Chapitre 10: Souvenirs d'Ayo et Bamidele.
Année 1986
Les larmes de milliers d'hommes parvenaient jusqu'aux sirènes. Mais depuis l'Effondrement, il y en avait tant qu'elles n'avaient plus la force de compter. Les sirènes savaient très bien que l'océan était immense. Elles ne pouvaient attraper les derniers souffles de vie, les dernières pensées de celles et ceux qui étaient emportés dans un monde trop éloigné du leur pour qu'elles puissent faire quoi que ce soit. Il n'y avait plus de places dans le cimetière des Petites-flammes depuis des lustres.
Être une sirène n'était pas de tout repos. C'était difficile malgré la douceur du monde marin et les couleurs chatoyantes des profondeurs. Ayo avait toujours été attirée par les rivages. Pourtant, elle savait qu'il n'y avait rien de plus dangereux que d'aimer une créature qui n'était pas une sirène. Sortir de l'eau, c'était perdre ses sens, se transformer et diminuer sa puissance pour ne pas tout détruire ou effrayer les hommes que l'on rencontrait. C'était se plier au monde étrange des Petites et des Grandes-flammes qui avaient cette manie de créer un monde empli de règles qui mettaient à l'étroit. C'était perdre le contact avec l'eau et s'éloigner peu à peu de l'orisha mer Yemaya, la déesse de l'eau. La mère créatrice de toute vie.
Ayo était attirée par la terre et le monde des hommes. Pourtant, elle savait quelles blessures ce penchant pouvait engendrer. Sa grand-mère avait rencontré une Petite-flamme. En ces temps troublés, elle s'était liée à lui et l'avait entrainé dans les profondeurs. Il avait rejoint ses congénères, avait opéré sa transformation complète mais abimé par la vie, l'homme n'avait jamais réussi à oublier ses larmes. Il était parti malgré ses quatre enfants, sans un regard en arrière. Il était mort seul et l'on avait retrouvé sa dépouille bien longtemps après. Sa grand-mère avait élevée seule les tantes et la mère d'Ayo. Et on lui avait appris qu'il ne fallait pas trop s'intéresser à ce qui se passait là-haut. Son père était une sirène plutôt froide avec qui elle n'avait pas grand contact mais Ayo n'avait pas vraiment le temps de s'appesantir. Elle était entourée de ses six sœurs et essayait de ne pas penser à ce monde au-dessus d'elle, éclairé par les rayons du soleil. Le monde où le vent, la foudre et la pesanteur faisaient loi.
Même si Ayo tentait de rester dans les clous, elle ne se sentait pas à sa place. Elle n'était pas aussi jolie qu'une sirène devrait l'être. On lui avait souvent dit qu'elle ressemblait à une flamme banale, à peine regardable. Sa voix n'était pas particulièrement puissante. Elle ne comprenait pas toutes les importances des rites et n'était pas une sirène aux pouvoirs fabuleux. Ayo n'était qu'une épine dans le pied pour les membres de sa famille et de son village marin.
C'était à la fois une tare et un cadeau car cela signifiait que son départ ne serait pas commenté ou scruté à la loupe. Ayo ne serait que sur la liste des sirènes assez folles pour croire qu'elle supporterait le monde implacable du plein air sans avoir la possibilité de verser la moindre larme.
À ses dix-sept ans, munie de ses ustensiles de cuisine et de quelques bagages, Ayo était montée à la surface. Elle avait changé sa queue de poisson, transformé ses branchies en poumons et avait inspiré le grand air pour la première fois de sa vie. Cela avait été l'une des expériences les plus douloureuses de son existence. Pourtant, Ayo ne l'avait jamais regretté car dans ce monde inconnu, elle avait pu devenir ce qu'elle voulait, oublier le fait qu'elle était inadéquate et construire la vie qu'elle rêvait. Ayo avait opéré le plus grand voyage de sa vie. Et dans ce renouveau, elle s'était découverte.
