Hey !

Tadaaaam un chapitre. Où le drama se calme un peu.

Merci à Ya pour sa relecture, et bonne lecture !


Une lente et douloureuse fatigue

Julian

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Posté près de la fenêtre, qu'Ilya regarde la pluie tomber. Ça tape contre la vitre, une sacrée saucée. Bientôt, le tonnerre va péter et il pourra oublier les courses qu'il avait prévu de faire. Ou alors il peut sortir sous le déluge et foncer tête baissée en priant pour ne pas flinguer son butin. Dans tous les cas, sa journée est foutue. Et au point où il en est, une journée de merde en plus…

Son sourire acerbe déforme sa bouche. L'expression le hante comme les mots d'Asra, et les clopes qu'il enchaîne finissent en suspens sur son cendrier, à moitié fumées. Elles terminent de se consumer alors qu'il se redresse dans un mouvement furieux.

Je ne t'ai rien promis.

Non, en effet. Pourtant c'est tout comme. Asra lui a donné l'impression qu'il comptait, mais dès que la situation s'est compliquée, iel s'est effacé·e. Refermé·e comme une huître. Et Ilya s'est salement coincé les doigts dedans.

C'est mon problème, pas le tien.

Ça aussi c'est vrai, et pourtant ces mots retournent Julian. C'est trop facile, de dire ça. De fixer des limites qu'ils n'ont jamais abordées ensemble et de les agiter. Asra savait qu'il s'investissait. Julian a joué cartes sur table, s'est entièrement ouvert à iel dans tout ce qu'il avait de vulnérable et quand il a fallu inverser les rôles, iel…

— Merde.

Il n'a pas les mots pour exprimer ce qu'il ressent, là. L'injustice l'étouffe, il a envie de crier un bon coup, de sortir se retourner la tête autour d'une pinte. De tout, pourvu qu'il arrête de retourner en boucle cette conversation qu'il ne pourra jamais rattraper.

— C'est aussi mon problème si c'est notre relation qui est en jeu, siffle-t-il.

Leur relation. Leur relation n'est plus qu'un souvenir, encore. Une vaste blague qui aura duré le temps qu'il se remette sur pied. Ilya le sait bien, pourtant, que ses amourettes se terminent toujours de la même manière. Ça marche quelques mois – sinon quelques semaines, quand ça ne se compte pas en jours – puis il trouve toujours le moyen de tout faire voler en éclat. L'art de dresser un château de cartes pour mieux le souffler.

Pourquoi en aurait-il été autrement avec Asra ?

Je ne peux pas te donner ce que tu veux

C'est faux. Ce n'est pas qu'Asra ne peut pas lui donner ce qu'il veut. Parce qu'iel ne sait pas ce qu'il veut. Iel ne s'est pas donné la peine de s'interroger là-dessus. Iel s'en moque pas mal, puisqu'iel ne sera jamais prêt·e à faire les efforts qu'iel exige de ses partenaires.

— Tu ne t'es même pas demandé ce que ça me faisait à moi, de sortir avec quelqu'un qui ne voulait jamais rien me dire.

D'avoir l'impression d'être en trop de la vie de saon petit·e ami·e. Saon propre partenaire. C'est comme s'il n'était qu'une parenthèse dans la vie d'Asra, alors qu'Asra a exigé sa sincérité. Pas ouvertement, non, iel a toujours cette manière subtile d'inviter les gens à parler. Iel les fait se sentir écoutés. Importants. Et puis tout s'arrête, d'un coup.

Ilya déglutit.

Il sait qu'il est en tort. Il n'aurait pas dû faire ce qu'il a fait. Mais il a l'impression qu'Asra le juge terriblement durement pour ça. Qu'iel n'a essayé de se demander pourquoi Julian s'était senti acculé. Iel n'est- n'était pas prêt·e à faire le moindre effort pour lui. Pour eux.

Julian ne comptait pas assez pour ça.

— Iel n'est jamais en tort, de toute façon.

