Musique d'écriture :Watching over Me - Brimstone OST - Tom Holkenborg


Chapitre 12 : Les Adieux du Fou

Au manoir…

Quand Arthur se réveilla, il fut surpris de voir une lumière vive filtrer à travers les lourds et épais rideaux de la chambre d'hôte. Il se leva d'un bond du canapé où il avait passé la nuit, posa les mains sur les tissus de velours vert et les ouvrit. L'éclat du soleil lui fit détourner les yeux. S'habituant à la lumière, il posa le regard sur le domaine des Phantomhive éclairé dans l'azur matinal. Il fut surpris que cette terrible tempête puisse laisser place à une prémisse de printemps si radieux. La terre encore humide n'était plus cet amas de boue qui avait transformé le magnifique jardin en marécage.

Pourtant, la nouvelle clarté du ciel ne lui apportait nul réconfort. Doucement, il appuya son front contre la vitre glacée, comme il l'avait fait deux jours plus tôt, au début de cette histoire, après la première nuit où il avait tenu Ciel Phantomhive dans ses bras. Cette nuit fatidique où il avait pensé prendre toute l'innocence à ce jeune homme qui n'en possédait pas.

Cette simple nuit avait sans doute scellé son destin, mais le but de tout cela lui était inconnu.

Il regarda ses mains, soudainement, comme reprenant conscience de son corps ou tout simplement de lui-même. Mais ses doigts comme sa peau lui semblaient inhabituels, étrangers. Il se rendit compte que ces yeux avaient perdu l'habitude de regarder la surface, ouverts à présent sur d'autres mystères, d'autres horizons. Les veines de sang parcourant l'intérieur de ses phalanges lui paraissaient plus réelles que la forme de la peau qui les enveloppait. Des lignes bleutées, terrifiantes, qui s'entremêlaient sous la peau. Et pourtant ce n'était que des mains…

Tout devient monstrueux quand on regarde d'un peu plus près. C'est la leçon qu'il avait apprise dans ce manoir.

Il porta les doigts glacés à ses yeux, pressant sur les paupières. Il se sentit soudain l'envie de pleurer, d'une douleur latente, comme celle que l'on ressent à la fin d'une pièce tragique. Un goût d'amertume lui écrasa la gorge et il retint les larmes qui menaçaient de ruisseler sur ses joues.

Ciel,murmura-t-il, mais sa voix s'étranglait déjà. Il porta une de ses mains à son cœur et y enfonça ses ongles, appuyant sur sa poitrine qui se comprimait douloureusement. Il se surprit à détester ce nom qu'il avait tant aimé, le nom dont la syllabe unique lui brulait la gorge.

Il tourna vers le grand lit où Frédérick Abberline avait passé la nuit. Les draps étaient défaits et vides. L'inspecteur avait sans doute eu le sommeil plus léger, même si l'horloge sonnait seulement huit heures.

Arthur n'avait pas demandé à avoir une autre chambre, il en avait assez de ce standing insupportable. Un canapé était suffisant, que diable, surtout que le confort de celui-ci valait largement son propre lit. De toute façon, il avait veillé si tard qu'un lit n'aurait servi à rien. De surcroît, il s'était même couché habillé. Éclairé par la flamme d'une unique bougie, il s'était consacré des heures durant à l'œuvre qu'il souhaitait si ardemment écrire et qu'il ne publierait jamais.

Il quitta la fenêtre pour se diriger vers la table de chevet qu'il avait déplacée jusqu'au canapé et qui lui avait servi de bureau toute la nuit. Dessus reposaient des feuillets emplis de son écriture. D'une plume rageuse et malade, à l'image des pensées morbides qui l'avait assailli dans cette obscurité sans lune, il avait couché sur le papier tout ce qui s'était passé en ces murs et dans son cœur.

Hésitant, il prit les feuilles dans ses mains fébriles, les tenant avec solennité, comme on tient un testament.

Au-dehors, il entendit des éclats de voix qui le tirèrent de sa contemplation. Il regarda une dernière fois le paquet de feuilles et les cacha dans sa veste avant de sortir de la chambre.

Il n'avait jamais vu le manoir baigné dans la lumière. Le ciel avait été bordé de nuages sombres le jour de son arrivée et il n'avait pas pu apprécier l'éclat du domaine dans sa splendeur printanière.

Rentrant par les fenêtres ouvertes, un vent léger faisait voler les rideaux blancs dans le couloir vide, comme des fantômes d'un été oublié. Les voix résonnèrent encore alors qu'il descendait le grand escalier, à mesure qu'il approchait de la salle à manger, où les convives prenaient sans doute leur petit déjeuner.

Il grimaça lors de la descente des marches, et entoura son bras autour de son torse, tout en s'appuyant contre la rampe. Ses côtés le faisaient encore souffrir, ce n'était pas étonnant, le coup de pied du shinigami avait sans doute failli les lui briser. Frappé par un dieu de la mort... cette pensée le laissait inerte, son esprit refusant d'admettre le témoignage de ses yeux. Avait-il combattu un Dieu cette nuit? Il fallait être fou pour imaginer cela.

Une voix le sortit de sa transe.

— Monsieur, tout va bien ?

Il leva les yeux. Une jeune femme, aux grosses lunettes rondes et au sourire chaleureux, le regardait depuis le bas de l'escalier. Arthur lui rendit son sourire et la rejoignit au bas des marches.

— C'est à vous que je dois demander cela, Mei-Rin.
Puis son sourire disparut, soucieux.
— Vous avez quitté le lit ? Je ne suis pas sûr que vous puissiez…

— Je vais bien, Docteur Doyle, grâce à vous. Et je ne peux décemment pas rester couchée alors qu'il y a tant de choses à faire aujourd'hui : préparer les bagages, organiser les départs, préparer un repas pour le voyage…

— Organiser les départs ? demanda Arthur.

— Mais oui, d'après Bard, la rivière se retire et devrait retrouver son lit dans la matinée. Avec un soleil radieux comme celui-ci, les voitures seront sans doute capables de rejoindre Londres dans l'après-midi.

— Alors nous partons, murmura Arthur.

Une nouvelle fois, sa gorge se serra. La douleur confuse dans sa poitrine se fit plus forte.
Ainsi, c'était la fin. Il devait partir, n'est-ce pas ?
Les paroles que Ciel avait prononcées la veille au coucher du soleil lui revinrent en mémoire, martelant son cœur au rythme des mots qui résonnaient dans son esprit.
"Demain matin, tu rentreras chez toi. Tu retourneras à ta vie morne de médecin et à ton avenir florissant d'écrivain. Tu écriras des histoires ornées de tes souvenirs, de folies et de mystères. Et tes héros nous ressembleront, car tu auras peur de nous oublier. Mais à la fin, ces nuits, ces événements, et tes mains sur moi… tout cela s'évanouira de ta mémoire.
- Jamais", avait-il répondu.

Il n'imaginait pas que ce moment de séparation arriverait. Une main frôla son visage et il sursauta. Mei-Rin retira ses doigts de sa joue; les larmes d'Arthur ornaient ses phalanges.

Surpris et honteux, il porta les mains à ses yeux.

— Pardonnez-moi, murmura-t-il avec un sourire, malgré les larmes qui coulaient encore. Il est assez inconvenant de pleurer ainsi devant une jeune femme. Veuillez m'excuser.

Mais la jeune femme prit sa main et la serra, chaleureuse.

— Merci pour votre aide, monsieur Doyle, intervint Mei-Rin avec douceur et indulgence. Merci pour moi, mais aussi pour le jeune maître.

Elle le lâcha, retrouvant une distance courtoise entre elle et l'écrivain.

— Rejoignez donc les autres invités dans la salle à manger, monsieur.

Elle s'éloigna vers l'escalier menant aux cuisines, laissant le jeune homme reprendre ses esprits.

Il se dirigea vers la pièce d'où s'élevaient les clameurs joyeuses, en prenant soin d'essuyer ses yeux à l'aide de son mouchoir, déjà taché d'encre.

Il pénétra dans la salle à manger bondée de monde et de lumière. Une bonne humeur impromptue régnait dans la grande salle et il se sentit plus seul encore. À l'encadrement de la porte, Tanaka s'inclina devant lui et lui demanda ce qu'il désirait prendre pour son petit déjeuner.