Le monde des Petites et des Grandes-flammes n'était pas facile. Pour gagner sa vie, survivre et s'acclimater, Ayo avait travaillé pour plusieurs restauratrices. Elle avait dû sortir de sa coquille et parler avec ses congénères des eaux pour apprendre à se faire une place. Ayo avait fait des erreurs. Elle avait beaucoup pleuré. Mais elle s'était jurée de ne pas rentrer dans le monde de l'eau les mains vides ou avec une vie qui ne la satisfaisait pas. Elle avait un nouveau rêve à présent : celui d'ouvrir son propre restaurant. La cité d'Ife n'avait aucun contact avec le monde extérieur. Mais en tant que créature, toutes ses lois ne s'appliquaient pas à elle. Ayo avait la possibilité de voyager, de revoir les sirènes qui s'affiliaient à Mami Wata. Ayo voulait se dessiner un avenir radieux. Et elle le ferait.
Année 1983
L'Effondrement avait toujours eu plus d'impact sur lui que Bamidele ne l'aurait cru. De son enfance, il retenait surtout les coups et une angoisse constante. Son clan, sa famille étaient respectés partout où ils allaient. Son père était l'un des conseillers du Roi. Il m'était tout en oeuvre pour éviter son découronnement. Il craignait qu'en grandissant, son seul fils promeuve un changement politique drastique et des réformes qui pourraient entraîner une diminution profonde du pouvoir de la maison Obike.
Pour son père, les relations n'avaient du sens que s'il avait l'ascendant et si on le respectait. Par respect, il entendait une soumission et une dévotion sans failles. Il voulait que tout son entourage voit le monde à sa manière et comprenne que les Petites-flammes, leurs cousins lointains, n'étaient que des traîtres et des êtres faibles qui méritaient leur sort. Le monde était cruel. Si l'on n'était pas assez fort, on se faisait dévorer. C'était pour cela que l'ordre était aussi important. Qu'il fallait toujours pourvoir à son rôle ancestral sans faillir et ne jamais sortir du chemin tout tracé. C'était pour ça qu'il ne fallait pas s'adoucir. Pour ne pas devenir faible, se pervertir comme les Petites-flammes qui ne s'étaient pas assez défendues d'après lui. C'était par la bataille et le sang que leur clan, leur famille, les Babatunde n'étaient pas tombés. Dans cet ordre, les femmes n'étaient que des maitresses de maison, pas comme les soldates qui guerroyaient ou celles du conseil qui parlaient un peu trop. Les femmes prenaient les places les plus utiles pour que la maison et leur famille tiennent debout. C'était la raison pour laquelle la répression du dernier roi était nécessaire pour les protéger tous et empêcher l'extérieur de détruire ce que les Grandes-flammes avaient réussi à faire prospérer et à conserver.
Bamidele était un jeune adolescent qui fuyait la maison la plupart du temps. Il se sentait étouffer à l'intérieur. Le silence régnait et il n'avait pas de réels liens avec sa mère. Il était son seul enfant. Heureusement que c'était un garçon mais la femme silencieuse et solitaire n'avait jamais bien digéré le fait de ne pas avoir pu faire plus d'enfants que les deux premières femmes. Elle l'avait mal vécu et elle mettait tous ses désirs de réussite en plus de ceux de son père sur ses épaules. Bamidele n'était qu'un fils de seconde zone dans la grande maison et il était mieux pour lui de se faire petit pour éviter les remontrances et les coups.
Heureusement, il n'était pas la personne dans le collimateur du chef de famille. La personne qui portait en elle toutes les tares de la famille était Eniola. Elle avait eu le cran de désobéir à leur père. Elle s'était mariée avec Kayin Zabini. Un sorcier né de parents Petites-flammes que le chef de famille n'avait jamais approuvé. Elle avait quitté le domicile familial malgré les menaces de tous. Elle avait trahi sa mère pour une aventure vile avec un homme minable. Elle avait osé partir alors qu'elle était dérangée, qu'elle n'était pas stable.
Il y avait des rumeurs qui disaient que ses pouvoirs et ses dons en potion avaient été utilisés du temps de l'accession du Roi au trône pour tuer des opposants. À cette époque, Eniola n'était pas plus vieille que Bamidele. Elle était l'arme affutée de la famille et elle avait eu l'audace de s'échapper. Bamidele ne savait pas vraiment quoi penser de sa demi-sœur. Il trouvait qu'elle était folle de s'être opposée ainsi à tous. Il ne comprenait pas bien pourquoi elle se refusait à pourvoir les rôles qu'on lui avait attribués. Pourquoi préférait-elle être une paria parmi les siens ?
