Hey !
Et voilà, avec un peu de retard (pour changer) un nouveau chapitre ! Le niveau de joie est moyen, on va pas se mentir. Ilya ne vit pas sa meilleure vie. (Heureusement qu'Asra est là) (il faut vraiment que j'arrête de faire des fanfics avec des noms de chapitre je me déteste au moment de les trouver)
Merci à Ya pour sa relecture, et bonne lecture à vous !
Des débris d'amour et de haine
Julian
.
Dans cette maison où Ilya a grandi, tout est trop gris. Il s'approche, caresse une table où la poussière a déjà commencé à se poser. Tasya n'avait pas ce buffet, quand il vivait là. Est-ce qu'elle l'a acheté après son départ ? Avec l'argent que son neveu lui coûtait ? De mémoire, elle n'a pas souvent renouvelé le mobilier. Pas du temps où il habitait ce salon minuscule. Il se rappelle encore de l'odeur qui partait de la cuisine et emplissait les chambres quand elle cuisinait. il avait beau ouvrir les fenêtres, elle ne s'en allait jamais complètement. Il y avait le reflux des tripoux qui pouvait coller aux murs trois jours durant, et le parfum sucré des gâteaux, toujours un peu trop cuits, mais ô combien délicieux.
— Par quoi est-ce que tu veux commencer ? demande Asra, posé·e sur le canapé.
Ilya déglutit. Ils sont seuls. Pasha a dû reprendre les cours et il lui a promis qu'il gérait tout. Elle pourra passer ce week-end, quand il aura fait un premier tour des affaires de Tasya, mais en attendant…
En attendant, il ne sait pas par quel bout prendre la charge qui s'impose. Une bouffée d'émotion lui monte dans le torse.
— Ilya…
Asra se lève aussitôt pour le prendre contre iel. Julian essaie de tenir. Il voudrait être fort et solide comme Tasya l'a été quand elle est venue les chercher, avec sa joie factice et son regard brisé. Mais cette tâche le dépasse. L'appartement minuscule lui semble soudain trop grand. Il n'a aucune idée de ce qu'il doit faire. Il y a les affaires de sa tante, les siennes et celles de sa soeur qu'ils n'ont jamais déménagées, les meubles, le bail, le ménage. Qu'est-ce qu'ils feront de ce qu'ils ne vendront pas ? Ils n'ont pas la place pour ce canapé dans son immeuble microscopique, et il ne sait même pas comment faire pour le déplacer. il n'a pas de voiture. Son permis, il l'a raté – comme tout le reste.
— Ça va aller, murmure Asra.
C'est faux, mais Ilya a besoin de l'entendre.
— Pardon. C'est juste… Il y a tellement à faire, je…
— On va procéder par étapes.
Ses mains dans celles d'Asra, le monde a l'air plus léger. Il inspire et se redresse, avant de se laisser emmener jusqu'au canapé.
— Quand une tâche a l'air insupportable, commence par la diviser en plusieurs parties abordables, explique saon petit·e ami·e. Comment tu t'y prenais, quand tu révisais tes partiels ?
Mal, puisqu'il a tout raté. Mais ce n'est pas la réponse qu'Asra attend. Ilya inspire.
— Je triais les chapitres en fonction du temps qu'il me restait et de leur taille. Et… Err, des rumeurs sur les sujets qui allaient tomber.
— Tu ne révisais pas tout ? s'étonne Asra.
— C'est impossible. À moins d'avoir une mémoire photographique ou de pouvoir tenir plusieurs mois dans dormir, il y a trop à apprendre.
Et pourtant, Dieu sait qu'il a essayé de ne pas dormir. Mais il se réveillait le matin sur sa table de révisions sans comprendre ce qui lui était arrivé. Parfois, il avait de l'encre sur la joue.
— On pourrait commencer par le salon, propose-t-il. C'est la pièce la plus grande. Si on s'y met à deux, on pourrait finir dans la journée.
— Bien.
— Il nous faut des sacs pour jeter ce qu'on ne garde pas. Je crois qu'il en reste dans la cuisine. Mais pour les meubles…
— J'appellerai Nadia pour tout ce qui nécessite la voiture. On amènera ceux qui sont trop abîmés à la déchèterie, et on va mettre des annonces en ligne pour les autres.
Ilya hoche la tête. Une part de lui refuse de suivre les plans d'Asra. Il ne veut pas que ces petits bouts de la vie de Tasya se retrouvent dispersés aux quatre vents, dans des maisons qui ne sauront rien d'elle. Il y a des souvenirs à lui emprisonnés dans ces tissus. Des rires de Pasha. Des tâches qui témoignent des repas qu'ils ont pris devant la télé.
Mais il n'a pas le choix. Il ne peut pas payer deux loyers.