Mais pour des raisons que lui-même ne pouvait comprendre, il ne put répondre au vieux majordome et s'avança vers la grande table où étaient attablés tous les invités.
La belle Irène était radieuse dans sa robe de flanelle bleue, remuant délicatement son thé à l'aide d'une cuillère d'argent. Devant elle, devant tous les invités, s'étendait un amoncellement grotesque de nourriture. Des gâteaux et des friandises, des pains de toutes sortes, des toasts, du bacon et des saucisses grillées, des œufs et du pudding s'étalaient sur toute la longueur de la table. Des fruits d'une saison passée, introuvables sur le marché anglais, débordaient des corbeilles placées en centre de table.

— Je croyais que nous étions en pénurie de nourriture, dit-il d'un ton dédaigneux à l'attention de Tanaka, qui se contenta d'incliner légèrement la tête, n'ayant rien à répondre.
Arthur se doutait bien qu'un tel exploit était le fait du démon qui avait élu domicile en ses murs et cela rendait toute cette nourriture semblable à un repas funéraire. Il regardait Grimsby porter goulûment une part de cheese-cake à ses lèvres et mordre avidement dans la pâtisserie crémeuse. Arthur eut un haut de cœur et détourna les yeux. Pour le jeune écrivain, les invités pouvaient aussi bien boire du sang ou manger des cendres. Le résultat n'en était pas moins macabre. Chaque don du majordome serait un jour rémunéré par l'âme de son maître. Et il ne souhaitait pas festoyer avec des mets si chèrement payés. Surtout que la dette revenait à la personne qu'il aimait.

— Monsieur Doyle ! s'exclama Charles Gray, une pile d'assiettes sales posée devant lui. Venez donc vous asseoir avec nous.

— Sans façon, sourit faiblement Arthur. Savez-vous où est l'inspecteur Abberline ?

— Il me semble qu'il est dans le bureau du Comte. Ils tentent de joindre Lord Randall de Scotland Yard. Nous avons besoin d'une voiture pour transporter le tueur.
Il se tourna vers les invités qui l'écoutaient tous à présent.
— Et aucun de nous ne souhaite faire le voyage avec un tel individu dans son carrosse.

— Oh que non.

— Ce serait impensable.

— Quel être abominable…

— Je vois, dit Arthur, observant le tableau détestable que leur offrait la vue de ces nobles hypocrites. Je dois lui parler. Veuillez m'excuser.

Sans plus de mots, ignorant la mine réprobatrice de Charles Gray et des autres convives, sans doute répugnés par son impolitesse, il sortit de la salle à manger et remonta les marches du grand escalier. Il savait où se trouvait le bureau du jeune Comte, car il avait lui-même utilisé le téléphone qui s'y trouvait. Il traversa le couloir du premier étage et, au détour d'un couloir, il tomba nez à nez avec Abberline, qui sursauta.

— Grand Dieu, tu m'as fait peur ! s'écria Frédérick.

— Pardonne-moi, je voulais te voir. As-tu des nouvelles ?

— Oui, je sors du bureau du Comte. Scotland Yard arrive. Ils mettront le double du temps habituel, mais ils seront là juste après le déjeuner.

Arthur comprit les mots de l'inspecteur, mais ceux-ci n'éveillèrent nulle joie en lui. Il observait Abberline, dont les yeux étaient bordés de cernes profonds. Lui et le jeune inspecteur avaient longuement veillé la nuit dernière, incapables de trouver le sommeil, Frédérick se sentant dévoré par sa conscience, et Arthur, occupé à écrire et à fuir les rêves lugubres que lui apporterait la nuit.

— C'est une bonne nouvelle, dit Arthur soudain, mais sa voix sonnait comme un mensonge à ses propres oreilles.

— Est-ce une question ? s'enquit Frédérick avec douceur. Oui, c'est une bonne nouvelle. Et tu dois la ressentir comme telle, Arthur. C'est le mieux qui puisse t'arriver à présent.

— Il est seul dans son bureau ? l'interrompit Arthur, ne désirant pas penser davantage à son départ du manoir.

— Il l'était quand je suis sorti, répondit Abberline en fronçant les sourcils, la mine soucieuse.

— Je dois le voir, dit-il abruptement.

Il dépassa l'inspecteur, mais celui-ci lui attrapa le bras au passage.

— Je ne lui ai pas parlé du gamin dans la cave, dit Abberline, se mordillant la lèvre. Je compte sur toi pour le faire.

— Tu me transmets donc la responsabilité de son destin ? dit Arthur avec dureté. C'est très charitable de ta part, Frédérick.

Il s'arracha à son étreinte, mais l'inspecteur l'arrêta.

— Tu te trompes, dit Abberline.
Il hésita un instant, mais poursuivit d'un ton grave : — Mais soyons francs, tu as plus de chance que moi d'obtenir une faveur de sa part. Ce ne sera pas la première fois qu'il baisse les armes devant toi.

— Je n'ai jamais pu, et je ne pourrai jamais le forcer à faire une chose qu'il ne désire pas lui-même. Mais soit, je lui en parlerai.

Abberline acquiesça, lui lâcha le bras et se détourna en disant :

— Si tu me cherches, je serai avec le garçon. Il a peut-être soif. Je vais voir si je peux l'aider.

Mais le jeune docteur entendit à peine ses paroles, alors qu'il continuait à remonter le couloir.

Il s'approcha de la porte et leva la main pour frapper sur le bois verni. Son cœur se serra alors et il ne put agir. Il posa une main tremblante sur la poignée dorée et inspira doucement. Les larmes lui venaient à nouveau, mais il refusait de pleurer.

Derrière cette porte se trouvait l'être le plus précieux que le ciel ait pu envoyer à son âme torturée. Le désir de le voir lui était insupportable et pourtant poser les yeux sur son visage lui semblait un supplice. Le désespoir l'étreignait comme un manteau trop lourd et pourtant glacé. Il rejeta la tête en arrière, la main toujours appuyée sur cette maudite poignée d'or, les yeux rivés sur le plafond, révulsés. Il espérait que la tristesse ne l'étouffe pas. Il ouvrit enfin la porte, pénétrant dans le bureau, expirant doucement.

Ciel était là, assis derrière son bureau, dans le grand fauteuil de cuir noir. Les coudes appuyés sur le bureau d'acajou sombre, il avait le menton posé sur ses doigts entrelacés. Son œil était fermé, son visage d'ange ne laissait transparaître aucune émotion. Son costume bleu sombre s'accompagnait d'un foulard noir qui entourait sa gorge délicate. Touche plutôt originale, mais n'avait-on pas essayé de l'étrangler la nuit dernière ? Le tissu de soie ne cachait-il pas les marques des doigts qui avaient meurtri sa chair si douce ?

— Entre donc, puisque tu n'as pas pris la peine de frapper, dit soudain le garçon sans ouvrir les yeux.

Malgré la dureté de ces paroles, la voix du jeune homme avait perdu son ton acerbe, et elle ne décelait aucune froideur. Les jambes lourdes, Arthur traversa la pièce, les yeux étrangement fixés sur le frêle jeune garçon. Quand celui-ci ouvrit l'œil, le cœur du jeune homme perdit un battement et sa gorge se serra. Ce bleu. Il ne l'avait pas imaginé, ce bleu était parfait, froid, mais étincelant. Un instant, il aurait voulu prendre sa plume, la plonger dans son iris et aspirer cette encre si parfaite, la faire sienne à jamais.

— Alors, nous partons ? Sa voix était rauque, mais il se réjouit qu'elle ne tremble pas.

— Dès aujourd'hui, lui répondit le garçon, se rejetant en arrière, s'appuyant sur le dossier de cuir. Je pars aussi. Je dois me rendre à Londres. La Reine attend déjà mon rapport.

Sa voix était lasse, et son visage recelait une tristesse nouvelle, finement dissimulée sous ses traits de noble austère.

— Le jeune homme, celui dans la cave, il est innocent.

Quel manque de tact de sa part, il n'aurait sans doute pas dû amorcer si brutalement le débat. Surpris, Ciel fronça les sourcils et pinça les lèvres, laissant le docteur poursuivre.

Arthur inspira profondément et continua :

— Rends-toi service à toi-même. Ne le laisse pas mourir. Ne mène pas un innocent sur l'échafaud.

— Tu me demandes de l'épargner ? souffla Ciel en secouant la tête, réprobateur. Mais il est responsable.

— Vous l'accusez de tous les crimes de ce manoir, poursuivit Arthur, appuyant ses deux mains sur le bureau, se penchant en avant. C'est absurde et cruel.

— Il a voulu me tuer, siffla le garçon, crispant les poings. L'as-tu oublié ?

— Mais d'après ce que tu m'as fait comprendre, il semble que tu mérites sa vengeance. Du moins, c'est ce que tu penses. La culpabilité commence à te ronger le cœur. Et le faire disparaître n'effacera pas cette douleur.

