Bonjour à tous !

Pour information, le Nano commence et même si je suis pas au taquet ces derniers temps, je compte bien aller m'arracher pour aller chercher une 10e victoire consécutive, ce qui devrait faire un petit bond à cette fic. Je pense prévoir un retour à la publication hebdomadaire à la fin du 1er semestre 2025... (mais ça va passer vite, promis).

Aujourd'hui, un de mes chapitres préférés, parce qu'ils vont inventer un jeu/concept que j'ai déjà mentionné dans certaines de mes fics. Ben en fait, il est littéralement né dans cette fic en tout premier ^^

Résumé : John est inscrit en 1ere année de médecine à l'Imperial College of London, fac très réputée. Il y est boursier, et vit dans un petit appartement off campus, contrairement à ses amis, Judith, Peter, Mike, Caitlin et Alec. De manière improbable, il a rencontré Sherlock, génie certain, drôle d'énergumène qui apparaît et disparaît au gré de ses envies, et devenu le meilleur ami de John. A la fin de ses partiels du 1er semestre, avant Noël 1995, John sort officiellement avec une fille de 4e année, Neil. Pour leur dernier jour ensemble avant que Sherlock ne parte pour les fêtes de Noël, Sherlock et John passent leur samedi ensemble, et sont désormais en train de passer la soirée chez Sherlock.

Bonne lecture !


Chapitre 10

Ils passèrent ensuite à la cuisine, pillèrent le frigo pour que John apaise sa nouvelle fringale de fin de soirée, ce qu'il fit rapidement. Ils avaient bien mangé le midi grâce à Leandro, et prit un simili-dîner de fast-food, mais ça ne nourissait pas, et il était fréquent d'avoir faim peu de temps après. John n'avait pas si faim que ça, c'était plus un réflexe qu'un véritable besoin de manger, mais du moment où il se dit qu'il mangerait bien un dessert, il lui était impossible de passer à autre chose s'il ne grignotait pas un morceau. Sherlock ricana encore sur le fait qu'il mangeait trop, et John lui répondit qu'il était en pleine croissance, tout comme Sherlock. Vu que John était plus petit que la moyenne des hommes, et que Sherlock le dépassait déjà, ça ne fit que faire ricaner davantage le jeune génie.

Puis ils remontèrent dans les étages pour rejoindre la chambre de Sherlock.

Au fur et à mesure de leur avancée vers le haut, ils éteignaient les lampes des couloirs allumées en descendant. John avait l'impression, que lentement, mais sûrement, ils endormaient la maison pour ne laisser que la chambre du haut, pour tous les deux, comme un cocon tranquille dans une tanière profonde. Bizarrement, il se sentait en sécurité dans le bazar de la chambre de son ami. Et ce n'était pas le système de sécurité ultra perfectionné qui lui faisait cet effet-là, d'autant que l'unique moyen de s'introduire dans la maison pour la cambrioler était précisément la fenêtre de la chambre de Sherlock.

— Sherlock ? appela-t-il en s'installant sur le sol de la chambre, dans un espace à peu près assez dégagé, appuyé contre le lit. Pourquoi on passe par la fenêtre si tu as dit que tout le monde s'en ficherait que je passe par la porte ?

Son ami s'installa à côté de lui, sa chaleur irradiant John.

— Parce que c'est beaucoup plus drôle ainsi. J'aime bien passer par la fenêtre.

— Tu trouves plus drôle de me faire risquer ma vie ?

— Que serait la vie sans un peu de danger ? Tu adores ça, ne le nie pas.

John ne répondit rien. Le jeune génie avait sans doute raison. L'étudiant en médecine avait l'impression qu'il y avait un message caché derrière son propos, mais il n'osa rien rajouter. Il n'avait pas envie de briser cette journée parfaite qu'ils avaient passé ensemble.

— C'était une journée parfaite, déclara-t-il soudain avant de l'avoir prévu.

Lentement, il sentit la tête de Sherlock se poser sur son épaule, et il inspira profondément. Sherlock acceptait peut-être son contact, mais il était rare qu'il soit suffisamment proche pour que John puisse sentir son odeur, si particulière, ou qu'il initie le contact de lui-même.

— Oui, acquiesça Sherlock. Tu veux rester dormir ? Je serai seul demain matin aussi, rappela-t-il. Tu pourras dormir.

La proposition était maladroite, mais John n'envisagea pas de refuser une seule seconde. Il était épuisé, et n'avait aucune envie de rentrer chez lui. Même s'il pouvait simplement descendre les marches et franchir la porte d'entrée plutôt que de devoir faire des acrobaties pour sortir, l'idée de marcher dans la nuit noire, seul, pour retrouver son appartement lugubre, seul, ne le tentait pas. Il voulait rester ici, dans ce cocon de chaleur et de douceur, avec son meilleur ami. Et même si, jusque-là, ils n'avaient pas évoqué cette possibilité, tout dans leur comportement tendait à en arriver là. Il n'avait aucune raison de refuser.

