Hey !
Un autre chapitre, wooooow. (Pas le plus joyeux. En vrai là, ça commence à être tendax.) Comme d'habitude, j'espère que ça vous plaira !
Merci à Ya pour sa relecture, et bonne lecture !
Et tout éclate
Asra
.
Jeudi, Asra travaille sur ses projets de vêtements. Iel fait des tests avec la machine à coudre neuve qu'iel a pu se payer avec ses bénéfices de Noël. Le résultat n'est pas encore assez bon pour qu'iel le vende, mais ça se rapproche de ce qu'iel essaie d'obtenir. Avec un peu de persévérance, iel s'en sortira.
Accrochant sa tentative de t-shirt sur un cintre, iel aperçoit le long manteau de corbeau qu'iel avait fait enfiler à Ilya, la fête de pré-anniversaire de Lucio.
Ilya. Ils doivent se voir tout à l'heure. À cette idée, son ventre se noue. La pensée ralentie le temps qui passe, la journée avance à reculons. Asra s'occupe de ses réseaux, du ménage et du vivarium de Faust. Mais le soir arrive. 19h00, Ilya sort du travail. Asra s'active dans la cuisine pour préparer de quoi grignoter. Iel fait griller du pain dans une poêle recouverte d'huile d'olive, mélange ce qu'iel a dans le frigo pour improviser une tartinade. Coupe des fruits dans une assiette et essaie, autant qu'iel le peut, de ne pas penser.
Pourquoi est-ce qu'iel a peur de revoir Ilya ? Pourquoi sa présence l'incommode ? Pourquoi cette boule dans son ventre ? Pourquoi. Pourquoi, alors que tout allait bien, jusqu'à cette fameuse nuit dans le parc.
Asra ne veut pas que son petit ami remarque son trouble. Il ressort d'une mauvaise, très mauvaise période. Il a mieux à gérer. Mieux qu'une boule d'émotions indéfinissable dont iel voudrait seulement se débarasser. Iel devrait en parler à Muriel, mais iel a peur... de quoi ? Que Muriel comprenne mieux qu'iel ce qu'iel traverse ? Il est clairvoyant, mais ce qu'il voit, en revanche ne lui plait pas toujours.
Une sonnerie. Asra sursaute, abandonne son couteau et court à la porte où Faust le devance. Elle siffle joyeusement, en remarquant le nez d'aigle et les yeux gris de Julian.
— Bonsoir, souffle Asra, retrouvant son sourire de circonstance.
— Bonsoir. Tu… Err, c'est normal, le liquide rouge sur tes doigts ?
Surpris·e, Asra jette un coup d'œil à ses mains. Iel s'est coupé ? Oh. Iel n'avait pas remarqué. C'est là. Contre son index qu'il porte à ses lèvres. Il porte encore le goût du sel et des poivrons cuits.
— C'est rien, répond-iel. Juste un accident de cuisine.
Il laisse Ilya entrer et se déchausser, avant de retourner à ses plats, qu'iel dispose sur la table. L'odeur alléchante des épices et des légumes grillés. Faust lui grimpe sur les épaules et iel caresse machinalement sa tête.
— Oh, s'étonne Ilya. C'est toi qui a préparé tout ça ?
— Du tout, c'est Faust.
— Oui, bien sûr. Avec ses petits pouces opposables ?
La réponse lea surprend, autant que le rire qui sort de son torse. Asra éprouve une joie brusque qu'iel avait oubliée. Un instant, la présence de Julian est une chaleur tendre et iel vient se serrer contre lui, sans prévenir, sans s'expliquer. Juste par envie. Pour retrouver son odeur de clope et la force maigre des deux bras qui l'entourent en retour.
— Le travail n'a pas altéré ton sens de l'humour.
— Mon sens de l'humour est très utile au travail. Tu sais combien de gens reviennent à la librairie juste pour entendre mes blagues ?
— Autant pour moi, je pensais qu'il s'y rendaient pour acheter des livres.
— Certes. Mais des livres, ils peuvent en avoir dans n'importe quelle autre librairie.