Asra est parfait·e, incapable de la moindre erreur. Enfin, à l'entendre. L'erreur ne peut venir que d'Ilya, alors. Ce petit ami minable incapable de faire confiance, d'obéir correctement à ses partenaires et de se contenter du peu qu'on lui donne. Parce que qui voudrait bien donner quelque chose à un type comme lui ? Oui, après tout, pourquoi Asra aurait-il eu envie de le présenter à ses parents ? Il aurait dû rester à sa place comme le joli pot de fleur qu'on pose sur une étagère pour éblouir les visiteurs. Parce que c'est tout ce qu'il est, au fond.

Non. C'est mauvais de sa part de prêter ce genre d'intention à Asra. Mais c'est l'impression qu'il lui laisse. Iel a refusé de lui faire une place concrète dans sa vie, comme tous ces types qui l'ont jeté après l'avoir tringlé pendant plusieurs mois. Et lui comme un crétin, il a cru…

Je ne t'ai rien promis.

Oui, Asra n'a rien promis. Pas d'amour, pas de Et ils vécurent heureux pour toujours malgré l'incroyable talent d'autodestruction d'un des amoureux. Pas de relation tout court. Du bon temps, au final. C'est tout ce sur quoi ils se sont accordés. Ilya s'est monté la tête tout seul.

Mais alors, il aurait au moins voulu qu'Asra l'arrête. Qu'iel lui dise franchement qu'il ne l'aimait pas. Qu'il ne voulait pas de lui, pas comme ça. Même les types qui l'ont largué par messages à deux heures du matin ont eu plus de respect pour lui. Son cœur n'était pas assez solide pour se briser. Mais Asra l'avait rempli d'espoir, et Julian se sent minable d'y avoir cru.

Est-ce que c'est ce qu'iel a ressenti, quand il l'a abandonné des années plus tôt ? L'impression tenace d'avoir autant compté qu'un vulgaire mouchoir ?

Dépité, Ilya se laisse tomber dans son canapé. Avant de redresser la tête, alerté par un bruit de clef dans la porte. Puis celui d'un sac de courses beaucoup trop lourd qu'on abandonne par terre.

— Pasha ?

— Non, le père noël !

Elle, elle lui en veut encore.

— Viens m'aider à ranger ! crie la rouquine alors qu'il l'entend se déplacer vers la cuisine.

Perdu, Ilya s'empresse de la rejoindre. Elle lui jette un regard qui en dit long sur le fond de sa pensée, mais c'est le premier qu'ils échangent depuis leur dispute, alors il prend.

— T'étais pas censée…

Quoi ? Réviser à la fac ? Elle avait cours aujourd'hui, mais il ne sait même pas quelle heure il est. Si ça se trouve, ça fait belle lurette qu'elle a quitté le campus. Il cherche son téléphone dans sa poche - où il ne se trouve visiblement pas.

— On a plus qu'une moitié de beurre et trois pommes de terre dans le frigo, réplique Pasha. Et visiblement, quelqu'un n'a pas fait les courses.

— J'ai, err…

— Laisse. J'imagine que t'étais trop occupé avec Asra.

Un coup. Ou c'est tout comme, dans le cœur. Le ventre. KO par rupture. Asra. Pasha ne sait pas, puisqu'ils ne parlent plus. Ilya reste comme un con, la bouche ouverte. Prêt à avaler les mouches. Son expression doit faire plus peur qu'il ne l'imagine, parce que sa sœur le fixe les yeux ronds comme deux œufs.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— J'ai…

Merdé, encore une fois. Comme toujours. Au moins, Pasha ne sera pas surprise.

— Iel sait. Je lui ai dit pour notre… Enfin, mon plan foireux, avoue-t-il.

— Oh.

Elle le fixe. Sûrement qu'elle attend la fin de l'histoire, sauf que… la fin, justement, c'est le mot. Et Ilya sent son estomac remonter dans sa gorge juste d'y penser. C'est… Asra et lui… Il veut croire qu'il y a encore une chance de tout rattraper. Mais parti comme c'est, ils vont se disputer encore et encore, pour les mêmes problèmes. Et encore. Croire qu'Asra voudrait se disputer avec lui, ce serait s'accorder trop d'importance. Iel se contentera de se détourner, d'agiter la main et de lui rappeler…

Je ne t'ai rien promis.

