Hey !

J'arrive enfin à retrouver un peu de régularité, alors voilà un nouveau chapitre ! (déjà le vingt-cinquième de cette partie. Qui sera sans doute plus longue que la première. Et je ne sais toujours pas comment je vais finir cette histoire. J'ai bien avancé, mais faut que je fasse un plan pour la fin.)

Bonne lecture !


Creuser trop loin sous le verni

Asra

.

— C'est très… cocon, comme endroit, commente Ilya.

Le café qu'Asra a choisi ne ressemble en rien aux bars que Julian fréquente. C'est un endroit cozy, avec des boissons bizarres et des gâteaux pleins de crème. À la place de l'habituelle banquette confortable, il y a des chaises, enfin, des sortes de chaises suspendues au plafond, des fauteuils pleins de coussins où Asra s'empresse de se nicher. Ilya a l'impression de voir un oiseau dans son nid. Malgré lui, il sourit.

— Ça te déplait ? demande-t-iel, au milieu des couleurs.

— Non.

Ça le change. Mais il aime observer Asra dans son milieu naturel. Et puis, un bar au milieu de l'après -midi… Pas qu'il n'a jamais pris de cuite à seize heures, mais il sait que ce n'est pas la meilleure idée pour un rendez-vous. Et puis, pourquoi est-ce qu'il pense aux bars ? Il y va pour draguer, pas pour passer un bon moment avec ses petits amis. Même si ça arrive. Enfin, en toute honnêteté, il y a surtout vécu ses plus grands drames. Du style J'emballe aux toilettes alors que mon petit ami est assis au comptoir. Ça avait quelque chose d'excitant, sur le moment. Ça l'était tout de suite moins quand il s'est rendu compte que son – désormais ex – partenaire l'attendait derrière la porte.

— Alors qu'est-ce que tu attends pour t'asseoir ? le taquine Asra.

C'est vrai, il est là, planté au milieu de la pièce. Comme s'il n'y trouvait pas sa place. Hésitant, Ilya s'approche, pose son sac près de la table que saon petit·e ami·e a choisi, et il s'assoit raide comme un piquet. Le pied qui vient taper contre le sien le fait frissonner.

Ils commandent et comme toujours, Asra choisit une boisson dont-il n'avait jamais entendu le nom.

— Alors, comment ça se passe avec les fêtes qui approchent ? reprend lea sorcière, une paille entre les lèvres.

— Tu seras étonné·e de savoir comme c'est facile d'enchainer les semaines de quarante deux heures, quand on a pris le coup.

— Facile, jusqu'au moment où tu retrouves un rythme normal.

— Ça, c'est le problème du Julian du futur.

Ce premier mois de relation se passe plutôt bien. Ils se voient comme ils peuvent, quand le travail d'Ilya ne l'étouffe pas et que celui d'Asra lui laisse deux minutes. Il voudrait lui proposer de l'aider à gérer ses commandes, mais quand il rentre chez lui, il est sur les rotules. Ses pauvres jambes ne le portent que jusqu'au lit, lit depuis lequel il envoie des messages à son partenaire.

Partenaire. Le mot roule bizarrement dans l'esprit de Julian. Mais il aime. Partenaire, lui et Asra. Comme deux bandits en fuite. Il s'imagine sur la route à ses côtés, la clope au bec, dans leur voiture décapotable. L'image lui plaît.

— Et ton projet de vêtements ? Tu l'as avancé ? demande Ilya, revenant à la réalité.

— Pas du tout. Je doute de pouvoir y toucher avant janvier, vu le boulot que j'ai, souffle Asra.

— Monsieur est très demandé.

Une seconde trop tard, il réalise son erreur.

— Err, pardon, je voulais dire… pas monsieur. Bien sûr, c'est juste… un vieux réflexe.

— Ce n'est pas grave.

Asra le regarde derrière sa paille. Iel n'a pas l'air vexé·e, et le liquide bleu sous ses yeux lui donne l'air d'une fée pleine de malice. Mais Ilya s'en veut quand même. C'est idiot. Ce n'est même pas comme s'il voyait Asra comme un homme. Il l'a connu·e comme ça, au lycée, mais aujourd'hui… Aujourd'hui c'est juste Asra. Il n'aurait pas d'autre mot pour lea décrire. Pas qu'il n'ai pas passé des soirées entières à faire des recherches Internet pour ça, celà dit. Et il avoue honteusement qu'il ne sait même pas comment Asra considère son genre. Mais si iel n'a jamais eu besoin de lui en parler, c'est que ce n'est pas si important, non ?

— Ce que je veux dire, reprend Julian, c'est que je suis… impressionné par tout ce que tu fais. Oui. Tu te donnes toujours les moyens de réussir. Tes bijoux, et ton entreprise… Je suis soufflé par tout le travail que tu réussis à abattre. Et je suis sûr que tu t'en sortiras aussi bien avec les vêtements.