— Alors qu'un caissier aussi mignon…
Ilya déglutit, et Asra rit encore. Iel se redresse pour l'embrasser sur la joue. Puis la magie retombe alors qu'iel s'éloigne. Ils échangent autour des tartines qu'iel a préparées, mais iel garde ses yeux vers les plats ou sur le corps de son serpent enroulé sur ses jambes. La voix d'Ilya le réchauffe autant qu'elle le tend. Iel déteste cette sensation. C'est…
Pourquoi ?
Pourquoi ça, et pourquoi maintenant ?
Après le repas, Ilya l'observe. Longuement. Il a cette trogne amoureuse qu'Asra adore. Cette attention, ces étoiles dans les yeux qu'iel collectionne. Et pourtant, l'idée qu'on lea fixe comme ça lui donne envie de s'arracher la peau. Iel se lève et va poser les assiettes dans l'évier en priant pour que ces pupilles ne lea suivent pas. C'est... C'est trop. Des aiguilles. Cette attention, iel ne peut pas. Iel se gratte le bras. Bon sang, pourquoi est-ce qu'Ilya ne peut pas juste regarder ailleurs ?
— Tu veux de l'aide ? propose le rouquin en lea voyant débarrasser.
— Non.
Cette réponse. Sa sécheresse lea surprend. Iel se tourne aussitôt.
— J'ai ma manière de faire les choses. Je n'aime pas qu'on range à ma place.
— Pas de soucis.
Son visage porte pourtant toujours la trace de la surprise. Asra regrette. Iel voudrait pouvoir retirer les mots qu'iel vient de prononcer. C'était juste un non, pourtant... Iel déteste ça. Cette impression d'avoir de la bile plein la bouche et de ne pas pouvoir s'en départir. De la sentir couler à chaque fois qu'iel essaie de parler.
— Ça va ? s'inquiète son petit ami.
De sentir, au fond, qu'iel ne peut plus se cacher. Ravaler ses émotions et faire comme si. Asra maîtrise à la perfection l'art de faire semblant, est iel déteste qu'on lui retire ce pouvoir. Qu'on regarde à l'intérieur d'iel, là où iel se cache si bien.
— Oui. Je suis fatigué·e, c'est tout.
— Je comprends. Tu veux qu'on se repose, ce soir ? On est pas obligés... Enfin, on peut regarder un film. Un truc calme. Ça fait combien de temps que tu n'as pas revu l'intégralité des Twilight ?
Ilya se souvient encore de ça ? Amusé·e, Asra sourit. Twilight. Iel adorait les regarder au lycée. Et même aujourd'hui, alors qu'iel est conscient·e de tous les points faibles de ces films – sans compter les problèmes moraux qu'ils posent – iel éprouve toujours un certain réconfort en les visionnant. C'est comme de s'enfoncer dans un vieux fauteuil qui a gardé la forme de son corps.
— Je peux rentrer aussi, si... Enfin, je ne veux pas m'imposer, bredouille Julian.
— Non. C'est bon.
— Tu es sûr·e ?
Asra hoche la tête. Iel ne va pas changer d'avis au dernier moment, alors qu'iel a déjà fait venir Ilya. Sa présence n'est pas désagréable, au contraire. Iel aime son rire et ses blagues idiotes. L'envie de lui mordre les lèvres qui lea prend quand ils se fixent longtemps.
Mais justement. Ilya lea fixe, et ça retombe encore. La joie comme un ballon crevé. Iel inspire et termine de débarrasser. Le bruit des assiettes qui s'entrechoque lea fait grimacer. Quand iel est tendu·e, les sons sont comme autant de petits insectes dans ses oreilles. Iel résiste à l'envie de tout laver maintenant. C'est... Ce sont ses mains, ça lea démange. Iel a besoin de s'occuper, soudain. De ne pas sentir qu'on lea regarde. Qu'Ilya est là, tellement là. Qu'iel en est heureuxse et qu'iel ne l'est pas.
— Asra...
— J'en ai pour une minute.
Ilya se racle la gorge. Saon partenaire se lave et s'essuie les mains et, quand iel se tourne à nouveau vers son invité, son expression lui prend le ventre.
— Je crois qu'on devrait parler.