Ciel soupira d'agacement, détournant un instant le regard, tentant de se calmer.

— La pitié n'est pas la bienvenue dans ce manoir, dit-il d'une voix basse et ferme. Et j'ai déjà accompli ma bonne action, Arthur.

Il posa des yeux impitoyables sur l'écrivain.

— Ne penses-tu pas que tu devrais mourir, toi qui en sais beaucoup trop ? Ne crois-tu pas que Sebastian n'attend que mon ordre pour te détruire ?

Arthur se recula. La peur s'engouffra dans son ventre, soudaine et obscure, mais elle disparut aussitôt. Il avait assez goûté à la peur, il n'en voulait plus. Mais le nom prononcé grinçait à ses oreilles, tendant chaque muscle de son corps dans une fureur silencieuse. Il observait le garçon devant lui, si droit et immaculé. Qui pourrait croire qu'un corps si fragile pouvait renfermer tant de secrets et tant d'ombres ? Seuls ses yeux trahissaient sa volonté indomptable. Mais derrière cette intransigeance, il lisait une blessure, nouvelle et brûlante, qui prenait de plus en plus de place.

— Tu ne le feras pas, dit-il enfin, un sourire triste se dessinait sur son visage. Au fond, ce qui se passe ici t'affecte plus que tu ne veux le laisser paraître. Et ce masque que tu portes finira par te briser. Tu veux m'épargner, car demander la mort t'accable, car tu l'as déjà trop fait.

— Finalement, tu ne sais pas grand-chose de moi, l'interrompit Ciel, dont le visage se renfermait davantage. Sa stature se fit plus rigide, comme si tout son corps formait une carapace pour se protéger des mots d'Arthur.
—Tu me juges d'après tes propres valeurs, pourtant tu devrais savoir de quoi je suis capable pour obtenir ce que je veux. Pour une personne comme moi, tes arguments sont bien maigres.

— Soit.

Arthur se redressa et s'éloigna du bureau. Il laissa ses yeux errer sur le mobilier de la pièce, s'imprégnant du luxe qui l'entourait, conscient que Ciel le fixait encore. Il semblait réfléchir, mesurer ses actions. Il hésita, se mordilla les lèvres, puis, se tournant vers le garçon, il finit par ajouter :

— Je te propose un marché.

— Tu n'as rien que je désire.

— N'en sois pas si sûr, sourit tristement Arthur. J'avoue que je ne pensais pas devoir m'en séparer, mais…

Il fit le tour du bureau, s'approchant du fauteuil de cuir.

— Si je te disais que les dieux de la mort ne sont pas des êtres très consciencieux.

Visiblement intrigué, Ciel le laissa continuer.

— Je lui ai pourtant dit qu'il était inconscient de laisser une arme qui découpe le corps et l'âme parmi les humains, continua le jeune homme, appuyant sur chaque mot prononcé. Mais, il en a oublié une.

Une lueur de compréhension traversa l'œil d'azur.

— Tu as gardé les ciseaux… Où sont-ils ?

— Oh non, non, murmura Arthur. C'est à ton tour de me faire un présent.

— Tu ne donnes rien sans rien.

— Non. Cela, je l'ai appris de toi, répondit l'écrivain, redevenu sérieux. La vie du garçon contre une faux de la mort.

Après un soupir irrité, Ciel parut hésiter à son tour. Arthur se doutait que le garçon ne désirait pas laisser entre les mains « d'un étranger » une chose aussi précieuse qu'une arme de shinigami.

— Que vais-je dire à la Reine ? demanda Ciel finalement.

— Tu ne manques pas de malice, tu trouveras un moyen. Je te fais confiance, pour cela du moins. Acceptes-tu le marché ?

— Très bien. Je ferai de mon mieux pour lui éviter la potence. Tu as ma parole. Serait-elle suffisante pour toi ?

Arthur acquiesça, sombre.
Il tourna le regard vers la fenêtre. La douleur revenait à nouveau, harassante et impitoyable. Ciel et lui venaient sans doute de vivre leur dernier affrontement, leur dernière querelle. Cette pensée le laissait profondément vide et affligé. Mais qu'y avait-il de plus à dire ? Une dernière bataille, et il l'avait gagnée. Il baissa les yeux avant de répondre.

— Abberline me tiendra au courant de l'affaire, dit-il. Mais il ne pouvait lever le regard vers le garçon. Il te sera inutile de me contacter. Je laisserai les ciseaux dans un lieu où tu pourras les trouver.

Imperceptiblement, il aperçut le garçon hocher la tête, mais aucun son ne traversa ses lèvres roses. Arthur se racla à nouveau la gorge, retrouvant sa voix. Il sortit de son veston les feuillets qu'il avait placés contre son cœur et les posa sur le bureau devant Ciel.

— Avant de partir, je voulais te donner ceci.

Méfiant, le Comte ne fit aucun geste et se contenta de fixer les pages avec appréhension.

Angels of Darkness: A Drama in Three Acts, un titre étrange, si loin du style de son auteur.

— C'est l'histoire de notre aventure, continua Arthur. Il ne s'agit que des deux premiers actes. J'avais besoin de tout raconter, de me libérer de tout cela. Au début, je ne savais pas pourquoi, mais au final, je pense que c'était nécessaire.

— Je ne le lirai pas, murmura Ciel.

Arthur ne put s'empêcher de sourire.

— Peu importe, je voulais seulement que tu l'aies, un souvenir…

Mais sa voix s'étrangla avant qu'il ne puisse parler davantage. Il se reprit, se raclant à nouveau la gorge pour cacher les trémolos qui envahissaient sa voix.

— De toute façon, tu connais déjà toute l'histoire. Et moi, je ne connais pas la fin.

Les Anges des Ténèbres…, lut le garçon en parcourant le titre de son doigt. C'est d'une banalité. Avoue que tu aurais pu faire mieux.

— Je trouvais ce titre approprié.

— Sebastian n'est pas un ange.

— Ce n'est pas lui que le titre désigne.

Ciel l'ignora, observant toujours les pages, les écartant comme pour les compter.

— Un drame ? dit-il d'un ton amusé. Et moi qui croyais que cette histoire se finissait bien.

— Ma conception d'une fin joyeuse est différente de la tienne. C'est pourquoi je n'ai pas écrit le dernier acte. Je ne connais pas le dénouement de cette histoire.

— C'est toi l'écrivain, c'est à toi de l'imaginer, ricana le garçon.

Le sourire sur ses petites lèvres devenait méprisant.

— Je me suis trompé dans mes propos. Je pense connaître la fin et je l'exècre.

La douleur l'étranglait au moins autant que la colère qui comprimait son cœur.
Ciel leva les yeux vers lui, presque étonné de sa fureur.
— Que veux-tu de plus ?

— Tu vas mourir, dit brusquement Arthur, incapable de se contenir davantage.

— Décidément, le sujet de ma mort est sur toutes les langues, soupira Ciel.

— Les démons prennent les âmes pour les dévorer.

— Je vois que malgré ton athéisme, tu as suivi des cours de catéchisme. Et oui, c'est ce que lui et moi avons convenu.

— C'est une abomination, siffla Arthur, l'œil empli de fureur.

— Ne crois pas cela ! C'est un véritable luxe de choisir sa propre mort. J'ai refusé celle qu'on m'avait destinée. J'ai pu retarder l'instant où mon dernier souffle quittera ma poitrine. C'est sans doute cher payé, mais je ne peux être ingrat.

— C'est abject. C'est une ignominie !
Cette fois, il avait crié. Il sentit même une larme défiler sur sa joue. Il l'essuya d'une main tremblante. — Pour l'amour du ciel ! Je pensais qu'il te protégeait !

Il recula, frappa du poing sur le bureau.
— C'est ce que je croyais, c'est ce que tout le monde croit.

Il se mit soudain à rire, de désillusion et de chagrin.
— Abberline est persuadé que tu as auprès de toi le majordome le plus dévoué que cette terre ait porté. Tes serviteurs l'admirent et lui vouent loyauté. Les membres de ta famille t'abandonnent à ses soins et je suis sûr qu'ils sont convaincus qu'il ne souhaite que ton bien. Dans mon ignorance, c'est ce que j'ai cru. Mais c'est un monstre ! Il ne fait qu'obéir à tes ordres dictés, il te garde vivant en prévision du jour où il pourra enfin te tuer.