— Oui. À condition que tu dormes aussi.

— Qu'est-ce qui pourrait bien te faire croire que je ne dors pas ? s'insurgea Sherlock.

Mais l'effet courroucé qu'il tenta d'insuffler à sa voix était totalement anéanti par sa posture, blotti contre John, sa tête sur son épaule.

— Parfois, ton lit ne semble vraiment pas avoir accueilli quelqu'un depuis plusieurs jours. C'est même à se demander si tu le rejoins parfois, vu le bazar qu'il y a dessus. Est-ce que tu dors debout, comme les chevaux ? Ou bien tu fais des micro-siestes de trente secondes en fermant les yeux, et ça te redonne de l'énergie pour les six prochaines heures ? Ou attends, mieux, est-ce que tu es un robot ! Tu te branches à une prise quand personne ne te voit ?

John rit, et Sherlock secoua la tête, ses boucles chatouillant le cou de John.

— Hé, c'est une blague, hein, rajouta John quand il vit l'absence de réponse de Sherlock.

— Je sais.

— Désolé. Ça t'a blessé ?

John repoussa son ami délicatement, pour se redresser et le regarder dans les yeux. Il n'avait aucune envie de lui faire du mal, au contraire.

— Non, réfuta Sherlock, et il était sincère. Parce que toi, je sais que tu ne le dis pas sérieusement. Mais d'autres ont pu émettre ce genre de commentaires, en être sincères et beaucoup plus... agressifs que toi. Du coup, je n'ai pas envie d'en rire, ça ne m'amuse pas.

— Donc tu as été blessé, répliqua John.

— Non. Pas par toi.

— Certes, par d'autres. Mais au final, en faisant la même réflexion qu'eux, je te fais du mal en te les rappelant. Oui, tu sais que ma réflexion n'avait aucunement pour but de te faire du mal, ça c'est la partie rationnelle de ton cerveau. Mais la partie émotionnelle de ton cœur fait les liens avec les précédentes fois, et il a mal.

Sherlock l'observait bizarrement, intensément. La luminosité de la pièce provenait exclusivement de la lampe de bureau, loin d'eux, et créait des ombres étranges sur son visage.

— Je ne sais pas, indiqua-t-il. On ne m'a jamais dit ça. On m'a toujours dit que je n'avais pas de cœur.

John ne put retenir un frisson de dégoût.

— C'est totalement faux. Tu as un cœur en parfait état de marche, je peux te le garantir. C'est juste que tu as trop eu l'habitude d'utiliser ton cerveau, de tout rationaliser, gérer, classer, et que tu ne sais pas écouter ton cœur. Qu'est-ce que tu as ressenti, quand je t'ai traité de robot ? Ne me réponds pas par rapport à la logique, n'écoute pas ton cerveau, écoute ton corps, tes tripes, ton cœur. Qu'as-tu ressenti ?

Sherlock prit un instant pour lui répondre, comme s'il cherchait dans sa mémoire le souvenir de la réaction réelle de son instinct, et non la réponse de son cerveau qui avait analysé les choses plus vites que lui.

— Je ne sais pas exactement le décrire. C'était bizarre. Comme un...

Il serra le poing, ramena son bras contre lui, comme s'il voulait se prendre dans ses propres bras, se recroqueviller. John trouvait fascinant qu'un adolescent de cet âge puisse être incapable de réaliser qu'il venait de souffrir, et qu'il ne sache encore moins le décrire. Et au-delà de la fascination, le spectacle de la souffrance de Sherlock lui brisait le cœur.

— Un serrement ? Un pincement au cœur ? proposa John.

— Voilà. Un truc comme ça.

John se doutait qu'il était loin, avec ses propositions, d'avoir décrit la réalité de tout ce qui se passait en Sherlock, et qui semblait mille fois plus complexe et fort que chez la plupart des gens.

— C'est de la douleur, Sherlock. Ton cœur a eu mal. Je t'ai blessé. Ce n'est pas parce que c'est moi et que je suis ton ami que tu dois la dénier. Tu as le droit de me dire que je suis un abruti...

— Je te le dis tout le temps. Tu es un idiot.

— ... quand je te blesse. Pas seulement quand je me trompe sur des choses faciles quand tu me fais réviser. Tu as le droit de souffrir, l'exprimer, et me le reprocher, si je te blesse par inadvertance. Parce que ce sera toujours par inadvertance, d'accord ? Jamais je ne souhaiterai te blesser volontairement, tu m'entends ?