Il a la tête de quelqu'un qui va annoncer une mauvaise nouvelle. Comme si... Asra inspire. Non. Iel se fait des idées. Ilya ne peut pas le quitter. Pas après la belle déclaration qu'il lui a faite.
— De quoi ? s'inquiète-t-iel.
Ça monte d'un coup, dans sa gorge, et ce n'est plus de la bile. Asra presse ses bras croisés contre son ventre pour se protéger d'une émotion qu'iel ne comprend pas, et qui prend toute la place.
— On devrait s'asseoir, répond Julian.
Non. Ça aussi, ça sonne comme un début de mauvaise nouvelle. Mais Asra obtempère, et iel se pose à contre cœur sur la chaise sur laquelle iel vient de manger. Soudain trop conscient des lignes de l'osier dans son dos. De la dureté du bois.
Ilya ne va pas lea quitter, iel se répète. Parce qu'il n'y a pas de raison qu'il le fasse. Pas aussi brusquement.
— On a... Ça fait plusieurs mois qu'on est ensemble. Plusieurs années qu'on se connaît, même, ricane le rouquin.
Oui. Et ? Asra ne voit pas où il veut en venir. Ne veut pas voir.
— Pourtant, j'ai encore l'impression que je ne sais rien de toi.
Le poids retombe dans son ventre. C'est... Juste ça ? Si c'est juste ça, ça va.
— Tu ne parles jamais de toi, lui fait remarquer Julian.
— Je n'ai rien à raconter.
Vu le tic au coin de ses lèvres, ce n'est pas la réponse qu'il attendait.
— Je ne te parle pas de choses à raconter.
Asra croise à nouveau les bras. Iel a l'impression qu'on lea gratte de l'intérieur. C'est un fait, iel parle peu d'iel. Iel scinde sa vie en fonction des milieux qui la composent, évite de les mélanger, et ça a toujours très bien fonctionné. Ilya ne va quand même pas le lui reprocher ? Ce qu'il y a d'important à savoir à son sujet, il le sait déjà. En fait, en temps qu'ex petit ami, Ilya en sait même plus sur Asra que la plupart des gens qu'iel fréquente.
— Je veux dire que je ne te connais pas toi, reprend Julian.
— Vraiment ? Tu fais partie du peu de personnes qui m'ont déjà vu nu·e, fait-iel remarquer. Je n'appelle pas ça...
— Ça n'a rien à voir.
Cette fois, Julian perd patience. Ou bien il perd ses mots. Il inspire mais la frustration d'une idée intraduisible se lit sur son visage alors qu'il reprend la parole.
— Mardi dernier, quand j'ai vu tes parents... Asra, tu ne m'as même pas dit que tu voyais ta famille. Je ne comprends pas pourquoi. C'est tes parents.
— Ça ne regarde que moi.
Asra... Asra ne sait pas non plus pourquoi iel ne le lui a pas dit. Iel ne voulait simplement pas mélanger famille et relation. C'était déjà bien assez stressant de voir ces deux univers échapper à son contrôle et entrer en collision. Il fallait bien qu'une telle coïncidence arrive un jour, mais…
— C'est exactement ce que je veux dire, soupire Julian.
— Quoi ?
— Tout ce qui te regarde, tu ne veux jamais en parler. Ta famille, ce que tu ressens. Même tes autres relations. On a parlé une fois de ton… de notre mode de fonctionnement, mais…
— Je ne changerai pas d'avis là-dessus, se braque aussitôt Asra.
Non. Les partenaires qui acceptent l'amour libre pour la forme avant de réclamer son exclusivité totale, iel a donné. Iel en a assez qu'ils écoutent ses besoins d'une oreille tout en cherchant un moyen de les contourner.
— Ce n'est pas ce que je te demande. Ça me va, reprend aussitôt Ilya. Mais on en parle jamais. C'est comme si... Bon sang Asra, on est ensemble et je ne sais même pas si tu vois d'autres personnes.
— Ce n'est pas le cas.
Asra n'a personne dans sa vie. Si ce n'est Ilya. Muriel, peut-être, dans une moindre mesure. Iel ne pourrait décemment pas le décrire comme son petit ami, mais ce n'est pas non un simple ami. C'est Muriel, tout simplement. Presque une moitié d'iel. Et Ilya le connaît.