Pour la première fois, Asra rougit. Il ouvre deux grands yeux surpris, ses lèvres suspendues autour de sa paille, et se détourne comme pour fuir les mots d'Ilya.

— On verra bien quand je m'y mettrai.

C'est rare. En fait, Ilya n'est pas sûr de lui avoir déjà vu cette expression. La vue lui chatouille le ventre et il sourit, distraitement, le poing contre sa joue. Oh, Asra est magnifique quand iel prend des couleurs. Mais plus que la vue, c'est l'idée de l'avoir touché·e qui l'enivre. Est-ce ce que ça veut dire que ses mots comptent pour iel ?

Leur boisson terminée, ils payent et abandonnent la jolie table et les miettes de leur petit bonheur là. Ilya ajuste sa chemise, Asra cache ses bras sous un sweat confortable et ils s'en vont marcher le long des rues, puis de la rivière non loin. L'hiver approche, et les jours raccourcissent. Le ciel est déjà sombre, pourtant, Julian n'a vraiment pas envie de rentrer. Alors ils suivent le cours d'eau.

— Rassure-moi, reprend le rouquin. Tu comptes quand même faire une pause dans le travail pour les fêtes de fin d'années ?

— Je dois envoyer toutes les commandes avant Noël. Alors si tout va bien, oui, je pourrais aller voir mes parents.

— Ils habitent toujours dans le coin ?

— Toujours.

Dans cette maison pleine de souvenirs, où il est si peu de fois entré. Julian le remarque, après coup, mais Asra ne lui a jamais présenté ses parents. Est-ce qu'iel avait honte de lui ? Pas que Julian ne comprenne pas, il sait qu'il n'est pas sortable. Mais lui, il était fier de lea présenter à sa tante. À sa sœur. De pouvoir prendre sa main et dire Voilà, c'est iel, Asra.

Est-ce qu'iel a déjà ressenti ça à son égard ?

— Il faudra que tu me les présentes, un jour, plaisante-t-il. Ce serait l'occasion, avec les fêtes…

Asra s'arrête net. Dans le début de nuit de l'hiver, ses boucles agitées par le vent qui souffle, iel braque sur lui ses mirettes insondables. Julian a l'impression d'avoir fait quelque chose de mal.

— Ou plus tard, se reprend-il. J'imagine que c'est un peu juste.

— La question n'est pas là.

Sa voix n'est pas neutre, mais elle est si petite, soudain. Sa bouche disparaît sous le repli de son sweat. Son visage semble rapetisser et Ilya se flagelle en pensée. Merde, Pourquoi est-ce qu'il a dit ça ? Ça fait à peine un mois qu'ils sont ensemble, c'est trop tôt, beaucoup trop tôt. Qu'est-ce qu'il croyait ?

Ce n'est pas parce qu'Asra a accepté de partager cette relation qu'iel a prévu de passer le restant de ses jours dans ses bras, à ronronner sur un canapé bas de gamme.

— Pardon, regrette Julian. Je suis stupide. Oublie.

— Tu n'es pas stupide, rétorque Asra.

— Mais je me monte la tête tout seul. Laisse, je sais que je ne suis pas le petit ami idéal. De toute façon, je ne suis sans doute pas le genre de personne que tes parents aimeraient voir au repas de famille, je-

— Arrête.

Le ton est ferme. Asra le rejoint en trois enjambées. Ses gambettes n'ont jamais parues aussi courtes.

— Je me moque de savoir si mes parents ont ou non envie de me voir sortir avec quelqu'un comme toi. Ce n'est pas à eux de décider qui je fréquente.

Ces mots. Ilya sent qu'iel les prononce pour le rassurer, mais c'est tout le contraire qui se produit. À aucun moment Asra ne lui dit qu'il a tort. Est-ce que c'est parce qu'iel n'a effectivement pas une haute opinion de lui ? Est-ce qu'iel le voit comme un raté sympathique, distrayant tout au plus ?

— Mais je n'aime pas parler de ça avec ma famille. C'est tout, conclut-iel.

Là, Julian tique.

— Comment-ça, tu n'aimes pas ?

— Ma vie personnelle ne les concerne pas.

— Mais c'est ta famille. Tu ne peux pas leur cacher éternellement tes relations.

— Jusqu'à présent, ça n'a pas posé de problème.

Au tour du rouquin de s'arrêter. Ses pieds crissent sur le gravier. Est-ce qu'il a bien entendu ?

— Attends, tu leur as jamais parlé de tes partenaires ?

— Non.

Asra hausse les épaules comme si c'était évident. Mais Julian ne le croit pas.

— Jamais jamais ?

— Je ne leur ai jamais présenté aucune des personnes avec qui j'ai eu une relation, insiste-t-iel. Ça ne les regarde pas.

— T'as jamais amené tes exs à un repas de famille ? Et ça les étonne pas ?