— Économise donc ta salive, Arthur ! C'est là un sujet où tu n'as pas ta place, intervint Ciel, dans une froideur implacable. Cela fait trois ans que Sebastian est à mon service. Ne crois-tu pas que je sais ce qu'il est, et ce qu'il désire ? Tout ce que tu dis, je le sais depuis bien longtemps. Inutile de te torturer avec tout cela.

— Inutile de me torturer… répéta Arthur, avec langueur, comme si les mots s'insinuaient en lui comme un poison.

Il porta les mains à son visage, les laissa glisser dans ses cheveux, attrapa les mèches et les serra. Les larmes à nouveau, de désespoir et de tristesse.
Il s'avança jusqu'au siège de Ciel et le fit pivoter vers lui. Il s'agenouilla devant le garçon, surpris. Le visage de Ciel s'adoucit lentement alors que son amant, dont les mains tremblaient, posait ses doigts hésitants sur ses jambes, remontant doucement sur ses cuisses, ses hanches, puis sa poitrine. Il semblait toucher une poupée de porcelaine prête à se briser.

Finalement, il laissa ses mains sur ses hanches, les emprisonnant dans ses doigts fermes. Il posa son front contre ses jambes, respirant de manière saccadée, souffrante. Il voulait parler, mais les mots se tarissaient dans sa bouche. Il se redressa, déposant un baiser sur le genou nu, souillant de quelques larmes la peau si douce, et leva les yeux vers le garçon.

— Tu as raison, c'est inutile. C'est inutile de me battre pour toi, car tu ne veux pas être sauvé. C'est inutile de te désirer à ce point, car tu ne seras jamais à moi.

Ses mains serrèrent plus fort, enfonçant ses ongles dans la chair à travers les vêtements.

— Mais j'ai besoin que tu me le dises, j'ai besoin d'en être convaincu. Rejette-moi, permets-moi de vivre après toi. Prouve-moi que quoi que je fasse pour t'avoir, je ne pourrais qu'échouer. J'en ai besoin. Rends-moi ma vie.

Sa gorge se serra, l'étouffant, et sa voix se termina en sanglot. Il enveloppa totalement le garçon dans ses bras, le tirant presque du fauteuil et blottit sa tête contre son ventre.

Ils resteraient un instant ainsi et le garçon finit par glisser doucement ses doigts dans les cheveux bruns du jeune homme, comme on réconforte un enfant blessé, puis s'arrêta.

Arthur sentit le comte bouger légèrement, mais il resta blotti contre lui, refusant de le lâcher. Quelque chose tomba à terre.

Il ouvrit les yeux, se détacha doucement et regarda l'objet familier qui gisait à terre. C'était le cache-œil que Ciel portait en toute heure.

Arthur leva doucement le regard vers le jeune homme qui le fixait. Deux iris bleus le scrutaient, deux perles d'azur dans ce visage séraphin, mais l'une d'elles était imparfaite. En cet œil qu'il découvrait, il n'y avait nulle écorchure ni blessure. Mais en son centre se dessinait une forme, une étoile criblée d'inscriptions. Des souvenirs sur quelques connaissances ésotériques lui revinrent en mémoire. Oui, c'était bien cela, les cinq branches d'un pentagramme, mais encerclées, un authentique pentacle, une marque de malédiction gravée sur le corps.

— Je suis marqué, murmura Ciel, ses doigts frôlant sa propre paupière. Lui aussi porte la même marque. Celle de notre pacte. C'est le sceau de notre contrat que tu vois, et rien ne pourra le briser. Jamais.

— Alors il n'y a plus rien à faire.

— Non.

Arthur le saisit brutalement par les hanches et le souleva, ignorant son cri de protestation, puis le posa sur le bureau. Il emprisonna son visage dans ses mains, lui caressant les joues de ses pouces.

— Alors il faut que tu m'écoutes, car c'est, j'en suis sûr, la dernière chance qui m'est donnée de te voir et de te toucher. De te dire ces mots que tu détestes et que j'ai tant besoin de prononcer. Je t'aime. Chaque fibre de mon corps, chaque battement de mon cœur me le rappelle, comme la plus belle et la plus mélancolique des chansons d'amour. Je ne sais plus qui je suis, j'ai oublié ce que je fus, car j'ai l'impression que ma vie a commencé lorsque mes yeux se sont posés sur toi.

Le garçon détourna le regard, ému, mais trop peu habitué à la franchise des mots pour en apprécier la saveur.

— Sebastian m'avait dit que tu me portais sur un piédestal où je n'avais pas ma place, dit-il avec indulgence, mais sa respiration était rapide, ses yeux tristes.

Le visage d'Arthur s'assombrit soudain :
— Sebastian ferait bien de comprendre son propre cœur avant de discuter du mien.

Ciel cessa de respirer un instant, surpris par ces paroles, mais Arthur ne semblait pas vouloir s'attarder sur un sujet entourant le majordome du domaine. Il plongea ses yeux bruns dans l'azur des siens, faisant glisser son pouce sur les lèvres roses.

— Je t'aime, soupira-t-il enfin, et sa voix était presque un murmure.

— Merci, répondit le garçon, mais sa réponse était presque une question, comme s'il ignorait quelle réaction pouvait être appropriée devant de telles paroles.

Arthur se mit à rire.Impitoyable enfant de glace, pensa-t-il, mais pouvait-il s'attendre à une autre réponse de sa part ?

— Fais-moi tes adieux, Arthur, dit Ciel, s'accordant un faible sourire mélancolique. Il ne nous reste plus que cela.

Arthur s'approcha de lui et posa ses lèvres sur les siennes. Une douceur écrasante l'engourdit, l'embrasant tout entier. Ses doigts, caressant toujours sa peau, plongèrent dans ses cheveux. Le garçon répondait à son baiser, s'abandonnant à cette dernière étreinte, suave, mais innocemment tendre, bien loin de la passion charnelle qui les avait tous deux animés dans des heures plus sombres.

Un goût salé s'ajouta à la douceur du baiser au moment où les larmes d'Arthur rejoignirent leurs lèvres jointes. Le monde avait disparu à nouveau, et avec lui, le chagrin qui l'accablait.

Mais bien trop tôt, une main s'appuya sur sa poitrine, douce, mais ferme. Vaincu, il brisa le baiser et posa sa propre main sur celle qui le repoussait.

Ciel le regardait, les lèvres rougies, le regard triste. Une ébauche de sourire mélancolique apparut sur le coin de sa lèvre, mais disparut aussitôt.

— Va, dit-il, et la main toujours posée sur la poitrine du jeune homme se crispa sur sa chemise. C'est le moment. Va-t'en, s'il te plaît.

Arthur acquiesça, serrant les phalanges du garçon qui touchaient encore sa poitrine. À cet instant, il n'existait plus que la douleur et leurs doigts entrelacés. Ces mains qui tremblaient si fort. Résolu, il recula, chaque pas lui semblait un effort insupportable. Pourtant les doigts de Ciel finirent par le quitter. Après avoir soigneusement gravé chaque détail du visage du garçon dans sa mémoire, il s'inclina vers le Comte, le saluant une dernière fois. Il se redressa et entreprit de sortir de la pièce.

Le bruit de ses pas lui était insupportable, et résonnait à ses oreilles en rythme effroyable. Les larmes commençaient à sécher sur ses joues, alors qu'il posait une main fébrile sur la poignée de la porte.

— Tu penseras à ceux qui t'ont aimé ? demanda-t-il soudain sans se retourner.

Parlait-il du moment où Ciel allait mourir ? Ou souhaitait-il simplement ne pas être oublié ? Il n'en savait rien lui-même.

— Non, je n'ai pas le luxe des regrets, lui répondit la voix du comte, au timbre si noble.

Arthur acquiesça en silence.

— Adieu.

Et il referma la porte.

Mais la fureur l'embrasa à l'égal de la tristesse qui lui affaiblissait le cœur quand il aperçut l'homme au costume à queue-de-pie noir, qui se tenait avec élégance et grandeur dans le couloir, près de la porte de son maître, un sourire courtois au recoin moqueur sur son visage si trompeusement parfait.
Un profond dégoût anima Arthur alors qu'il se dressait devant le démon.

— Vous…, dit-il, il se voulait menaçant, mais il n'était que souffrance. Vous êtes la pire des créatures qui rampent sur cette terre. En avez-vous conscience ?

— On me nomme bien des choses.

Un timbre si poli et feutré pour une nature si perverse…

— Inutile d'être un shinigami pour comprendre ce que vous êtes. Je ne suis qu'un homme, mais je sais reconnaître un monstre quand je le vois.

