C'était une nuit d'hiver. Il faisait froid, et la neige s'abattait avec violence sur les terres du clan Gojo. Le vent bruissait avec force, faisant chanceler dangereusement même les arbres les plus grands, aux racines les plus solides.

Des cris retentissaient dans la nuit, depuis l'intérieur d'une chambre du complexe du clan. Les cris douloureux de la fille du chef actuel, qui s'apprêtait à donner naissance à ses jumeaux, dont l'aîné deviendrait l'héritier.

Ce fut durant cette sombre nuit du 13 décembre 1989 que le clan Gojo fut béni par les dieux et leur ancêtre, le célèbre Michizane Sugawara. Cette nuit marqua l'avènement de ceux qui allaient devenir les plus grands exorcistes que le monde de l'occultisme ait connu depuis plus de mille ans.

Quand l'aîné ouvrit les yeux pour la première fois, sa mère et la sage-femme haletèrent de choc, tandis qu'un regard avide se lut dans les yeux de son père. Et pour cause, Satoru avait hérité du Sixième Œil, un don oculaire unique se manifestant par des iris bleu vif envoûtantes qui n'avait pas été vu au sein de la lignée de Michizane depuis plus de quatre cents ans, et qui allait lui assurer le titre de la plus puissante des créatures de la planète. Son cadet arriva quelques minutes après, lui ressemblant trait pour trait, avec une peau pâle et des cheveux blancs comme la neige, la seule différence étant ses yeux écarlates dont les pupilles étaient entourées par des cercles concentriques, leur donnant l'aspect d'une ondulation sur l'eau. Ils étaient aussi beaux que captivants, faisant que n'importe qui pourrait s'y perdre.

Le jour où la lignée Gojo reçut le Sixième Œil pour la cinquième fois en douze siècles d'existence fut aussi celui où ils virent arriver en leur sein un nouveau pouvoir. Un pouvoir qui ferait d'Arashi l'égal de celui qui, sur la terre comme au ciel, serait le seul méritant d'être honoré.


Les années passèrent, et les jumeaux grandirent. L'un comme l'autre, ils étaient inégalés aussi bien parmi leur génération que les précédentes, possédant à la fois des réserves d'énergie occulte incommensurables et des facultés tout aussi incroyables. Satoru éveilla l'Infini, le sort héréditaire de leur lignée qu'il n'était possible de maîtriser pleinement qu'à l'aide de son don oculaire, renforçant davantage sa position au sein du clan alors qu'il apprenait tout juste à s'exprimer verbalement. Arashi lui naquit avec gravé dans sa chair et son âme un sort entièrement nouveau, une technique innée, qui n'avait jamais été vue auparavant.

Leur mère était fière et ravie, qu'ils soient tous deux nés bénis. Après tout, la gémellité avait toujours été signe de mauvais présage au sein du monde de l'occultisme, et plus particulièrement lorsque les enfants étaient monozygotes. Elle était soulagée que la nature les ait tous deux dotés de la force nécessaire qui leur permettrait de vivre décemment dans ce monde si cruel et empêcherait à jamais tout écart de se creuser entre eux.

Leur père et les aînés étaient plus que satisfaits de ce pouvoir immense et presque imparable que les jumeaux partageaient et qui ne cessaient de croître à mesure qu'ils grandissaient et apprenaient, même si le clan préférait largement le Sixième Œil aux Yeux de Samsâra. Ces enfants allaient structurer leur influence faiblissante, et les élèveraient au-dessus des autres Grandes Lignées, en particulier Satoru, l'Honoré.


Arashi fredonna alors qu'il se promenait dans les jardins du sanctuaire Iori. Il savait que s'être éclipsé de la réunion comme il l'avait fait lui vaudrait une sévère correction de la part de ses instructeurs. Il y a encore un an, il s'en serait préoccupé, inquiet de recevoir des coups et désireux de se faire bien valoir aux yeux des anciens, dans l'intention de pouvoir prendre la place de Satoru en tant que chef de clan le moment venu , mais aujourd'hui… Avec le fardeau de ces visions de guerres incessantes et d'horreurs hantant son esprit, il estimait ne pas avoir de temps à perdre avec des formalités futiles.

