II - La justice n'a qu'à bien se tenir !

Samedi 2 novembre 2022 - Dora

Bertram Runeson m'attend à la sortie du bureau de Kingsley. Assez excité, je le vois bien, même s'il essaie d'avoir l'air avant tout professionnel.

"Paulsen m'a dit, cheffe. Nydia Lytton arrive pour prendre ma suite - tu veux que je l'attende pour le relai ou..."

"Je pense que c'est mieux, Bertram", je réfléchis lentement, agacée par le fait que Carley confie l'astreinte à une Rang Quatre encore un peu fragile selon moi. "Nydia n'a pas tant d'expérience que cela."

"Mais on est là, toi et moi", il remarque avec optimisme.

"Non, on n'est pas là, Bertram. On a une mission un peu urgente à remplir... "

"On est vraiment sur la Justice Bafouée ?", il questionne, au fond content de ne pas tenir la main de sa jeune collègue.

"On est sur l'évaluation de ce qui pourrait être fait sur ce dossier, si la Division reprenait le dossier", je précise, juste au moment où Charity et Nydia entrent dans la salle commune, toutes les deux avec les yeux écarquillés - la première par l'excitation de la chasse ; la seconde par l'impression qu'elle ne va pas être à la hauteur — je l'ai assez encadrée pour le voir.

"Lieutenante", elles articulent toutes les deux.

"Salut, les filles. Merci d'être venues si vite", je les accueille en essayant de faire redescendre l'excitation générale. "Nydia, je ne sais pas ce que t'a dit Carley, mais l'idée est que tu assures la garde de la Division. Je ne vais pas te réciter le Manuel, mais je pense que c'est la première fois que tu es seule en responsabilité ?" Elle confirme dans un murmure contrit qui lui ressemble bien. "Du coup, je redis : il s'agit de recevoir les appels et d'évaluer si ça peut attendre ou non. Carley doit t'appeler toutes les heures, mais si quoi que ce soit d'urgent..."

"Il m'a dit que tu serais dans les locaux", elle me coupe avec une inquiétude palpable.

"Peut-être pas. On va commencer ici, mais le plus probable est qu'on aille fouiller les archives. Donc, non, il ne faut pas compter sur moi ou Bertram. Tu as un doute, tu l'appelles…"

"Pardon, cheffe, mais P... le lieutenant a dit qu'il confiait l'évaluation à l'Auror Kahn."

T'es juste un beau salaud quand tu t'y mets, Carley est la première pensée qui me vient.

"Très bien, tu appelles donc Peredur dans ce cas", je conclus néanmoins, pas avec beaucoup plus d'empathie affichée, sans doute, je le lis dans ses yeux. Mais Nydia a fini son assermentation d'Auror avec moi. La connaissance est mutuelle. Elle entend que ce sont des ordres et non une suggestion. Que je sais que c'est dur, mais que je ne vais pas la plaindre ou lui prendre la main. Enfin, j'espère.

"Bien, Lieutenante", elle articule, mais l'emploi du titre dit bien qu'elle se protège.

Je décide d'arrondir un peu les angles : "Tu es tout à fait capable, Nydia, de juger de quand et si tu dois mobiliser Peredur. Je sais que ce n'est pas le collègue le plus... empathique de cette Division, mais c'est un professionnel. Il a beaucoup d'expérience. Tu ne dois pas prendre le reste pour toi."

"Non, Lieutenante."

Je vois bien que je ne la convaincs pas totalement. Je me force à ravaler d'autres paroles rassurantes. La seule chose qui peut la faire aller mieux est de mener à bien sa mission.

"Bertram, tu as quinze minutes pour la briefer", je conclus donc. "On sera dans mon bureau avec du café."

Runeson nous rejoint en dix minutes maximum, je pense. Je ne lui demande pas si Nydia va s'en sortir même si c'est la première question qui me vient. Je lui tends un café et une copie du dossier dans lequel Charity s'est déjà plongée. Priorité à notre mission.

