Lorsque le silence de mort retomba dans le Pavillon des Étoiles Mortes, Arashi s'autorisa enfin à laisser son énergie occulte cesser de le renforcer. Le sort d'Inversion avait calmé la douleur brûlant dans son cerveau, soignant une grande partie des dommages causés à son organe par le dépassement prolongé de ses limites, mais il lui faudrait accorder à son corps le temps de guérir pour véritablement se remettre de ce combat, le plus difficile qu'il ait mené de toute cette seconde vie.
Le vide qu'il ressentait le laissait... confus.
C'était terminé. Le Tueur d'exorcistes était mort, son cadavre tranché en deux gisant sur le sol archaïque devant lui. Il avait gagné. Satoru avait été vengé. Il avait vengé son frère.
Et pourtant... Il se sentait étrangement... vide.
Même l'acte de malmener le corps réanimé par l'Edo Tensei de Tobirama Senju lui avait procuré davantage de plaisir.
« Pourquoi... ». Il fixa ses mains. « Pourquoi je ne ressens... rien ? Je connais la douce satisfaction de l'accomplissement de la vengeance. Je l'ai même expérimentée plusieurs fois ! Alors, pourquoi ?! »
L'euphorique sentiment de joie d'avoir fait souffrir et ôté la vie au meurtrier de l'être qu'il aimait le plus l'avait abandonné aussi vite qu'il était venu. Les larmes revinrent et une nouvelle colère l'envahit, mais avec sa vengeance accomplie, il n'avait plus rien sur quoi déchaîner sa fureur pour oublier sa douleur.
Rugissant, il se laissa tomber sur les genoux et se mit à frapper furieusement le sol, sans même déployer son énergie occulte, jusqu'à le peindre du sang coulant de ses poings meurtris. De faibles bredouillements inintelligibles, qui ne pouvaient même pas être qualifiés de langage articulé, émis par une petite voix désincarnée l'arrachèrent à sa détresse.
Il releva la tête et vit l'esprit maudit de Toji Zenin presser la joue du cadavre, probablement dans l'espoir d'obtenir une réaction. De petites larmes coulaient de ses yeux semblant clos, et il gémissait, pleurant la mort de son maître.
C'était une vision à la fois touchante et dérangeante.
Une part d'Arashi était surprise qu'un simple fléau puisse réellement éprouver de tels sentiments à l'égard d'un autre être, encore plus lorsque cet être était humain.
Ce fut à cet instant qu'il remarqua la Lance du Ciel, enfoncée dans le sol près de la moitié supérieure de la dépouille du Tueur d'exorcistes. Il se releva et vint s'en saisir, la contemplant avec une pointe de fascination et l'examinant de ses yeux surnaturels tout en se remémorant les récits lus à son sujet. Grâce à eux, il connaissait sa légende ; une arme mystique, un artefact divin, forgée il y a des millénaires du temps de la première dynastie aux côtés des autres Trésors Sacrés, bien que l'existence de la plupart d'entre eux soit mise en doute, et perdue lors de la Première Parade des Démons vers l'an 1001.
Le fait que le clan Zenin l'ait conservée durant tout ce temps était peu probable aux yeux d'Arashi. Autrement, pour quelle raison aucun exorciste y appartenant ne s'en serait servi contre un utilisateur de l'Infini avant aujourd'hui ? Il était plus plausible que l'arme maudite ait été offerte au Tueur d'exorcistes dans un but bien précis.
Son énergie occulte se déchaîna à nouveau alors que la rage se réveilla en lui. Il parla alors d'une voix faible mais calme, empreinte d'une détermination malsaine et d'une certaine tension.
« Mais bien sûr... Toji Zenin n'était que le kunai... »
Son corps trembla alors qu'un rire lui échappait.
« Il ne se serait pas attaqué à Satoru à moins qu'une nouvelle prime ne soit placée sur lui... Le vrai coupable n'est pas seulement celui tire la flèche... C'est aussi celui qui ordonne à l'archer de tirer. »
Ses yeux rouges et malveillants se tournèrent lentement vers le fléau de sa victime. Il s'en approcha et l'arracha impitoyablement à la dépouille de son maître pour plonger ses yeux écarlates dans les siens.