Ces mots résonnent en boucle. Comme une avalanche qui se répète. Un effondrement.

— Je suis désolée, lâche Pasha.

Et pour la première fois depuis des jours, elle n'a plus l'air en colère.

— Non, c'est moi, réplique aussitôt Ilya.

Et Dieu sait qu'il a des raisons de l'être.

— Je n'ai pas été… Err, je suis un grand frère minable.

— C'est bon Ilya…

— Non.

Il secoue la tête. Ce n'est pas bon. Ça ne le sera jamais. Parce qu'il a tellement à se faire pardonner, et il le sait. Il ne pourrait pas lister toutes les fois où il a manqué à son devoir d'aîné. Toutes ces déceptions que Pasha lui a passées. Toutes les fois, aussi, où elle l'a ramassé à la petite cuillère alors qu'un énième sale type l'avait laissé le cœur en miette – quand il ne l'avait pas brisé lui-même à force de sabotage. Pasha était là, elle. Toujours. Contrairement à ses ex.

— Je n'ai pas su t'aider quand tu en avais besoin. Ou pas autant qu'il le fallait. Je… je fais toujours reposer mes problèmes sur toi et je t'entraîne dans mes conneries alors que tu ne devrais pas… Bon sang, c'est moi qui devrais m'occuper de toi, pas l'inverse.

— Ilyushka…

— Tu es toujours là quand j'en ai besoin et je te remercie en t'impliquant dans mes plans foireux au lieu de m'impliquer dans ta vie.

— J'aimerais autant que tu ne fourres pas ton nez dans ma vie privée.

— Je… Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Il ne veut pas s'immiscer dans l'intimité de Pasha. Il est déjà bien assez dur à supporter comme ça. Mais ils ont traversé une période difficile, et Ilya réalise que s'il a pris sur lui pour régler la situation, il n'a pas accordé assez de temps à sa sœur. Il était là pour les cartons, les papiers et le ménage, mais pour elle…

A-t-il seulement déjà sincèrement fait attention à Pasha ?

— Je suis désolé, Pasha. Vraiment désolé.

— Je sais.

— Tu méritais mieux que ce que je…

— C'est bon, j'ai compris !

Inspirant un grand coup, Pasha se bouche les oreilles. Elle se tourne, secoue vivement la tête et, quand elle fait enfin face à son frère, ses yeux sont humides. Des larmes, qui menacent de couler. Ilya connaît trop bien son visage alors qu'il la voit gonfler les joues. Une expression qu'elle affichait déjà, petite, quand on la contrariait. Ou quand ils se disputaient, et qu'elle essayait désespérément de rester énervée malgré ses grimaces de pitres.

De vieux souvenirs remontent, juchés sur un océan sans fin. Un pont, la houle. Le cri des mouettes. Le vieux doudou de Pasha serré dans sa main.

— Tu es un sombre idiot. Et un égoïste, déclare-t-elle.

Ça pique, de l'entendre. Plus qu'il ne l'imaginait. Même si elle a entièrement raison.
— Je le sais, reprend Pasha. Ça fait des années que c'est comme ça. Mais j'arrive jamais à t'en vouloir.

— Tu avais pourtant l'air particulièrement énervée, ose Ilya.

— Au début.

Elle agite la main avant de se laisser tomber dans une chaise, dépitée.

— C'était vraiment nul de ma part, de t'emmener espionner Asra sans te prévenir.

— Non. Ce qui était naze, c'est de m'avoir fait croire que tu voulais vraiment qu'on passe cette journée ensemble.

Sa moue lui fend le cœur. Aussitôt, Ilya agite ses cuisses de phasme et il vient s'asseoir près de sa sœur. C'est pourri, ce qu'il a fait. Il a abusé de sa confiance. Mais elle se plante sur un point.

— Je voulais vraiment passer cette journée avec toi. J'ai juste… menti sur certains détails.

— Mouais.

— C'est vrai.

