Il avait été arrogant.

C'était arrivé si vite... En un instant... En moins d'une seule seconde... Sans même qu'il ait eu le temps de cligner des yeux.

Le retentissement d'un coup de feu, précédé d'une force le tirant lui et Satoru derrière Akiko, puis suivi de son nom s'échappant de ses lèvres dans un murmure d'incompréhension.

En un instant... Il avait perdu toute compréhension, et, sans la moindre forme d'hésitation ou de réflexion, son corps s'était mis à se mouvoir, comme mû par un instinct qu'il savait avoir, mais pensait enfoui au plus profond de son être. L'instinct d'un tueur, ou plutôt d'un monstre destructeur animé par une haine et une rage sans égal.

Pendant les quelques secondes qui avaient suivi, il était redevenu ce que le monde shinobi avait appris à craindre, même des décennies après sa disparition : le Dieu de la Guerre. Le plus grand des monstres.

Il les avait tués... Tous, avec une sauvagerie sans pareille, sans même entendre les quelques supplications émises par l'un de ces misérables sans nom ni visage. Ruisselant des flots de leur sang, sa vengeance accomplie, il ne ressentait pourtant que de la vacuité, en dehors de son chagrin.

Et c'était son arrogance qui l'avait amené à cet état. Il avait surestimé la force de leurs agresseurs, et ainsi sous-estimé leur ténacité, du moins celle de celui qui avait appuyé sur la détente, et cette vision de la femme qui avait consacré les sept dernières années de sa vie à la sienne et celle de son jumeau, le teint blanchâtre, baignant dans une mare de son précieux liquide de vie, en constituait le prix.

Un prix que lui et Satoru n'auraient jamais dû payer... pour une erreur qu'il aurait jadis été bien incapable de commettre.

Il sentait encore la chaleur de ses mains sur ses joues alors qu'elle puisait dans ses dernières forces pour leur témoigner l'ultime preuve de son amour inconditionnel et infini. L'amour d'une mère envers ses fils.

« Les garçons... Veillez bien... ». Le sang qui remontait dans sa gorge l'avait interrompue d'une toux. « l'un sur l'autre... Et... ». Une nouvelle fois. « Soyez heureux. »

Les mains d'Akiko étaient tombées de ses joues, et sa respiration s'était arrêtée après ces dernières paroles, tandis que ses propres larmes s'écoulaient librement et silencieusement, se mêlant au sang qui tâchait son visage à l'expression horrifiée, avant de chuter sur la main qui serrait encore la lame maudite dont le manche avait été broyé durant le carnage par sa force immense.

Alors, il avait rugi... D'angoisse, de colère, de chagrin, et de douleur. Tant d'émotions et de sentiments s'étaient propagés en lui à cet instant, tel un feu liquide, tandis qu'un sanglot déchirant lui échappait sans qu'il ne cherche à le retenir, puis un autre. Et un autre... jusqu'à ce que son regard se pose sur la forme évanouie de Satoru.

Satoru. Son frère, son jumeau, dont il partageait le sang et la chair... Sa dernière famille restante.

Des visions de son enfance au sein du clan Uchiwa lui étaient alors apparues, du jour où trois de ses cadets avaient péri aux mains des Senju, de la rage et de la douleur ressenties durant cette bataille – sa première – alors qu'il massacrait impitoyablement et aveuglément chaque guerrier ennemi passant ou amené à portée de son épée, mais aussi du soulagement et de la joie de voir Izuna une fois la bataille terminée, le plus jeune de sa fratrie, pleurant au milieu de tout ce sang, de cette mort, et de cette violence inhumaine qu'aucun enfant ou adulte ne devrait voir. Ses bras s'étaient fermement serrés autour de lui, l'attirant dans une étreinte dont la ferveur n'avait eu d'égal que sa rage et leur douleur.

« Je pleurais, mais pas ici, pas maintenant. Pour le moment, je dois être fort... pour Satoru. »

Cela avait été ses seules pensées alors qu'il rampait vers son jumeau pour l'attirer dans une étreinte violente, tout en se traînant pour s'adosser au mur froid et inflexible de la ruelle, lui murmurant que tout irait bien désormais.


Il se souvenait à peine de sa courte conversation téléphonique avec Kiyotaka, lui confirmant sa survie et celle de Satoru, puis lui donnant leur position pour qu'il vienne les chercher, et avait depuis longtemps perdu toute notion du temps.