« Tu pourrais m'être utile, petite vermine. »
Après avoir soumis l'esprit maudit, Arashi remonta des profondeurs du Pavillon, abandonnant le cadavre de Toji Zenin pour l'y laisser pourrir. Le guerrier qu'il était respectait peut-être le Tueur d'exorcistes pour sa puissance, mais rien ne pourrait jamais faire disparaître sa haine ardente pour l'homme. Il l'avait privé de son frère, la seule vie sur cette planète qui comptait. Que sa mort ait été si rapide et qu'il lui ait accordé le droit de prononcer une dernière volonté étaient déjà plus qu'il ne méritait.
Sur ces pensées amères, il reprit son chemin, impatient de parfaire la toile de sa vengeance.
Suguru grogna sous la douleur pulsant dans son corps alors que l'inconscience commençait à le quitter. La violence et la force du coup de pied qu'il avait reçu au visage étaient terrifiantes ; l'attaque, bien que retenue, avait laissé sa joue meurtrie et sa mâchoire fracturée, rendant le simple fait de serrer les dents à la fois difficile et très pénible. Cependant, ce n'était rien en comparaison de l'atroce et brûlante souffrance causée par les deux plaies se croisant qui ornaient son torse. Le sang s'en écoulait à un rythme lent et régulier tandis que la poussière s'y infiltrait, ne les rendant que plus douloureuses.
Il avait froid. Ses lèvres étaient sèches, et le poids de ses souvenirs les plus récents l'accablait. Riko, froidement et nonchalamment abattue d'un seul tir de pistolet dans l'instant suivant sa décision de rentrer chez elle plutôt que d'être dévorée par Tengen pour permettre aux Sanctuaires de continuer à assurer la protection du pays contre les fléaux. Toji Zenin s'extirpant de l'ombre, un sourire amusé aux lèvres, le canon de son arme de poing encore fumant, et déclarant qu'il était ici parce qu'il avait tué Satoru. Et sa défaite humiliante face à cet homme dépourvu d'énergie occulte...
« Sa.. to... ru. »
Il avait promis à Arashi de veiller sur lui... Il avait échoué.
Sa vision était encore floue lorsqu'il entendit des pas, si légers qu'ils en paraissaient presque silencieux, et pourtant si lourds, résonner dans le calme du Pavillon des Étoiles Mortes.
Il connaissait cette démarche.
Il tourna la tête sur le côté et rencontra le regard d'Arashi qui brillait de malveillance et d'une chose malsaine qu'il ne parvint pas à identifier dans son actuel état d'indisposition. Néanmoins, il crut voir le regard de son ami s'adoucir lorsque leurs yeux se croisèrent.
« Ara...shi... »
La main froide et dure de son ami se posa avec délicatesse sur son torse. Il grimaça de douleur avant de sentir l'énergie occulte d'Arashi s'insinuer en lui de manière presque intrusive telle une substance nocive, le faisant frissonner désagréablement sous son poids, sa froideur et l'obscurité qui l'imprégnait, puis se mêler à la sienne. Cependant, la sensation désagréable disparut vite, remplacée par une douce et apaisante chaleur glacée née de la transmutation de l'énergie négative en une énergie positive qui se répandit dans ses veines puis inonda lentement le reste de son corps.
Il sentit celle-ci parcourir son anatomie puis se concentrer aux endroits où le Tueur d'exorcistes l'avait blessé, réparant sa mâchoire fracturée et faisant disparaître la lourde ecchymose sur sa joue en quelques instants. Les plaies sur son torse cessèrent de saigner, mais il semblait que la capacité d'Arashi à guérir une autre personne que lui-même ne pouvait faire plus que cela.
Suguru savait néanmoins que cet acte constituait un exploit que seule Shoko, grâce à son sort inné, pouvait reproduire.
Arashi le souleva sans effort et se mit à le porter dans un style nuptial à travers le complexe labyrinthique.
« Je vais t'amener à Shoko. »
Malgré sa fatigue, il rassembla ses forces pour prononcer d'une voix faible :
« J'ai échoué... Arashi, pour Satoru, je suis... »
Son ami l'interrompit d'une voix effroyablement glaciale, portant le poids du jugement et du pouvoir, qu'il ne lui connaissait pas. Son expression, bien qu'apathique, était différente ; dans ses yeux brillaient l'éclat d'une chose morbide.