— Quand tu m'as parlé de ce rendez-vous, mardi. J'ai pensé que tu voyais quelqu'un sans m'en parler. Que tu m'impliquais tellement peu dans ta vie que je n'avais même pas le droit de savoir si tu fréquentais d'autres partenaires.
— Je viens de te dire que je ne vois personne, Ilya.
— Mais c'était ta famille. Et tu ne me l'a pas dit.
— Parce que je n'aime pas mêler ma famille au reste de ma vie privée. On en a déjà parlé.
— Je ne te demande pas de me présenter à tes parents ! J'aurais simplement voulu... je sais pas, que tu sois honnête avec moi ?
Honnête sur quoi ? Le fait qu'iel passe une journée dehors avec son père et sa mère ? Pour lui raconter ensuite qu'iel fait ça pour ne pas avoir à les revoir de l'année, jusqu'aux prochaines fêtes ? Qu'iel lui dise comme iel se sent déphasé quand iel les voit ? Loin de leur culture qui devrait être la sienne, et si différent·e d'eux chaque fois qu'iel doit retrouver le moule inconfortable d'un monde hétéro où son identité fluide n'a pas sa place ?
Une phrase en entraînerait une autre. Et Asra ne veut pas parler de ce malaise que ses parents ramènent quand ils viennent. C'est comme ça et c'est tout.
— Qu'est-ce que ça aurait changé ? Je n'étais pas disponible, point. Tu n'avais pas besoin d'en savoir plus.
— Mais j'aurais aimé que tu m'en parles.
— Qu'est-ce que ça t'aurait apporté ? s'agace Asra.
— Je sais pas, l'impression que tu ne me laisses pas complètement hors de ta vie ? Au point où je dois te suivre dans un café pour découvrir des informations d'une banalité…
Trop tard, Ilya réalise ce qu'il a dit. Les mots ont déjà pénétré loin dans le torse d'Asra. Lea suivre ? Il a dit lea suivre ? Il n'y a pas de mauvaise interprétation possible. Pas quand toutes les couleurs de son visage le désertent alors que Julian se replie sur lui-même, derrière la table. Asra voit rouge.
— Tu m'as suivi-e ?
— Pas exactement.
— De quel droit ? siffle-t-iel.
— Je ne t'ai pas suivi à proprement parlé. J'ai juste... J'ai pensé que tu passerais peut-être dans ce café, alors je me suis installé avec Pasha et...
— Tu m'as espionné-e.
La gorge d'Ilya. Pas besoin de réponse. Bon sang. Asra lui faisait confiance et il l'a suivi-e. Quelque chose se casse, là. Sa confiance. Sa quiétude. Une vague passe et avale tout, alors qu'iel se lève.
— Tu ne me parle jamais de toi, se défend Ilya.
— Ce n'est pas une raison pour violer ma vie privée.
— C'était juste un café ! Je comptais pas vous suivre dans la rue ou ailleurs, je voulais juste...
— Quoi ? T'assurer que je ne te mentais pas ?
— Me mentir ?
Ilya ricane.
— Comment tu pourrais me mentir alors que tu ne me dis jamais rien ?
Piqué-e au vif, Asra ramène ses bras contre lui. C'est chaud. Iel parle à Ilya. De ses projets. De son travail. Iel a le droit de garder le reste pour iel, non ? Ce qui est privé ne concerne que qu'iel, et même le reste... Ilya n'a pas le droit de prendre de force ce qu'iel ne se sent pas de raconter. C'est son intimité. Tout le monde a ses secrets, sa manière de séparer les différents pans de sa vie. Ilya a le culot de lui reprocher ça ?
— Qu'est-ce que tu veux savoir ? s'énerve Asra. Si j'ai quelqu'un ? Combien de fois je vois mes parents par semaine ? Quand est-ce que je sors de chez moi ? Je dois te prévenir avant, peut-être ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit !
Ça monte. Comme l'eau qui déborde d'une casserole. Asra peut en sentir la brûle imaginaire dans son ventre alors que tout remue et se fracasse. Ilya... Iel se souvient de l'angoisse brusque qui l'a pris-e quand iel a croisé son regard, alors que ses parents entraient à sa suite. Iel croyait à une coïncidence – une horrible coïncidence – mais c'était voulu.