"Même si le cas de ce matin est sans doute celui qui peut nous donner les pistes les plus fraîches, ce qu'on cherche ce sont les liens entre ces différentes affaires", je lui indique. "Vérifier que ce gars est coupable ou non est moins important que de savoir comment la Justice bafouée l'a choisi."

"La Justice Bafouée", souligne Runeson.

"L'idée est de trouver qui se cache derrière ce joli pseudo", je confirme. "Et la demande vient du Ministre."

Runeson a un sobre petit signe de tête.

"Charity s'est déjà mise sur le dernier cas. Je te propose de prendre les deux précédents et, moi, je regarde les deux premiers. Une fois qu'on a lu ce qu'on a — pas grand-chose d'après Shacklebolt, on va aux archives et on creuse."

"Bien, Lieutenante", il ponctue en s'installant sans poser tellement plus de questions. Un jeune Rang Trois plein d'avenir. Charity a à peine davantage d'expérience, mais autant d'énergie. Une bonne équipe pour reprendre la main dans une enquête bordélique, comme l'a souligné Robards, je rumine. Ce qui me vient ensuite est le comportement de Carley.

Je me demande si j'arriverai à me concentrer sur le dossier sans avoir crevé l'abcès. Mais les paroles de Kingsley me reviennent — ma mission est de trouver de nouvelles pistes pour traiter les actions de cette Justice bafouée. Pas de régler mes comptes avec un subordonné récalcitrant ou un ami qui semble me laisser tomber. Même mon inquiétude pour Nydia est mal placée. Mon rôle est de la faire grandir, pas de la protéger. Il est possible que Carley l'utilise en partie contre moi, je le sais. Je ne peux que souhaiter qu'elle s'en sorte haut la main. Mais si elle ne le fait pas, Carley m'aura fourni un motif plus que légitime de lui demander des comptes sur sa gestion de son équipe. Forte de ce panorama, je me force à faire le vide et à me plonger dans le dossier des deux premiers "coupables" livrés par la Justice Bafouée pour lister tout ce qu'il faudrait vérifier aux archives pour dresser un profil plus solide à la fois des coupables offerts et de leurs victimes. Charity sans surprise a fini la première.

"Cheffe", elle souffle et je relève la tête de mes notes. "Soit je vais aux archives, soit je vais voir si Nydia a des questions... Je sais, ce n'est pas notre mission, mais je pourrais lui dire que je viens de ma propre initiative… "

"Non, va aux archives, commence. On te rejoint. Demande une salle pour nous — qu'on m'appelle si besoin."

"Oui, Lieutenante", soupire à peine Perkins. "Est-ce que si je parle à Nydia sur le chemin des archives, tu vas me tomber dessus ?"

"Charity, la question est de remplir notre propre mission", je commence en essayant de ne pas prendre un ton trop hiérarchique.

"Dora", elle me répond avec une décision nouvelle et en soutenant mon regard. "Lui coller Kahn comme mentor pour sa première garde, c'est sacrément savonner la planche... non ?"

Runeson a relevé la tête avec un mélange d'alarme et de curiosité. De mieux en mieux.

"C'est la responsabilité de Paulsen", je réponds sans doute trop vite.

"Oh", finit par commenter Charity, les yeux écarquillés. "Ça ressemble à un vrai conflit. Mais sans doute, ça devait arriver." Je sens l'agacement me saisir, faisant exploser toutes les barrières que j'ai prétendu ériger. Je me force à regarder le plafond pour essayer de diffuser mes sentiments, parce que la réaction de ma jeune collègue est aussi un bon indicateur de ce qui se dira lundi. Ma réaction n'échappe néanmoins pas à Charity, mais l'excitation est la plus forte qu'une éventuelle prudence : "Je veux dire, tu le laisses se planter et c'est... inattendu..."

Mon self-contrôle restant fragile, je décide de l'ignorer pour le moment pour me tourner vers le troisième membre de l'équipe : "Tu en es où, Bertram ?"