« Ne t'excuse pas, Suguru. Toji Zenin était simplement plus puissant. C'est là une réalité qui ne peut être qu'acceptée. »
Bien que son état ait été amélioré grâce aux effets du sort d'Inversion, il souffrait encore d'une certain fatigue, conséquence d'avoir tenu à assurer le tour de garde de Satoru pour lui permettre de se reposer et de relâcher la tension à laquelle il exposait son cerveau en gardant son Infini activé en permanence. Il n'avait pas fermé l'œil depuis plus d'une journée entière ; il aurait pu gagner quelques heures de sommeil durant le trajet du retour, mais il avait choisi d'y renoncer pour pouvoir protéger l'avion de toute attaque potentielle par l'intermédiaire de ces fléaux. Ajouter à cela toute l'énergie occulte qu'il avait dépensée au cours de son affrontement court mais particulièrement intense contre le Tueur d'exorcistes, son corps méritait et réclamait du repos.
Il ne lui fallut donc que peu de temps pour sombrer dans l'inconscience.
Arashi poursuivit sa marche monotone et silencieuse à travers le complexe labyrinthique du Pavillon de l'Étoile, indifférent à la présence ancienne qui l'observait depuis les ombres. Son esprit n'était concentré que sur une chose : l'achèvement complet de sa vengeance envers les responsables de la mort de Satoru. En conséquence, malgré sa perception sensorielle et son don oculaire, il ne remarqua la présence de sa camarade que lorsque cette dernière l'interpella.
« Arashi, qu'est-ce qui... » commença-t-elle avant de s'interrompre, consternée par la quantité de sang imprégnant ses vêtements et ayant séché sur son visage.
Il releva la tête pour la regarder, et la vit faire un pas en arrière, le corps tendu, sa garde presque levée.
Cet acte provoqua un pincement à son cœur endurci et froid dont le feu s'était éteint à nouveau avec la disparition de son dernier frère. La rage qui brûlait dans son regard s'atténua, de même que sa haine bouillonnante... Mais le temps d'un instant seulement... Avant qu'il ne fasse une seconde fois le choix de plonger dans l'étreinte glaciale, amère mais familière et accueillante des ténèbres.
« Shoko, je te le confie. »
Dans une démonstration de force que nul ne lui soupçonnerait, Shoko prit la lourde forme inconsciente de Suguru dans ses propres bras.
« Et toi, qu'est-ce que tu vas faire maintenant... Arashi ? »
Face à son absence de réponse, elle se détourna de lui et commença à marcher d'un pas rapide vers l'infirmerie, disparaissant dans l'obscurité du couloir.
Arashi tourna alors son regard vers le cadavre d'Amanai, et son esprit ne tarda pas à échafauder le plan qui lui permettrait d'assouvir sa vengeance. Il sentit un certain malaise le gagner à cette simple idée, mais le souvenir du corps atrocement mutilé de Satoru lui revint. La sensation de son sang chaud et épais tâchant sa main, la vue de la profonde lacération ayant déchiré son torse, ses yeux bleu vif autrefois animés par la joie et l'insouciance perdant leur lueur éthérée, ne laissant qu'un regard vide, gris et terne...
Les flammes de sa rage furent attisées par cette seule vision, lui faisant abandonner toute hésitation.
Ce serait inhumain, mais la plus grande force d'un shinobi résidait dans sa capacité à se détacher de son humanité lorsque cela était nécessaire à l'accomplissement de son devoir.
Or, aujourd'hui, son devoir était de venger son frère.
« Pardonne-moi, petite. »
Et d'un simple regard, il commanda au fléau de Toji de s'exécuter.
Lorsque Suguru reprit conscience, il comprit rapidement qu'il se trouvait allongé dans un lit de l'infirmerie de l'école. Il grimaça sous la douleur qui l'envahit quand il se redressa, posant une main sur les bandages sous lesquels les deux coupures sur son torse continuaient de le brûler.