Sur cet accord, ils commencent le tri. Plusieurs heures s'écoulent, entrecoupées de questions, de remarques et de premiers sacs de déchets qu'Asra descend au local poubelle. Ce sont principalement des papiers dont Tasya n'aura plus jamais l'utilité. Une plante qui a crevé, et de jolis objets qui ne sont que ça.
Une fois les placards vidés, Asra s'occupe des photos pour les annonces. Ilya récupère plusieurs dossiers qui occupaient une étagère, et il s'en va les trier dans sa chambre. Là, à l'ombre d'un jour qui décline, il ouvre les cartons et en sort encore des papiers dont il n'a que faire. Tasya avait une tendance à l'accumulation. En témoignent les dizaines de bracelets à ses poignets, ses vêtements pleins de motifs et son armoire pleine à craquer. Il fallait remplir, remplir, toujours remplir. Et bientôt tout sera si vide.
Dans cette pièce où il a en partie grandi, Ilya se pose. Il regarde son vieux lit. Cette fenêtre qui donne sur l'immeuble des voisins. Cette vue, c'est celle qu'il contemplait quand il parlait avec Asra au téléphone. C'est sur ce matelas qu'ils ont fait l'amour pour la première fois, et il rougit juste d'y penser. C'était tellement… Il n'a pas les mots pour ça, mais le sexe avec iel ne ressemblait pas à ce qu'il avait l'habitude de faire. C'était nouveau, de guider quelqu'un. D'avoir peur pour iel. La crainte de mal faire prenait le pas sur tout le reste. Etrangement, Ilya s'est toujours senti plus à l'aise avec les partenaires qui prenaient les décisions pour lui. Même si ces décisions ne lui convenaient pas toujours.
Il se détourne. Ce n'est pas le moment de penser à ça. À nouveau concentré sur ses affaires, il se penche et attrape de vieilles photos qui trainent. Les couleurs sont ternes, affaiblies par le poids des années. Mais il reconnaît le visage de sa tante. Le sien, aussi, et celui de Pasha. Un maigre sourire étire sa bouche. Ils étaient tous plus jeunes. L'avenir était encore plein de possibles, à l'époque.
À l'époque. Bon dieu, il n'est pas assez vieux pour dire ça.
Il commence à trier les clichés. N'en jette finalement aucun, trop attaché à ces souvenirs. Sa main se fige sur une photo. Là. Au bord d'une plage, une chevelure rousse coule sur une jolie robe d'été. La personne sous ses yeux est trop mince pour être Pasha. Trop jeune pour être Tasya. Mais elle leur ressemble.
Lishka.
Contrairement à lui, elle n'a pas vieilli. Le temps l'a figé à tout jamais. Son petit nez en trompette et ce regard rieur… Julian inspire. Son doigt glisse sur les contours de la robe. Il avait oublié la blancheur de sa peau. La forme serrée de ses boucles. Impossible de se souvenir de son rire ou de ses mimiques. Il n'y a qu'une tâche floue dans un coin de sa tête. Mais cette photo fait remonter le peu de souvenirs qu'il lui reste. Il revoit un pont. La pointe d'un bateau et le remous. Les vagues. Le soleil qui tape. L'écume, le sable, les criques. L'odeur du poisson grillé.
Les clichés suivants font trembler ces mains. Un visage carré, un début de barbe rousse et des cheveux attachés qui lui donnent l'impression de se voir plus vieux, dans un miroir.
Son père. C'est son père. Pavel Devorak. Ce visage, qu'il croyait avoir oublié, lui brûle les yeux. Toutes les photos qui suivent révèlent une partie de sa vie que Tasya a enfermée là. Sa mère qui le tient dans ses bras sur une photo, berce Pasha sur une autre. Une image floue où il devine le sable de la plage et le bonheur insouciant de deux parents qui ignoraient qu'ils allaient disparaître en mer.
Sa gorge se noue.
— Ilya ?
Un bruit de pas de fée arpente le couloir.
— J'ai fini de trier la vaisselle. Je pense qu'on pourra en ramener une partie à Emmaüs, mais pour les verres ébréchés et les couverts rouillés… Ilya ?
Ça monte. Ça monte et Ilya essaie de respirer, mais le nom qu'Asra prononce… La voix de sa mère lui revient, sur le bateau. Il sent sa main l'attraper alors qu'il se penche sur l'eau. Elle s'inquiétait toujours de le voir tomber.
— Ça va ?
— J'ai… J'ai trié les photos, se justifie-t-il.
Ça casse. Une barrière contre laquelle il se reposait sans le savoir. Une digue qui retenait la douleur depuis la mort de sa tante. Le vase ne fait pas que déborder, il se brise et Ilya se sent pleurer alors que deux bras arrivent autour de lui.
— Elle les a gardé tout ce temps. Elle…
Il n'y a pas que la douleur. C'est tout ce que Julian refoule sans le savoir qui cogne. Toutes ces pensées qu'il a ravalées, les jugeant déplacées ou superflues. Tous ces sentiments dont ils ne voulaient pas, ces moments de gêne qui lui donnaient envie de disparaître, ces colères qui l'empêchaient de réviser. C'est un autre lui qui se révèle et prend toute la place alors qu'il étouffe un sanglot.