"J'ai surtout des questions sur les victimes, cheffe", il m'indique, nerveux. "Les policiers ont quand même fait des vrais profils des... accusés de la Justice Bafouée."

"Bon, alors allons tous aux archives. On n'a pas de temps à perdre", je décide, en laissant mes propres rouleaux se refermer. Faire avancer l'enquête doit être la priorité. Les ragots de la Division passent après. Suivie de Charity et Bertram, je traverse donc la Division. Nydia Lytton, installée à l'accueil, sursaute en nous voyant.

"Nydia, quelque chose à rapporter ?", je m'arrête pour demander.

"Rien de spécial. Kahn m'a dit que j'avais eu raison de déléguer à la Brigade pour une tentative de cambriolage..."

"Très bien alors", je commente. "Nous allons aux archives."

"Bien, cheffe", elle ponctue avec un peu moins de nervosité qu'à son arrivée, il me semble. "Je dois le noter dans mon rapport ?"

"Si tu veux, je ne vois pas en quoi ça serait un problème. On te fait confiance", je rajoute.

"Merci", elle souffle. "Ça va aller. Kahn a dit... qu'il venait au moindre doute. Ça va aller, Dora, je sais. Bonne fouille des archives."

Personne ne dit rien dans l'ascenseur, ni dans les couloirs qui nous mènent aux archives. Mais moi, j'arrive à la conclusion que je ne peux pas laisser la question tourner dans la tête de mes deux collègues comme dans la mienne. J'attends qu'on se soit installés à une table pour leur faire face : "Pendant la durée de cette évaluation, les deux lieutenants dirigeant une équipe vont faire tourner la boutique sous la direction de notre Commandant. Si ça dure, on verra ce qui se décide, mais du coup, et je dois me gendarmer pour le faire, je vais effectivement éviter de me mêler des décisions de chacun. Je ne souhaite à personne de se planter. Un lieutenant qui se plante, Perkins, c'est toute la Division qui se plante avec."

Charity opine sagement et Bertram fait de même.

"Je ne suis pas convaincante ?", je décide de vérifier.

Ils se regardent et c'est Charity qui ose. Pas que ça m'étonne. J'ai peut-être les cheveux partiellement colorés en grenat, je n'ose pas toujours autant qu'elle.

"La clarification du schéma général est... intéressante, Lieutenante", elle formule. "Ça nous redit que Shacklebolt est derrière toi — donc derrière nous. Après... Carley n'est pas Gawain... Il a été longtemps ton adjoint. Il vient d'avoir une équipe et... il a sans doute besoin de s'affirmer... et toi aussi. Mais on voit bien que, si t'avais le temps, t'irais lui dire ta façon de penser... Et, si vous avez eu des désaccords dans le passé... on n'est pas habitués à le savoir... Quand Berrycloth a essayé de vous utiliser l'un contre l'autre, vous avez résisté ensemble — et Gawain vous a même rejoints ! Et c'est Berrycloth qui est parti ", elle rappelle. "Quand Kahn a voulu faire virer Weasley, l'année dernière, vous avez fait cause commune pour le sauver. Quand t'as été nommée coordinatrice, il a dit et redit que c'était le mieux qui pouvait arriver à la Division... On n'est juste pas habitués."

Runeson confirme d'un signe de tête l'exposé de Perkins.

"Comme le dirait notre Commandant, ce n'est pas obligatoirement un mal que nous ne soyons pas toujours d'accord sur tout. On prendra le temps d'en discuter quand on aura le temps", j'essaie.

"Notre mission est ailleurs, on a bien entendu, Dora", m'affirme Charity.

"Alors, on s'y met", je conclus en sortant même ma liste pour donner l'exemple. Ils m'imitent avec suffisamment de célérité pour que j'espère avoir en partie déminé l'affaire.

"Bon si on faisait un point tous les trois", je décide deux heures plus tard. On a affiché des grands parchemins sur des rayonnages sur lesquels on a noté les éléments saillants des victimes comme des coupables désignés par la Justice Bafouée. On a aussi commencé une frise chronologique.