Depuis combien de minutes, d'heures gisait-il dans cette ruelle morbide, son jumeau dans les bras, le corps sans vie d'Akiko étendu à ses côtés ? Une heure ? Deux heures ? Plus ?

Il n'en savait rien. Son esprit tétanisé l'en empêchait.

Ce n'est que lorsque son ouïe distingua de manière vague le vrombissement d'une voiture, puis le bruit résonnant de pas qu'il rouvrit les yeux. Deux masses d'énergie occulte apparurent alors dix mètres devant lui.

Il entendit le cri étouffé d'Utahime plaquant ses mains sur sa bouche, suivi de ses sanglots. Kiyotaka déglutit, se retenant possiblement de régurgiter son repas, puis s'avança doucement vers lui, essayant d'ignorer la mort qui s'enroulait autour de lui à mesure qu'il progressait dans la ruelle.

« Jeune maître... »

« Nous ne partons pas sans elle. » l'interrompit brusquement Arashi d'une voix respirant le pouvoir et l'autorité, semblant le défier de protester.

« Bien entendu. » acquiesça-t-il nerveusement avant qu'un air grave ne se dessine sur son visage. « Utahime, emmène maître Arashi et maître Satoru à la voiture. »

Le Gojo se releva, puis plaça son jumeau endormi sur son dos, et suivit la jeune miko qui était plus que désireuse de s'éloigner de l'air imprégné de l'odeur métallique du sang. Kiyotaka ôta son manteau pour couvrir Akiko et, ignorant la contraction de son estomac, la prit dans ses bras, sans prêter attention au liquide biologique tâchant son costume.

Alors qu'ils avançaient dans la grande rue déserte, avec Satoru toujours assoupi sur le dos d'Arashi, ce dernier ressentit la présence de plusieurs signatures d'énergie occulte. Il stoppa sa marche, à la confusion d'Utahime, puis regarda simplement l'un de leurs poursuivants perché sur un toit, ses yeux écarlates brillant d'une puissance inimaginable.

L'effet fut instantané. Toutes les signatures d'énergie s'éloignèrent avec une hâte évidente, semblant alors très agitées, telles des proies affolées fuyant un prédateur suprême.

Indifférent à l'angoisse d'Utahime, Arashi lui empoigna la main et reprit leur route tout en déclarant :

« Arrêtez de nous fixer, tas de vermines. »


Le trajet du retour au sanctuaire se fit dans un silence de mort. Pas un seul mot ne fut échangé.

La gorge d'Utahime était encore nouée, et son corps crispé par le vide dans les yeux d'Arashi alors qu'il était couvert de sang. Ces yeux... Ce regard qui semblait à peine humain faisait naître en elle un malaise et une angoisse comme elle n'en avait jamais ressenties. En tant qu'apprentie sorcière, elle était consciente que les esprits maudits ne constituaient pas la seule menace pour les exorcistes et que, dans certaines circonstances, le choix entre tuer ou être tué devait être fait, pour la survie comme pour le succès de la mission ; et jusqu'à présent, chaque personne qu'elle connaissait s'étant retrouvé face à ce choix avait montré de l'horreur, ou au moins un semblant de remords quant à cela, mais pas Arashi.

Son regard lui donnait même la funeste impression que, pour lui, ôter la vie à un autre être humain était un acte aussi naturel que de respirer, et cela l'horrifiait, car ce vide, cette absence de quelque chose de si... vital se retrouvait en principe dans les yeux de créatures dépourvues de toute humanité.

Néanmoins, en dépit de ses ressentis, elle avait fait le choix de rester aux côtés des jumeaux, dans l'intention – ou peut-être l'espoir –, de leur apporter une quelconque forme de soutien émotionnel.

Quand ils arrivèrent, plusieurs serviteurs et guérisseurs se pressèrent pour les accueillir. À contre-cœur, Arashi accepta de laisser Satoru à leurs soins, reconnaissant qu'il ne pouvait rien faire pour soulager sa fièvre ou sa fatigue cérébrale. Cependant, il ne céda pas lorsque deux d'entre eux s'approchèrent de la voiture.

« Ne la touchez pas. » ordonna-t-il, se dressant entre eux et Akiko.

« Jeune maître, nous devons nous occuper du véhicule et du... » tenta d'expliquer le premier, mais Arashi le fit taire d'un regard, le faisant baisser la tête en signe de résignation.

Le second se montra plus insistant.