— Je sais, lui répondit Sherlock d'un ton plat.

Il se leva brutalement, s'arrachant au regard de John, et fit le tour du lit pour commencer à le débarrasser du bazar qu'il abritait. Il ne rangeait rien, bien sûr. Il se contentait de tout mettre par terre.

— Allons dormir, décréta-t-il. Je suis fatigué.

John obéit, demanda à aller se rafraîchir, et rejoignit la salle d'eau, après que Sherlock y était passé.

Quand il revint de la salle de bains, située au même étage, en face sur le palier, la pièce était plongée dans le noir, éclairée uniquement par la lune. N'ayant pas de pyjama, il avait simplement enlevé ses vêtements, ne gardant qu'un T-shirt et son boxer pour dormir. Sherlock, figé dans le lit, semblait avoir revêtu un pyjama.

— Tu peux allumer, s'il te plaît ? demanda John, planté sur le seuil.

La lumière de la lune éclairait suffisamment la pièce pour qu'il sache où se trouve le lit, et y distinguer la silhouette de son ami, mais c'était tout.

— Pourquoi faire ?

— Pour que je puisse te rejoindre sans marcher sur un truc et renverser de l'acide chlorhydrique sur le sol.

— Je n'ai pas d'acide chlorhydrique, répliqua Sherlock. Seulement nitrique.

— C'est censé me rassurer ?

— Il n'est pas sur le sol. Enfin, normalement.

Il alluma néanmoins une lampe de chevet, permettant à John de slalomer entre le bazar et atteindre le lit sans encombre. Sherlock éteignit aussitôt, tandis que John, un peu gêné, le rejoignait sous les couvertures, prenant soin de ne pas le toucher, et rester à distance sur le grand matelas. Ce n'était pas quelque chose qu'il avait déjà fait. Il avait passé quelques nuits chez des copains, toujours sur un matelas par terre, ou un canapé. Jamais dans le même lit. Les seules fois où ça lui était arrivé, l'autre occupant du lit était une fille, et ils dormaient enlacés, en tant que couple.

Mais Sherlock n'avait rien dit, comme s'il était évident que l'immense matelas pouvait les accueillir tous les deux. C'était vrai, bien sûr. Et ils avaient même encore de la place. Mais John essayait de ne pas trop y réfléchir, à ce que cela impliquait pour le jeune génie. Son échelle de valeur et de signification des choses était souvent biaisée.

— Avant, je ressentais la douleur. Tout le temps.

La voix de Sherlock brisa le silence de la pièce, d'un ton faible, presque un murmure. John lui jeta un regard. Son ami était toujours couché sur le dos, les mains jointes sur sa poitrine par-dessus les draps. Il avait les yeux grands ouverts, et paraissait figé. S'il ne voulait pas regarder John, c'était sans doute qu'il trouvait ça plus simple ainsi. Alors logiquement, John s'installa de même.

— Tu... veux en parler ? proposa-t-il doucement.

— Je ne sais pas.

— D'accord. Ne te force pas, Sherlock. Tu sais que tu peux tout me dire, mais seulement si tu en as envie.

Il y eut un instant de silence, confortable et tranquille.

— J'en ai envie, mais j'ai peur.

— De quoi donc ?

— Que si tu sais l'enfant que j'étais, tu partes.

— Sherlock, avec toute l'amitié que je te porte, c'est toi qui es un abruti quand tu dis ça. Car ça n'a aucun sens. Je ne vois rien, ni dans ton existence ni la mienne, qui pourrait me faire m'éloigner de toi.

Il y eut un bruit de froissement de tissu, et John se tourna pour découvrir que Sherlock avait bougé la tête pour le regarder. Se rendait-il compte que les mots que John prononçait étaient plus intenses que n'importe laquelle des déclarations d'amour qu'il avait faites un jour à une fille ? Sans doute pas. John ne le regrettait pas pour autant. Il pensait viscéralement chacun des mots.

— Tu as dit tout à l'heure que j'avais le droit de souffrir et de l'exprimer, reprit Sherlock en chuchotant. Mais avant... quand j'étais enfant... je ne savais pas contrôler mes émotions, mes sentiments... c'était toujours violent. Quoi que je ressente, même la joie, c'était si intense que c'en était presque douloureux. Je ne savais ni me juguler, ni me réguler. C'était... épuisant.

Maintenant qu'il avait commencé, les mots sortaient plus facilement, sans y réfléchir.

— Tout prenait une intensité folle. Et... y compris en présence des autres. Avant que je n'aille à l'école, ce n'était pas gênant. C'était uniquement ma famille. Mais l'école... les autres... c'est devenu difficile. Bien pire.