"Cinq crimes très différents", se lance Charity sans attendre, un peu échevelée, mais avec cette étincelle qui ne ment pas dans les yeux. Les potins et les alliances au sein de la Division de Londres ne sont plus son agenda du moment. "Le dernier est un jardinier qui semble avoir réglé tous ses conflits par l'empoisonnement. Trois morts, peut-être d'autres qui ont survécu. Celle d'avant a berné des personnes isolées pour leur soutirer de l'argent, voire des héritages entiers. Le troisième vendait des tapis de contrebande et de mauvaise qualité. Il y a eu des accidents assez graves, mais les victimes ont eu peur de le dénoncer. La seconde a utilisé du Polynectar pour récupérer des bijoux en réparation à la place de leurs utilisateurs. L'enquête de la Brigade a montré qu'elle travaillait à temps partiel dans différentes bijouteries comme vendeuse et repérait ainsi ses victimes. Le tout premier avait été aubergiste et il logeait des jeunes sorcières étrangères et les poussait à la prostitution..."

"Les crimes diffèrent comme les profils des accusés", renchérit Bertram, le doute patent dans la voix.

"Certes, mais ce n'est pas comme cela que la Justice Bafouée les voit", je commente, me risquant à élaborer à haute voix des intuitions qui me sont venues. "Je ne sais pas exactement ce qu'il en est, mais je me dis qu'elle voit peut-être des abus de confiance, des tromperies — quelle que soit la nature de cette tromperie. Des crimes que personne n'a dénoncés aussi."

"Donc elle a été victime elle aussi ?", s'intéresse Charity, entrant dans ma logique.

"Rien ne dit qu'on a affaire à une seule personne", je tempère. "Bien qu'on puisse penser que si c'était un large collectif, ça prendrait d'autres formes et un de nos indicateurs aurait remarqué quelque chose."

"Mais pourquoi ces affaires-là ?", relève Runeson, se risquant à son tour au jeu des hypothèses. "Quoi qu'ils soient, ils ne peuvent pas avoir été victimes de tous ces petits criminels : avoir acheté un tapis défectueux, avoir été contraint à se prostituer, pris une potion empoisonnée... ça ne peut pas arriver à une seule personne !"

"C'est toute la question", j'approuve. Et ça nous laisse silencieux tous les trois.

"Si ce n'est pas le crime... est-ce qu'on peut dire... géographiquement, tout s'est passé à Londres", souligne Bertram presque timidement. "Je sais bien que statistiquement, c'est l'endroit où on trouve le plus de sorciers et que donc ça peut être une fausse connexion..."

"Mais on n'a pas beaucoup d'autres choses à creuser", j'admets. "Trouve-nous une carte de Londres, on va croiser les adresses qu'on a."

La réponse tombe une vingtaine de minutes plus tard. Nous avons pu agrandir une zone bien précise.

"Toutes les victimes soit vivaient, soit travaillaient aux alentours du quartier des artisans du Chemin de Traverse", énonce lentement Charity.

"La zone la plus traditionnelle", renchérit Runeson en pointant les points rouges que nous avons pu situer, tous regroupés dans une poignée de rues où je ne suis jamais allée sauf pour arrêter quelqu'un.

"Des gens qui ne vont pas facilement porter plainte", je réalise. "Qui ne se sentent pas obligatoirement représentés par le Ministère."

"Malgré ses changements récents", souligne Charity. "Sans impertinence mal placée, Lieutenante."

"Je suis d'accord avec toi", je réponds. "Je me sens assez représentée pour travailler pour le Ministère, mais ça ne veut pas dire que je ne pense pas qu'il y ait encore des marges de progression."

Runeson a les yeux encore plus écarquillés que lorsque Charity a sous-entendu qu'il pouvait y avoir un conflit larvé entre Carley — son chef – et moi. Je ne cherche pas à savoir ce qu'il en pense au fond. Je sors mon miroir de ma poche et j'y murmure le nom de notre supérieur à tous. Ce dernier prend immédiatement l'appel.