« Les aînés ont demandé... »

« Que ces sales vermines décrépites aillent pourrir. »

Ils haletèrent de pure choc face à son insolence, et la rage brûlant dans son regard, puis pâlirent.

« Voulez... Voulez-vous que nous... Que nous leur exprimions vos sentiments ? »

« Certainement pas. J'irai les leur cracher au visage moi-même. »

Cette promesse les laissa totalement abattus et effrayés alors qu'ils se tournaient pour remonter les marches menant au complexe.

« Kiyotaka... » commença-t-il en se tournant vers l'homme peiné dont le regard était dirigé vers le sol.

Celui-ci releva la tête.

« Oui, jeune maître ? »

Arashi soupira, le feu dans ses yeux cédant sa place au chagrin.

« Arrête de m'appeler ainsi. Je ne suis pas ton maître, et tu n'es pas un serviteur. ». Il frotta un coin de son visage, gêné par le sang séché, puis reprit. « Accepterais-tu de m'aider à l'inhumer après la crémation ? »

Les yeux de Kiyotaka s'écarquillèrent de surprise et il resta bouche bée plusieurs secondes, comme s'il n'arrivait pas à croire qu'on lui propose quelque chose qu'Arashi soupçonnait s'apparenter à un... privilège ou... une faveur, mais finalement il abandonna son allure professionnelle, versa quelques larmes, puis laissa un sourire triste se dessiner sur son visage.

« Vous... », il se corrigea, « Tu ne la veux pas sur les terres des Gojo ? »

« Elle mérite infiniment mieux qu'une tombe anonyme sans sépulture. »

Il acquiesça, puis la sortit délicatement du siège passager pour la reprendre dans ses bras avant de se diriger vers les jardins.

Arashi se tourna ensuite vers la jeune miko, son expression effrayée lui provoquant un pincement au cœur. Il savait qu'elle avait peur de lui, à cause de ses actions, pour lesquelles une part de lui éprouvait quelques maigres remords, mais ceux-ci étaient ensevelis sous une montagne de haine, de chagrin et de rage, et essentiellement niés par l'autre partie de son être qui lui hurlait que ces hommes avaient mérité leur sort, que leur mort avait été trop rapide et indolore. Il n'avait aucune once de regret, malgré tout.

« Utahime. » l'interpella-t-il, s'efforçant de remettre en place ce masque d'enfant qu'il avait porté au cours des deux dernières années, pour elle. « Petite fleur, pourrais-tu tenir compagnie à Satoru jusqu'à mon retour... s'il te plaît ? »

La demande désespérée, presque suppliante, couplée au surnom qu'il lui avait donné, fit se figer Utahime, tout en faisant taire jusqu'au dernier morceau de peur qui la parcourait depuis des heures.

Elle lui sourit tendrement.

« Bien sûr. »

Il parut soulagé.

« Merci. »

Alors qu'elle s'éloignait, il poussa un soupir fatigué, mentalement exténué, mais commanda néanmoins ses jambes de le porter vers Kiyotaka. Il lui fallait encore accomplir un dernier devoir avant de pouvoir faire son deuil.

Il leur fallut près d'une heure pour installer le bûcher, et presque de trois de plus pour que la crémation s'achève. Durant toute la durée du rite, ni Arashi ni Kiyotaka n'avait échangé le moindre mot, se contentant de nourrir le feu et d'attiser les flammes lorsque que cela était nécessaire, leurs mouvements semblant guidés par un mécanisme intérieur.

Le vide dans les yeux d'Arashi et son attitude froide face à la mort troublait Kiyotaka ; il savait que le garçon avait perdu beaucoup, plus que certains n'auraient pu le supporter à un si jeune âge. D'abord sa mère, puis maintenant la femme qui veillait sur lui et son frère depuis presque aussi longtemps qu'ils vivaient, que lui et son jumeau étaient venus à considérer et aimer comme leur dernier parent. Il ne les avait pas seulement perdues. Il les avait vues mourir devant lui, avec une impuissance des plus cruelles. C'était plus de souffrance qu'une personne ne devrait jamais en ressentir. Néanmoins, il croyait Arashi chanceux, dans le sens où il lui restait encore une dernière famille : son frère jumeau, Satoru.