Quel que soit l'objet maudit qu'avait utilisé le Tueur d'exorcistes pour anéantir son Dragon Irisé, le plus puissant et résistant de ses fléaux, et le taillader, celui-ci causait des blessures qui refusaient de se refermer même sous l'impulsion du sort d'Inversion.
Il sentit ses poings se serrer alors que la mémoire de la mission lui revenait.
« Satoru... »
Une forte odeur de cigarette envahit ses narines.
« Contente de voir que tu as l'air d'aller bien. »
Shoko était assise dans un fauteuil près de la fenêtre, le regard baissé et les yeux fatigués. À ses pieds reposait déjà un certain nombre de mégots.
« Désolée, mais je n'ai pas pu faire mieux. » dit-elle en le voyant grogner de douleur.
« Où est Arashi ? » demanda-t-il, espérant leur épargner à tous les deux de devoir aborder la perte de leur ami.
« Parti. » soupira-t-elle en prenant une bouffée de sa cigarette, incitant son corps à se détendre. « Moi et Yaga-sensei avons essayé de le joindre une bonne vingtaine de fois, mais ça n'a rien donné. »
Elle prit une gorgée de la cannette de bière qu'elle tenait dans son autre main.
« Où penses-tu qu'il est allé ? Avec Toji Zenin mort, sa mission est accomplie ». Le souvenir de Riko s'effondrant, morte avant même de toucher le sol, refusait de quitter ses pensées. « Pas comme la nôtre... »
Shoko but une nouvelle fois et s'assura de prendre une bouffée particulièrement longue de sa cigarette avant de répondre.
« Je pense le savoir... Mais j'espère me tromper. »
L'atmosphère s'assombrit davantage, et Suguru sentit comme un frisson parcourir sa colonne vertébrale.
Arashi était très possiblement la créature la plus puissante de la planète. Son propre clan était à peine capable de le restreindre, bien qu'il ne soit pas encore adulte, et même les supérieurs redoutaient sa colère, par crainte de son pouvoir. Le monde occulte entier savait déjà fort bien qu'il n'avait ni la tolérance ni la douceur de Satoru.
Lui et Shoko avaient simplement tendance à l'oublier, car ils faisaient tous deux partie du cercle restreint de son entourage.
Comment leur mission d'escorte avait-elle pu se transformer en un tel cauchemar ? Ils avaient triomphé de Bayer et de son organisation criminelle, défait la prise d'otage de Kuroi, vaincu chaque maître des fléaux courant après la prime placée sur Riko, et même tenu compte des avertissements d'Arashi quant à la menace que représentait le Culte Astral, en dépit de son incapacité à affronter la Société Occulte. Alors... Pourquoi et comment avaient-ils pu échouer à ce point, en permettant à un seul homme dépourvu de force occulte de les terrasser un à un ?
Et Satoru...
Sa poigne sur le drap se resserra alors qu'il sentit des larmes couler sur ses joues, son esprit inondé des nombreux souvenirs de l'année écoulée.
Depuis sa position, Shoko partageait des pensées tout aussi sombres mais différentes. Non pas qu'elle ne ressentait rien quant à la disparition de son camarade – il était devenu une figure majeure de sa vie, autant que Suguru, et elle doutait de pouvoir un jour effacer l'image de son corps mutilé de son esprit –, mais elle ne pouvait s'empêcher de penser à Arashi.
Elle n'oublierait jamais le regard de ce monstre sanglant arborant le visage de son ami qu'elle avait vu remonter des profondeurs du Pavillon des Étoiles, de ces yeux rouges emplis de tant de rage qu'elle semblait prête à consumer le monde, et pourtant si vides. Il manquait quelque chose de si... humain à ces yeux que, pour la première fois, elle avait ressenti de la peur en les voyant, incapable d'y retrouver la beauté céleste qu'elle aimait tant contempler.
Seul l'effet apaisant de la fumée aromatique du tabac lui permettait de temporairement calmer les battements de son cœur et de relâcher la tension dans son corps. Elle n'avait pas osé tenter de pousser davantage la guérison de Suguru, par crainte de son incapacité à rester concentrée.
