Hey !

Mon dieu, j'étais persuadé d'avoir posté ce chapitre. Mais apparemment pas ? Oups. Mm.

Merci à Ya pour la relecture ! Et bonne lecture à vous !


L'assurance et le doute

Julian

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Le plus étrange, après un deuil, c'est la manière dont la vie reprend son cours. Une fois les dernières affaires triées, Ilya doit retourner travailler. La librairie l'a repris pour un deux tiers temps, il s'occupe de la caisse huit heures trois fois par semaine. Pour six mois. Même si le salaire est juste, complété par les cours particuliers qu'il donne, il s'en sort bien. Il a encore le rendez-vous avec le notaire dans un mois, pour lequel il a posé des congés. Mais vu le peu que sa tante possédait, ce sera vite réglé. Il suppose ?

Oh. Ilya a vu tant de gens mourir, et il n'a pourtant pas la moindre idée de comment se déroule une succession.

Sortant du travail, il salue brièvement ses collègues et traîne sous son bras une surprise préparée pour Asra. Asra qu'il retrouve devant un supermarché tout près. Ils sortent rarement le soir. Quand ils se voient, c'est plutôt à la maison, ou dans son appartement minuscule, où ils cuisinent et s'embrassent toute la soirée. Asra n'aime pas le bruit, ni le côté étouffant des bars du centre ville. Iel préfère marcher tard au bord d'un lac, d'un canal ou dans un parc. Et c'est précisément ce que Julian a prévu. Ils vont acheter de quoi manger et boire. Ça leur coûtera moins cher qu'un restaurant. Et après...

— Alors, cette journée ?

Les yeux brillants d'Asra l'accueillent alors qu'il les croisent, et son univers se renverse. Il déglutit. Oh, iel est magnifique, dans sa tenue d'hiver. Son pantalon lâche cache les formes de son corps. Sa veste tombe sur ses cuisses et iel a l'air d'un adolescent dans ces vêtements trop grands. Ilya a envie de passer ses bras en dessous pour lea serrer contre lui.

— Comme un samedi. J'ai plus de jambes et je sais pas si j'ai mal au dos, aux épaules ou aux deux, rit Julian.

— Tu es sûr de vouloir sortir ? s'inquiète Asra.

— T'en fais pas. J'ai prévu de rester allongé.

Asra hausse un sourcil, et Ilya se reprend aussitôt.

— Pas allongé dans ce sens.

— Oui, oui, se moque lea sorcière.

— Je suis sérieux, je...

— Arrête de dire des bêtises et viens plutôt m'aider à choisir le repas.

La malice dans ses yeux et l'autorité de sa voix, tout le fait chavirer. Ilya déglutit, inspire un coup, et il marche à la suite de saon petit·e ami·e. Saon partenaire. Il ne sait pas comment appeler Asra, mais il est incroyablement heureux de l'avoir dans sa vie.

Quand ils ressortent un quart d'heure plus tard, chips et fruits secs dans un sac, ils se dirigent là où Ilya l'a prévu, vers un parc. Vide, à cette heure. Pour une bonne raison.

— Attend, s'arrête Asra en comprenant où il vient de l'emmener. C'est ça, ton plan ?

— En effet. Alors ? Surpris·e ? lance le rouquin, imitant l'air goguenard de Lucio.

— Par quoi ? Les horaires d'ouvertures ?

D'un geste, Asra désigne le panneau qui indique que le parc a fermé depuis deux heures déjà. En hiver, l'endroit n'est accessible que jusqu'à dix-huit heures. Mais loin de se décourager, Ilya dévoile son plus beau sourire.

— On a pas besoin de permission pour entrer, quand personne ne surveille.

Le portail n'est pas très haut. Et ce n'est pas la première fois que Julian entre ici de nuit. L'interdit l'excite. La peur de se faire prendre – même si les gardiens ne font le tour qu'avant la fermeture – lui tire des frissons. Mais il préfère autant y aller avec Asra, plutôt qu'avec un énième plan cul foireux.

— Attends, tu comptes escalader ça ? réalise Asra, pointant le portail du doigt.

— J'ai l'habitude.

Trop tard, il comprend qu'Asra va vite capter de quoi il parle. Merde. Vite. Faire diversion.

— C'est pas très haut, et personne ne surveille vraiment ce parc. J'ai pensé... err, je sais que tu aimes bien les endroits calmes. Et techniquement, on ne peut pas faire plus calme qu'un parc fermé de nuit.

Le regard dubitatif d'Asra le fait cependant douter de son idée. Peut-être qu'il s'est planté, que saon partenaire va trouver ça idiot et... Iel sourit. Dieu merci. Le problème est réglé. Ils escaladent la barrière de fortune en deux temps trois mouvements, puis ils vont se trouver un coin tranquille, où le ciel dégagé de la nuit laisse voir quelques pauvres étoiles.

— On voit jamais bien le ciel quand on est en ville, mais au moins... C'est toujours mieux que le plafond de mon appartement. Je suppose.