« De toute façon, je ne serai jamais un membre influent du clan... » marmonna-t-il en ramassant un galet qu'il lança d'un geste ample et maîtrisé dans l'étang, le faisant rebondir plusieurs fois à la surface avant sa descente, comme il l'avait de nombreuses fois en tant qu'un autre il y a de cela une vie. « Pas avec ces yeux impurs, comme disent les vieux gâteux. »

Il s'assit au bord de l'eau, laissant le bruit de la nature l'apaiser. Cet apaisement s'accompagna bientôt de la résurgence du souvenir du jour où il s'était rappelé… Non, avait découvert qu'il n'était pas seulement Arashi Gojo, l'Enfant prodige amer et jaloux de son jumeau, mais également le plus grand des monstres qu'ait connu le monde shinobi : un guerrier impitoyable et sanguinaire qui, bien qu'œuvrant dans l'intention de bâtir un monde où seule la paix existerait, avait fait s'effondrer des nations entières dans ce but, décimer indirectement sa propre famille, asservi, manipulé et brisé un nombre incalculable de personnes pour faire avancer ses plans, sans éprouver ni remords ni regret. Une relique du passé, un fantôme revenu hanter les vivants. Le fantôme des Uchiwa… Madara Uchiwa.

C'était il y a un an, au lendemain du matin où sa mère, sa douceur et son sourire avaient suivi les dernières feuilles de l'automne dans leur chute. Il n'oublierait jamais la froide indifférence de leur père quant à cela, tandis que lui et Satoru étaient arrachés à celle à qui le monde entier devait l'existence de ces joyaux qui avaient fait pencher la balance en faveur de l'humanité dans cette guerre éternelle contre les fléaux et les esprits maudits. Il leur avait ensuite été dit – non, commandé de ne pas s'y attarder, de se concentrer sur leur formation.

A cet instant, toute forme d'affection et de respect que les jumeaux avaient un jour pu avoir à l'égard des anciens et de leur père, s'en était retournée au néant. Néanmoins, extérieurement, ils avaient obéi, et s'étaient laissés guider sur le terrain d'entraînement du domaine, avec Satoru ayant les meilleurs combattants actuels du clan pour lui apprendre, tandis qu'Arashi était essentiellement laissé à lui-même, n'ayant que Akiko, leur nourrice, pour prévenir les guérisseuses dans le cas où il se blesserait.

Le cadet ne voulait pas jalouser son aîné, mais cela devenait difficile ; Satoru avait toujours reçu tout ce qu'il voulait sur un plateau d'argent, sans avoir besoin de faire plus que prononcer quelques mots, tandis que pour Arashi, obtenir ne serait-ce qu'un regard qui ne reflétait ni indifférence ni peur était presque impossible. Tout cela parce que les anciens avaient décrété que ses yeux étaient tordus et impurs, une « anomalie » souillant la pureté du sang de leur lignée et ayant infecté la mère du Sixième Œil, la mère de Satoru, mais aussi d'Arashi quoi qu'ils puissent croire.

Les anciens faisaient tout pour séparer les jumeaux, discriminant le cadet et traitant l'aîné comme s'il était un trésor divin, leur bien le plus précieux, dans l'intention de mieux le modeler tant qu'ils avaient encore un minimum de contrôle sur lui. La disparition de leur mère par la maladie était une opportunité qu'ils ne pouvaient se permettre de laisser passer.

Refusant d'offrir à ces déchets une prestation de sa faiblesse, Arashi s'était réfugié dans la forêt entourant le complexe où les rares et bons souvenirs qu'il partageait avec son frère et sa mère étaient nés. La beauté et l'étreinte de la nature avaient toujours eu le don de le calmer, encore plus lorsqu'elle enfilait son froid mais doux manteau de blanc pour l'envelopper telle une cape chaude.

Quand les larmes cessèrent enfin pour céder la place au sommeil, du moins ce qu'il avait supposé l'être, il s'attendait à ressentir de nouveau la chaleur et la douceur de celle qui l'avait mis au monde, mais à la place, il s'était retrouvé conscient, éveillé, dans un espace qui ne pouvait exister réellement. Face à lui se tenait un ciel d'une beauté infinie ; un voile de nuit, parsemé de joyaux célestes innombrables dont il n'aurait jamais pu imaginer la lueur, ni l'existence, et accompagnés de l'oscillation calme de vagues luminescentes, faîtes d'une union surnaturelle de bleu et de vert. En se redressant, il avait pris conscience de l'étendue sans fin de sable blanc qui l'entourait, avant que la lumière qui flamboyait derrière lui n'éveille sa curiosité. La source de cette lumière était un arbre titanesque, se dressant plus haut que n'importe quelle montagne, sans feuille, semblant n'être que de cristal incandescent.