Et les mots du garçon lui revinrent en mémoire. Sa colère était bien vaine… car il avait perdu. Ciel ne voulait pas être sauvé. Et il n'en avait pas la force.
— Vous avez gagné, il est à vous ! dit-il d'une voix tremblante d'émotion, ses jambes le portant à peine. Il a toujours été vôtre, en fait, mais je ne le savais pas…

Une théâtralité grotesque emplissait ses gestes, mais il se moquait de son allure. Peu importait qu'il perde la face, il n'avait plus grand-chose à donner de toute façon.

— Mais il y a quelque chose que vous ignorez ou que vous refusez de comprendre, et lorsque vous le ferez, ce sera trop tard… Regardez-moi bien, je suis votre miroir !

À sa grande honte, il pleurait encore, pourtant il ne pliait pas devant le majordome, résolu à parler. Le démon cessa de sourire. Il ressentait une certaine impatience devant cet homme qui souffrait ainsi devant lui. Cela ne l'avait jamais ému. Pourtant, un murmure dans sa poitrine faisait écho aux sanglots de rage et de tristesse que versait le jeune écrivain.

— J'espère que vous aurez mal, cracha enfin le jeune homme, comme une malédiction, pointant son doigt sur l'homme vêtu de noir. Quand il s'effondrera sans vie dans vos bras, j'espère que vous éprouverez au centuple toute la douleur que je ressens en vous l'abandonnant, sachant ce que vous allez faire.

Il s'approcha de Sebastian, si proche que son souffle caressait les lèvres du majordome qui ne bougeait pas. Ivre de rage, le visage humide de larmes, il murmura :

— Oui, c'est sans aucun doute la pire des damnations que je te souhaite, Démon : c'est qu'à la fin… tu souffres autant que moi !

Écœuré, blessé, il le dépassa, heurtant son épaule, ne supportant plus son regard.

Il voulait partir. Pour la première fois depuis son arrivée, il voulait s'enfuir de ces murs, et chaque pas qui l'éloignait de Ciel et de son démon lui semblait un pas de plus vers une liberté qu'il avait oubliée.

Alors qu'il s'apprêtait à tourner dans le couloir, il se rendit compte que Sebastian n'avait pas bougé. Malgré lui, il lui posa la question qui le brûlait sans qu'il puisse oser la dire.
— Est-ce qu'il aura mal ?
— … Oui.

Malgré lui, Arthur se mit à rire.

— J'avais raison la première fois que je vous ai vu, dit-il, le chagrin tintant dans ses mots. Vous êtes le héros d'un roman d'Oscar Wilde… aussi beau… aussi impitoyable.


Le départ…

Les voitures étaient attelées et prêtes à partir.

Arthur se tenait au bas des escaliers de pierre, à l'entrée principale du château et regardait les invités monter dans les carrosses. Lui-même allait partir, dans une voiture qu'il partagerait avec Abberline. Celui-ci s'entretenait avec Lord Randall devant un large carrosse aux barreaux de fer contre lesquels le jeune prisonnier posait le front. Son visage n'était plus aussi boursoufflé que la veille, mais il ne pouvait toujours pas parler. Derrière la voiture de police, il aperçut Finni qui harnachait deux grands chevaux puissants à un carrosse noir qui mènerait sans doute le jeune Comte jusqu'au Palais de la Reine.

— Monsieur ?

Arthur se tourna vers un jeune officier aux sourcils ombrageux et au nez trop épais.

— Nous allons partir, si vous voulez bien monter dans le carrosse.

Il acquiesça et suivit le policier. Il marchait plus droit et semblait sans doute plus fier et plus sûr. Son visage aussi avait perdu son aspect candide, et ses gestes n'étaient plus hésitants. Il regrettait la gravité qu'il portait comme une aura mélancolique, et espérait que le temps l'apaise.

Il n'attendit pas longtemps dans la voiture avant qu'Abberline ne le rejoigne et ne frappe deux coups sur le bois du carrosse, alertant le cocher qu'il pouvait démarrer. Les chevaux se mirent en marche. Du coin de l'œil, Arthur aperçut Ciel qui sortait du manoir, mais la voiture s'éloignait déjà, et Arthur ne se retourna pas.

Il regardait le paysage défiler, le même chemin qui l'avait emmené loin de Londres l'y ramenait avec le même entrain, au pas chantant des chevaux noirs qui tiraient le carrosse loin de ce manoir maudit, où il avait pourtant laissé son cœur. Un rayon de soleil frôlait sa joue et il lui sembla soudain qu'il respirait mieux, comme si une malédiction se levait.

— Nous reverrons-nous, de retour à Londres ? demanda-t-il à Abberline, qui avait gardé le silence, laissant Arthur dans son deuil secret.

— Pourquoi pas ? sourit l'inspecteur. Cette histoire a eu du bon. Il est rare de développer une telle amitié en si peu de temps.

L'écrivain sourit à son tour et hocha la tête. Puis son sourire se tarit sur ses lèvres.

— Tu prendras soin de lui ?

Il n'avait pas besoin de citer son nom, et il n'en avait plus envie.

— Sebastian est là pour cela. Il le protégera.

— Non, toi… j'aimerais que toi, tu veilles sur lui.

— Et tu voudrais que je te raconte ce qu'il devient au cours de nos rencontres…

— Non… quand nous arriverons à Londres… je ne veux plus… entendre parler de lui.

Car il partait, n'est-ce pas ? Et jamais il ne reviendrait.


Les jardins de Buckingham palace

Le rapport était terminé et la grande salle du conseil se referma sur lui. Le Comte soupira puis s'éloigna, droit et digne, dans ses vêtements d'apparat. Il s'imprégnait du lieu, assimilant les sensations qui lui venaient à chaque visite qu'il faisait au château. Le palais, imposant, monstrueux et Victoria qui grossissait, vieillissait.

Ciel resta un instant dans le hall, devant une fenêtre ouverte sur le printemps, à contempler les jardins de Buckingham palace.

Il apercevait le Vase de Waterloo qui trônait dans le parc royal, œuvre que ce fou de Napoléon avait commandée pour commémorer ces victoires à venir, sans savoir que cette bataille précise de Waterloo, précipiterait sa chute. Ciel ne savait pas à quel point sa famille était impliquée, mais les Phantomhives avaient œuvré avec talent pour la défaite du Français. Encore un exploit des limiers de la Reine qui resterait dans l'ombre.

Ciel sentit la présence du démon avant d'entendre sa voix, comme un souffle glacial et sombre qui caressait sa nuque.

— Jeune Maître. Votre entrevue avec Sa Majesté s'est bien passée ?

Sa voix était si proche que Ciel eut l'impression qu'il murmurait contre son oreille. Il refusa de se retourner et garda les yeux posés sur le jardin que l'hiver n'avait pas épargné et où les arbres peinaient à refleurir pour retrouver leur beauté passée. Des souvenirs presque honteux et incroyablement récents lui revenaient en mémoire.


Il s'était réveillé dans son lit ce matin, même s'il ne se souvenait pas s'y être couché. Sa poitrine le faisait encore souffrir lorsqu'il ouvrit les yeux, et sa gorge était douloureuse, comprimée. Il s'était alors souvenu de l'affrontement de la veille. La lumière qui filtrait à travers les rideaux présageait une journée radieuse, et avec elle, il l'espéra un instant, le départ de la petite foule insupportable qui avait élu domicile dans son manoir.
Repoussant les couvertures, il s'était préparé à se lever quand il avait aperçu le sang séché sur sa chemise.

Choqué, écœuré, il s'était levé pour rejoindre le miroir et ne put réprimer le hoquet de stupeur qui suivit. Il posa ses mains sur le miroir comme pour repousser son propre reflet. Sa chemise était tachée de sang sec qui se crevassait sur le tissu blanc. Ses bras, ses jambes, sa peau portaient des traces cramoisies répugnantes. Autour de sa gorge, des marques sombres avaient recouvert la chair. Son apparence déplaisante ne l'effraya pourtant pas, mais provoqua une fureur impitoyable qui menaçait de l'engloutir tout entier.
L'humiliation de se découvrir ainsi lui était insupportable et il se mit à serrer si fort les dents que sa mâchoire lui fit mal. Le sang du démon qui le souillait, le souvenir de la nuit, tout cela le révulsait. Il sentait encore le poids de Sebastian sur lui, l'écrasant, ses doigts qui glissaient dans ses cheveux, caressaient son visage et s'entremêlaient avec les siens.
La nausée l'envahit soudain, et il respira profondément pour ne pas être malade, s'accrochant au contour de bois du miroir de toutes ses forces, en y creusant de petites rayures avec ses ongles.
Comment les choses avaient pu se dénaturer à ce point, brisant les barrières de la convenance jusqu'à devenir abject et sacrilège ?
Pour l'amour du Ciel, le goût du démon était encore sur ses lèvres !

