La Jeep bleue s'arrêta à cette station-service un peu miteuse que la plupart des gens évitaient. Elle n'inspirait pas confiance, tant et si bien que la plupart des usagers passant dans ce coin de la Californie préféraient rouler quelques kilomètres de plus, histoire d'aller dans un endroit un peu plus accueillant et moins… Craignos. Si ce fut effectivement le premier mot qui vint à l'esprit de Stiles Stilinski, il mit de côté cet a priori. Il avait faim, il crevait de faim. Les quelques boîtes de biscuits et sachets de sucreries qu'il avait emportés avec lui ne contenaient plus que des miettes, idem pour les deux bouteilles d'eau qu'il avait failli oublier. Celles-ci, il les remplirait dans les toilettes de la station-service. Avec un peu de chance, elle n'aurait pas trop de goût. Ce genre d'endroits était vieux et laissait souvent un arrière-goût de « rouillé » en bouche. Assez désagréable, mais supportable. Stiles n'allait pas chipoter. Il avait besoin d'eau. Il fallait juste que celle-ci soit potable et tant pis si elle le faisait grimacer. Il n'avait pas l'intention de faire le difficile.

Juste avant de sortir de sa bonne vieille Roscoe, Stiles fit ses comptes. De mémoire, il restait deux à trois cents dollars sur sa carte de crédit. Le jeune homme farfouilla à l'intérieur de son portefeuille et en extirpa une poignée de pièces de faible valeur, qu'il compta. Un soupir de dépit passa au travers de ses lèvres. Il aurait assez pour un sandwich et une ou deux boîtes de biscuit. C'était mieux que rien. Il rassembla et rangea sa monnaie avant de sortir et de verrouiller l'épave bleue. Il entra d'un pas décidé à l'intérieur de la petite boutique de la station-service. L'argent sur son compte ne devrait servir qu'à payer son essence et une chambre d'hôtel, rien d'autre. S'il devait se rationner, eh bien… Il le ferait. Il avait quelques kilos à perdre, de toute façon. Pas grand-chose. A vrai dire, il n'avait pas vraiment de bourrelets, pas vraiment de gras. En fait, c'était à peine s'il avait la peau sur les os. C'était Stiles. Il avait beau manger, il restait d'une fragilité physique déconcertante et essayait de se rassurer comme il le pouvait en relativisant un peu trop pour son bien. Il fallait bien qu'il accepte sa situation et si un mensonge pouvait l'y aider… Soit.

Rien n'avait été orchestré. Stiles avait simplement agi sous le coup d'une émotion si forte qu'elle avait été incontrôlable pour cet amateur du contrôle qu'il était. Et c'était peu dire.

Stiles, hyperactif, ne resta pas longtemps à regarder les produits sans rien faire, ni perdre de temps. Il repéra les denrées les plus consistantes et les moins chères puis s'en saisit avant de passer à la caisse. Ensuite, il alla du côté des toilettes et remplit sa bouteille vide après avoir ouvert le robinet du lavabo. Très vite, il eut terminé et sortit de la station-service. Il était allé très vite, ne désirant pas rester trop longtemps dans cet endroit qui aurait pu lui donner la chair de poule s'il avait pris le temps de s'attarder sur certains détails, ainsi que sur l'air peu avenant du vendeur. Soit. De toute manière, il partait. Loin de Beacon Hills. Loin de ce petit magasin pour les routards en détresse.

Loin de tout.

L'hyperactif reprit la route sans un regard en arrière. Le paysage défilait, changeait au rythme de la vieille carlingue qui lui servait de véhicule. Stiles avait choisi de se séparer de tout et tout le monde : sa Jeep ainsi que son téléphone et quelques vêtements étaient tout ce qu'il avait gardé. Pour éviter tout désagrément, il avait bloqué une bonne dizaine de numéros, qu'il avait par la suite supprimé de son répertoire. Sait-on jamais. Stiles n'avait pas l'intention d'avoir des comptes à rendre à des gens qui ne le voyaient pas à sa juste valeur.

Des gens qui le prenaient pour un monstre.

Stiles avait décidé de faire table rase de la plupart des gens faisant partie de sa vie, mis à part son père. Il était le seul dont il avait gardé le numéro. Le seul dont il accepterait les messages, les appels.

A la seule condition qu'il ne transmette rien de leurs potentiels échanges à la meute. L'hyperactif n'avait pas la moindre intention de les informer de quoi que ce soit, pas même de ses projets. Oh, ils étaient plutôt simples : s'en aller, pour faire un point sur sa vie et se détacher d'eux. De tous ces gens toxiques. Ces hypocrites.

Cet enfoiré.