Pendant un temps qui lui avait semblé duré aussi bien une éternité insondable qu'un simple instant, il était resté là, captif de la contemplation de cet horizon, de cette vision qui n'appartenait qu'à lui.

C'est alors que, sous ses yeux, un fragment de lumière s'était détaché de l'arbre pour se mêler au sable, laissant émerger une silhouette enchaînée, celle d'un homme à la chevelure hérissée et sombre, avec des yeux rouges semblables aux siens le fixant, dans lesquels il n'avait pu entrevoir son reflet. Un regard vide, et sans âme. Puis les chaînes s'étaient effondrées en poussière, la silhouette avait posé deux de ses doigts sur son front, et un océan de souvenirs avait alors inondé son jeune esprit.

La prochaine chose dont il se souvenait était de s'être réveillé dans sa chambre, enveloppé dans les couvertures les plus chaudes, avec Akiko et Satoru à son chevet, leurs yeux rouges et gonflés, signe claire qu'ils avaient pleuré.

« Arashi ! » s'était écrié Satoru avant de pratiquement se jeter sur son jumeau. « Par les dieux, merci ! J'ai eu si peur de te perdre ! Akiko m'a dit qu'elle t'avait trouvé évanoui dans la neige, et que tu étais en… en… En hypo-truc ! »

« Hypothermie. » l'avait-elle corrigée avec un petit sourire en relevant ses mèches sombres, le soulagement se répandant sur son visage jeune mais pourtant déjà marqué par des rides de stress.

Durant une durée qu'il ne parvenait toujours pas à déterminer, il était resté étendu là, sur ce lit, son esprit peinant à traiter cette mémoire. Cette vie entière, ce siècle d'existence. Des visions de guerre et de paix ; d'autres emplies d'un amour profond pour une famille perdue, se mutant en une haine sans égale ; des batailles où il avait été gagnant comme perdant ; des camarades, certains sauvés, d'autres disparus ; le tout associé à d'innombrables sentiments, émotions et ressentis bien trop vifs, trop personnels pour être autre chose que des souvenirs. Haine. Amour. Trahison. Rancœur. Remords. Résignation. Tristesse.

De nombreux noms lui étaient venus avec cette mémoire. Tajima Uchiwa. Izuna Uchiwa. Hashirama Senju. Mito Uzumaki. Tobirama Senju. Obito Uchiwa. Naruto Uzumaki. Sasuke Uchiwa.

Les noms semblaient s'accumuler à l'infini, se mêlant aux souvenirs qui s'intégraient fermement à sa personnalité de petit enfant. Il avait vécu deux vies… Une courte en tant que jumeau de l'Honoré comme Arashi Gojo. L'autre, à la fois illustre et misérable d'un homme de légende, un individu qui, pour un temps, s'était élevé au-dessus de tous afin de créer un monde de paix idéalisé… Comme Madara Uchiwa.

Mais lequel des deux était-il ?

La réponse fut évidente. Il était autant Madara Uchiwa qu'il était Arashi Gojo. Ses personnalités ancienne et nouvelle avaient fusionné, pour n'en former qu'une.

Sous la tension de ces deux existences vécues, il s'était alors endormi, inconscient de l'inquiétude de son frère et de leur nourrice, tandis que son subconscient se chargeait de rétablir l'ordre dans son esprit.

À son réveil, il avait été reconnaissant d'être seul. Cela l'avait aidé à s'habituer à cette nouvelle condition, très probablement unique en ce monde, et à décider quoi faire de cette nouvelle vie, de cette seconde chance.

« Hashirama… Qu'en penserais-tu, toi ? Comment pourrais-je jamais croire ne serait-ce qu'un instant que je mérite une autre chance, après tout ce que j'ai fait ? ». Il avait ri amèrement. « Qu'est-ce que je raconte comme idiotie ? Pour toi, n'importe qui peut se racheter, y compris des cas dans mon genre… Mais moi, je sais que je suis indigne de cette chance, et je doute de pouvoir un jour me convaincre du contraire ». Son regard s'était dirigé vers l'extérieur, et son esprit vers tous ceux dont la vie avait été perdue par sa faute. « Il est inutile de risquer que la Malédiction des Uchiwa frappe un autre monde. Un seul est déjà de trop ». Il s'était levé pour prendre l'un des pinceaux posés sur le bureau de sa chambre avant de le diriger vers sa gorge. « Je prie pour vous retrouver dans la Terre Pure, mes frères... Et toi aussi, Hashirama, qui aura été mon seul et unique ami. »

Alors qu'il s'apprêtait à passer à l'acte, la porte avait pratiquement été enfoncée par Satoru.