Soudain, il avait arraché les boutons de sa chemise, qui pendait sur ses avant-bras comme une cape lorsqu'il courait vers la commode pour s'emparer de la jarre d'eau qui s'y trouvait. Il avait renversé tout le liquide dans la bassine de porcelaine et à l'aide d'une serviette, il avait tenté d'effacer, avec peine et force, le sang craquelé qui collait à sa peau blanche. Assis à terre, il frottait avec fureur, ne se souciant pas de la brutalité qui accompagnait ses gestes saccadés.

Il n'avait pas entendu qu'on frappait à la porte ni que celle-ci avait été ouverte.

Jeune Maître, vous êtes réveillé ?

Il se redressa avec stupeur, la peau de ses jambes humides et rougies par les frottements brutaux du tissu rugueux. Son majordome avait pénétré dans la chambre, poussant le plateau sur roulette, où reposait le petit déjeuner.
Le démon s'était figé, surpris de trouver le jeune comte, à demi nu et tremblant, le visage tiré et furieux.

À quoi pensais-tu en me laissant dormir ainsi ? cria Ciel en montrant la serviette crasseuse et écarlate qu'il tenait dans son poing serré.

Un instant Sebastian ne sut répondre, non que les mots lui manquaient, mais la colère de son jeune maître lui était incompréhensible.

Je ne voulais pas vous réveiller. Le sommeil est le meilleur remède pour les humains et vous étiez faible…

Devant ces paroles, la colère du garçon redoubla et il se mordit la lèvre pour contenir les mots de rage qu'il souhaitait si ardemment prononcer. L'œil noir, il serra la serviette souillée et l'eau mêlée de sang coula sur la moquette, avant de la lancer violemment sur le plateau, renversant la porcelaine qui se brisa au sol.

Prépare mon bain et va-t'en !


Après ce réveil tourmenté, lui et son démon n'avaient échangé que de très brèves et banales phrases toute la matinée.

Mais la colère froide ne l'avait pas quitté. C'était sans doute pour cela qu'entendre sa voix si froide, étrangère à son malaise, l'agaçait profondément.
— La Reine est peinée, mais semble satisfaite de notre action, dit –il enfin. À cette heure, elle rédige la lettre qui condamnera Snake à être pendu haut et court. Sa peine sera exécutée dans la cour de Newgate Prison.

Il se tut, et soupirant il se tourna vers son majordome, qui se tenait comme à son habitude avec dignité, droit et impeccable.
Aucune trace de ce qui s'était passé la veille n'était gravée sur le majordome, aucune faiblesse ni blessure. Dans ses yeux, la malice brillait à nouveau, noyée dans le cynisme sans borne de sa nature perverse. Ciel regretta presque que Sebastian ne garde pas quelques cicatrices, profondes et indélébiles.
Pourquoi lui, devait-il souffrir devant les marques sombres inscrites sur sa gorge qui lui rappelaient encore et encore chaque mot échangé alors que le démon n'était souillé d'aucune balafre hideuse ? Un goût amer enfla sur sa langue.

— Nos actes étant secrets, son exécution le sera aussi, continua le garçon d'une voix égale. Qui se soucie d'un homme pendu sans procès à l'intérieur d'une prison pleine de condamnés à mort qui attendent qu'on leur passe la corde au cou ?

— Et cela vous peine ? s'enquit Sebastian.

— Disons que cela ne me satisfait pas.

Il reposa les yeux sur les arbres morts du jardin royal. Les branches desséchées lui rappelaient les étirements de son propre cœur. Au fond, sans son désir de vengeance, il n'était pas plus vivant que cette nature torturée par un hiver trop rude. Grotesque, monstrueuse, aussi infâme que le sang dont il avait été recouvert.

Est-ce que je deviens moins humain ?se demanda-t-il soudain.Je marche sur des cadavres depuis longtemps maintenant. Ma propre humanité s'est détachée de ces corps. Et combien mourront encore ?
Au fond, et malgré toute la répugnance qu'il éprouvait à l'admettre, Arthur avait raison.

— Snake ne doit pas monter sur l'échafaud, dit-il avec froideur. Il ne doit pas mourir. Trouve une solution pour qu'il soit libéré. C'est un ordre.

Et du coin de l'œil, il aperçut la mine réprobatrice de son majordome. À cet instant, énerver le démon aurait presque pu l'amuser.

— Le dernier présent que vous faites à un amant disparu ?

Plus que la raillerie, le dédain de ces paroles n'échappa pas au garçon. Il se surprit à sourire, secouant la tête, désapprobateur.

— Cela t'arrange sans doute de le rendre responsable de toutes mes décisions que tu ne comprends pas. Mais détrompe-toi. C'est un présent que je me fais à moi-même… Quand il sera libéré, amène-le-moi.

— Yes, my Lord...


Chez Undertaker

Sebastian poussa la porte de bois de l'entreprise de pompes funèbres qui craqua et grinça maladivement. Il pénétra dans la sombre pièce, ornée de cercueils de toutes tailles et de tous motifs, et une odeur de poussière et de crasse lui monta au nez.
Nulle fenêtre dans cette tanière, et seules les bougies, disposées de manière anarchique dans toute la salle, offraient une lumière faiblarde et sans chaleur à cette obscurité dans laquelle le propriétaire des lieux semblait se complaire.

Assis à son bureau, où reposait une rangée de crânes humains blanchis, mais poussiéreux, Undertaker griffonnait sur un parchemin à moitié roulé à l'aide d'une longue plume presque aussi noire que l'encre qui en souillait la pointe.

— Monsieur Sebastian, susurra-t-il en levant la tête de son ouvrage.

Il se leva, replaçant la plume dans l'encrier, et contourna le bureau. Sa toge aux manches bouffantes dansait autour de lui à chaque pas qu'il prenait vers le majordome.

— Bienvenue chez moi, continua-t-il en s'asseyant sur un cercueil et en invitant le majordome à en faire de même d'un geste courtois, chose que le majordome refusa poliment. Que puis-je pour vous ?

— Mon jeune maître souhaiterait que vous lui rendiez un service particulier.

— Ah ? Et que désire notre cher comte Phantomhive ?

— Un corps vous sera amené dès demain, dit le majordome sans plus de préliminaires. Celui d'un condamné, mort dans sa cellule. On croira à une fatale morsure de serpent. Mais il ne faudra pas l'enterrer, car le poison coulant dans ses veines ne lui donnera l'apparence de la mort que quelques heures. Juste assez longtemps pour lui éviter la corde.

— Et que ferais-je donc de votre chèreJuliettequand les effets du poison se seront dissipés ?

— Je passerai le chercher pour le ramener au manoir des Phantomhive. Le jeune maître souhaite s'entretenir avec lui.

— Est-ce tout ? s'enquit le croque-mort de sa voix grinçante, presque déçue.

— Le jeune maître ne m'a demandé que cela.

— Ah ! Bien, bien. Mais je pensais que vous veniez me voir pournotre affaire.

— Je n'ai rien à vous dire, dit Sebastian, avec une froide courtoisie.

— Mais maintenant, vous savez de quoi je parle ?

— Non, je ne sais pas.

Undertaker se mit à rire, les lèvres pincées, en scrutant le majordome derrière ses longues mèches blanches. Il se tut, mais laissa un sourire caustique décorer sa bouche pâle, sur laquelle il passa son ongle noir.

— Je vois pourtant dans votre regard une lucidité qui n'y avait pas sa place il y a peu. Je me doute que vous ne désirez pas me parler de cela, vous, un démon. Cependant, je meurs, oui, je meurs d'envie de vous entendre.

Il prenait soin d'appuyer sa voix sur chaque mot, comme s'il les dégustait en les prononçant, observant les brèves et presque indiscernables réactions qui passaient sur le visage du majordome.

— Et puis, vous savez bien le genre de paiement que je demande en retour de mes services. Si vous voulez que j'accepte la requête du jeune comte, vous devez me donner quelque chose en échange. Et ce que je veux, c'est votre réponse, Majordome… Mais peut-être avez-vous besoin d'aide pour délier votre langue ? Voulez-vous que je mette moi-même des mots sur les tourments de votre âme ?

— Inutile.

— Pardonnez-moi ?

— C'est inutile. Ce que vous voulez savoir est si futile et si creux que devoir donner une réponse m'avilit et me répugne.

— Cela doit pourtant représenter beaucoup, puisque vous trouvez cela si déshonorant de vous y attarder.