Quand la crémation s'acheva, ils procédèrent alors à la récupération des os et des cendres, toujours en proie à un silence absolu – le monde lui-même semblait s'être tu pour cette cérémonie. Quelque chose attira cependant l'attention d'Arashi : deux gemmes en forme de magatama, suspendus aux restes carbonisés d'un simple cordon de cuir. Lentement, son expression de marbre faiblissante, il les prit dans sa main, reconnaissant ces deux joyaux comme étant ceux qu'il voyait autrefois suspendus au cou de sa mère avant qu'elle ne les offre à ses fils. Il avait des souvenirs d'elle portant ces bijoux avant même d'être capable de marcher, et les croyait également perdus depuis longtemps.

Ces magatama constituaient le dernier cadeau de Fuyumi Gojo à ses jumeaux, façonnés par sa force occulte à leur naissance grâce à une technique innée qui lui permettait de la transmuter en matière cristalline. Il les empoigna plus fermement, tout en sentant son sang s'échauffer, n'ayant aucun mal à imaginer son géniteur orchestrer la disparition de ce bien qui, pour lui et Satoru, avait plus de valeur que la vie de la plupart des membres du clan.

Ce donneur de liquide séminal et les anciens étaient révulsés par la bonté et la douceur, deux qualités humaines qu'incarnaient leur mère et Akiko. Le fait que Fuyumi eut également été une exorciste puissante, reconnue comme le deuxième combattant le plus fort du clan Gojo, uniquement surpassée par Takarô, dans un milieu conservateur et traditionaliste, imprégné d'une idéologie patriarcale, et même de préjugés misogynes, n'avait nullement joué en sa faveur quant à l'opinion de sa propre famille envers elle. Seule sa filiation avec le chef du clan lui avait permis d'avoir une vie confortable et de devenir exorciste. Et aujourd'hui, le mépris du clan prenait la forme d'une volonté de détruire tout souvenir d'elle chez ses enfants, car ils la considéraient comme la source de tout ce qu'ils estimaient imparfaits en Arashi et Satoru, afin qu'ils deviennent les armes parfaites et imparables dont ils rêvaient.

Sa force occulte, toujours massive en dépit de la grande quantité qu'il en avait gaspillée plutôt dans la journée durant sa rage meurtrière, s'agita. Jamais il ne permettrait à quiconque de détruire l'héritage de la femme qui lui avait donnée cette seconde vie ou de transformer son frère en outil vivant.

Levant la tête vers le ciel nuageux dans l'intention de retenir ses larmes, il rendit grâce à sa gardienne.

« Merci d'avoir protégé sa mémoire, Akiko ».

Il fit le choix d'inhumer Akiko au pied de l'arbre sous lequel elle avait pris l'habitude de l'aider dans ses lectures et de l'admirer lorsqu'il peignait, avec Satoru souvent endormi sur ses genoux après qu'il ait fini ou manqué les leçons. Il y avait tant de souvenirs en ce lieu, devenu véritable symbole du lien qui les unissait à elle, à tel point qu'il pouvait encore sentir des traces de son énergie occulte ainsi que sa présence, comme si son âme même l'enveloppait telle une cape dont émanait une chaleur froide.

Après qu'il eut terminé de graver l'épitaphe sur une roche ramassée dans l'étang et soigneusement placée entre les racines de l'arbre, il sentit la main de Kiyotaka se poser sur son épaule.

« Gojo... »

« Je t'ai dit de m'appeler Arashi. » l'interrompit-il sans se détourner de l'arbre.

« Arashi, » recommença-t-il avant de lui tendre un sac tâché de sang séché, « ceci est pour toi et Satoru. Ce sont les cadeaux qu'Akiko a achetés pour vous. »

Il serra l'objet et ce qu'il contenait dans ses bras avant de murmurer doucement.

« Merci. »

Kiyotaka déposa quelques fleurs au pied de l'arbre, là où l'herbe était absente, pria quelques minutes, puis s'inclina respectueusement devant Arashi, à son agacement silencieux, avant de se retirer.

Ce ne fut qu'à cet instant qu'il s'autorisa enfin à pleurer, s'écroulant pathétiquement contre le tronc, des sanglots étranglés s'échappant de sa gorge alors qu'il cessait de lutter contre ce qui, pour le shinobi en lui, n'était que faiblesse. La colère et la rage s'étaient évanouies, ne laissant que misère et désolation.