— Elle avait des photos d'eux et elle ne nous les a jamais montrées, réalise-t-il.
— C'était sans doute trop douloureux pour elle de les regarder.
— Mais on avait le droit de les voir !
Ilya a à nouveau dix ans. Tasya le prend par la main et il ne veut pas croire qu'il vivra dans cette chambre mal agencée pour le reste de son enfance. Pasha pleure dans celle d'à côté, la nuit. Elle est si petite.
— Elle nous a toujours fait croire qu'elle les avait jetées. Même quand Pasha en demandait…
Il essuie ses joues, en vain.
— C'était toujours comme ça, avec Tasya. Elle évoquait mon père au pire moment, mais elle ne répondait jamais aux questions qu'on posait sur lui. Elle parlait toujours de sa pauvre fille qui était morte trop tôt, comme si elle était la seule à souffrir dans cette histoire. On avait perdu nos parents, bon sang, et elle… Il fallait tout le temps qu'elle nous fasse honte quand on invitait des gens !
Les mots et les souvenirs se heurtent, la rancœur se mêle à la peine et Ilya ne sait même plus ce qu'il ressent. Il n'y a qu'un trop plein qui déborde et tellement, tellement de souvenirs.
— Elle taxait le peu d'argent qu'elle me donnait, elle dépensait celui qu'elle n'avait pas et elle nous offrait des cadeaux qu'on aimait pas comme si ça pouvait effacer toutes ces soirées où elle nous laissait seuls. Elle avait des copains horribles, quand on était gamins. Pas méchants, mais…
L'odeur de l'alcool dans le salon, et ces types dont il n'a jamais retenu le nom. Ilya ne se sentait pas chez lui quand il les voyait. C'était rare qu'il les croise, aucun n'a jamais emménagé ici, mais il se sentait de trop chaque fois que Tasya ramenait ses petits amis à la maison. Il détestait les voir approcher Pasha, leur main trop grande sur son épaule lui donnait envie de se griffer la peau, quand ils l'invitaient à retourner dans sa chambre et fermaient la porte derrière lui. Ils aimaient bien Tasya, mais ses gosses ? Oui, qui a envie de devenir le nouveau père de deux orphelins intenables ? Qui veut consacrer son temps à une femme qui n'a toujours pas fini de pleurer sa fille ?
— Elle était toujours à côté de la plaque. Elle avait jamais le temps d'aider Pasha à faire ses devoirs, elle oubliait toujours de racheter du papier toilette ou des pâtes. Parfois elle commandait des pizzas en prétendant nous faire plaisir, mais c'est parce qu'elle avait pas fait les courses. Les placards étaient vides. Elle minimisait nos problèmes. Et même quand elle essayait de s'y intéresser, c'était une catastrophe.
Ilya se revoit rentrer après une mauvaise soirée. Il en a eu des petits copains pourris, il le sait, mais qui était là pour lui apprendre comment ses partenaires auraient dû le traiter ? Qui lui a appris à aimer correctement, à prendre soin de lui et des autres ? Qui dormait profondément quand il rentrait à deux heures du matin, à quinze ans ? Ou s'inquiétait à outrance et l'appelait dix fois ? Il n'y avait pas de juste milieu avec Tasya, elle était au choix étouffante ou absente, mais jamais présente quand il le fallait. Et quand elle a essayé, sincèrement, c'était trop tard. Ilya ne supportait plus sa présence. Même maintenant, elle est morte, c'est à lui de s'occuper de ses affaires. Est-ce qu'il a le droit de lui en vouloir pour ça ? C'est ridicule, mais c'est plus fort que lui.
— Elle était tellement égoïste.
Mais elle les a recueillis.
— Je suis là, murmure Asra, lui caressant les cheveux.
— Elle… Elle s'est occupée de nous parce qu'il fallait que quelqu'un le fasse, mais on avait toujours l'impression d'être de trop.
Il sait que c'est faux, Tasya les aimait vraiment. Mais son amour était plein de peine et elle la leur faisait porter. Ilya a dû se construire avec cette certitude d'être un poids dont elle avait écopé. Il n'y avait pas assez d'argent ou d'attention pour Pasha et lui. Pas assez de place.
Et maintenant.
Maintenant, Tasya est morte et il ne pourra plus jamais lui dire ce qu'il ressent. Il n'aura jamais d'excuses. Elle ne lui dira plus qu'elle l'aime en serrant son épaule. Il ne pourra pas la remercier de s'être occupée d'eux. Elle est morte et c'est un deuil de plus à faire.
Submergé par une colère qu'il ne différencie pas de la douleur, Ilya s'accroche à Asra comme à la dernière planche d'un navire qui coule.
