Hey !
Pouf, chapitre. (Un jour je retrouverai un rythme régulier. Un jour. Ou alors le travail et les projets originaux ont définitivement pris le pas sur le reste de ma vie. Oups.)
Merci à Ya pour sa relecture !
Ce qui n'a pas changé
Julian
.
— Garde la monnaie, je te dis !
— Tatie, c'est tout ce qu'il te reste pour finir le mois.
— J'ai de quoi en tenir deux avec tout ce que vous m'avez mis dans le frigo.
Julian soupire. Le bruit des bracelets de sa tante, qui tintent chaque fois qu'elle agite la main, lui perce les oreiles. Il meurt d'envie d'attraper sa main pour le faire cesser. Pourquoi est-ce qu'elle doit toujours bouger quand elle parle ? Elle ne pourrait pas juste rester tranquille, pour une fois ? Merde.
Frustré, Ilya ravale sa colère. Le travail. C'est la faute au travail, tout ça. Après huit heures passées derrière une caisse, il n'a plus aucune patience.
— J'ai retrouvé du taf, Ilya lance, comme si ça justifiait son refus.
Il file dans la cuisine ranger les dernières courses qu'il a faites. La glace au fond du congélo, les pâtes dans le placard à réserve et les sauces dans la porte du frigo. Et ces petits pains italiens bizarres qui craquent sous la dent, qu'elle adore. Il lui en met quelques-uns dans un bol avant de le ramener devant le canapé.
— Oh, tu les as trouvés ! Tu es adorable.
— De rien.
Il fait des efforts pour rester poli, mais ça lui griffe le bout des mains, cette envie de gigoter. De grogner. Il voudrait se relever pour faire les cent pas, mais- Oh, tant pis, ce n'est pas sa tante qui va l'engueuler. À nouveau droit sur ses gambettes, le rouquin trottine droit vers la fenêtre.
— Le doc t'a dit quelque chose, pour la rémission ?
— Arrête, je n'ai pas envie de parler de ça maintenant. Déjà que je ne te vois pas souvent…
Ce n'est pas un reproche. Julian le sait. Mais ça pique fort, parce qu'il sait qu'elle a raison. Et en même temps, il trouve ce non reproche injuste.
— Et ton petit copain du moment ? Comment ça se passe avec lui ? sa tante reprend.
Iel. Ilya le pense. Il n'arrive pas à pousser les mots hors de ses lèvres. De toute façon, Tasya ne comprendrait pas. Et il ne se sent pas l'énergie de lui expliquer. S'il commence, elle va poser des questions indiscrètes sur Asra, du genre qu'il aimerait s'éviter.
Après coup, il se souvient qu'elle le connait déjà. Il l'a invité plusieurs fois, au lycée. Raison de plus pour ne rien dire.
— Ça se passe, il répond.
— Ça, c'est pas bon signe.
Il inspire.
— Ça se passe bien tata. C'est juste… Nouveau.
— Quand est-ce que tu nous le présente ?
— Plus tard.
Tasya tousse, et le ventre d'Ilya se retourne.
— Il est occupé, pour le moment. Avec les fêtes de fin d'année.
Ça lui écorche la bouche de mégenrer Asra. Est-ce que c'est une trahison ? L'ex étudiant en médecine sait qu'iel ne veut plus qu'on lea désigne comme ça, mais… merde, il y pensera plus tard. Sa tante tousse encore et il lui apporte un verre d'eau.
— Ça va ?
— Mais oui, ne t'inquiète pas pour moi ! Et tu l'as rencontré où, ce garçon ?
Ça y est, elle recommence à jouer les tatas collantes. Il a toujours détesté ça. Il ne saurait même pas l'expliquer, c'est juste… Parfois, il a l'impression qu'elle ne s'intéresse pas vraiment à lui. Que c'est juste une manière de faire, tout ça. Ces questions. Elle les pose, mais elle ne s'inquiète pas de sa réponse. Ou elle l'oublie aussitôt. Ou elle trouve le moyen de ramener l'histoire à elle. Pasha adore l'écouter parler, mais lui…
— Je te l'ai déjà dit, on s'est rencontrés dans un bar. C'était l'ami d'un ami.
Même s'ils ne se sont pas rencontré là, que Lucio et Asra ne sont pas amis et que lui non plus, il ne considère pas le blond comme son meilleur pote. C'est juste le seul qu'il ait. Sauf s'il compte Pasha, mais Pasha est sa petite sœur, ce serait tricher.
— Et ta sœur ? Elle ne me parle jamais de ses histoires.
— Elle a personne en ce moment. De toute façon, elle a la tête dans ses révisions.
— Ah, vous et vos études… Vous devriez prendre le temps de vous reposer. Il n'y a pas que les diplômes et le travail dans la vie. À trop garder la tête au boulot, quand vous la relèverez, vous aurez cinquante ans et un cancer. Regarde ce que ça a donné, pour moi.
Pasha est loin d'être aussi studieuse que lui, mais la mention du cancer lui serre les tripes. Ilya déteste quand Tasya l'évoque avec cette légèreté, on dirait qu'elle va… Enfin. Elle tousse encore. Bon sang.
— Tu devrais appeler ton médecin, il soupire.