"La Justice Bafouée pourrait s'être donnée pour mission de venger les crimes impunis dans la communauté des artisans traditionnels", je rapporte sans autre introduction.

"Je suis là dans une demi-heure, Tonks. Je savais que je pouvais te faire confiance."

"On a une demi-heure pour rendre ça un peu plus solide", je résume pour mon équipe qui a entendu la conversation.

"Entendre, c'est obéir", m'assure Charity.

Remus

"Elle vient quand, Mãe ?", questionne Kane d'un ton exaspéré.

"On a faim", renchérit Iris, allongée sur le tapis au pied de sa grand-mère. Elle lui fait un dessin avec des poneys et des licornes. Sans surprise.

Mes beaux-parents me regardent avec commisération. Pas qu'ils ne soient pas contents d'avoir leurs petits enfants, de les occuper, de les gâter, de les nourrir ou de collectionner les dessins. Ted comme Androméda sont aussi assez fiers de la carrière de leur fille, même s'ils ne s'attendaient pas à ce qu'elle retourne au Ministère. Pour de multiples raisons. Ils sont finalement plus sur la défensive que nous face à nos institutions. Et surtout, je crois, ils s'inquiètent un peu pour notre couple. Ted a presque été explicite sur la question.

"On sait qu'elle a une urgence et, pourtant, elle est restée ce matin avec vous", je rappelle à mes enfants. "On va lui garder une part du dîner de Granny."

"Elle ne viendra pas ? Tu es sûr, Remus ?", vérifie cette dernière.

"Je peux l'appeler", je décide, en sortant mon miroir offert par mon beau-père d'ailleurs. J'espère qu'il apprécie de me voir l'utiliser. Mon épouse, sa fille, met de longues secondes à prendre mon appel. Je vois qu'elle n'est pas dans son bureau, mais je ne reconnais pas les lieux derrière elle.

"Remus, désolée... Tu es toujours chez mes parents ?"

"Nous nous préparons à dîner... avec ou sans toi".

"Ah oui", elle soupire. "On a presque fini pour aujourd'hui. Promis. Mais les enfants doivent avoir faim."

Je n'ose pas réellement insister, mais voilà que j'entends la voix de Kingsley : "Bonsoir Remus. Je vais rendre leur liberté à toute l'équipe. Ils m'ont convaincu. On attaque le Ministre demain. La Justice, bafouée ou non, n'a qu'à bien se tenir !"

Sa voix est satisfaite et chaleureuse. Implicitement, je comprends que si Scrimgeour est convaincu, l'enquête sera lancée et Dora happée dans le processus.

"Eh bien, nous allons passer à table le plus lentement possible afin de célébrer l'avancée de la justice en bonne compagnie", je propose, volontairement badin, moins pour Dora que pour les enfants et mes beaux-parents.

"J'arrive", souffle mon épouse dans son miroir avant de couper l'appel.

"Ils ont trouvé qui est la Justice Bafouée ?", veut savoir Iris, clairement intéressée par l'information de première main.

"Ils ont visiblement une idée de comment reprendre l'enquête", je répète ce qu'a dit Dora ce matin. "Et, Iris, tu ne peux dire ça à personne tant que l'enquête n'est pas officielle — tant qu'elle n'est pas annoncée dans les journaux. Et même, après, ne commence pas à raconter à l'école..."

"Je sais, Papa", s'agace ma fille. "Je ne suis pas un bébé !"

"Moi, je ne comprends pas pourquoi ils ne s'aident pas plutôt avec cette Justice", intervient Kane, très sérieux. "Ils font le même travail, après tout, non ?"

"Je te propose de poser cette question à ta mère", je souris. "Je vais la laisser te répondre."

Le regard de mon fils s'assombrit. "C'est pas drôle, Papa. Je ne veux pas qu'elle se fâche, moi !"