Stiles avait été très clair dans le mot qu'il avait laissé à son père avant de partir de la maison, en pleine nuit. Noah Stilinski était à moitié innocent dans l'histoire. En soi, il ne lui avait rien fait si l'on parlait d'action directement tournée vers sa personne. La seule chose que l'hyperactif pouvait lui reprocher, c'était son absence. Il manquait cruellement de soutien, tant et si bien qu'il avait décidé de s'en sortir seul. Ce n'était pas que Noah refusait de lui en apporter : disons qu'il ne sortait pas assez la tête de son travail pour ne serait-ce que remarquer son mal-être et la situation qui, autour de lui, avait complètement dégénéré. Parfois, il lui en voulait, mais jamais assez pour le rayer complètement de sa vie. Il s'agissait de son père et il le resterait, quoi qu'il arrive. Stiles savait que la décision qu'il avait prise risquait d'éparpiller tous les morceaux de son être déjà détruit, alors autant garder un lien. Ce lien père-fils essentiel, cette chose à laquelle il pourrait éventuellement se raccrocher. C'était tout ce qu'il lui restait. Quelque chose de fort, que seule la mort brisait.

Quoi qu'il pensait sans doute de cette manière pour se protéger parce qu'au fond, il savait pertinemment que le lien père-fils qu'il tentait d'entretenir avec son père n'était pas aussi solide que cela. Il était seul. Bordel, quand il y repensait, il l'avait toujours été. Depuis la mort de sa mère, en soi. Ses mains se crispèrent sur le volant et son regard se porta un instant sur le dehors. Le soleil déclinait déjà, embrasait l'horizon de son feu ardent. Stiles se força à penser à autre chose qu'à sa situation familiale pour le moins… Bancale. Il approchait doucement d'une ville mais savait qu'il ne s'y arrêterait pas, attendant d'arriver à la prochaine. L'idée, c'était de mettre le plus de kilomètres entre lui et Beacon Hills dès ce jour. Prendre de l'avance au cas-où viendrait à certains la folie de le chercher – ce qu'il n'imaginait pas vraiment, au fond. Qui voudrait le revoir ? Chercher à le retenir ? Il songea également avec amertume à son petit budget. Pour cette nuit, sa voiture suffirait. S'il pouvait déjà commencer à faire quelques économies pour préserver ses ressources, il n'allait pas s'en priver. Ensuite, il verrait. S'il trouvait un endroit sympa où vivre quelques mois, il se trouverait un job, de quoi vivre décemment. Rester chez son père aurait été envisageable si tout ne s'était pas passé ainsi. Mais Scott passait souvent à la maison, Malia et les autres aussi. Le foyer Stilinski était un peu devenu le nouveau loft de la meute depuis que Derek s'en était allé au Mexique faire il ne savait quoi avec Braeden. Au fond, Stiles était presque heureux que l'ancien alpha ait déserté Beacon Hills un an plus tôt. Cela faisait toujours un détracteur en moins, d'autant plus que le loup de naissance n'est pas des plus tendres. Il ne l'avait jamais été, la faute à son passé qui l'avait forgé. La fermeté lui permettait de survivre.

Stiles allait devoir apprendre à en faire de même.

Il pouvait y arriver. Il le devait. Et puis, il n'était pas plus con qu'un autre, bien au contraire. L'hyperactif pouvait se vanter d'avoir de la ressource et de savoir se débrouiller en usant de ses plans dont l'efficacité n'était plus à prouver – et que la meute remettait pourtant systématiquement en doute. La mâchoire de Stiles se crispa. De la haine, il en avait. Sa rancœur ne s'évanouirait pas de sitôt – bienheureusement pour lui. Il avait besoin d'elle, elle était son moteur. Sans cela, il pouvait s'effondrer, mais il ne le ferait pas. S'il était parti, c'était pour s'en sortir. Convaincu de son innocence et sachant fort bien qu'elle n'était pas qu'une espérance, il s'en était allé, préservant le peu de dignité qu'il lui restait. Il inspira et expira lentement tout en gardant les yeux sur la route. Les choses étaient ainsi, qu'il le veuille ou non. Il devrait s'y faire, vivre avec le poids de l'abandon jusqu'à ce qu'il s'habitue à sa nouvelle existence. Lui qui adorait être entouré fonçait vers une isolation totale. Qui l'aiderait à se reconstruire ? Stiles ne pouvait compter que sur lui-même.