C'était voulu. Bon sang.
— Je t'ai dis que je ne voulais pas mélanger vie privée et familial. Ça ne te suffit pas, comme explication ?
— Je ne te demande pas de me les présenter ! Si j'avais voulu leur parler, tu ne crois pas que je serais resté avec vous au lieu de filer ?
Touché. Ilya a raison, et la blessure qui passe dans ses yeux serre le ventre d'Asra. Mais iel ne se laisse pas démonter. Ses doigts se serrent sur le dos de la chaise derrière laquelle iel se cache.
— Je suis désolé, ok ? reprend le rouquin. Je sais que je n'aurais pas dû faire ça, c'était nul, vraiment, mais quelle autre option j'avais ?
— Une option pour quoi, Ilya ? Fouiller ma vie privée ?
— Pour arrêter de me prendre la tête parce que tu ne m'expliques jamais rien !
— Tu aurais pu commencer par me poser tes questions, au lieu de me suivre !
— Oh, oui, c'est vrai que tu réponds toujours clairement aux questions qu'on te pose. Quel crétin je suis, comment j'ai pu oublier ça ? Oh, peut-être parce que tu ne réponds jamais aux miennes ?
Un sourire cynique déforme les lèvres de Julian. C'est horrible à voir. Asra le prend comme un coup. Du sel qu'on frotte sur une plain. Il ne remarque même pas les anneaux froids de Faust qui, inquiète, vient s'enrouler autour de ses épaules.
— Tu n'as même pas essayé... commence-t-iel.
— Si, Asra ! J'ai essayé je ne sais pas combien de fois de parler avec toi. Mais à chaque fois que j'essaie d'être sincère, tu plaisantes et tu me tournes le dos. Tu te débrouilles toujours pour éviter les conversations sérieuses.
— C'est faux.
— Arrête. Tu sais que j'ai raison. Rien que ce soir, j'ai dû insister pour qu'on parle. Tu as vu comment tu as réagi ?
Iel a... fuit. Et plaisanté. Mais ? C'est une manière comme une autre de désamorcer la tension qu'iel éprouvait.
— Tu t'es fermé-e à toutes mes remarques.
Parce qu'iel n'avait pas envie d'y répondre. Est-ce que c'est trop compliqué à comprendre ? Il ne voulait pas... C'était désagréable. Et oui, Asra fuit tout ce qui est désagréable. C'est le propre de l'être humain, non ? Éviter la douleur et tendre vers le plaisir. Ilya choisit toujours le plus mauvais moment pour aborder des sujets dont iel ne veut pas parler. C'est étouffant. Cette impression qu'on plonge ses mains dans son torse pour en tirer ce qu'iel ne veut pas donner.
— Comment tu veux que je parle à quelqu'un qui me fuit au lieu de me répondre ? achève Ilya.
Iel ne fuit pas. Iel a juste ses limites. C'est tout. C'est comme ça.
— C'était déjà comme ça à l'époque. À chaque fois que j'essayer de te parler sérieusement, tu plaisantais, on s'allumait et...
— Ça n'avait pas l'air de te déplaire, réplique Asra.
— C'est pas le problème.
À l'époque... Ça lui va bien de dire ça. Asra n'était peut-être pas le plus doué pour parler de ses problèmes, mais Ilya ? Il n'a même pas pris la peine de lui parler, quand leur relation s'est dégradée. La sorcière serre les poings.
— Et quand moi j'ai voulu parler ? Où est-ce que tu étais ?
Grand silence. Tiens, Ilya n'a plus rien à lui dire ? Comme c'est étonnant. C'est toujours plus simple de faire des reproches que d'en encaisser, hein ? Quand il faut se regarder dans un miroir, il n'y a plus personne. Ilya a toujours été doué pour ça. Le spectacle, les grands discours. Asra se souvient comme il jouait bien, sur scène. Mais dès qu'il a fallu être honnête... Pouf. Plus personne. Lui aussi, il a fui.
— Quand tu m'as quitté-e... oh, non, j'oubliais. Tu ne m'as pas quitté-e, Ilya.