Depuis la mort de son mari, Eniola avait été obligée de revenir entre leurs murs, incapables de subvenir à ses besoins seule. Leur père en avait été ravi. Il avait été sarcastique et empli d'une joie malsaine à cette idée. Bamidele avait à peine entrevu son fils Blaise. Même le nom du fils d'Eniola était une tare. Pourquoi ne pas lui avoir donné un nom ancestral ?
Une atmosphère étrange règnait dans la maison depuis le retour d'Eniola mais jamais Bamidele n'aurait cru que les événements prendraient une tournure aussi dramatique.
Un jour, alors qu'il rentrait de ses cours au temple d'Eshu, le monde de Bamidele s'était écroulé lorsqu'il avait aperçu les flammes qui s'échappaient de sa demeure. Le domaine familial prenait feu. Sans faire attention, il avait lâché toutes ses affaires et n'avait pensé qu'à une chose: sa mère. Où était-elle ? Même s'il ne l'appéciait pas plus que cela, elle l'avait élevé, nourri de son sein, elle avait supporté beaucoup de choses. Elle ne pouvait pas périr dans les flammes ! Même s'il n'appréciait pas ses demi-frères et demi-soeurs, ils ne méritaient pas de mourir ainsi.
Bamidele se souvenait encore des cris et des hurlements des passants. Il avait eu l'impression que son esprit s'était détaché de son corps. Tout objet autour de lui se métamorphosait en ombre. Dans cette foule, au travers des flammes impénétrables, il avait aperçu le corps d'une femme qui s'échappait de cette hécatombe. C'était Eniola Zabini. Elle portait dans ses bras, son fils d'à peine trois ans. Et son corps était recouvert de sang.
Bamidele avait compris qu'elle était responsable de ce carnage. C'était elle qui avait mis le feu à la maison. Il se fichait bien de la raison. Que ce soient par vengeance, pour l'argent, par simple plaisir sadique, cela n'avait aucune importance. Elle les avait tous tués. Eniola avait massacré toute leur famille. Et Bamidele avait vu dans son regard la jubilation macabre qui l'avait possédée. Sa demi-soeur était un monstre.
Mais malgré ses suppliques et ses accusations rien n'avait suffi. Aucun procès n'avait eu le temps d'être mis en place. Eniola avait fait en sorte de détruire toutes les preuves. Et même si sa culpabilité était évidente, le climat trouble lui avait permis de mettre les voiles avant que la justice ne puisse se pencher sur son cas.
Année 1986
Bamidele avait appris à vivre seul. Dans la maison de jeunes garçons isolés, il avait cotoyé plein d'adolescents différents, en majorité des enfants de Petites-flammes. Il s'était rendu compte que tout ce que disait son père sur eux n'était pas vrai. Ils n'étaient pas faibles même si leur situation était fragile. Et Bamidele s'était fait ses seuls véritables amis au sein de cet établissement.
Il avait grandi. Il voyait que le monde changeait malgré les prétentions de l'ancien monarque et de son père. Comme beaucoup de jeunes, Bamidele espérait que le roi finisse par être destitué. Mais il n'y croyait plus vraiment. Ce désir puissant était semblable à un mirage. Il se demandait si le prince héritier pourrait reprendre le pouvoir et rouvrir les portes d'Ife.
Et Baamidele avait trouvé sa vocation. Il n'avait rien qu'il voulait plus dans la vie qu'être en paix, bien manger, vivre comme il l'entendait sans contrainte. Il aimait le métier de commerçant et de grossiste. Partir dans différentes cités et royaumes était impossible. Cependant, par des moyens détournés, Bamidele réussissait à faire découvrir des nouveaux produits, toucher des tissus et des objets en tout genre. Il conseillait bien les clients. Toutes ses activités occupaient ses journées d'une manière qui lui convenait et ne lui donnait pas l'impression de perdre son temps. Bamidele reconstruisait sa vie malgré les cauchemars et les angoisses qui le prenaient parfois à la gorge. Il avançait. Même s'il se sentait seul au plein milieu de la nuit. La violence était quelque chose d'habituel en cette période surtout que la répression du roi s'accentuait de jour en jour. Plus il avançait dans sa vie, plus il voyait les garçons autour de lui s'installer et construire des familles.