Au cours de leur première année, elle avait eu tout le temps d'observer Satoru et Arashi, et la plus grande part d'elle avait vite appris à éprouver de la pitié pour eux. Leur destin était en grande partie façonné par leur puissance innée qui faisait partie intégrante de leur personne, au point d'en être indissociable, et la vie ainsi que leur propre famille n'avaient en aucun cas été tendres avec eux, et plus particulièrement avec le jumeau cadet si elle se fiait aux quelques récits de leur passé qu'ils avaient partagés avec elle et Suguru. Elle n'avait jamais manqué cette obscurité persistante planant sur les deux frères, et dont la présence était bien plus forte chez Arashi.
Dans ces yeux puissants, elle avait entrevu une grande faiblesse.
Arashi aimait trop. L'amour qu'il éprouvait pour son frère était plus fort que tout.
Elle doutait que même ses deux parents réunis puissent l'adorer elle, leur propre fille, à ce point.
Et, malgré sa propre absence de croyance, elle avait prié pour que rien ne parvienne à séparer Satoru d'Arashi, par crainte de ce que cet amour, trop puissant pour simplement s'éteindre, deviendrait si jamais l'être à qui il était dédié venait à disparaître.
Malheureusement, il semblait que ses prières aient été ignorées.
L'amour était la plus grande malédiction d'un exorciste.
Désormais, elle priait simplement pour que la folie née de cette tragédie puisse être arrêtée, ou au moins contenue, car personne n'aurait la force nécessaire de mettre fin à une telle calamité.
Son regard se tourna vers le lit où reposait son ami, recouvert d'un drap faisant office de tissu mortuaire. Elle lâcha un lourd soupir, acheva sa cigarette d'une bouffée avant d'en allumer une autre, et de rester les yeux fixés sur le plafonds, laissant son esprit se vider.
Le regard de Suguru se tourna vers le second lit occupé. Il détourna immédiatement les yeux, les lèvres serrés.
« Shoko... »
Il l'entendit émettre un gémissement bref, signalant qu'elle écoutait avec attention.
« Est-ce que tu sais... ce qui est... arrivé à Riko ? »
Il n'arrivait pas à se résoudre à employer des mots évoquant sa mort.
« Aucune idée. »
Il releva la tête avec confusion, sentant un mauvais pressentiment naître en lui.
« Quand je suis redescendue avec quelques assistants, son corps avait disparu. »
« Comment ça, "disparu" ? » s'écria-t-il.
Elle soupira avec fatigue, sa main se tendant vers son visage.
« Disparu. Introuvable. Envolé. Parti, comme Arashi. »
Il se replia sur lui-même, s'interrogeant sur les raisons qui auraient pu inciter Arashi à profaner la dépouille de Riko de la sorte, car il lui semblait impossible qu'un membre de la faculté ou qui que ce soit d'autre ait fait le choix de s'introduire dans le domaine de Tengen pour aller récupérer la prime qu'offrait le Culte.
Puis, avec une émotion qui lui glaça le sang et le souvenir de la lueur qu'il avait discerné dans les yeux d'Arashi, il comprit.
Toji Zenin était peut-être le meurtrier, mais les véritables coupables étaient...
Suguru sortit immédiatement du lit et enfila sa veste.
« Tu devrais te ménager » lui conseilla Shoko à la vue du sang qui commençait à colorer de rouge ses bandages. « Tes blessures vont mettre du temps à guérir. »
Il ignora sa mise en garde, l'adrénaline courant dans ses veines.
« Je sais où Arashi est allé. »
Shoko parut accablée.
« Je m'en doutais... Les supérieurs auront intérêt à ne pas le provoquer quand il rentrera. »
Suguru ouvrit brutalement la fenêtre, et invoqua une raie maudite. Avec l'exorcisme du Dragon Irisé, ce fléau volant était le plus rapide dont il disposait pour voyager.
« Je dois l'en empêcher à tout prix. »
« C'est sûrement déjà trop tard » commenta Shoko avec pessimisme.
Ces mots le laissèrent figer au milieu de son action.
« Tu es resté inconscient une bonne paire d'heures » ajouta-t-elle.
« Je dois essayer... Satoru n'aurait jamais voulu que son frère devienne un monstre. »
Et il s'envola sur sa monture, plongeant de nouveau la pièce dans un silence de mort.