« Arashi ! » s'était-il écrié avec soulagement, avant que son Sixième Œil ne lui fasse comprendre son intention. « Qu'est-ce que tu fais ? » avait-il demandé avec détresse, les mains tremblantes et la respiration haletante.

Pendant un court instant, mais qui pour les jumeaux avait semblé durer une éternité infernale, il était resté là, figé aussi bien physiquement que mentalement, ne sachant pas comment réagir. Puis, il avait vu des larmes s'écouler des yeux bleu brillant de Satoru, et avant même de s'en rendre compte, il s'était précipité vers son frère pour l'embrasser, ses mouvements guidés par un instinct fraternel et un amour qu'il n'avait pas ressenti depuis près d'un siècle, leurs sanglots salissant mutuellement leurs kimonos.

« Un shinobi ne doit ni céder à ses émotions ni les laisser paraître, quelle que soit la situation. C'est ce que nos prédécesseurs nous ont enseignés, Hashirama. La mort est inhérente à la vie. Elle fait même partie intégrante de celle des ninjas, nous guette à chaque instant de notre existence. Un moment d'inattention et on passe à trépas. Mais… Comment un enfant pourrait-il se dénuer de toute émotion ? Malgré cette connaissance et ces enseignements, je ne pouvais envisager un monde sans Izuna, le dernier de mes frères chéris. C'était au-dessus de mes forces, toutes mes pensées étaient orientées vers lui. J'ai juré sur les tombes de mes frères défunts de protéger Izuna, mais j'ai fini par le perdre, malgré tout. En un instant, mon monde s'est effondré, et un désir de vengeance inéluctable m'a alors envahi. Les ténèbres ont rongé mon âme. Les responsables devaient payer, pour avoir pris la vie de mon frère. C'est ce que je me disais, mais j'étais trop pressé, et ce fut un échec. De la défaite est née l'expérience. Mon objectif est devenu plus grand, mais il faut croire que ni l'expérience ni la grandeur ne peuvent garantir la réussite d'un but, et encore moins sa véracité. En m'enfonçant toujours plus profondément dans les ténèbres, j'ai gagné en puissance et en obsession pour mon objectif. Pour le réaliser, j'étais prêt à tout, y compris renoncer à mon humanité, seule comptait l'efficacité. J'ai méprisé le monde entier, même ceux qui me suivaient, et à un pas de la victoire totale, j'ai été trahi par celui que je pensais être l'incarnation de ma volonté. Je ne te remercierai jamais assez, Hashirama… Pour m'avoir fait comprendre que les ténèbres et la haine, même lorsqu'elles sont exploitées dans une bonne intention, ne mènent à rien, si ce n'est la destruction ». Il s'était alors en partie détaché de Satoru, son frère, son jumeau, pour pouvoir le regarder, le rouge écarlate se reflétant dans le bleu ciel. « Madara Uchiwa ne mérite peut-être pas de seconde chance, mais Arashi Gojo est innocent. Un enfant qui a toute une vie nouvelle devant lui, une dernière famille à chérir et protéger, qui ne mérite pas de payer pour les crimes de son moi antérieur. Je vivrai cette vie, pour chaque frère et compagnon que j'ai jamais eu. Et cette fois, je vais m'y prendre autrement pour atteindre mon but, à commencer par ne pas faire ça tout seul. »

Sa décision prise, il parla.

« Satoru… Promets-moi que nous serons toujours ensemble, que nous nous protégerons l'un l'autre. Quand nous combattrons les fléaux… Quand nous nous opposerons aux vieux croûtons… Même si le monde entier est contre nous… Jure-moi que nous y ferons face ensemble, comme maman l'a demandé. »

« Je le jure. » avait répondu son jumeau sans le moindre instant d'hésitation, avant qu'une joie ludique n'emplisse son ton. « Par contre, c'est moi qui te protégerai, petit frère ! Tu sais pourquoi ? »

Arashi soupira. Avec la résurgence de cette vie antérieure, il avait oublié que, même si Satoru était techniquement le plus âgé, c'était lui, la souillure de la lignée, le plus responsable, à la grande frustration des anciens du clan.

« Parce que tu es le Plus Fort ? »

« Oui ! Parce que je suis le Plus Fort ! »

Il avait souri, en dépit de sa légère irritation. Satoru était son frère, la seule vie au monde qui comptait. Il le protégerait, et il se tiendrait à ses côtés, quoi qu'il adviendrait.