John sentit son cœur se serrer en imaginant un très jeune Sherlock, à la merci de la cruelle incompréhension des enfants. Ça n'était pourtant pas une époque si lointaine, une quinzaine d'années à peine, et ça lui paraissait un autre monde.

— Je ne savais pas me contrôler. Les autres enfants... ils étaient cruels avec moi, et comme je leur montrais que j'étais blessé, alors ils continuaient. Jusqu'au jour où j'ai décidé d'arrêter.

— Tu as décidé ?

— De ne plus rien montrer, au début. Puis de ne plus rien ressentir. Ça a très bien fonctionné.

— Au point que quelqu'un te dise que tu n'avais pas de cœur, commenta John.

Il n'arrivait pas à imaginer qu'on puisse décider de ne rien ressentir. De ne pas le montrer, oui. Mais de ressentir ? Ça lui paraissait délirant, et profondément triste également.

— Oui... Jusqu'à toi.

— Merci... je suppose ? répondit John, gêné.

— C'est terrifiant.

— De ressentir des choses ? Oui, j'imagine que ça peut l'être, quand on n'a plus l'habitude. Mais je ne prévois pas de te blesser, Sherlock. Jamais, d'accord ?

Il ne réalisa pas en le disant à quel point il mentait, là encore. Bien sûr, il ne prévoyait pas de le faire consciemment, mais il savait, tout au fond de lui, que ça risquait d'arriver. Et qu'ils allaient en souffrir tous les deux. Sherlock ne répondit pas à sa déclaration, mais il fit un mouvement de hochement de tête, dans l'obscurité.

— Tu penses parfois à ce que ta vie serait, si tu n'étais pas qui tu es aujourd'hui ? lança-t-il soudain brutalement. Si tu avais pris un autre chemin ?

John médita la question un instant.

— Si moi j'avais fait des choix différents, ou s'il s'était passé des choses différentes dans ma vie ?

— Quelle différence ? Ça n'a aucune importance.

— Ben je sais pas, par exemple si j'avais eu un grand frère au lieu d'une grande sœur, ou pas du tout, ça aurait pu changer toute ma vie, et pourtant ce n'est pas un choix de ma part !

Sherlock réfléchit à son tour à la question.

— Pas faux... Tu sais comment on appelle ça ? Les autres univers alternatifs liés aux infinis chemins que nous n'avons pas pris, nous et les gens autour de nous qui influent sur notre chemin.

— Absolument pas. Mais je sais que tu vas me le dire.

Sherlock ricana, totalement arrogant.

— Des uchronies. On n'a qu'à jouer à un jeu !

John prit vaguement peur. Il se demandait ce qui avait bien pu germer dans l'esprit étrange de son ami.

— Quel jeu ?

— Je ne sais pas. Il faudra lui trouver un nom. La théorie des univers multiples comporte quelques éléments intéressants. Par exemple, que certains points sont des passages obligés, et que, quels que soient nos choix et nos décisions, dans tous les univers, certaines choses se produisent fatalement.

John essayait de suivre. Il n'avait jamais entendu parler de ce genre de théories, et il trouvait surprenant que l'esprit si rationnel, carré et scientifique de Sherlock, se laisse aller à de telles pensées. Ça ne collait pas au personnage. Mais en même temps, son ton emphatique, c'était totalement lui. John ne pouvait s'empêcher de penser quel gâchis c'était qu'il se soit interdit de ressentir quoi que ce soit pendant si longtemps. Il était l'image même de la passion et de l'emphase.

— Comme quoi ? Je ne connais rien à ces histoires d'univers parallèles ? Tu crois vraiment à ça ? Ce n'est pas si scientifique...

Il eut la sensation d'avoir coupé toute l'énergie de Sherlock, qui sembla retomber au point de s'enfoncer dans le matelas, au lieu de bouillonner d'énergie un instant plus tôt.

— Tu n'y crois pas, toi ?

— Je n'ai pas dit ça. Je n'y avais jamais songé. Je ne sais même pas exactement ce que ça recouvre. Explique-moi.

Un poids sembla se libérer de la poitrine de Sherlock. Il était fou que, dans le noir, sans se voir, John arrive à ce point à percevoir et comprendre les changements d'humeur de son ami. Ils étaient réellement connectés. Pourtant, ça faisait très peu de temps qu'ils se connaissaient.

— Je ne sais pas si j'y crois réellement, en fait, expliqua Sherlock. C'est juste que parfois, ça a un côté rassurant. De se dire qu'à chaque fois qu'on fait un choix, il existe un univers où une autre version de nous-mêmes a fait l'autre choix. Ainsi, on ne peut jamais se tromper.