« Un enfant ne peut pas se dénuer de ses émotions... car, pour un enfant, renoncer à toute émotion et sentiment équivaut à renoncer à son humanité, quelque chose d'impensable, que même de nombreux shinobis aguerris redoutent, tandis que beaucoup d'autres ne ressentent qu'indifférence à cette perte, comme moi autrefois ». Il regarda les magatama dans sa main, le sang sêché sur sa peau et le bijou lui rappelant qu'aujourd'hui il était redevenu un meurtrier. « Sept ans... J'en avais à peine deux de moins la première fois. Je n'ai jamais oublié que la mort faisait partie intégrante de la vie des ninjas, mais... je pensais avoir laissé cette part de moi dans le monde qui m'a autrefois vu naître et grandir. Je croyais ne plus avoir besoin d'être un shinobi, dans ce monde où l'ennemi de l'humanité n'est pas elle-même, mais encore une fois, cette vision n'était qu'une illusion... Un rêve enfantin destiné à se fracasser contre le mur de la réalité. Et ça a été mon choix de vouloir n'être qu'Arashi Gojo qui à engendrer ce stupide idéal. Je redoutais Madara... Je craignais de devenir ce qu'il a été si j'acceptais qu'il était moi et que j'étais lui. Je pensais vouloir simplement profiter un peu plus de l'insouciance de l'enfance, mais en vérité je ne faisais que nier ce que j'étais. J'avais peur de perdre mon humanité en acceptant cette part de mon être. Cette peur m'a rendu faible. Et en voilà la conséquence... ». Sa colère resurgit, mais cela ne dura qu'un instant avant que la tristesse et la vacuité ne la dominent une seconde fois. « Akiko n'aurait jamais dû mourir. Elle était innocente, et méritait une vie sans douleur. Au lieu de ça, elle est morte en voulant nous protéger, abattue froidement par un homme qui, bien que n'étant rien d'autre qu'un vulgaire scélérat, était possiblement une victime de ce système pourri et corrompu, entretenu par cette bande de réactionnaires séniles. Décidément, quel que soit le monde, les humains restent des créatures imparfaites ». Il soupira, désabusé et fatigué, son esprit s'agitant alors qu'il parcourait la mémoire de sa vie passée. « La paix... Si ni l'amour et la gentillesse, ni la subjugation et la domination ne permettent son instauration, alors de quoi le monde a-t-il besoin ? Hagoromo nous avait offert compréhension, sagesse, harmonie et prospérité, mais nous, les humains, en voulions toujours plus, malgré tout. L'humanité est imparfaite. Est-ce que se battre pour elle en vaut la peine ? Apprends-t-elle vraiment de ses erreurs ? Peut-elle réellement changer ? Je ne suis plus sûr de rien. Ce que je sais cependant aujourd'hui, c'est qu'elle est capable du pire comme du meilleur, grâce à vous deux... Maman... Akiko... Qu'il existe de la beauté dans ce qui n'était jadis pour moi que pure laideur à annihiler ». Un sourire naquit sur son visage lorsque Satoru réapparut dans son esprit. « Je n'ai pas oublié la promesse que je vous ai faîte, mes frères... et à toi aussi, Hashirama. Je vivrai cette vie. Je ne répéterai pas l'erreur de croire que je peux tout accomplir seul, et j'empêcherai Satoru de la commettre. Le monde n'a qu'à se trouver un autre sauveur, si tant est qu'il puisse être sauvé. J'ai désormais une autre raison de vivre... »

Il essuya ses larmes, son poing serrant toujours les magatama de sa mère, et son bras gardant les présents d'Akiko contre lui, puis se tourna vers le ciel, dans l'intention de s'adresser à la puissance supérieure qui avait jugé bon de permettre à son âme déchirée et corrompue de renaître.

« Je l'ai accepté désormais... Je suis autant Madara Uchiwa qu'Arashi Gojo. Je ne peux peut-être pas échapper à mon passé ni renier ce que je suis, mais décider de mon avenir, c'est encore en mon pouvoir. Quoi qu'il puisse advenir, à partir de maintenant, je choisirai toujours ma famille, mon frère. Je me tiendrai à ses côtés, je le protégerai. Je vivrai pour Satoru, et pour me souvenir de tous ceux qui ont pu être chers à mon cœur... Père, Izuna, mes frères, mes mères, Akiko... Et je deviendrai exorciste, je sauverai tous ceux qui pourront l'être, pour racheter mes crimes passés. »

Il se leva, et pria pour sa gardienne avant de se diriger vers le Sanctuaire, non sans se retourner une dernière fois pour regarder sa sépulture, et la remerciant pour chaque instant de sa vie qu'elle leur avait consacré, à lui et à Satoru.