Bamidele ne ressentait pas vraiment ce besoin d'avoir une femme à ses côtés. Il était capable de cuisiner seul et de s'occuper de son environnement de vie. Après tout, il existait des filles de joie si vraiment il avait besoin de serrer quelqu'un dans ses bras.
Année 1987
Plus elle grandissait dans la cité d'Ife, plus la nécessité d'être mariée pressait Ayo de manière évidente. Elle trouvait cela si étrange que dans le monde des flammes, la vie conjugale prenne une place aussi importante. La sirène voyait bien qu'elle ne pourrait pas construire tous ses projets avec autant de facilité si elle n'avait pas quelqu'un à son bras. Cette analyse était claire d'un point de vue économique et social. En effet, Ayo n'avait pas d'attache familiale dans la cité d'Ife. Elle ne possédait aucun terrain et ses seules possessions étaient ses objets, ses habits, ses meubles, ses bijoux et le chandeliers aux larmes d'hommes qu'elle avait passé des années à créer. Il n'était pas facile d'acquérir un terrain avec son travail de cuisinière et monter un restaurant lui prendrait du temps si elle n'avait pas le soutien financier d'un autre salaire. De plus, il semblait que ne pas avoir le statut d'épouse la coupait des expériences des connaissances et des amies qu'elle se faisait. Ayo pouvait vivre en marge mais elle était fatiguée de ne pas être normale même dans un autre monde. Elle commença donc à s'intéresser aux questions d'amour et d'épousailles.
Ayo ne devait pas faire d'erreur quant à son choix. Si elle décidait de se marier, c'était pour toujours. En tant que sirène, elle devrait présenter son époux à ses congénaires. Dans ce processus, elle lierait leurs âmes et leur destin pour l'éternité. Lorsqu'elle perdrait la vie, l'homme qu'Ayo choisirait serait obligé de la suivre dans la mort. Ce n'était pas une simple union. C'était un pacte indestructible. Beaucoup s'étaient déjà détruits en partageant ce type d'âme-sœur. Elle avait la possibilité d'ensorceler un homme pour l'obliger à suivre ce destin mais c'était beaucoup trop de travail à son goût. On préconisait de l'affection entre les deux parties pour que le lien soit le plus complet et le plus pur.
Mais pour Ayo, l'amour n'était pas rassurant ou suffisant. Elle avait vu des unions se fracasser car c'était le seul paramètre qui avait été pris en compte. En tant que femme, en tant que sirène, elle ne pouvait pas mal jouer. Il en valait de son futur. Elle n'avait pas besoin de beaucoup d'amour. Ayo voulait un partenariat.
Année 1988
Malgré toutes les connaissances théoriques qu'elle avait enmagasinées, Ayo s'était tout de même écorchée. Elle avait vécu deux relations avant de rencontrer son futur époux. Et un nombre important de rendez-vous organisés par l'intermédiaire de connaissances. Ayo ne voulait pas s'y attarder. Mais elle s'était rendue compte qu'elle était plus avide d'amour qu'elle ne le pensait. N'importe quel compliment la déboussolait. Au point d'abaisser ses standards parfois et de rechercher ses effluves d'amour qui la bouleversaient sans cesse.
Mais ce n'était pas ce qu'il lui fallait pour réaliser ses rêves. Ayo voulait construire son restaurant. Elle ne voulait pas élever ses enfants seule comme trop de femmes dans son entourage de sirènes. Elle voulait se donner tout entière dans les projets de son compagnon de voyage. Elle voulait créer quelque chose de beau même si elle n'était pas assez belle, assez intelligente et éclatante. Et dans ces premières relations, il n'y avait pas eu assez de détermination, de maturité et de confiance pour que ces hommes acceptent de la suivre dans ce pacte conséquent. Ayo s'était parfois oubliée mais la voix dans sa tête lui répétait qu'elle ne devait pas se perdre.