L'hyperactif stoppa la Jeep deux heures plus tard, aux abords d'une petite ville, à côté d'une petite forêt. Jugeant s'être suffisamment éloigné de Beacon Hills pour l'instant, Stiles décida de s'accorder un peu de repos. Il sortit de la voiture et étira ses muscles et membres endoloris. Une fine douleur traversa l'entièreté de son dos. Rester dans la même position durant des heures n'était jamais bon. Sans perdre de temps, Stiles grignota un petit quelque chose, puis commença à aménager l'arrière de sa voiture. Il avait décidé son départ assez rapidement, mais s'était toutefois laissé le temps de prendre ce dont il pourrait avoir besoin. Son oreiller fétiche, incontournable, reposait sur la banquette, déjà prêt à être utilisé. Stiles ouvrit son sac de sport et en sortit une couverture un peu plus épaisse qu'un plaid standard. Rouge avec des étoiles blanches. L'hyperactif eut un rictus amer. Il s'agissait d'une couverture qui n'élisait domicile dans le salon des Stilinski que durant la période de Noël. Elle donnait un air chaleureux au canapé gris froid et rendait les soirées films d'autant plus agréables tant elle créait un petit coin de cocooning par sa simple forme et ses motifs étoilés. L'usage qui lui était désormais réservé était un peu triste mais au moins… Il avait emporté un petit bout de chez lui qui lui serait bien utile avant qu'il ne se trouve un endroit où loger, au chaud. Techniquement, la Jeep n'était pas trop mal isolée et avec la couverture… Oui, ça devrait aller. Quant à savoir le temps qu'il allait dormir dans sa voiture… Il verrait bien selon comment les prochains jours se dérouleraient. L'idéal serait qu'il garde un maximum ses économies pour ensuite passer par la case hôtel et dans le même temps, se trouver un petit job.

Avant de se coucher, Stiles grignota quelques biscuits d'une des boîtes qu'il avait achetées, se réservant le sandwich pour le lendemain matin – et il se remercia pour avoir pensé à prendre une petite glacière. Ensuite, il retira sa veste, son pantalon et se glissa ainsi, en t-shirt et boxer, sous la couverture de Noël. S'efforçant de ne pas penser outre mesure à sa situation et aux raisons qui l'avaient obligé à partir, l'hyperactif mit son téléphone sous son oreiller et ferma les yeux.

S'il s'endormit plutôt vite à cause de l'épuisement de ces derniers jours, épuisement aussi bien mental que physique, la lune seule fut témoin de son agitation inconsciente. Son visage arborait une expression grimaçante, douloureuse. Le sommeil avait cela de perfide qu'il mettait en lumière la vulnérabilité et les faiblesses d'autrui. Et vulnérable, Stiles l'était. Seul, dans une Jeep du troisième âge vulgairement garée à côté d'une petite forêt. Un humain à la merci de ses homologues, tout autant que de leur version surnaturelle. Par chance, l'emplacement qu'il avait choisi était plutôt discret, à l'abri des regards et n'intéresserait de toute manière personne.

Un gémissement plaintif perça le silence régnant dans l'habitacle de la Jeep. Stiles se retourna. Une fois, deux fois. Le souffle tremblant, il se recroquevilla sur lui-même, ses jambes ramenées vers lui, jambes qu'il entourait dans ses bras et serrait contre lui, sous la couverture. Il se protégeait. Il se protégeait contre ce monstre qui, dans sa tête, avait son visage. Ce monstre qu'il n'était pas, qu'il ne serait jamais.

Il revoyait le sang, la mort, les regards accusateurs.

Monstre !

Il entendait encore Lydia crier, les autres l'insulter, Scott le renier.

Monstre !

Il sentait toujours le mal lui être renvoyé en pleine figure, poignardant son âme chaque fois qu'il cédait au sommeil. Oui, il était vulnérable. Vulnérable aux souvenirs.

Monstre !

« Non… » … Un murmure à peine audible passant difficilement au travers de ses lèvres entrouvertes. Il se retourna encore et se retrouva cette fois-ci complètement sur le dos. Ses doigts blancs serrèrent la couverture à outrance à tel point que même dans la nuit, la blancheur de ses phalanges détonna avec sa peau pourtant très pâle.

La lune fut également témoin des rares larmes qui s'écoulèrent de ses yeux alors qu'il dormait mal, si mal ! Il avait froid, se réchauffait comme il le pouvait. Et pourtant, il suait, tant et si bien que son t-shirt se retrouva bien vite humide. L'inconfort et le cauchemar réveillèrent l'hyperactif un moment plus tard et il sut, à cet instant, qu'il aurait du mal à s'en sortir. Tremblant de froid, de chaud, de peur, de douleur, il poussa un soupir fébrile. Il n'était pas un monstre. Jamais. Les monstres, c'étaient eux. Mais les mots faisaient mal. Répétés, ils arrivaient à retourner son propre inconscient contre lui. Comme si, au fond, c'était lui, le problème. Stiles s'obligea à refermer les yeux et usa de toutes les techniques qu'il connaissait pour calmer sa respiration. Ses pensées. Les tremblements de son corps.

Le reste la nuit fut une succession de réveils aussi brutaux les uns que les autres mais Stiles s'efforça chaque fois de faire l'effort de se rendormir, simplement parce qu'il lui restait encore de la route à faire le lendemain.

Continuer de s'éloigner. Fuir ces gens toxiques. C'était tout ce qui le motivait à essayer de se reposer un minimum.

Dès que l'aube pointa le bout de son nez, la Jeep bleue reprit sa route vers l'inconnu qui, s'il avait tendance à faire peur dans sa généralité, était ici synonyme d'un espoir dont Stiles Stilinski avait besoin pour vivre.

Ou, si l'on faisait attention à l'incertitude dans son regard, à survivre.