Shoko prit une autre bouffée de sa cigarette pour tenter de se calmer. Elle avait perdu le compte depuis longtemps.
« Peut-être, oui » marmonna-t-elle, répondant à la dernière affirmation de Suguru. « Cet idiot à lunettes n'aurait pas voulu ça, mais peut-être que toi, ça ne te gênerait pas d'être un monstre... Hein, Arashi ? »
Les mains d'Arashi étaient couvertes de sang depuis de longues années déjà. Peut-être que tuer faisait partie intégrante de sa nature ? Sa véritable nature, l'unique part de son être qu'il était le seul à voir ; un aspect de lui que même Satoru n'avait jamais connu. Au fond, tout individu portait un masque, ne montrant au monde comme à son entourage qu'une partie seulement de son être.
Son état de langueur fut soudain brisé par la perception d'une chose qui paraissait être un bruit sans en être réellement un. Quelque chose arrivait, et le monde semblait s'y préparer. Cela ressemblait presque à un battement de cœur, mais c'était bien plus profond ; cela transcendait tout bonnement la simple existence matérielle.
Shoko ressentit cette sensation une deuxième fois, puis une troisième, puis une quatrième, chacune plus intense et rapide que la précédente. C'est alors qu'une immense vague de puissance explosa avant de se propager à travers l'espace, agitant durant moins d'un instant le tissu même de l'existence sur toute la montagne.
Chaque créature vivante put la ressentir, et plusieurs en furent terrifiées.
La guérisseuse comprit alors que ces pulsations étaient celles d'un noyau occulte qui ne pouvait appartenir qu'à un seul être.
Les créatures qui possédaient une force occulte si immense, si transcendante, pouvaient se compter sur les doigts d'une seule main.
La sensation était si intense qu'elle en laissa tomber sa cigarette.
La Maison des Enfants de l'Étoile, siège principal du Culte Astral, se démarquait par son architecture sophistiquée et coûteuse convenant à un bâtiment prestigieux. Le blanc en était la couleur dominante, et un immense escalier devait être monté pour y entrer.
Bien que le Culte possédait plusieurs cachettes à travers le pays, Suguru était certain que Arashi s'y trouverait. La secte ne célébrerait jamais l'échec de l'Assimilation entre leur divinité et la "souillure" du Plasma Stellaire ailleurs que dans leur base d'opération où leurs réunions se tenaient.
Le bâtiment se situait cependant plus loin de l'École qu'il ne l'avait envisagé. Même porté par l'un de ses fléaux volants les plus rapides, il lui avait fallu plus d'une heure pour s'y rendre. Il espérait simplement qu'il arriverait à temps pour empêcher son ami de commettre l'irréparable.
La non-appartenance du Culte au monde de l'exorcisme était précisément ce qui avait toujours empêché la Société Occulte de prendre des mesures drastiques contre celui-ci en réponse aux problèmes qu'il causait, car ce type de mesure allait à l'encontre du Code de l'exorcisme. Hélas, Arashi, comme son frère, ne se préoccupait que peu des règlements.
Retardé par ses longues heures d'inconscience et ralenti par ses blessures encore douloureuses, Suguru envoya des dizaines de fléaux inférieurs pour l'aider à fouiller l'endroit.
Il commençait à perdre espoir lorsqu'il ouvrit une énième porte ; ce qu'il vit à l'intérieur fit se tordre son estomac, manquant presque de lui donner la nausée.
C'était une salle de réunion, mais entièrement saccagée. Meubles et vitres étaient brisés, endommagés au-delà de toute réparation, et le sol et les murs couverts d'épaisses traînées sang. Sur le sol, il pouvait distinguer grâce à la lumière de l'après-midi de multiples fragments de corps : des dents, des phalanges, des orteils, des ongles, divers éclats d'os et même plusieurs globes oculaires encore reliés à leurs nerfs optiques.
Certaines traces de sang étaient encore liquides, preuve de la récence de l'acte. D'autres montraient, de par leur forme linéaire, que quelqu'un avait traîné les cadavres.