Lorsque le dernier guérisseur quitta la chambre, la tension d'Utahime se relâcha enfin. Elle laissa échapper un profond soupir de soulagement fatigué, et abandonna sa posture rigide et soumise pour une position plus confortable.

Une pression colossale s'était abattue sur elle à l'instant où elle était entrée dans la chambre du porteur du Sixième Œil, sous le regard scrutateur et lourd des guérisseurs. Elle avait été reconnaissante que la plupart d'entre eux aient été informés que sa présence était un souhait – un ordre, dans leur cas – d'Arashi. Autrement, elle doutait qu'elle aurait pu s'affirmer de façon à tenir sa promesse faîte au jumeau de Satoru ; elle ne disposait ni de sa force, ni de son statut au sein du clan Gojo, et encore moins de son mépris total à l'égard des aînés. Cette connaissance n'avait néanmoins pas empêché certains d'exiger qu'elle s'en aille. Alors qu'un conflit naissait en elle, la tiraillant entre obéissance envers ses aînés et sa volonté d'être présente pour son ami, la silhouette imposante de Takarô Gojo était apparue dans l'embrasure du shôji.

Le chef des Gojo, vêtu d'un élégant kimono sombre et d'un long haori blanc, s'était avancé, ses yeux bleus aussi froids que la glace faisant frissonner quiconque ayant eu la malchance de croiser son regard, tandis que les guérisseurs s'écartaient puis s'inclinaient avec respect sur son passage. Utahime avait gardé les yeux fixés au sol, la force occulte massive du vieil exorciste et son aura menaçante lui ayant instinctivement fait baissé la tête, même si son sentiment d'intimidation du moment était à des années-lumière de la pure terreur qu'elle avait ressentie en étant confrontée au pouvoir incommensurable de Satoru.

L'homme âgé n'avait en aucun cas volé sa réputation de plus grand exorciste actuel, même si le monde de l'occultisme entier savait pertinemment qu'il serait dépassé par ses petits-fils dans un avenir proche.

Celui-ci s'était ensuite arrêté devant elle.

« Regarde-moi, jeune fille. » avait-il ordonné avec autorité. « Que s'est-il passé à Shinjuku, pour que mon petit-fils revienne dans cet état avec le cadavre de sa servante ? »

« Une servante... pas une gardienne. ». Le choix de mot ne lui avait pas échappé, la faisant se tortiller de malaise, silencieusement soulagée que ni Arashi ni Satoru ne puisse l'entendre.

« Nous avons été pris en embuscade par des maîtres des fléaux, maître Gojo. Sat... ». Elle s'était hâtée de se corriger. « Vos petits-fils, monsieur Kiyotaka et moi-même avons été séparés. Quand nous les avons retrouvés, ils étaient assis dans une ruelle, les corps de nos poursuivants et d'Akiko à leurs côtés. Mes excuses, mais je n'en sais pas plus, même si je pense que c'est maître Arashi qui les a tués. »

Le vertige dans son estomac s'était intensifié au souvenir des cadavres défigurés et de l'air imprégné par l'odeur sanglante.

« Et pour quelle raison es-tu dans cette chambre, jeune prêtresse ? »

« Maître Arashi a requis ma présence, le temps qu'il procède à l'enterrement d'Akiko. »

Durant quelques instants, le chef des Gojo était resté silencieux, à son appréhension croissante, avant de finalement sommer :

« Quand il reviendra, fais lui savoir que je souhaite m'entretenir avec lui. »

Et sur ces mots, il avait quitté la pièce, laissant le soin aux guérisseurs de terminer leur tâche, avec ce qui semblait être l'autorisation implicite de continuer à tenir compagnie à Satoru.

Et voilà qu'après plus de trois heures de pure tension mentale, à subir les regards pesants et murmures dédaigneux des guérisseurs et de deux aînés venus pour vérifier le porteur du Sixième Œil, Utahime pouvait enfin s'autoriser à se reposer. Une anticipation funeste naquit en elle, augmentant son rythme cardiaque et la sensation désagréable dans son estomac, alors qu'elle se souvenait soudainement que Satoru n'avait pas conscience de ce qui s'était produit au cours des dernières heures.

Des larmes commencèrent à se former dans ses yeux ambrés.

« Arashi, reviens vite, je t'en prie. »

Une main pâle saisit doucement la sienne, stoppant brusquement son appréhension et détournant son esprit de sa propre fatigue.