— Parce qu'il t'est déjà arrivé de te tromper, toi ? Si c'est le cas, tu n'existes qu'un un seul exemplaire, parce que tu es parfait !

Ils rirent tous les deux, ayant conscience que flatter l'ego déjà surdimensionné de Sherlock n'était sans doute pas une bonne chose, mais cela les amusait quand même.

— C'est plutôt une question d'exhaustivité, reprit Sherlock plus sérieusement. Ainsi, moi et les autres versions de moi-même avons tout essayé, tout tenté.

— Ça te ressemble bien là, en effet, sourit John.

— Mais certains défenseurs de cette théorie veulent que quoi que nous fassions, notre destin est toujours le même, et nous ne pouvons que concourir à y parvenir, à passer par certains points obligés.

— C'est un peu absurde, non ? Je veux dire, prenons un sportif de haut niveau, qui a eu un accident plus jeune. Dans une version, il se blesse, mais est soigné efficacement, et poursuit ensuite la pratique de son sport, pour gagner une médaille aux JO. Dans une autre, la blessure s'infecte gravement, et il met plus de temps à se remettre, manquant de perdre... sa main, par exemple. À l'issue, il ne parvient pas à retrouver un niveau professionnel, et donc ne remporte jamais les JO. Dans le deuxième cas, il n'en passe pas par le même avenir !

— Parce que sa médaille n'était pas le point obligé selon les théoriciens.

— Ce serait quoi alors ?

— Aucune idée, puisqu'on parle d'une théorie potentielle absolument impossible à prouver, ainsi que d'une personne potentielle, et que je ne connais pas sa vie qui n'existe pas. Même si, de toute évidence, c'était inspiré de ta vie. À quel âge t'es-tu blessé la main ?

John rougit, rit doucement, gêné.

— J'avais cinq ans. Je me suis cassé le poignet et écorché sérieusement la main en tombant. Je me souviens pas des détails, mais ma mère m'a toujours dit que la première opération avait été mal faite, et qu'on avait failli perdre ma main.

— Et tu te rêvais champion de quoi ? insista Sherlock.

— Tennis, avoua John avec embarras. J'avais vu Wimbledon à la télé.

— Problème résolu, déclara Sherlock avec un ton docte. Il n'y a pas de tennis aux JO.

John explosa de rire. Il ne savait même pas si c'était vrai. [1]

— Si on doit définir la règle du jeu, alors il nous faut un passage obligé. Pour ton avenir contrarié de tennisman, je ne sais pas, mais pour le vrai toi, et moi, je pense que c'est notre rencontre, annonça soudainement Sherlock.

Il avait l'air terriblement sérieux, dans le silence de la nuit, et John tendit sa main à l'aveuglette sur le matelas, jusqu'à trouver au jugé celle de Sherlock, sous les couvertures.

— Pas notre rencontre, Sherlock. Notre amitié. Je ne peux pas croire qu'il existe un univers où je te rencontre et où on ne devient pas ami. Tu es mon meilleur ami.

Il n'y eut aucune réponse verbale de la part de Sherlock, et ce n'était pas plus mal. S'il avait répondu un truc du genre « et tu es le mien aussi, John », ledit John aurait cru se retrouver dans une comédie de Noël. Ou un dessin animé. Ce n'était pas une réplique de Rox et Rouky, d'ailleurs, ça ?[2]

Il préféra couper court à ses pensées qui prenaient un tour étrange, en reprenant.

— Cela dit, il doit bien exister des univers où on est pas devenus amis tout de suite, parce que tu es très énervant ! Du coup, on a d'autres règles à édicter ? Parce que j'ai une idée !

Sherlock secoua la tête négativement, avant de réaliser que John ne pouvait pas le voir, et verbaliser :

— Les règles sont simples : on part d'un évènement de nos vies, qui change, bouleverse notre avenir, nous transforme, jusqu'à nous rencontrer.

— Très bien ! Alors je commence ! Quand j'avais dix-sept ans, mon père est décédé, et il n'avait pas d'assurance-vie suffisamment importante pour nous permettre de vivre à long terme. Moi, ma mère et ma sœur, on s'est retrouvés sans argent, et je ne pouvais pas faire les études de médecine que j'avais prévues. Alors je me suis tourné vers une formation de pâtisserie et je suis devenu l'un des meilleurs d'Angleterre. Et toi...

— C'est ma partie, désormais, l'interrompit Sherlock. Moi, ma mère m'a envoyé étudier dans sa famille quand j'étais petit, en France, un endroit réputé pour sa gastronomie. À force, je suis devenu critique de pâtisserie, et un jour, je suis entré dans la tienne dans le but de faire une critique.