— Tu pourrais toujours ajouter des étoiles phosphorescentes au plafond, fait remarquer Asra.

Le même rire les secoue, et le cœur de Julian se soulève. Ce moment n'est, franchement, pas aussi romantique qu'il l'avait imaginé. Même sous les serviettes qu'il a ramenées, il peut sentir les irrégularités du sol. Il essaie de ne pas penser aux insectes qui pourraient leur grimper dessus et envahir le plaid qui leur tient chaud. Le vent qui passe leur colle parfois au visage. Mais l'odeur du sapin tout proche apporte une saveur de sève, le bruit de la ville est loin. Il n'y a personne pour les déranger. Personne pour dévisager Asra, pas de foule étouffante. Loin d'eux, cette fête vivace qu'Ilya épouse corps et âme et qu'Asra exècre. Ils sont seuls, blottis l'un contre l'autre, sous un ciel certes trop clair pour parler de nuit noire, mais tout de même assez romantique. Et puis, la vue des immeubles autour ajoute un petit quelque chose.

Ilya avale une dernière bouchée de chips, avant de retourner coller son épaule à celle d'Asra.

— Et toi ? On a parlé de ma journée, mais...

— J'ai commencé la production des nouveaux bijoux que je compte ajouter à la boutique.

— Oh ? Merveilleux. Tu as gardé le corbeau ?

— Et le serpent.

— Les gens vont adorer.

En vrai, Ilya n'en sait rien. Il ne connaît pas ce genre de marché, les quelques bijoux qu'il a, il les rachète en ligne d'occasion parce qu'il n'a pas l'argent pour les trouver neufs. Enfin, il n'avait. Mais maintenant qu'il a un travail, sinon stable, pour plusieurs mois, et les cours pour compléter... Il sera bien pour au moins cinq mois. Vraiment bien. En plus, il n'a pas encore touché au solde de tout compte qu'il a reçu pour son contrat à Noël. Il a de l'argent de côté. Plus qu'il n'en a jamais eu.

Et il a aussi, contre lui, une petite surprise qui attend pour Asra. Se raclant la gorge, il se tourne à nouveau vers iel.

— Err, amour ?

— Depuis quand est-ce que tu m'appelles comme ça ? le taquine lea concerné·e.

— Mm, justement.

Il ne compte pas lea demander en mariage, ni lui faire une grande déclaration, mais... Ça fait plusieurs mois qu'ils sont ensemble, maintenant. Et Ilya n'a pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir que de tous ses partenaires, Asra est celui qui lui apporte le plus. Celui qu'il aime le plus, aussi. Pas comme on aime se faire mal, ou comme on aime baiser dans un endroit improbable, jusqu'à ce que l'adrénaline redescende et qu'il ne reste que la honte. Non. Il est amoureux. Et ça lui fait du bien.

— J'ai une surprise pour toi.

Surpris·e, justement, Asra tourne la tête vers lui. Sa moue curieuse s'écrase contre le coude qu'iel replie sous sa tête, en guise d'oreiller.

— C'est pas grand chose, reprend Ilya. Mais...

Comme toujours, ses plans lui semblent dérisoires une fois qu'il les a mis en place. Comme si ses idées perdaient toute leur valeur une fois posées entre d'autres mains. Mais il sort de sous la couverture l'offrande qu'il a savamment préparée.

C'est un oracle. Un de ceux qu'ils vendent à la librairie, entre deux livres sur la sorcellerie et bien d'autres sujets qui laissent le médecin raté dubitatif. Mais soit, il n'est pas là pour juger, seulement pour encaisser. Néanmoins quand il a remarqué ce rayon plein de jeux de cartes colorés, et qu'il a vu ce deck en particulier... Les teintes mauves et le verni brillant lui ont aussitôt fait penser à Asra. C'est comme si ces illustrations avaient été dessinées pour iel.

Asra, justement, déplie le papier cadeau sans l'abîmer, découvrant le trésor qu'il renferme.

— Oh. C'est magnifique.

Ses doigts délicats déchirent le film autour alors qu'il fait glisser les cartes sous ses yeux, une à une. Le magicien. La grande prêtresse. C'est une version actuelle du tarot, proche de celle qu'iel utilise déjà depuis le lycée. Ilya n'y connait rien, mais il a au moins pris soin de se renseigner auprès de ses collègues.

— Je sais que tu as... Un certain intérêt pour ce genre de sujets, reprend le rouquin.

— Un certain intérêt ?

Asra rit. Ça fait danser les étoiles.

— Merci Ilya. Sincèrement.

Iel range les précieuses cartes dans leur boite. Le paquet est aussi soigné que l'intérieur. Mais alors qu'iel va pour le mettre dans son sac, Ilya l'arrête et pose sa main sur la sienne. Il... il n'est pas doué pour ce genre de choses. Les relations sérieuses. Mais en lui offrant ce présent, il lui montre qu'il essaie de s'intéresser à ce qu'iel aime. Et s'il fait ça...