« Hime, tu pleures ? »

Même épuisé, Satoru Gojo était toujours un idiot exaspérant, son sourire narquois et son ton moqueur en témoignaient. Pour autant, à l'heure actuelle, elle ne trouvait pas la force d'être irritée par lui.

Elle essuya ses larmes naissantes d'un revers de la manche de son kosode blanc.

« Oui, pour toi, idiot. Tu nous a fais une de ces peurs, à t'évanouir en pleine rue. Et tu ne sais pas quelle corvée ça a été de te porter jusque ici. »

Elle savait qu'elle exagérait, mais elle voulait détendre l'atmosphère pesante dans laquelle l'avait placée les aînés et guérisseurs du clan Gojo.

Satoru eut le culot de rire, mais c'était davantage chaleureux que moqueur.

« J'ai dormi longtemps ? »

« Environ sept heures. »

« Et... tu es restée avec moi tout ce temps ? »

« En excluant l'heure qu'il nous a fallu à monsieur Kiyotaka et moi pour vous retrouver tous les deux, oui. »

Une rougeur sembla se répandre sur les joues de Satoru.

« Hime, ils sont où Ashi et Akiko ? »

Le sang d'Utahime se glaça à la question, qui n'était pourtant qu'interrogation et innocence. Le souvenir d'Arashi surgit dans son esprit.

« Nous ne partons pas sans elle. » avait-il interrompu Kiyotaka d'un ton respirant le pouvoir et l'autorité. « Kiyotaka... Accepterais-tu de m'aider à l'inhumer après la crémation ? », sa voix empreinte d'une chose qu'elle lui pensait inconnue : la vulnérabilité. « Petite fleur, pourrais-tu tenir compagnie à Satoru jusqu'à mon retour... s'il te plaît ? » lui avait-il demandé, d'un ton qui semblait... suppliant.

Elle détourna subitement le regard, incapable de faire face à l'héritier Gojo, ses mains serrant son hakama.

Allait-elle réellement devoir être la personne qui lui annoncerait la mort de la femme devenue comme une seconde maman pour lui et son jumeau ? Il valait pourtant mieux qu'il l'apprenne d'elle, une... amie..., que de la bouche odieuse d'un serviteur quelconque ou d'un aîné indifférent. Mais était-elle même capable de lui faire part de cette abominable nouvelle ?

Quels mots devait-elle choisir ? Fallait-il qu'elle lui apporte son soutien une fois qu'il serait au courant ? L'accepterait-il même, ce soutien venant d'une simple prêtresse issue d'un petit clan sans grand pouvoir ?

Son esprit continua de s'agiter, une multitude de pensées naissantes et mourantes s'y entrechoquant à une rapidité anormale. La jeune fille commença à hyperventiler, son corps secoué par des tremblements de plus en en plus intenses.

« Tu devrais te détendre, Utahime. » conseilla Satoru avec un sourire coquin, en posant à nouveau sa main pâle sur la sienne. « Sinon, tu seras vieille et ridée avant même d'aller à l'École. »

Elle réprima un soupir d'exaspération alors qu'elle parvenait à se calmer.

« Comment un idiot comme toi peut-il être aussi attachant et irritant en même temps ? » l'interrogea-t-elle.

L'idiot en question lui sourit simplement en réponse avant d'ajouter :

« Tu ne m'as toujours pas dit où étaient Arashi et Akiko. »

Elle baissa de nouveau la tête, les mots refusant toujours de sortir de sa gorge.

Pourtant, elle devait le faire avant qu'il ne l'apprenne d'une manière bien pire.

« Pourquoi tu pleures, Hime ? » demanda-t-il avec confusion, se redressant sur son futon.

Sans prêter attention à ses larmes, Utahime s'arma de courage, parvenant enfin à défaire le nœud dans sa gorge.

« Satoru... Pendant que tu avais perdu connaissance, Akiko a... »

La porte s'ouvrit brusquement, l'interrompant, et Kotaro Gojo, l'un des meilleurs exorcistes que la lignée de Michizane Sugawara ait produits avant la naissance des jumeaux de Fuyumi, entra, ses yeux gris et froids se posèrent immédiatement sur le porteur du Sixième Œil. Il parla ensuite avec impitoyabilité.

« C'est l'heure de votre entraînement, Honoré. »

Le soupçon d'irrespect et de haine dans sa voix était apparent alors qu'il semblait cracher le dernier mot.