— Je ne sais pas le nom que l'on peut donner à cette sensation, à cettedouleur, comme vous l'appelez. Ce dont je suis sûr, pourtant, c'est que cela ne change rien.

Le démon prit une profonde inspiration et perdit son regard dans l'obscurité. Sa voix n'était qu'un souffle lorsqu'il reprit la parole.
— J'ai souvent rêvé de ce moment. Pendant longtemps, j'ai imaginé l'instant où je prendrai son âme.

Il daigna enfin poser ses yeux sur le croque-mort, qui avait perdu son sourire railleur, et continua. Une passion nouvelle animait ses paroles, et un sourire cynique décorait ses lèvres, laissant paraître ses canines pointues.

— Je le serre contre moi pendant que je savoure cette douceur insoutenable, ce goût épicé si parfait. Son âme glisse sur ma langue, j'en aspire chaque fragrance, et je tremble en le serrant si fort que ses os se brisent entre mes mains. Et quand il ne reste plus que son corps désarticulé dans mes bras, je m'imagine l'abandonnant et retournant à d'autres conquêtes alléchantes.
Il se tut, son regard parcourait les objets de la pièce, passant de l'un à l'autre, comme s'il cherchait des mots qui jamais ne lui avaient fait défaut. La tristesse obscurcissait ses traits.

— Mais maintenant, ce n'est plus pareil. Après ce plaisir, le néant m'emplit totalement… Mon rêve a un goût de mélancolie amère. Mon désir de prendre son âme est toujours intact. Je me vois toujours le dégustant avidement et y renoncer me paraît simplement impossible. Mais ensuite...

Il tendit les bras, pliant les coudes, comme s'il portait le garçon, à l'image de son rêve. Ses yeux assombris fixaient le vide, alors que sa voix perdait toute passion et n'était plus qu'un murmure au timbre endeuillé.

— Je regarde son corps frêle, inerte dans mes mains. Je sais que je dois le lâcher et l'abandonner. Il n'a plus d'intérêt à mes yeux. Ses lèvres sont scellées, sa voix est éteinte, et ses paupières closes ne s'ouvriront plus jamais. Les couleurs sur ses joues s'estompent et j'ai perdu le rythme de son cœur. Et déjà, je sens sa peau se refroidir contre la mienne. Je le sais, il n'est plus rien. Je dois le lâcher et partir. Je dois le lâcher…

Mais il ne relâchait pas ses bras, qui restaient suspendus, portant le cadavre invisible. Ses doigts se crispaient dans le vide, comme s'ils serraient réellement le corps de Ciel. Son visage se convulsait dans une grimace de douleur. Mais il ne le lâchait pas. Ses mains se mirent à trembler, et il ferma les yeux, incapable de continuer.

— C'est votre choix, soupira Undertaker. Encore faudrait-il que vous puissiez le mener à bien. Il n'est pas bon pour nous, immortels, de nous attacher aux humains. Et le faire est sans doute la pire de nos malédictions. Car nous ne pouvons les emporter avec nous. Leur corps ne survit pas au temps. Et c'est sans doute pour cela qu'ils nous fascinent. Simplement parce qu'ils vont mourir. C'est pourquoi, parfois, malgré toute notre puissance, ils nous désarment.

— Foutaises ! cracha soudain le démon avec fureur. Je vais le tuer, vous m'entendez. Je vais le tuer !

À sa propre surprise, il avait crié, et sa voix résonnait contre les pierres froides.

— Il n'y a aucun autre choix, continua-t-il, en fixant ses yeux rétrécis et enflammés sur Undertaker, dont le regard étincelait curieusement. Tout cela est inutile ! Ce sur quoi vous me demandez de poser des mots n'a pas de sens, car si je l'aimais... C'est de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas ? Si je l'aimais, qu'est-ce que cela changerait ? Qu'ai-je à gagner à part son âme ? Supporterais-je sa présence, alors qu'il vieillira ? Car là est la véritable trahison. Ce qui me brûle le corps semble éternel, alors que lui, ne l'est pas. Quelle ironie ! Quel mélange de boue et de cire sacré que cet amour putride. J'exècre cette douleur naissante. Je préfère le tuer que de le regarder mourir. Son jeune cadavre sera toujours plus beau, reposant sur des fleurs froides que sous l'enveloppe desséchée d'un vieillard, embourbé dans son humanité. Je suis trop égoïste pour lui souhaiter le bonheur. Je l'arracherai à la vie. J'aspirerai son dernier souffle et je serai la dernière seconde de son cœur.

Sa voix s'apaisa quelque peu, et il finit par murmurer :

— Oui, ce corps… Cette coquille vide aux traits si sublimes, c'est ainsi que je veux le voir mort.

Le visage du croque-mort s'illumina soudain.
— Ah, la beauté des humains quand ils rentrent dans leur sommeil éternel… Là, nous nous retrouvons, mon ami. Venez voir, venez ! Je ne savais pas si je devais vous le montrer, mais puisque votre décision est prise et irrévocable… Venez.
Undertaker abandonna son siège macabre et ouvrit une porte au fond de l'établi qui grinça bruyamment. Le croque-mort disparut dans la pièce adjacente, et malgré sa répulsion à pénétrer un peu plus dans l'antre de cet homme, Sebastian le suivit.

Il s'agissait d'un atelier, mais là encore, un humain n'aurait pas pu distinguer ce qui s'y trouvait tellement la lumière y était rare. Le sol était jonché de sciure, sans doute répandue lorsqu'Undertaker fabriquait et lustrait les sarcophages. L'odeur de vernis était presque insupportable. Undertaker lui fit signe dans l'ombre de s'approcher vers le fond de la pièce sombre.

Plissant ses yeux surnaturels, Sebastian distingua enfin ce que le croque-mort lui montrait : un cercueil noir, au bois brillant et au capiton rouge écarlate. Le sinistre ouvrage, finement sculpté, était pourtant plus petit que les autres, presque un cercueil pour enfant…

— Vous me le laisserez ? Son corps ? susurra Undertaker au démon.

Sebastian soupira brusquement, comme s'il expirait la souffrance que lui évoquaient ces paroles. Il fixa un regard sombre sur le croque-mort, qui jubilait à ses côtés, indifférent à la blessure qu'il creusait dans la poitrine du démon.

— Il sera tellement superbe dans ce cercueil d'ébène, s'enthousiasmait-il, faisant glisser ses ongles noirs sur les coutures rouges de l'intérieur du cercueil, qu'il grattait nerveusement. Je recouvrirai le capiton de roses blanches et j'y déposerai le comte pour son repos éternel. Vous avez raison, sa jeunesse, couchée sur des fleurs froides… Touchez-le donc ! Ce sera parfait…

Mais le démon ne fit aucun geste vers le coffre de bois noir aux poignées d'argent.

— J'attends votre réponse, monsieur Sebastian…

— Peu importe, répondit le démon, sa voix rauque et profonde. Le contrat terminé, je serais fou de demeurer auprès de son cadavre.

— Ah, je n'ai pas eu votre force... Moi, je suis resté, jusqu'à la fin, même après la mort. Mais je ne savais pas embaumer à la perfection à cette époque, et son corps a fini par tomber en poussière…, murmura Undertaker, monotone.

Puis il se tourna brusquement vers le majordome, un large sourire sur le visage, laissant voir grotesquement toutes ses dents.

— Voulez-vous que je vous raconte ?
— Non, merci.

Un rire strident s'échappa de ses lèvres et résonna dans la pièce obscure. Un rire fou, mêlé de gaieté effrayante et de tristesse. Les gloussements déments se prolongèrent, mais Sebastian ne tenta pas de les interrompre, observant respectueusement Undertaker, alors que des larmes finissaient par couler sur ses joues, s'insinuant dans les balafres de son visage. Il se demanda si le croque-mort désirait rire aux larmes simplement pour qu'on lui donne une raison pour pleurer. Mais au fond, il ne voulait pas savoir.

Le silence revint, et Undertaker invita le majordome à le suivre jusqu'à la pièce principale.

– Bien, j'ai assez ri pour aujourd'hui. Je ne vous retiens pas plus longtemps, dit-il en se rasseyant à son bureau encombré et poussiéreux. Dites au jeune Comte que je m'occuperai de notre ami commun.

Sebastian s'inclina, l'esprit et le regard vide. Il était presque soulagé de quitter cet antre morbide et étouffant. Mais alors qu'il pensait pouvoir fuir, la voix sifflante résonna encore :

– Majordome… Quand vous m'apporterez Ciel Phantomhive, parez-le de bleu. Cette couleur lui va si bien.