Il se hâta de refermer les portes de la pièce, s'efforçant de chasser de son esprit la vision d'Arashi commettant un tel crime et les hurlements et supplications imaginaires qu'il entendait.
Un sentiment de malaise se propageait en lui depuis son entrée dans le bâtiment, et il n'avait fait que s'intensifier à mesure qu'il progressait dans l'exploration de ce lieu devenu morbide et sinistre, comme si l'air lui-même était pollué, vicié par les pires ignominies dont était capable l'humanité.
Suguru n'avait pas encore détecté la moindre impureté ou quelconque autre résidu d'énergie occulte, mais il lui semblait que la malveillance et la haine de millions d'individus imprégnaient chaque recoin de la Maison des Enfants de l'Étoile. Et son instinct lui hurlait avec une véritable véhémence de quitter les lieux, mais il ne pouvait pas. Pas encore.
Arashi était un ami, plus proche que tous ceux qu'il ait pu avoir avant de quitter sa famille et son village pour devenir exorciste et intégrer le monde occulte. Leur amitié était certes moins forte que celle qu'il partageait avec Satoru, mais Arashi était presque comme un frère pour lui, peut-être plus. Il ne l'abandonnerait pas, quoi qu'il puisse advenir.
Il avait déjà perdu Satoru. Il ne permettrait pas qu'Arashi lui soit enlevé.
Ses sens renforcés captèrent, de manière vague et étouffée, un son, des bruits ressemblant à des applaudissements, semblant venir du sous-sol.
Il courut vers les niveaux inférieurs, rappelant tous ses fléaux pour se préparer à un combat potentiel. Son rythme cardiaque ne ralentit pas, pas même lorsqu'il arriva aux portes de la salle d'où provenait le son.
Un frisson le parcourut lorsqu'il se saisit des poignées, hésitant un bref instant avant d'ouvrir les portes. Son malaise s'était accru, et une part de lui craignait de voir ce qu'elles dissimulaient. Avec un visage reflétant son appréhension et son sang glacé, Suguru tira les portes, et se retrouva face à une scène qui marquerait à jamais son esprit.
« Arashi... »
Ce dernier se tenait à quelques mètres seulement de sa position, portant dans ses bras une Riko enveloppée d'un drap ; le fléau de Toji Zenin était posé sur son épaule, l'air peiné. Autour de lui, peuplant la salle qui était d'un blanc immaculé, une foule d'adeptes vêtus eux aussi de blanc applaudissaient avec puissance. La joie que l'Assimilation n'ait pu se faire, grâce à la mort de Riko, ornait leurs visages.
Celui d'Arashi était impassible, mais son expression ne l'était pas. Ces traits à l'apparence durcie et ces yeux écarlates, porteurs d'une haine et d'une obscurité qui firent trembler Suguru, le montraient.
Il s'arrêta lorsqu'ils se retrouvèrent l'un face à l'autre.
« Désolé, Suguru, mais j'avais besoin de la dépouille de cette fille. »
Les applaudissements ne cessaient de résonner autour d'eux, comme s'ils étaient destinés à durer indéfiniment. Malgré tout, Suguru les entendait à peine, son attention focalisée sur son ami.
Sa voix paraissait si différente, vide de toute la chaleur, de l'amusement ou de l'ennui qu'il lui connaissait. Si grave, si froide, si profonde, presque hostile, et débordant d'un pouvoir semblant défier quiconque de l'interrompre. Elle paraissait si caverneuse, comme si elle appartenait à une entité malveillante plutôt qu'à un jeune homme.
Incapable de chasser la peur instinctive qu'il ressentait, Suguru demanda avec une appréhension désespérée :
« Qu'est-ce que tu as fait ? »
« Ce qui aurait dû être fait il y a bien longtemps. »
Suguru sentit son cœur s'accélérer et un horrible frisson le parcourir alors qu'Arashi parla.
« Le Code de l'exorcisme interdit à tout exorciste de blesser ou tuer volontairement un non-sorcier, et impose également la nécessité absolu de garder le monde occulte caché. C'est précisément ce qui a permis au Culte Astral de survivre si longtemps, d'accumuler du pouvoir et de l'influence, et de tuer Satoru. Je n'ai fait que remédier à un problème vieux de mille ans. »
L'un des bras de Riko tomba mollement du drap l'enveloppant, exposé à la vue de Suguru.