Sans attendre de réponse, il se dirigea vers Satoru.

« Attendez. » plaida Utahime, se dressant entre lui et le garçon. « Le jeune maître vient à peine de reprendre conscience. Il serait peut-être raisonnable de... »

« Silence, jeune fille ! » la coupa-t-il furieusement. « Tes parents ne t'ont-ils pas éduquée ? »

Malgré sa peur croissante, la prêtresse tint bon, refusant de se soumettre, car il ne s'agissait pas d'elle dans ce cas-ci, mais bien de Satoru. Il était peut-être l'héritier prestigieux au Sixième Œil, ayant déjà un pouvoir supérieur à celui d'un exorciste de Classe Un, ainsi qu'un idiot exaspérant, mais pour le moment, il était avant tout un enfant épuisé qui venait de perdre l'une des personnes les plus chères à son cœur.

Elle ne romprait pas sa promesse. Elle resterait auprès de Satoru jusqu'au retour d'Arashi.

Voyant sa ténacité, Kotaro la poussa avec force sur le côté, manquant de la faire tomber. Ignorant les cris d'indignation et de protestation de Satoru, il empoigna l'Honoré par le bras et le traîna hors de la chambre alors qu'il se débattait et hurlait.

En des circonstances habituelles, si quelqu'un avait osé le traiter lui ou Utahime de cette façon, Satoru lui aurait cassé le bras ou brisé plusieurs côtes en l'écrasant contre un mur en renforçant son Infini, mais dans son état actuel, toujours épuisé par l'utilisation excessive de sa technique, et face à un exorciste du niveau de Kotaro, il ne pouvait que protester avec véhémence.


Arashi remontait calmement les marches menant au complexe, le sac de cadeaux d'Akiko sous le bras, tout en contemplant les deux magatama dans sa main. Un petit sourire se dessina sur son visage alors qu'il imaginait la réaction de Satoru lorsqu'il lui donnerait son magatama. Son frère avait chéri ce bijou comme s'il s'agissait du plus grand des trésors que le monde pouvait offrir, et pleuré durant plus d'un mois après l'avoir perdu.

« Je suis certain qu'il appréciera grandement de le récupérer. »

Il essuya quelques unes de ses dernières larmes avant de laisser son esprit vagabonder vers des pensées moins négatives, mais une anticipation désagréable lui vint. Il espérait que les aînés et certains membres du clan n'avaient pas encore eu vent des évènements. Lui et Satoru étaient affaiblis, cela représentait une occasion de réduire leur position au sein du clan de façon à assurer aux anciens un prétexte pour renforcer leur contrôle déjà fragile et déclinant sur eux, en les faisant paraître médiocres comme héritiers de Takarô et exorcistes. De "prouver" qu'ils n'avaient rien d'exceptionnels, en dehors de leurs yeux.

Il soupira, excédé.

« Satoru... Utahime... J'espère que vous vous portez un peu mieux que moi. »


Alors qu'ils atteignaient l'extérieur du complexe, Utahime s'interposa une nouvelle fois.

« Satoru est un enfant ! C'est une personne ! Vous n'avez pas le droit de le traiter comme un objet, et encore moins comme une arme ! »

Avec une colère vicieuse, Kotaro la frappa durement au visage, tandis que deux autres arrivaient pour éloigner Satoru, qui s'était figé d'effroi à la vue de la jeune miko jetée cruellement au sol, un filet de sang ruisselant de ses lèvres, sa joue repeinte d'un rouge brûlant.

« Je crois que tu as besoin d'être éduquée, gamine. » dit-il, un sourire mauvais se dessinant sur son visage alors qu'il lui enfonçait violemment son pied dans les côtes, la projetant à quelques mètres.

Des larmes de colère et de douleur coulèrent des joues d'Utahime alors que l'adulte continuait à la brutaliser, sous les yeux horrifiés de Satoru qui ne tardèrent pas à se remplir de fureur et de détresse avant qu'il ne commence à pleurer furieusement.

« Arrêtez ! Laissez-la ! »

De lourdes larmes s'écoulaient des yeux ambrés d'Utahime, tandis que son corps tremblait sous la douleur brûlante qui circulait en elle à chaque pulsation de son cœur, le désespoir et la peur prenant rapidement le dessus sur la colère. Jamais elle ne s'était sentie si faible et impuissante.

« Arashi... Où es-tu ? »