et la relation que Nadia entretient avec Lucio n'est pas loin de celle qu'iel partageait, avec Yel. Mais tout le monde ne comprend pas ce refus de s'en tenir à un seul partenaire.
— Lucio m'a dit…
Une phrase qui commence par Lucio ne peut pas bien se terminer.
— Que tu t'étais fait… larguer. Récemment.
Le plomb de l'ambiance lui passe dans le sang et emporte sa bonne humeur.
— C'est vrai.
Soudain tout est trouble. Les couleurs fanent et son iris peine à se poser sur les détails qui l'entourent. Iel revoit un sourire, des cheveux longs, une peau plus sombre que la sienne. Une voix qu'iel a peur d'oublier, avec le temps.
— Je suis désolé.
— Ce n'est pas de ta faute.
Haussant les épaules, Asra repose sa tasse vide.
— Ça arrive à tout le monde.
Iel se cache sous l'humour, qu'iel manie définitivement mieux que la sincérité. Iel n'est pas prêt·e à évoquer cette douleur devant Ilya. C'est peut-être mesquin de sa part, mais parler de quelqu'un qui l'a quitté·e à quelqu'un qui n'a même pas pris la peine de le faire… De toute façon, ça ne regarde qu'iel.
— On était ensemble depuis deux ans, et ça n'a pas marché, iel lâche simplement. Ce sont des choses qui arrivent.
— Err, certes…
Et comme Ilya semble perdre ses moyens, Asra y voit la parfaite occasion pour attaquer.
— En parlant de Lucio, il m'a dit la même chose à ton sujet.
— Oh. Mm, c'est compliqué, j'ai eu… Enfin, ça a duré moins de deux ans, dans mon cas. Je me suis spécialisé dans les relations courtes.
Sa main s'agite. Ses phalanges tapent sur le rebord de la table et l'impatience de son interlocuteurice pousse plus sûrement qu'une tige hors d'une graine. Ça, c'est la réaction de quelqu'un qui a des choses à raconter. Ou d'un gosse mis face à sa bêtise.
— J'ai déconné, Ilya avoue. C'était mérité.
— Déconné ?
— Oui, j'ai… Qu'est-ce que Lucio t'as raconté, exactement ?
— Je n'ai pas tout compris. Il a glissé ça entre deux histoires sur l'huile de coco qu'on lui aurait conseillé, pour traiter sa calvitie.
— Oh Seigneur. Il y a vraiment cru ?
Oui, et Asra en aurait rajouté une couche, si Nadia ne l'en avait pas empêché·e. Iel lui dépeint le spectacle auquel iel a eu droit, les éclats de voix de Lucio, furieux de constater que ses graves problèmes capillaires n'étaient pas pris au sérieux.
— Il est irrécupérable, Julian soupire. Et incroyablement crédule. Tu gagnes plus de temps à entrer dans son jeu qu'à essayer de lui expliquer que non, malgré tous les articles qu'il a trouvé sur Facebook, l'huile de ricin ne fera pas pousser sa barbe passé trente ans.
— C'est du vécu ?
— Si tu savais. Oh, est-ce qu'il t'a parlé de ce fameux cancer de la peau qu'il était persuadé d'avoir attrapé à la piscine ?
Asra se souvient vaguement d'une énième plainte de Nadia à ce sujet. Ce qui ne l'empêche pas d'encourager Ilya. Sa version de l'histoire, pleine de gestes et de rires acides, l'emporte. Iel lui fait voir l'expression paniquée de Lucio, les longs soupirs de Nadia. D'abord. Puis ces gestes le renvoient au lycée. Ilya a toujours été énergique, mais il a gagné en vivacité. Il manque de justesse de renverser un serveur, s'excuse trois fois et se rabat sur sa tasse de café, honteux. Comme à l'époque, quand il lâchait des mots qu'il regrettait aussitôt et les enterrait sous quelques bégaiements.
Il rit et se ramasse comme s'il venait de faire une erreur. C'est une dispute incessante qui oppose sa théâtralité et cette crainte étrange qu'il cache sous ses gestes.
— Tu n'as pas changé, Asra souffle alors qu'iel passe son sac en bandoulière autour de son épaule.
Sans comprendre, Ilya le fixe. Sa carte bleue entre les doigts. Le temps reprend brusquement son cours, alors qu'un gamin les double en criant, mais l'espace d'un instant…
Asra ne sait pas ce qu'iel a vu sur son visage. Mais iel l'a vu. Cet éclat. Cette expression d'Ilya qui fige ses traits quand une pensée le frappe.
— On remet ça ? le rouquin demande sur le pas du café.
Iel donnerait cher pour savoir ce qui lui a traversé l'esprit.