— D'essayer de me descendre plutôt ! Tu serais un critique acerbe et méchant !

— Mais je n'aurais rien trouvé à critiquer la première fois, alors j'aurais décidé de revenir le lendemain...[3]

— Et le surlendemain, et le jour d'après encore !

Riant comme des enfants, ils déroulèrent tout un plan de vie, rajoutant des détails. Ils s'amusaient comme des gamins. Sherlock, contrairement à ce que son esprit très carré pouvait laisser suggérer, avait une imagination débordante. John supposait que son absence d'amusement de ce genre quand il était petit avait généré l'adolescent qu'il avait aujourd'hui sous les yeux. Et rêver ne faisait pas de mal. C'était même plutôt drôle.

Il n'y avait ni gagnant, ni perdant. C'était un jeu étrange, sans but, juste destiner à les faire utiliser leur imagination. Il n'y avait pas de règle sinon qu'ils devaient s'inclure l'un l'autre, mais si John avait le droit de commencer avec le personnage de Sherlock n48753, alors dans ce cas, c'était Sherlock qui créait John en retour.

Au milieu de la nuit, John demanda dans un bâillement profond.

— Comment t'as appelé ça déjà ? Les univers parallèles.

— Des uchronies.

Ce n'était pas tout à fait exact, en réalité, mais Sherlock aimait la sonorité du mot, appris il y avait longtemps de cela.

— Ben c'est ça. Le jeu. Uchronies du futur.

La voix de John était pâteuse. Il dormait déjà à moitié, roulé en position fœtale, tourné vers Sherlock. Ayant moins de besoin de sommeil que son ami, Sherlock était toujours sur le dos, observant son plafond, les yeux parfaitement ouverts. Mais leurs mains, entre eux, étaient toujours jointes.

— C'est ça, répéta Sherlock, séduit par le nom. Uchronies du futur.

Car c'était bien cela qu'ils inventaient. Leurs vies futures et fantasmées, si le passé avait été différent.

Il n'y eut aucune réponse de la part de John. Il avait dû s'endormir ou pas loin. Un instant, Sherlock écouta sa respiration lente et tranquille, qui s'approfondissait au fur et à mesure que John plongeait de plus en plus profondément dans le sommeil. La chambre fut bientôt emplie de silence, seulement entrecoupé par les très légers ronflements de l'étudiant en médecine.

— Dans une uchronie du futur, murmura Sherlock, tu restes avec moi pour toujours. Bonne nuit, John.

Seul le silence lui répondit. Sherlock ferma les yeux, et sans jamais lâcher la main de John, roula pour se mettre sur le flanc, face à son ami. Puis il s'endormit profondément à son tour.


Ils se réveillèrent tard le lendemain, John beaucoup plus que Sherlock, mais ce dernier fut quand même surpris de son nombre d'heures de sommeil. D'aussi loin qu'il se souvenait, il n'avait jamais dormi autant et aussi profondément.

John, quand il ouvrit les yeux, roupillait encore, et il le laissa faire, s'activant dans la chambre silencieusement. Et revenant régulièrement dans le lit, sous la couette chaude, sans aucune raison. Pour le plaisir et l'apaisement que cela lui procurait.

Quand John, enfin, grogna, papillonna des yeux, et se redressa en se frottant les paupières, Sherlock n'était plus contre lui, mais à son bureau.

— Bonjour, John, le salua-t-il en lâchant sa solution chimique.

Un immense sourire lumineux étira les traits ensommeillés de John.

— Salut, Sherlock.

Leur dernière matinée ensemble commença comme ça.

Contrairement à la veille, où ils n'avaient fait que marcher et s'agiter à travers la ville, leur matinée s'étira dans une langueur tranquille. Ils prirent un petit déjeuner, s'occupèrent dans leur coin, mais toujours ensemble. Il y avait quelque chose d'habituel et respectueux sans même y réfléchir, et c'était agréable.

John râla sur l'absence de sapin, de décoration de la maison de Sherlock, qui se serait pourtant totalement prêtée au jeu, vu la taille de la baraque et les escaliers.

— Toi non plus, tu n'as pas décoré chez toi, asséna Sherlock. Et de toute manière, quelle importance ? On ne fête pas Noël ici.

John n'eut rien à répondre à l'argument, principalement parce que Sherlock avait raison sur la première partie. Il n'avait pourtant jamais mis les pieds chez John, mais il le savait comme il savait tout le reste.

Ils jouèrent de nouveau aux Uchronies du futur, en riant. Avisant un jeu d'échec, John demanda à son ami une partie. Sherlock ne savait pas jouer. John lui apprit les mouvements, le B a ba. Il ne connaissait pas les techniques, du moins pas assez pour les expliquer à quelqu'un. Il était un joueur du dimanche. Trois parties plus tard, Sherlock pulvérisait un John riant aux éclats.

