Paris, sous contrôle des Allemands, a imposé un couvre-feu.
Francis n'est pas habitué à cela. Le cyclotron est dans l'Académie française, et n'est pas dans l'Institut de radium. En raison des limites de temps et de l'insuffisance des transports, Francis est fatigue, et a la migraine.
Par souci de commodité, il s'installe chez l'institut, de même que Ludwig.
C'est aussi bien, pensait Francis, cela leur facilite au moins de me surveiller.
Avant de dormir, Francis a lu un livre sur le lit, écoutant tinter les perles de pluie à l'extérieur avec une sensation de somnolence.
Soudain, il est réveillé par l'orage cette nuit. Francis regarde la pendule, bientôt le couvre-feu.
Il a posé son livre. Soudain, il entend sonner à la porte.
Comme sans se l'avouer, il est fort troublé.
C'est lui? Francis ne veut pas le voir un peu.
« Entrez, s'il vous plait.» dit Francis, sans que sa voix décelât la moindre émotion.
La porte n'est jamais fermée, car il n'est pas nécessaire de chercher les ennuis.
Francis entend le cliquetis du verrou qui s'enclenche. À sa vue, un froid se passa sur le cœur.
Personne ne comprend ce qui se passe en lui-même quand Francis le voit.
Caressant la poignée, Ludwig relève les yeux au bout d'un moment.
Il semble être arrivé à l'instant, imperméable sur les épaules, le visage rougeoyant à cause de la pluie froide.
Francis l'observe silencieusement, en attendant qu'il parle.
Enfin Ludwig s'enhardit, entre dans la chambre et s'accroupit devant le lit.
«Je...j'ai quelque chose à vous dire.»
Il a l'esprit vide, semble soudain comprendre toute la logique. Les battements du cœur se précipitent.
Au début, il est convaincu de sentir les battements ardents de la poitrine de Ludwig, mais il découvre bientôt que c'est son propre cœur qui s'est emporté.
Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un sentiment passionné.
Ensuite, tout se brouille, Francis est tellement ahuri qu'il ne peut plus prononcer un mot.
L'âge a marqué le visage de Ludwig, mais a épargné ses yeux. À chaque fois que Francis le voit, il se vautre dans les superbes yeux bleus.
En ce moment, les yeux bleus humides de Ludwig, regardant Francis.
Toutes les langues du monde semblent trop pâles face à ce sentiment. Francis n'a aucune chance de s'échapper.
Francis a soudainement compris que ce ne sont pas les yeux de Ludwig qui ont été miséricordieusement épargnés par le passage du temps.
Il a soudainement compris pourquoi Lugwig a une émotion riche et intense mais secrète et contradictoire.
Ses yeux ne sont jamais épargnés par l'âge. Mais quand il fait face à Francis, son regard dégouline sincérite, comme leur première rencontre, comme s'il avait encore 21 ans.
Jamais Francis n'a pensé qu'il était l'amour, le péché, l'insoutenable légereté de l'être.
Les remords restent, pour Francis, c'est plus compliqué. Comment fait-il face à un cœur si sincère ?
Oui, de cette époque, dans sa soutenance catastrophique, il avais l'air si nerveux. C'était Francis qui le rassurait avec une aura tranquillisante.
En fait l'amour, on ne le choisit pas vraiment, il vous tombe dessus, sans présages.
Francis craint qu'ils se trouvent sur un seuil incertain entre l'espoir et la peur.
Celui qui ne comprend pas l'amour ne se retient pas, Celui qui comprend l'amour agira discrètement.
Il ressent une peur soudaine face à l'incertitude et à l'indéfinissable.
Francis, sous tant de chagrin, relève la mèche de Ludwig au front.
« Tu es trempé, changerais-tu, » dit Francis d'une voix tremblante, « Comme il est déjà assez tard, ça suffira, pas aujourd'hui, demain. »
Les yeux bleus qu'il a peur d'affronter se troublèrent un instant. Il a dompté sa peine et répond d'une voix calme.
« Et bien. »
Francis est soulagé, tout en étant odieux, méchant et cruel.
« Bonne nuit. »
« ...Bonne nuit. »
Francis n'a presque pas dormi de toute la soirée. Comment peut-il expliquer les retranchements entre eux ? Comment peut-il continuer à vivre dans une position délicate ?
La ressemblance entre eux est marquante. Comment peut-il affirmer ses convictions en combattant le régime national-socialiste ? Une personne comme Ludwig, optimiste et sincère, va être triste s'il apprenne que je hais son pays.
Je ne peux pas lui faire de la peine.
Le ciel sait que c'est bien malgré moi.
On ne peut s'en échapper, au demain imprévisible, au sort flottant, à la contradiction entre la nation et le gouvernement, à la torture entre la conscience et le patriotisme.
Nos supplications, aussi sincères soient-elles, ne peuvent freiner ni inverser le cours du temps.
Certains ont adoré la guerre, d'autres l'ont combattue et haïe. Personne n'échappera, jusque dans la zone occupée, même si tous ont continué à vivre, à manger, à dormir, à travailler, à aimer...
Et à craindre le lendemain.
Francis compte faire du café pour se réconforter. Dans la cuisine, il entend un bruit de pas lorsqu'il est plongé dans ses pensées.
Ludwig, inquiet aussi, n'a presque pas dormi de toute la soirée de même. Il frappe au cadre de la porte, et dit : «Monsieur le professeur. »
Francis ferme les yeux.
« Bonjour, mon officier. Eteuh... Voulez-vous un café ?»
« Pourquoi ne me dites-vous pas tu comme d'habitude ?» dit Ludwig avec anxiété, « Ai-je donc commis quelque faute? Dites-le-moi, je vous en prie.»