— Si, mais ils font avec. Ils sont bien assez occupés de leur côté, de toute façon.

Là, Julian ne comprend pas. Il n'est pas le premier à dire la vérité à Tasya – elle n'aurait que trop vite fait de la répéter – mais de là à ne rien dire… c'est invraisemblable. Ça l'agrippe, là. À la gorge.

— Et ton genre ? Ta transition, tu ne leur en parles pas ?

Ça, si, évidemment. C'est la réponse qu'Ilya attend. Lui-même, il n'aurait pas pu cacher une part aussi importante de lui à sa tante, encore moins à Pasha. Sans compter ses propres parents. Il ne peut malheureusement plus rien leur révéler, mais s'ils étaient encore là, il le ferait. Evidemment. Il aurait été tellement heureux de pouvoir leur présenter Asra, un soir de Noël, planté dans un maigre champ de neige.

— Non plus.

Julian ouvre de grands yeux. Asra reprend sa marche, agacé·e.

— Ce n'est pas comme s'ils pouvaient l'apprendre par quelqu'un d'autre, se justifie-t-iel. Je n'ai pas fait changer mon nom, et je n'ai aucune raison de modifier mes papiers. Je n'ai jamais eu envie de prendre d'hormones ou de faire d'opérations.

— Mais c'est ta famille ! insiste Julian.

— Et alors ?

Iel se presse. Le rouquin lea sent fuyant·e, comme un chien qui tire sur sa laisse. Il lui emboite le pas, malgré la profonde perplexité qui l'habite. Ce n'est pas possible. Il a mal compris, ou il lui manque un élément du puzzle.

— Ce sont les gens qui t'ont élevé·e. Tu ne peux pas les tenir loin de ça, c'est trop important, c'est…

— C'est privé. Et je n'aime pas mêler ma famille au reste de ma vie. C'est tout.

Asra ne se rend pas compte. Iel a eu la chance de grandir avec ses parents, iel. Ilya tuerait pouvoir revoir les siens. Il ne les entendra jamais lui dire comme ils sont fiers de lui ni ne leur présentera saon petit·e ami·e. Ils ne seront pas là quand Pasha obtiendra son diplôme. Il ne pourra jamais leur dire tout ce qu'il aurait voulu leur confier, ni compter sur eux pour l'aider à s'occuper de Tasya. Alors qu'Asra… Comment Asra peut profiter de tout ça et ne pas réaliser la chance qu'iel a ?

— C'est ta famille, répète-t-il.

— Je sais bien, merci.

Son ton devient cassant. Ilya ravale son incrédulité. Les mains dans les poches, il marche au côté de cellui qu'il ne reconnaît brusquement plus.

— Tu ne les aimes pas ?

Il entend Asra soupirer.

— Si, reprend-t-iel enfin. Mais je ne suis pas proche d'eux. C'est tout.

— Mais-

—Ilya. Est-ce qu'on peut parler d'autre chose ?

Cette fois, ni son ton ni ses mots ne laissent la place au doute. Le médecin raté déglutit. Il ne veut pas froisser Asra, ni lea blesser, encore moins lea forcer à déterrer des cadavres qu'iel n'est apparemment pas prêt·e à affronter. Mais cette histoire… Il n'en revient pas.

— Ce sont tes parents, insiste-t-il, une dernière fois. Tu n'en auras jamais d'autres.

C'est horrible à penser, mais Asra lui fait l'effet de ces gosses insupportables au lycée. Ceux qui râlaient parce que leur mère osait leur demander de l'aide pour ranger le lave-vaisselle. Que leur argent de poche de petit bourgeois n'était pas assez élevé, ou que leurs grands-parents les emmerdaient à les appeler le week-end pour prendre de leurs nouvelles. Ce nez plissé et ce ton agacé. Le dédain qu'ils affichaient à râler sur des familles qu'Ilya ne pouvait qu'imaginer.

Il n'a jamais eu le droit de savoir ce que c'était, une mère envahissante. Un père trop sévère parce qu'inquiet pour son avenir. Il n'a pour lui que des souvenirs tellement lointains. Un grand bateau, un repas de famille au soleil. Pasha minuscule dans ses langes. Il ne se souvient même plus de leur voix. Il ne pourra jamais compter sur leur amour ou leur soutien. Encore moins leur aide, s'il se retrouvait financièrement dans la merde. Il y a bien Tasya, mais c'est Tasya. Elle ne sera jamais la mère qu'il a perdue.

— Je sais.

Asra se remet à marcher, coupant court à la discussion. Derrière lui, Ilya hésite. Il observe sa silhouette fine sur le chemin de gravier, entourée de nuit. Son pas pressé qu'il finit par imiter. Il attrape sa main, comme pour se faire pardonner. Mais les doigts d'Asra serrés autour des siens n'enlèvent rien à l'amertume qui éprouve.

Noël approche. Et lui, il n'aura pas de parents pour l'accueillir le temps d'un week-end.