Même si ce n'était pas une sirène parfaite, Ayo ne pouvait pas se compromettre et faire sauter ses aspirations pour des bribes d'amour semblables à des mirages.
Bamidele avait accepté le rendez-vous que son collègue lui avait proposé avec réticence. Le problème était que depuis qu'Adisa avait découvert les joies du bonheur conjugal, il s'était donné pour mission étrange de le marier. Il lui avait déjà proposer plusieurs rendez-vous avec d'autres célibataires pour essayer de créer une étincelle ou une quelconque bêtise de ce genre. Bamidele se demandait s'il voulait quelque chose de sérieux. Après tout, il avait encore le temps avant de construire une famille ou de passer cet aspect particulier de la vie. Il n'avait pas décidé s'il voulait voguer vers une existence différente comme celle des prêtres ou de certains couples peu orthodoxes.
Bamidele allait donc à son rendez-vous avec peu d'attentes ou d'envies particulières. Il espérait qu'il ne s'ennuierait pas. C'était la première fois qu'il rencontrait une sirène dans un tel cadre. Mais au vu des caractéristiques de ces créatures, il était peu probable que ce rendez-vous mène quelque part. Il ne compromettrait pas ses années de vie potentielle pour une femme, aussi belle soit-elle.
Bamidele avait tout de même fait un effort dans son accoutrement. Il portait un bel agbada pourpre de sortie et une montre familiale. L'un des seuls trésors qu'il avait pu conserver des décombres. Il n'était pas laid même si ce n'était pas un modèle de beauté. On lui disait qu'il avait de jolis traits et un certain charme quand il faisait un effort. Il avançait avec nonchalance jusqu'au restaurant au bord de l'eau où aurait lieu leur rencontre. Lorsque la Grande-flamme entra dans l'établissement, il fut surpris de ne pas deviner immédiatement où était assise la jeune femme. La beauté des sirènes ne passait pas inaperçue surtout lorsqu'elles levaient leurs restrictions magiques. Mais là, il n'y avait aucun signe qui différenciait son inconnue des autres femmes attablées, seules. Bamidele sortit sa pierre de rendez-vous qui prit une teinte turquoise sous ses doigts. Il releva la tête et trouva la table où l'objet magique se colora de la même couleur. En levant la tête, il tomba sur une jeune femme plutôt banale qui l'observait de haut en bas avec circonspection.
Son physique était plutôt quelconque. Sa peau, plus foncée que la sienne n'était revêtue d'aucune cicatrice et contrastait avec sa buba et son iro rose et jaune. Son gele presque doré au soleil était noué soigneusement au dessus de son visage rond aux traits d'une douceur saisissante. La seule chose qui trahissait son statut de créature était les éclats verts qui traversaient ses iris marrons. Cette femme n'était pas un canon de beauté, mais elle était plantureuse et se tenait droite et fière. Elle ne détourna pas le regard alors que Bamidele avançait vers elle. La sirène parla avant même qu'il n'ait le temps de s'installer:
« Je m'appelle Ayo. Ton nom ?
— Bamidele, répondit-il, pris de court.
— Est-ce tu viens pour t'amuser ou alors si tu veux continuer, c'est pour quelque chose de sérieux ? Je n'ai pas de temps à perdre. » continua Ayo.
Son aplomb surprit le jeune homme. C'était bien la première fois qu'on lui posait des questions aussi directes à un rendez-vous. Parler de mariage alors qu'ils ne se connaissaient pas étaient bien audacieux. Il était vrai qu'on ne perdait pas de temps, ainsi. Il sourit face au manque de retenue de la sirène qui ne s'embarassa pas à sa demande.
« On n'a même pas mangé que tu me demandes déjà en mariage ? s'amusa Bamidele.
— Comme je l'ai dit, je ne suis pas à la recherche d'une aventure ou d'un ventre hors mariage, continua-t-elle l'air sévère.
— Pour être honnête, le fait que tu sois une sirène ne me donne pas très envie d'avoir une aventure sérieuse. Je tiens à ma vie. Mais la nourriture est bonne ici et je voulais qu'Adisa me lâche un peu avec ses histoires d'épousailles.