"Elle ne va pas se fâcher", je promets. Kane a l'air dubitatif. "Je pense qu'elle va te dire que cette Justice n'est pas une vraie justice, pas quelqu'un d'impartial, pas quelqu'un qui cherche la vérité et la meilleure solution, la plus neutre... Mais qu'elle trouvera important de t'expliquer et, comme c'est son métier, je lui laisse cette place... Ce n'est pas une mauvaise blague de ma part."

"Tu veux dire que... les Aurors, c'est comme la maîtresse quand elle sépare des disputes ?" reformule Kane, l'air concentré.

"Un peu", je reconnais.

Ted secoue la tête.

"Non, grand-père ?", questionne donc Kane.

"Je suis de l'avis de ton Papa, il vaut sans doute mieux que ta maman nous explique elle-même pourquoi les Aurors veulent arrêter quelqu'un qui veut dénoncer des crimes impunis..."

"Ted !", proteste Andromeda.

"La justice est un art difficile, toute l'histoire sorcière le dit", se défend Ted. "Je suis certain que notre fille fait de son mieux, mais la tâche est difficile. Je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas ça à Kane. Après tout, toute sa famille... toute notre famille est... tributaire de la lecture qu'on se fait de la justice..."

Loup-garou. Orphelin sauveur du monde sorcier. Innocent ayant arraché au destin une seconde vie plutôt que de croupir en prison... Les implicites de Ted sont clairs pour moi, mais pas pour les jumeaux. Je reconnais silencieusement le paradoxe. Quand les jugerons-nous assez grands pour porter des secrets aussi lourds ?

"La vraie justice est celle qui interdit les discriminations", reprend Ted, et je réalise qu'il s'ajoute à la liste : Né-Moldu qui aura dû s'imposer, peut-être moins qu'un loup-garou, mais quand même, marié à une Sang-Pur reniée par sa famille.

Andromeda lit en lui les mêmes choses que moi. Sentant la tension, les enfants les regardent avec un peu d'inquiétude, eux.

"Dora ne fait pas beaucoup de compromis avec les discriminations", j'essaie.

"Je lui fais confiance pour faire de son mieux, mais j'attends de voir qui aura le dernier mot, Remus", ponctue Ted en me prenant le bras comme pour amoindrir le coup. "Mais préparons la table pour son retour et attendons de voir ce qu'elle a à nous dire."

"Bien sûr", je cède avec facilité, vaguement inquiet maintenant que mon épouse arrive fatiguée et qu'elle n'ait aucune patience pour les amertumes de son père, les questions de ses enfants ou les inquiétudes de sa mère.

Mais quand elle pousse la porte, dûment annoncée par les protections de la maison de ses parents qu'elle vérifie elle-même chaque mois, et que les enfants se jettent sur elle, Dora rit de leur accueil, embrasse sa mère, me sourit en me serrant la main et ne fronce les sourcils qu'en croisant le regard de son père.

"Je ne suis pas si en retard que ça !", elle essaie. Je pense que c'est inconscient, mais elle lisse sa jupe grenat dans un geste qui la rajeunit et traduit sa vulnérabilité.

"Non", promet sa mère, mais Dora reste en alerte.

"Il y a un problème ?", elle s'enquiert, avec la voix de celle qui espère le contraire.

"Grand-père dit que la justice, c'est difficile... et Papa que ce n'est pas la vengeance, mais que tu sais mieux que lui", commente Kane, piquant étonnamment le rôle préféré d'Iris.

"Je vois qu'on philosophe le ventre creux", essaie Dora en me regardant.

"Mais on te fait confiance, ma chérie", intervient Androméda. "Et tu as raison, on philosophe mieux le ventre plein. Passons à table."

La diversion ne marche qu'à moitié. On s'installe, on se sert, on félicite Androméda pour sa cuisine, Ted ouvre une bouteille de vin français, mais aucune conversation légère ne s'installe. Dora finit par reposer son verre de vin et soupirer : "Je ne peux pas annoncer d'enquête officielle, vous le savez... Je ne peux pas vous raconter grand-chose..."