Puis finalement, Sherlock regarda sa montre, puis son ami, d'un air désolé.

— J'ai compris, lui répondit John doucement. Je vais y aller.

Sherlock hocha la tête. Bientôt, on viendrait le chercher pour le ramener de force à Forest Hill, dans la maison familiale, ou du moins ce qu'il en restait. Il aurait préféré passer toutes ses vacances avec John.

— Je peux passer par la porte ? blagua John en s'apprêtant à partir.

Sherlock ne répondit rien. Il n'avait aucune autre réplique que son terre-à-terre habituel à répondre à ça, et il avait bien compris que c'était une blague. À la place, il s'approcha d'un pas supplémentaire, pénétra dans le périmètre d'intimité de son ami, et le serra dans ses bras.

— Préviens-moi si tu reviens avant la rentrée, d'accord ? lui murmura John.

Maladroitement, ils se séparèrent, et le cœur lourd, John franchit enfin la porte, descendit les trois marches du perron, et quitta le jardinet délimité par une grille en fer forgé. Il se retourna à moitié, juste avant de s'éloigner définitivement, mais ne dit rien.


Le retour chez lui fut pesant pour John. Les rues d'un dimanche matin n'étaient pas ce qu'il y avait de plus animé à Londres, mais un dimanche de veille de Noël, c'était pire encore. La plupart des gens avaient rejoint le lieu où ils passeraient les fêtes, et s'apprêtaient à passer une journée au chaud, en famille. John avait prévenu sa mère qu'il ne viendrait pas pour le réveillon, seulement le repas de Noël, demain midi. En attendant, il se préparait à une journée triste et morne. Son appartement glacial, quand il y pénétra, le fit frissonner.

La maison de Sherlock n'était pas exactement un modèle de chaleur. Malgré ses dehors de vieille bâtisse classique, l'intérieur était résolument moderne et fonctionnel, ce qui pouvait avoir un caractère froid, mur blancs ou gris, le comptoir de la cuisine était noir et froid, il n'y avait ni déco, ni tableau, ni rien de ce genre. Pourtant, la manière dont Sherlock l'habitait la rendait chaleureuse et vivante, et John trouvait cela parfait. Il avait conscience qu'il y avait quelque chose d'anormal dans le fait que son meilleur ami lui manque autant après une journée complète et même plus passée ensemble. Il mettait cela sur le compte des fêtes de fin d'année qui s'annonçaient lugubres, de la fatigue de la fin du premier semestre de médecine, de la famille désastreuse qu'il se traînait. En attendant, il était seul, et se recroquevilla sous un plaid, sur son canapé convertible qu'il s'était forcé à replier pour éviter de sombrer au fond de son lit. Et attendit que le temps passe et apaise un peu son cœur.

John avait cru que rien ne pouvait être plus terrible que son vingt-quatre décembre passé seul dans un plaid, chez lui, à tout trouver sinistre, mais il avait eu tort. Le lendemain, jour de Noël, fut pire. Il se réveilla tôt, alors que la ville était encore plongée dans le noir, et que seuls les enfants surexcités se réveillaient aussi tôt à grands cris pour ouvrir leurs cadeaux. Mais dans l'appartement de John, il n'y avait pas lieu d'allumer des lumières douces, des guirlandes tamisées, et d'observer des enfants pépiant de joie déchirer des paquets colorés pour découvrir les jouets que le père Noël leur avait apporté. Il alluma son plafonnier, et la lumière blanche et crue jaillit, désagréable et froide. Au moins, cela le força à se préparer plus rapidement. Il s'emmitoufla chaudement, et à l'heure où tout le monde dormait encore ou prenait un petit-déjeuner composé de chocolat chaud et de biscuits de Noël, il quitta la pièce et s'engagea dans le long trajet vers la banlieue nord de Londres, pour retrouver sa famille.

Vu la fréquence des transports en cette journée de Noël, il avait vérifié les horaires, et réussit à respecter le timing prévu, qui s'accompagnait d'une certaine longueur et de beaucoup de patience. Il avait pris certains de ses cours pour les réviser dans son sac à dos, mais, fatigué par avance, il préféra bouquiner un peu, et observer les gens qui passaient.

Ils étaient rares, bien sûr, et avaient pour la plupart cet air pressé de vouloir arriver à destination pour enfin fêter Noël. La plupart avait des sacs importants d'où s'échappaient des paquets colorés et des rubans brillants.