Ses doigts suspendus sur une hésitation, il finit par attraper la main de Pasha. Petite et potelée, à l'intérieur tout clair. Une main qu'il a vue pour la toute première fois alors qu'elle était roulée dans un lange.

— J'adore passer du temps avec toi. Même si… Disons que je n'ai pas le sens des priorités.

— Ça, tu peux le dire.

Elle ne le chasse pas. C'est un progrès bien plus grand que tous ceux qu'il aurait pu espérer ces derniers jours. Pour la première fois, sa journée ne sera peut-être pas une suite d'horribles catastrophes qui le feront se retourner toute la nuit dans son lit.

De sentir ces doigts dans les siens, il réalise qu'il avait oublié comme la présence de sa sœur lui fait du bien. Ils sont les deux derniers Devorak, désormais. Il faut qu'ils puissent compter l'un sur l'autre. Et c'est à lui de faire des efforts pour ça.

— Je suis désolée pour Asra, souffle Pasha.

Pas autant que moi, se retient-il de dire.

— C'était vraiment quelqu'un de cool, reprend-elle. Y a pas moyen de rattraper le coup ?

— Je ne crois pas.

— Iel t'en veut à ce point ?

— C'est plus compliqué.

Ilya aurait voulu que ce soit simple et évident comme l'amour qu'il éprouvait. Sa gorge n'en aura-t-elle jamais finie de se nouer ? Un bref instant, c'est la main d'Asra qu'il visualise, dans la sienne, ferme et confiante. Il pense qu'il ne la tiendra peut-être plus jamais.

Plus. Jamais.

— Ce n'est pas qu'une dispute, avoue-t-il. Il y a… d'autres problèmes qui se sont posés. La situation n'était pas aussi parfaite que je voulais le croire.

Il ne sait pas si Pasha comprend ce qu'il veut dire. En tout cas, elle capte qu'il n'a pas envie d'en parler plus, et c'est déjà bien assez. Ilya a tellement ressassé leur conversation, ces derniers jours. Il a besoin de se changer les idées. D'une manière qui ne portera pas atteinte à son intégrité. Si possible.

— J'ai toujours les codes Netflix de Star, déclare soudain Pasha.

Vif, Ilya comprend tout de suite où elle veut en venir. Il retrouve le sourire que son miroir n'a pas vu depuis des lustres.

— Soirée film ?

— Seulement si tu payes les pizzas.

— Les pizzas ? Pasha, je ne serai payé que dans une semaine. Tu sais combien ça coûte, ces trucs-là ?

— Pas plus cher que de s'enfiler des pintes au bar du coin.

Outré, il lui ferait bien remarquer que les pintes en question sont, la plupart du temps, généreusement payées par ses plans culs. Ou Lucio. Ce qui revient parfois au même. Mais techniquement, il lui reste assez d'argent sur son compte pour encaisser le coup d'une soirée pizza.

— Pour cette fois… soupire-t-il, comme s'il lui concédait une immense faveur.

La rouquine lève le poing, avant de se précipiter sur la télévision qu'ils ont récupérée chez Tasya. Leur tente sera avec eux, d'une certaine manière. Seigneur. Est-ce que c'est tordu de penser ça ?

— Et je choisi le film, ajoute Pasha.

— J'imagine que je n'ai pas le choix, si je veux bénéficier de ton pardon absolu ?

— Exactement.

Allez. Résigné tout autant qu'heureux de la soirée qui s'annonce, Ilya retourne l'appartement à la recherche de son téléphone. Qu'il retrouve abandonné sur la commode des toilettes – qu'est-ce qu'il fout ici ? Il comporte le numéro de la pizzeria la plus proche – après en avoir vérifié les prix sur Internet – et il note l'heure à laquelle il devra aller récupérer le butin.

La vie n'est pas toujours belle, et ce début d'année raté lui reste en travers de la gorge. Il la croyait merveilleuse. Elle sera minable, comme les autres, la précarité en moins. Pour quelques mois. Mais cette soirée, elle, se passe bien. Et il faut savoir profiter des petites pauses que la vie offre au milieu de ce gouffre de souffrance qu'est l'existence.