"Mais pourquoi tu veux arrêter la justice ?", questionne Kane sans la laisser élaborer davantage. "Papa a dit que je pouvais te poser la question, que tu ne serais pas fâchée", il rajoute précipitamment.

"J'ai dit ça", je confirme en espérant que je n'aie pas fait une promesse trop difficile à tenir pour elle.

"Et Grand-père avait la même question", signale utilement Iris.

Dora nous regarde tous, ses yeux gris un peu écarquillés, et le temps semble suspendu.

"Ok", elle finit par articuler. Elle tend sa main vers son verre de vin, puis renonce. "Ok, ce que je peux dire est dans le journal au fond : le ou les personnes qui se font appeler la Justice Bafouée semblent bien désigner de vrais coupables, des coupables que personne ne connaissait, pas parce qu'on fait réellement mal notre boulot, mais parce qu'il n'y a pas eu de plaintes. Donc, la Justice Bafouée connaît les crimes et les criminels ; donc elle a une raison personnelle de les poursuivre... Et la justice, ce n'est pas d'avoir des raisons personnelles pour poursuivre des criminels... en tout cas, le moins possible... La justice, c'est de considérer les circonstances des crimes, d'évaluer le mal fait aux victimes, de chercher une réparation... Ce n'est pas de livrer quelqu'un pieds et mains liées à la vindicte populaire au milieu du chemin de Traverse..."

"Tu dis qu'ils sont bien coupables", remarque Ted.

"Et heureusement, Papa ! Imagine qu'ils soient innocents alors que La Gazette rêve de mettre leurs noms en grand titre de leur journal. Quelle justice serait alors bafouée ?" Ted opine lentement qu'il entend l'argument. Dora s'autorise deux gorgées de vin avant de reprendre avec animation : "Des circonstances pareilles, c'est quasiment un déni de justice. Si un bon avocat aimant la polémique commence à réfléchir à la question, on va avoir un procès homérique sans garantie de plus de justice au final. Je n'aimerais pas être un des juges qui va décider d'une peine. Ce n'est pas pour rien que les premiers n'ont toujours pas été jugés !"

"Ah oui", je réalise. "C'est vrai qu'on n'a entendu parler de rien."

"Les procédures sont en cours et les avocats ne se bousculent pas au portillon pour l'instant. Celui qui avait accepté de représenter le premier vient de reculer cet après-midi - sans doute avec l'annonce d'un nouveau cas. Le Magenmagot devrait tenir une réunion spéciale ce lundi pour réfléchir à comment remédier à la situation."

"Ils vont inciter un bon avocat à les représenter ?", reformule Androméda les sourcils froncés.

"La justice, Maman, c'est que toutes les parties soient bien représentées. Les victimes comme les criminels."

"... mais tu as dit que si une polémique s'installait..."

"Oui, j'ai dit que ça risquait de partir dans des procédures qui n'allaient pas obligatoirement aboutir à servir les intérêts des victimes... parce que la Justice Bafouée, quelque part, ce qu'elle fait transforme des criminels en victimes... Quand on enlève quelqu'un, masqué, pour l'abandonner ligoté dans un lieu public, on commet aussi un crime."

"La justice est criminelle ?", reformule Iris, l'air sidéré.

"Tu vois, au final, je suis d'accord avec Grand-père, parfois : la vraie justice, la justice équitable, qui prend en compte les circonstances dans lesquelles les choses se passent, c'est un art difficile."

"Et toi, tu vas faire quoi, Mãe ?", questionne Iris, ses yeux gris toujours un peu écarquillés.

"Je vais essayer de savoir qui se cache derrière la justice et de comprendre les circonstances", répond Dora. "De donner aux juges tous les faits qui permettront de réellement rendre justice."

"Ok", conclut Kane lentement. "C'est ce qu'il faut faire."

"Merci, mon chéri", sourit Dora, enfin.

ooo

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Le suivant s'intitule L'intérêt supérieur de la Division et de la Justice