Oh, c'est toujours plus simple de dire ce genre de vérité quand il est nu avec un bandeau sur les yeux.

— Je voulais... err, tu sais que je n'ai pas eu que des relations stables, depuis qu'on s'est séparés.

Et même avant. Au lycée, au collège, tout ce qu'il peut raccrocher au nom d'amour n'est qu'un ensemble de désastres plus ou moins organisés. Ilya se sabote et il fait ça soigneusement, comme un enfant shoote dans un château de cartes qu'il a mis des heures à dresser. Mais aujourd'hui, pour la première fois, il veut faire les choses bien. Même s'il a du mal à s'en convaincre, et que la peur prend parfois le dessus. Il mentirait en disant qu'il n'a pas pensé plus d'une fois à mettre fin à cette nouvelle relation. Mais il reste.

Il reste, parce qu'Asra compte. Parce qu'iel lui fait du bien.

— Je sais que je suis loin d'être un petit ami exemplaire. J'ai... une certaine tendance à tout faire capoter. Parfois. Souvent, en fait.

— Ilya...

— Tu pourrais facilement trouver mieux qu'un type qui a raté ses études. Qui enchaîne les petits boulots. Qui vole au supermarché quand il ne peut pas payer ses courses. Et qui vit encore avec sa sœur.

— Ilya.

Le ton d'Asra, plus ferme, le coupe dans son élan. Deux mains attrapent les siennes, et l'orbe mauve indéchiffrable de ses yeux lui passe dessus comme une caresse. Julian frissonne.

— Ne parle pas de toi comme ça. Ta valeur ne se résume pas à quatre années d'études et à tes exs.

— Err, je sais, mais...

Quand Asra le regarde comme ça, Ilya a de la valeur. Quand il serre ses mains... Il a l'impression que tout n'est pas perdu pour lui. Et c'est vrai. Il vient de passer un mois horrible, mais il a une situation plus stable qu'elle ne l'a jamais été. Il a un travail. Une relation qu'il n'a pas fait capoter depuis déjà plusieurs mois qu'elle a repris son cours. Asra lui donne cet équilibre qu'Ilya n'a jamais réussi à trouver seul. Et plus que ça, plus que tout ce qu'il a déjà dit ce soir...

— Ce que j'essaie de te dire, c'est que je t'aime, lâche-t-il enfin.

Les mots passent dans sa bouche comme un coup de lame. C'est douloureux à dire. Merde. Aimer. Il n'est pas doué pour ça. C'est terrifiant. Juste de l'avoir formulé, il sent son estomac se retourner. Mais il tient bon.

— Je t'aime, et tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. J'aurais dû m'en rendre compte il y a des années, quand on s'est rencontré au lycée, mais j'étais trop... Je sais pas, stupide, sans doute. Fracassé, à l'ouest. Incapable de voir ce qui se passait de bien dans ma vie alors que c'était là sous mes yeux. J'étais bon qu'à ruiner le peu de chance que j'avais.

Un sourire cynique étire ses lèvres. Oui, quand il se voit avec du recul, Ilya contemple l'échec cuisant d'une vie d'erreurs. Ses problèmes, il les provoquait. Sa chance, il la déchirait en petits morceaux avant de se plaindre de son absence. Il ne sait même pas pourquoi il s'acharnait comme ça, c'était juste...

C'était sa manière à lui de survivre. Seulement, aujourd'hui, il sent que ça peut changer.

— Mais ce qu'on a, là, c'est précieux.

Inspirant un grand coup, Ilya ose à nouveau croiser ces yeux silencieux.

— Je ne referai pas les mêmes erreurs. Cette fois, je veux qu'on fasse les choses correctement. Que ça marche vraiment.

Il serre ses mains, alors qu'un tambour puissant lui secoue les côtes.

— Je t'aime. Je t'aime et je sais que j'ai la chance incroyable de pouvoir te le dire. De passer cette nuit, avec toi.

Celle-là et beaucoup d'autres, il l'espère.

— Je... commence Asra.

— Chut. Je ne te demande rien. Tu n'as pas à me répondre ou à me promettre quoi que ce soit. Je voulais juste que tu saches combien tout ça… nous… ça compte pour moi.

Il déglutit.

— Combien toi, tu comptes.

Le peu d'étoiles qui les recouvre brille entre les arbres et les immeubles au loin. Le vent froid les fait frissonner, et le plaid ne suffira bientôt plus à les garder au chaud. Mais Julian s'en moque. Il est là, contre Asra. Près d'iel. Et rien n'a plus d'importance que cette main qui se pose sur sa joue. Que ce sourire mince qui disparaît, alors qu'ils s'embrassent. Ils se serrent l'un contre l'autre, dans un silence parfait. Son cœur se calme. Son corps s'allège. Julian soupire, enfin.

Pour la première fois de sa vie, il a l'impression de faire les choses bien.