Son poing se serra, et une rage comme il n'en avait jamais connu se mit à brûler en lui. Il ne ressentait que de la colère et du dégoût... Envers Toji Zenin, envers le Culte, et envers lui-même pour son échec. Malgré tout, il parvint à garder son ton calme.
« Tu n'aurais pas dû. Le Culte Astral a toujours posé problème. Ça n'aurait pas été comme avec la prime. Il aurait été démantelé... »
« Et que crois-tu qu'il se serait passé après cette dissolution ? » l'interrompit-il froidement.
Il n'osa pas répondre. Cependant, Arashi continua, avec un ton qui lui parut des plus impitoyables.
« Les responsables de la mort de Satoru se seraient enfuis, et auraient reformé cette secte sous un autre nom, une autre forme. Ils auraient continué à profiter de la faiblesse et de la corruption de la Société pour perdurer jusqu'à ce que Tengen ou une autre malédiction cause notre perte à tous. »
Comme pour admettre cette affirmation, les applaudissements retentissant semblèrent devenir plus forts, telle une tempête orageuse devenant de plus en plus violente et menaçant de tout emporter dans son déchaînement.
« Arashi... Rentrons. » murmura-t-il, presque avec supplication, se retenant à peine de plaquer ses mains sur ses oreilles.
Il ne voulait pas rester une minute de plus dans cet endroit. Il voulait que tout s'arrête, que tout disparaisse !
Sa tête semblait en feu.
Naturellement, les Yeux de Samsâra lurent en lui comme dans un livre, bien qu'Arashi n'en aurait pas eu besoin pour savoir ce qu'il traversait actuellement.
« Suguru... »
Sa voix semblait moins froide, mais il n'eut pas le courage de regarder son ami dans les yeux.
« Que dirais-tu de voir de tes propres yeux la mort de Satoru et de cette fille vengée ? »
Ses yeux s'écarquillèrent face à l'apathie présente dans chaque mot, comme si Arashi lui demandait quelque chose de parfaitement anodin.
Il releva brusquement la tête, juste à temps pour voir Arashi faire signe au fléau de Toji Zenin. Avec une angoisse apparente, la petite créature s'exécuta ; elle se tourna vers la foule derrière le meurtrier de son maître, et commença à faire travailler les muscles de sa gorge, émettant des sons gutturaux et nauséeux. Et, d'un seul coup, elle régurgita un ensemble de têtes coupées et mutilées qui s'écrasèrent en roulant sur le sol, le couvrant de sang encore frais.
Les applaudissements cessèrent brutalement. La joie disparut du visage de chaque personne présente dans la pièce, remplacée par une expression figée d'incrédulité, de choc, et de terreur. Puis la salle tout entière explosa dans une cacophonie de hurlements d'horreur et d'effroi alors que la foule se mutait en une véritable marée humaine se précipitant vers la porte. Elle s'écartait face à Arashi, telle de l'eau contournant un rocher inébranlable.
Suguru resta sans voix devant cette scène effroyable, les yeux écarquillés de la même horreur face à la brutalité dont l'individu face à lui avait fait preuve.
« Allons-nous-en » dit Arashi une fois que le dernier adepte ait fuit la scène.
Suguru accepta docilement, incapable de chasser de son esprit des images qui le hanterait pour le reste de sa vie.
« Oui. Partons d'ici. »
À cet instant, il fut forcé de reconnaître que Shoko avait peut-être raison... Qu'il était probablement trop tard pour sauver Arashi de lui-même. Que l'ami qu'il avait aimé, que l'homme prêt à se tenir dans l'ombre des Plus Forts au sommet du monde de l'exorcisme afin de le changer, était mort dans le même souffle que son frère.
Il était impossible de rendre à Arashi ce que le Tueur d'exorcistes lui avait enlevé. Tout ce que Suguru pouvait faire à cet instant, c'était espérer que, si jamais cela se révélait nécessaire, il aurait la force et la volonté de mettre fin à cette malédiction de haine avant qu'elle n'engloutisse le monde.