Sebastian fut conscient de son impolitesse, mais il partit sans répondre.


Dans la chambre du Comte Phantomhive

Le silence enfin. Le garçon n'avait jamais autant apprécié le calme qui régnait dans les murs de son manoir. Une langueur morose particulière l'engourdissait, il le sentait, mais la journée avait été tellement mouvementée qu'il n'avait pas pu s'y attarder.

C'est en jetant son épée sur son lit avec ses vêtements d'apparat que Ciel aperçut les ciseaux sur sa table de chevet, à côté d'une carte manuscrite dont il reconnut l'écriture. Il la prit sans trembler et la lut :

Fais-en bon usage et ne les laisse pas tomber en de mauvaises mains.
À toi à jamais.
Arthur.

– En de mauvaises mains ? soupira Ciel en brûlant la petite feuille à la flamme vacillante de la bougie. Y en a-t-il de plus viles que les miennes ?

Il prit les ciseaux, les faisant tourner avec précaution entre ses doigts. Un si petit objet, si commun, si mortel… Tenir un objet si dangereux lui plaisait. Au final, il n'avait pas tant perdu dans cette histoire… Il parvenait du moins à s'en convaincre alors qu'il passait ses doigts entre les anneaux des ciseaux, les ouvrant et les refermant, admirant les lames aiguisées et brillantes.

"Un bon usage"avait marqué Arthur ? Là était bien le problème, Ciel ne savait pas comment les utiliser. Pour le moment…

Mais lors de leur dernière rencontre, Arthur lui avait donné des indices d'une importance capitale pour comprendre comment manier son nouveau jouet. D'après ce qu'il lui avait rapporté et d'après les faibles bribes qui lui étaient parvenues alors qu'il s'était réveillé dans la boue au côté de Sebastian la veille, le jeune médecin s'était entretenu avec William T Spears. Or le shinigami n'était pas avare de détails concernant les outils et fonctions des shinigamis, le garçon s'en était rendu compte lorsqu'il l'avait rencontré au cirque. Le dieu de la mort n'avait aucun scrupule à dévoiler son identité aux membres du cirque…

Cependant, Ciel n'avait pas pu entendre la conversation entre les deux hommes et il avait même pensé interroger l'écrivain à ce sujet.

Mais cela s'était avéré inutile. Car dans sa passion romantique et morbide, Arthur avait consigné leur aventure par écrit, relatant chaque moment passé dans ce manoir.

Ciel n'avait pas eu le temps de parcourir les feuillets, mais il savait qu'au milieu du lyrisme enflammé du jeune homme se cachaient les secrets que lui avait révélés William à propos des faux de la mort.

Non, décidément, il n'avait pas tout perdu dans cette histoire… On frappa à sa porte et Tanaka pénétra dans la chambre.

– Je suis allé chercher le dossier dans votre bureau, comme vous me l'avez demandé, monsieur, dit le vieil homme, en tendant une pochette de marocain rouge au jeune Comte qui la prit avant de congédier son serviteur.

À l'intérieur se trouvait le cadeau manuscrit d'Arthur qui constituerait la lecture de sa nuit. Mais pour le moment, il cacha le dossier et la petite faux de la mort dans le tiroir de sa commode, sous les chemises de flanelle blanche en attendant de pouvoir en faire« bon usage ».

Fin du Chapitre 12

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Notes d'Autrice :

Angels of Darkness : A Drama in Three Acts": Arthur Conan Doyle a vraiment écrit ce livre mais ne l'a jamais publié.

Newgate Prison: Prison anglaise pour les condamnés et particulièrement les condamnés à mort au XIXème siècle.

Arthur et Ciel: A partir du moment où Arthur comprend ce qu'est Sebastian, il a conscience que Ciel ne sera jamais à lui, mais il a besoin de se l'entendre dire.

Il faut savoir que le vrai Arthur Conan Doyle voulait écrire sur les chevaliers médiévaux, c'était une grande passion pour lui (mais il a fini par écrire Sherlock Holmes et on lui dit merci…) mais bref il était passionné par l'honneur, la bravoure et les codes des chevaliers. Je pense qu'il les partageait. C'est pourquoi je crois que si Ciel le lui avait demandé, il aurait combattu Sebastian jusqu'à en mourir (comme un chevalier de la Table Ronde aurait combattu un dragon)… Donc il a besoin que Ciel lui dise d'abandonner pour être en paix avec lui-même, même si ça lui arrache le cœur. Mais à la fin, quand il fait ses adieux à Ciel, c'est un véritable serment de ne plus jamais le revoir ou entendre parler de lui.

Ciel ressent de la mélancolie, mais la véritable tristesse viendra plus tard…

Arthur et Sebastian: je n'ai pas encore développé les raisons pour lesquelles Sebastian n'a pas tué Arthur. Je ne pensais pas que c'était nécessaire même s'il y aura une discussion à ce sujet dans l'avenir.

Dans ce chapitre… ce sont des adieux également… empreint de haine de la part d'Arthur… A sa place j'en ressentirais autant, ce qui est intéressant c'est l'effet que cela a sur Sebastian. Il commence à peine à l'entrevoir.

Ciel et Sebastian :Pour être clair, ils sont paumés et marchent sur des œufs, simplement parce que leurs repères ont éclatés et c'est cela qui va les faire réagir l'un et l'autre. C'est ce que dévoile le prochain chapitre.

Sebastian et la mort de Ciel: Je ne sais pas si vous relisez les autres chapitres (moi je le fais ça me prend un temps monstre, donc c'est pas grave si vous ne le faites pas) mais Sebastian a failli mourir de la main de Grell, ce qui a changé d'une certaine façon, sa vision des choses… notamment dans sa notion du temps qui passe…

Nous savons que Ciel l'impressionne, par sa volonté de vengeance. Et je pense que Sebastian redoute que cette volonté s'épuise… or, nous le savons, la plupart des mortels s'assagissent en avançant en âge, relativisent… Je ne pense pas que l'idée que Ciel vieillisse plaise à Sebastian… L'âme de Ciel promet trop de chose pour qu'elle devienne ensuite banale…

De plus, l'apparence de Ciel plait à Sebastian, ses joues souples comme des cousinés de chat etc… Il le trouve adorable, comme un chaton d'une certaine façon. Dans le manga il dit même à Arthur (quand celui-ci dit qu'il est mignon alors qu'il dort dans son lit), qu'il aimerait que Ciel soit toujours aussi mignon que quand il dort… J'ai voulu m'attacher à cet aspect aussi.

Et ensuite, et le plus grave entre eux, il y a la fracture de leur nature. Ils ne peuvent se rejoindre, et Sebastian pense qu'il doit se contenter son âme car au final c'est la seule chose qui puisse lui appartenir pour l'éternité car le corps de Ciel ne survivra pas au morsure du temps…

Pour finir, je ne vois pas Sebastian comme quelqu'un de froid, surtout que dans le manga comme dans l'anime et en particulier la saison 2, il s'énerve, explose, s'assombrit, ressent de la tristesse…

Seulement tous ses sentiments sont particuliers pour un démon, et il ne les ressent pas comme un être humain. Ainsi, il ressent de l'amour et de la tristesse, mais sa nature calculatrice et pragmatique l'empêche de voir cela comme une raison suffisante d'agir. Je m'explique : peu importe ce que la mort de Ciel implique (douleur, tristesse, solitude), il le tuera parce que sa nature le demande et parce que l'âme vaut largement le sacrifice qui en résulte.

Quand j'ai vul'OAV Ciel in Wonderland, épisode 2, la fin m'a mis une gifle, mais je l'ai trouvé belle. Voir Sebastian qui lit un conte du soir pour le corps de Ciel, alors qu'il n'en a plus l'obligation est bouleversant… Si le démon arrive à ses fins, c'est ainsi que se terminera l'histoire… Et je m'en suis inspirée pour ce passage.

Ciel au réveil:Certains sont sûrement surpris que Sebastian ait laissé Ciel s'endormir ainsi souillé sans le nettoyer, mais pour Sebastian c'est assez logique : Agni lui a dit que quand il devait faire un choix entre les ordres de son maître et sa santé, il devait privilégier la santé de son maître et Ciel avait besoin de sommeil donc un bain pouvait attendre… C'est logique… pour un démon.

Mais pour le garçon c'est traumatisant et avilissant de se réveiller ainsi… C'est même assez charnel mais dégradant d'être marqué comme cela, surtout par un démon…

Ciel et les ciseaux :C'est important, très important,… s'il comprend c'est important…