— Je le vois la semaine prochaine. Et arrête de t'inquiéter. J'ai passé le pire, ce n'est pas une petite toux qui m'achèvera.
Tasya se redresse, enfonçant son dos dans le dossier du canapé. Elle n'a jamais été bien grande, mais sa carrure massive lui confère une présence imposante. Ça, et les chapeaux immenses qu'elle mettait parfois. Ceux qu'elle chopait pas chers dans une fripe, qui ressemblaient à des ornements de bourges. Elle a toujours voulu se faire passer pour une femme d'une classe sociale à laquelle elle n'appartenait pas. Et aujourd'hui, elle a l'air épuisée.
— Ton père avait bien compris ça, lui. Avec son bateau et son océan…
Non.
— Justement. S'il avait eu la tête au travail et pas en mer, il serait encore en vie, Julian la coupe.
Il n'en revient pas. Ces mots viennent vraiment de sortir de sa bouche. Il ne les pense même pas, c'est complètement stupide. Con. Son père aurait tout aussi bien pu prendre un camion en pleine face en rentrant du boulot. Ou crever d'un AVC à quarante ans.
— Pas faux, sa tante lui concède.
Pour une fois, il aurait voulu qu'elle s'oppose à lui. La faiblesse de son ton lui donne la nausée. Abattu, Ilya se laisse tomber à l'autre bout du canapé.
— Désolé. Je voulais juste dire… err, on fait ce qu'on peut avec Pasha. C'est bien, qu'elle étudie sérieusement. Elle aura un bon boulot.
Pas comme lui, qui enchaîne les CDD. Les rares fois où on lui a proposé des postes stables, les tâches lui semblaient irréalisables et il a refusé. Ce n'était pas à proprement parler de mauvais boulots, mais les compétences demandées… Enfin. Pour l'instant, il est tranquille jusqu'à la fin décembre, et vu les heures qu'il a fait, la prime de fin de contrat le mettra à l'aise pour un moment. Il ne va pas se plaindre.
— Je sais, Tasya soupire. Mais je m'inquiète pour vous. Il n'y a pas que le boulot, dans la vie.
Il la regarde, et il voit bien comme elle a raison. Elle a taffé comme elle a pu pour remplir leur assiette, toute sa vie. Mais elle est seule aujourd'hui. Il sent comme il lui pèse, cet appartement trop vide.
Si Lishka était encore en vie, c'est elle qui se serait occupée de sa mère. Mais sa mère, justement, l'a enterrée trop jeune. Cette famille gruyère a creusé plus de tombes qu'elle n'a vu d'enfants grandir. L'amertume de cette vérité achève Ilya.
— On pourrait mettre un film ce soir, il avance. Pasha termine ses cours à dix-huit heures, elle passera peut-être manger avec nous.
La banalité de ses propres propos lui saute au visage. Il n'a rien de mieux à dire à cette femme qui l'a élevé que des banalités. Ilya peut décrire des actions, proposer un programme. Mais il est incapable de lui parler de la personne qu'il aime ou de l'entendre raconter ce père dont le souvenir est trop flou. Tout ce qui le touche le fait fuir.
— Bonne idée. On devrait commander des pizzas, Tasya s'enjoue. C'est laquelle que ta sœur voulait toujours, quand elle était petite ? La trois-fromages ?
— La chèvre miel, il rétorque. Mais elle aime toutes celles qui dégoulinent. Et celles qui ont du basilic.
— Parfait ! Préviens-la, je vais appeler la pizzeria. Ils livrent à domicile. Vingt heures, tu penses que ce sera bon ?
Il hoche la tête. Une part de lui gratte à l'intérieur. Il pense qu'ils devraient les faire eux-même, ces pizzas. Il en a déjà cuisiné une fois, et il ne s'en est pas trop mal tiré. S'ils achètent, ce sera plus cher. Mais il a les moyens, au moins pour l'instant. Et de toute façon, sa tante va insister pour payer.
Marre de se prendre la tête. Ilya attrape son téléphone pour prévenir sa cadette, qui lui répond par l'affirmative. Puis il glisse, malgré lui, vers le compte Instagram d'Asra. Iel y a posté de nouveaux modèles de boucles d'oreilles fines et colorées. Des bijoux élégants qu'il imaginerait bien avec une de ses tenues sombres. Saon petit·e ami·e a de l'or au bout des doigts.
Est-ce qu'il pourra lea ramener ici un jour ? Représenter Asra a sa tante, et rire à nouveau autour d'une plâtrée de frites Picard ? Ce serait génial. Ilya n'aime pas scinder sa vie en deux. Et pourtant, il ne peut pas s'en empêcher, quand il s'agit d'amour. Pasha à déjà vu bien trop de types aller et venir à l'appart, même si c'était juste pour un verre.
— Vous voudrez des boissons ? Tasya crie depuis la cuisine.
Mais Asra… C'est naïf. Idiot, peut-être. Seulement, Julian voudrait que ce soit lea bon·ne. Cellui avec qui tout se passera bien, jusqu'à la fin. C'est peu de dire qu'iel est différent·e de ses exs. Plus sain·e, fort·e d'un respect que Julian ne cherche même plus chez ses partenaires. Alors, pour une fois, il veut y croire.
Peut-être qu'il tient vraiment une chance d'être heureux.