Un venin qu'iel ne soupçonnait pas glisse dans sa voix.
— Tu as arrêté de me parler, et tu as attendu que je comprenne touste seul-e. Tu m'as humilié-e à chaque fois que j'ai essayé de te parler. Et le reste du temps, tu m'as ignoré.
— Je ne voulais pas...
— J'ai dû composer seul-e avec les rumeurs qu'on faisait courir dans notre dos. Tu sais combien de fois j'ai entendu les gens raconter que tu me trompais ? Combien de temps ça m'a pris d'accepter l'idée qu'on était plus ensemble ? Est-ce que tu sais seulement ce que ça fait, d'affronter une rupture qui n'a jamais eu lieu ? Je pouvais passer des heures à attendre que tu me répondes, mais je me suis pris ton silence en pleine face.
Asra avait quinze ans. Iel découvrait tout juste l'amour, et la chute a été tellement dure. Iel passait ses nuits à essayer de comprendre ce qu'iel avait bien pu faire de mal. Parce qu'iel avait forcément merdé. On abandonne pas les gens comme ça, sans raison. Ça n'a pas de sens.
Mais Ilya l'a fait.
— Je suis désolé, répète Julian, penaud.
— Ça n'efface rien.
Le téléphone qu'iel surveillait. La main de Muriel qu'iel serrait. Le portail du lycée qu'iel franchissait, terrifié-e. Iel aurait voulu en changer, mais pour ça, il aurait fallu expliquer à ses parents qu'iel n'allait pas bien, et pourquoi. Impossible. Alors iel a tenu bon.
— Je sais que ça n'efface rien, mais...
— Mais quoi ?
Asra déglutit.
— Il m'a fallu des mois pour m'en remettre, Ilya.
Des mois à repousser son assiette, à dormir par poignées d'heures. Des mois à vivre avec cette certitude, au fond, que n'importe qui pouvait l'abandonner du jour au lendemain. Des mois. Une année. Un peu plus.
— Tu aurais pu avoir la décence de me parler en face, de me quitter, mais tu n'as jamais pris la peine de le faire. Tu ne m'as même pas envoyé ne serait-ce qu'un message.
Cette fois, Ilya n'essaie même pas de se défendre.
— Ne viens pas me parler de communication après ça, termine Asra.
Ça y est. C'est sorti. Tout ce qu'iel avait tassé comme on essaye de bourrer une valise trop petite. Ça vient d'exploser, et il n'a plus qu'à contempler les milliers de petits morceaux éparpillés par terre. La mine déconfite de Julian, qui le regarde comme s'iel venait d'éteindre toutes les étoiles du ciel. Ses lèvres tombantes.
C'est horrible. Et pourtant, Asra se sent calme. Ni bien ni mal, juste... Calme.
— Je vais rentrer, déglutit Julian.
Cette phrase est tellement loin de la réalité qui vient d'imploser. C'en devient ridicule C'est... Comment le temps peut-il reprendre son cours après ce qu'ils viennent de se dire ?
Ilya se redresse avant d'attraper son manteau. Asra se surprend à regretter le vide immense qu'il laisse en s'éloignant. Iel n'avait pas prévu de dormir seul-e ce soir.
— Ça vaut mieux, se contente-t-iel de répondre.
Tout est si trouble. Le pas de Julian qui s'éloigne. Le dernier regard qu'il lui jette, brillant. Asra croit qu'il lui dit quelque chose. Au revoir ? Désolé ? Aucune idée. Les lèvres bougent, mais le son lui manque. C'est comme une image dans l'eau que l'onde fragmente. Le sens se perd. Le bruit de la porte qu'on ferme suit cette déclaration, et Asra contemple la cuisine vide.
Iel a l'impression qu'un cataclysme vient d'avoir lieu. Un drame dont iel ne se souvient pas vraiment des détails. Iel sait juste qu'iel y a joué un rôle. Pas le meilleur.
Contre sa joue, Faust siffle. Iel la caresse machinalement. Le vide dans sa tête est étrangement agréable. Mais il ne suffit pas à chasser la petite question qui vient et rôde entre les parois de son crâne : Et maintenant ?