L'amour, il est toujours blessant, n'est pas que des papillons dans le ventre, mais la plus noble faiblesse de l'esprit. Ludwig espère que Francis ne se taise au moins plus.
Francis se juge désagréable, incompétent, haineux. Il s'interroge et se tâte, il a le vertige de toutes ces inquiétudes inextricables.
Dans le silence et la tristesse, il sourit tristement et dit, « Pourquoi m'aimez-vous ainsi à une pareille heure ?»
« La raison de l'amour? Vous voulez ma réponse ? »
« Non, non, non... Mon Dieu. Ludwig, vous... tu es si naïf, parfois. » murmurant, Francis le regarde.
« Désolé, je vous aime trop pour vous rendre triste. »
« Bien. Je ne suis pas assez bon pour persuader, ce n'est pas le bon moment pour nous. Avant d'être professeur, Français, membre, je suis un humain d'abord. Tu aussi, en tant que un chercheur, en tant que un humain, tu sais que nos inventions ne seront pas utilisés pour mettre fin à la guerre, mais pour poursuivre la guerre. Je me demande pourquoi tu l'as fait ? Vas-tu désobéir à tes supérieurs si c'est nécessaire ? Ou alors céderas-tu à de telles pressions pour sauver ta peau ? Quelles sensations tu as en utilisant le cyclotron ? Quelles sensations me demandes-tu de parler ? »
« Je ne le ferai pas. C'est à l'encontre de mes principes. » reprend Ludwig, fermement et tristement.
Sans dire une parole, Francis fait le café.
Ludwig soupire. Il est évident que son professeur se défie de lui.
« Alors, c'est quoi entre nous ? Monsieur Francis. Est-ce la nationalité ? Est-ce la nation ? Est-ce les politiques ? Est-ce la guerre ? Non, ce ne sont pas les barrières entre moi et vous. »
« ... C'est quoi ça à ton avis ? »
« Vous. » dit-il tranquillement.
« Moi? » reprend Francis en se montrant.
« Oui. Sans vous vexer. »
Ainsi, tout est clair pour Francis. Il reste profondément découragé par le désarroi de n'avoir su que répondre à Ludwig.
L'amour peut-il s'installer dans des circonstances aussi pénibles ? Est-ce que l'amour peut être accepté ? Est-ce lui-même qui les empêche d'aimer ?
Sa certitude commença à faiblir. Il regarde les yeux de Ludwig.
Ses yeux sont expressifs, et le regard clair. La suite est floue comme dans un rêve pour Francis.
Les sentiments sont plus forts que les mots. Sans les mots, il a écouté toute l'âme de Ludwig.
Je ne veux rien d'autre que ton amour.
Même si nous perdions tout, même si nous nous quittions demain. même si nous n'avons pas été bénis.
Ne t'abrite pas derrière des prétextes, regarde-moi, regarde-toi toi-même.
Son rythme cardiaque se détraque, tellement éperdu de son impuissance, que pas une idée ne lui vient. Il en frémissait, et dit : « Je suis vraiment désolé... Je ne peux pas répondre à toi.»
Dans la vie, celui qui ne comprend pas l'amour se jette tête baissée dans l'aventure, semblable à des amoureux audacieux, alors que celui qui comprend l'amour est plus circonspect et réfléchi dans ses démarches.
Dans la gêne, la logique de Francis, si précieuse, s'avère vaine lorsqu'il s'agit de gérer les émotions complexes, ne laissant derrière eux que des soucis.
Ici il s'étourdit, il ne veut pas creuser, il ne veut pas approfondir, il ne veut pas se sonder lui-même.
Après ce silence embarrassant, Ludwig se penche vers Francis, dit : « Et bien, mes collègues m'ont offert des vins de Bordeaux. Noël approche, je vous offrirai. »
« Tu ne rentres pas chez ta famille cette année ? » reprend Francis d'un ton un peu radouci.
« Euh...» balbutie Ludwig, son visage rougit.
« Espères-tu fêter Noël avec moi ? Je serais ravi. As-tu informé ton aîné ? » Francis sourit un peu.
« Bien sûr... Je ne suis pas gosse, ne me traitez pas comme un enfant, mon monsieur. » Ludwig regarde Francis avec un froncement de sourcils, mais son visage n'exprime aucun agacement.
« Oui, oui. Tu es un adulte, c'est sûr. » en riant, Francis hoche la tête et prend une décision.
Francis est à la dérive, peut-être que la pression omniprésente a brisé sa force, peut-être que la sincérité de Ludwig l'a fait vaciller, peut-être que certaines substances non découvertes physiquement ont affecté son jugement.
Francis prend une petite décision.
« Ludwig ? » murmure-il.
« Ja. » Il lève les yeux, son cœur palpite avec inquiétude.
Francis le prend par le bras et le rapproche, l'embrasse sur la joue.
L'amour naquit dans un regard, grandit dans un baiser.
Et mourra dans une larme.
Francis sent le pincement de la fibre inconnue, tout l'orgueil s'en va.
Je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir.
L'amour s'identifie tellement à l'objet aimé que dans son désespoir même il y a quelque charme.
-Mon Dieu, je vous en prie, qu'il rencontre quelqu'un qui l'aime plus que il m'aime.
Francis sent la main de Ludwig serrer le bras quand ses mains enveloppent le visage de Ludwig. Inopinément mais amoureusement, ils se bécotent avec les yeux humides. C'est à faire prendre l'amour en tout son être, incroyable.
Mon amour, ma souffrance, mon crime ... mon cher Ludwig.
Puis, Ludwig le lâche, en frissonnant.
« On est ensemble maintenant ? » demande Ludwig d'un air avide.
Il ne souffre que de son amour, et sent son âme l'abandonner.
« ...Non.» dit le professeur Francis à mi-voix.