John sourit avec gentillesse et chaleur à tous les employés qu'il croisa. Sa situation était certes pénible, mais moins que bosser au guichet d'une gare un vingt-cinq décembre. À tous les gens qu'il croisa, il souhaita systématiquement un bon courage pour la journée, un joyeux Noël, et de bonnes fêtes de fin d'année.

À voir l'air agréablement surpris de trois des employés à qui il adressa la parole, John se fit la réflexion que l'humanité était vraiment sur la mauvaise pente, si des pauvres salariés obligés de travailler un jour férié trouvait la gentillesse surprenante.

Sherlock, lui, aurait probablement su pourquoi ils étaient obligés de travailler ce jour-là, combien ils étaient payés en double, et pourquoi ils étaient si surpris. D'ailleurs, il aurait su l'intégralité de la vie de tous les gens que croisa John. Lequel, pour passer le temps, en était réduit à supposer. Et il était mauvais à cela.

Lorsqu'il arriva chez lui — du moins, chez ses parents, il avait du mal à considérer ça comme son foyer— il patienta dix secondes avant de sonner. Dix secondes pour se préparer. Dix secondes pour s'imaginer une maison chaleureuse, une odeur de cannelle et de pâtisserie, un sapin illuminé, et des cadeaux en dessous.

Puis il revint à la réalité, sonna, et pénétra dans la maison froide qui empestait la cigarette et l'alcool bon marché.


La journée fut ce qu'il avait prévu. Son père but trop, Harry l'imita, mais si l'alcool avait tendance à rendre Richard Watson agressif et méprisant, il rendait Harry volubile et trop honnête. Le combo des deux était explosif.

Sa mère se taisait, obéissait. Elle avait un bleu sur le bras, récent, et portait des manches longues pour le cacher inutilement aux yeux de son fils. D'autant qu'elle en avait un autre sur la tempe, très léger, presque effacé, mais bien présent pour qui reconnaissait les signes. C'était rare, d'ailleurs. D'habitude, Richard préférait laisser les marques de ses beuveries à des emplacements moins évidents.

Ils firent tous semblant de rien, d'être une famille unie, que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Ils firent semblant de s'intéresser aux résultats de John, à ses études de médecine, le félicitèrent pour la future réussite de ses examens.

Ils n'échangèrent pas de cadeau à proprement parler. Elizabeth, en cachette de son époux, offrit des paquets à ses enfants, qui les ouvrirent quand personne ne fut là pour les voir. À défaut de leur plaire, c'était des vêtements efficaces et fonctionnels, et ça pouvait toujours servir. Si John, en retour, offrit quelque chose à sa mère, il fut le seul à la faire. Et il n'adressa pas le moindre regard pour son père, qui se resservait en vin. Cet homme qui avait brisé son enfance à coups de ceintures ne méritait ni amour, ni pardon à son sens. Même s'il ne pouvait pas s'empêcher de quand même ressentir quelque chose pour lui.

Pour tenir, John pensa à la maison de Sherlock, à sa chambre qui dégageait une impression de chaleur malgré son bric-à-brac hétéroclite et majoritairement scientifique.

Où qu'il soit actuellement pour les fêtes, John espérait que son Noël était plus joyeux que le sien.

Il fut très dur de repartir comme prévu en fin de journée, ses parents insistant pour qu'il passe un peu plus de temps chez eux, mais John en avait eu assez comme ça. Il quitta la maison comme il y était arrivé : dans la nuit glaciale, fatigué et démoralisé. Le trajet retour, morne et long, lui parut interminable.

Cette fois, cependant, son appartement sombre lui parut plus accueillant et agréable. Il était pourtant plus petit, plus étriqué, mais c'était chez lui. Il alluma sa lampe de chevet, qui avait une ampoule plus orangée que le plafonnier, et projeta une lumière plus chaude sur le studio. John se laissa tomber sur son lit en soupirant profondément. Il rampa sous les couvertures, s'enroula dans sa couette, et lentement mais sûrement, il sentit son dégoût refluer.


[1] Le tennis est bien présent aux JO modernes, et ce depuis la première version à Athènes. Il a cependant disparu pendant quelque éditions, mais revient fin 80/début 90. À ce stade de l'histoire, les prochains JO ont lieu dans huit mois, en juillet-août 1996 à Atlanta. L'angleterre y gagnera d'ailleurs une médaille d'argent en double masculin.

[2]Rigoureusement exact, heureusement que l'auteure a une meilleure mémoire que John.

[3] Si vous trouvez que ça ressemble vaguement à un scénario déjà écrit, je décline toute responsabilité... Mais toute ressemblance (ne) serait (pas) complètement fortuite :)


Prochain chapitre ! Me 13/10? Reviews, si le coeur vous en dit ? :)