— C'est vrai qu'Adisa est un bon client du restaurant. Je n'ai pas pu lui dire non, non plus.
— Il est très insistant. Même si je ne pense pas répondre favorable à ta demande, on pourrait passer un bon déjeuner, non ?
— Tu as intérêt à être loquace alors. On ne sert pas de la haute gastronomie ici.
— Oh, j'ai affaire à quelqu'un de difficile… Le cadre est beau au moins. Regarde, on est à quelques pas du lac ! Je suis sûre qu'une partie de toi rêve de barboter dans l'eau.
— Pas avec le temps que j'ai mis à m'apprêter, répondit Ayo, un sourire se dessinant sur son visage fermé.
— Tu as donc pris du temps pour moi ? déclara Bamidele avec enphase Je suis honoré…
— Nuances, c'est pour moi que j'ai fait ça. Je ne vais pas sortir habillée comme un sac ! » ricana Ayo avant d'interpeler le serveur pour commander.
Bamidele n'avait même pas eu le temps de choisir parmi la carte longue comme un bras. Ayo sembla remarquer son malaise et proposa de commander à sa place, se moquant gentiment de son incertitude. Le repas était moins ennuyeux que prévu.
Lorsqu'Ayo s'était préparée pour son rendez-vous, elle n'avait eu aucun espoir particulier. Elle s'était vêtue de manière assez banale mais avec la classe qu'elle avait su cultiver au fil du temps. Elle n'avait pas eu le temps de se coiffer de manière élaborer. Elle avait donc décider de porter son gele. Depuis qu'Adisa, un des clients réguliers du restaurant où elle était employée, était marié, il tentait de trouver quelqu'un pour un de ses amis proches. Il avait trouvé plein de personnes avant de lui proposer à son tour. Adisa l'avait prévenu que son ami était plutôt frileux concernant les relations amoureuses. Mais il n'était pas très vieux, héritier d'une famille déchue mais héritier quand même. Il avait une situation et travaillait beaucoup. Sa frilosité envers les relations amoureuses faisait supposer à Ayo que ce n'était pas un homme très controlant. Elle avait donc accepté ce rendez-vous qu'Adisa payait à ses frais pour lui faire plaisir plus qu'autre chose.
Lorsque Bamidele était entré dans le restaurant, Ayo avait tout de suite compris que c'était lui qu'elle attendait. Il correspondait à la description qu'en faisait son ami. Il était plutôt grand. Il avait une carrure assez épaisse, des yeux presque noirs qui posaient un regard acéré sur le monde qui l'entourait. Il ne se démarquait pas mais il n'était pas laid.
Elle n'avait pas tergiverser en commençant à lui parler mais elle ne s'attendait pas qu'il lui réponde avec autant de franchise et d'amusement. Leur repas ne s'était pas si mal passé que cela. Ayo avait même plus parlé qu'à certains de ses autres rendez-vous. Leur discussion avait porté sur de nombreux sujets, que ce soit la politique catastrophique du Roi, le commerce, la magie, la différence de perception de l'océan entre les Flammes et les sirènes. Ils avaient même discuté de leurs ambitions professionnelles respectives. Ayo ne s'était pas ennuyée. Elle avait eu l'impression de s'entretenir avec un ami. C'était donc tout naturel pour elle de lui proposer de passer manger quand il le désirait dans le restaurant où elle travaillait.
La deuxième fois que Bamidele avait reparlé à Ayo, c'était dans le restaurant où elle travaillait. Il avait pris le prétexte de la venue de leur ami respectif pour se pointer dans l'établissement. Voir s'affairer Ayo de la sorte était intriguant. Et ses plats étaient à tomber. Il ne pouvait pas mentir. Il n'osa pas négocier le prix au vu de la qualité et passa l'après-midi à quelques pas d'elle à discuter de tout et de rien.
Cela avait été une douce journée. Il s'était amusé et ce lieu devint rapidement un point d'accroche. Et Ayo une personne dont il commençait à se préoccuper.
Bamidele s'était peu à peu intégré à sa vie sans qu'Ayo ne s'en rende compte. Tous les mercredis et vendredis, après son travail, il passait au restaurant pour diner. Lorsque les clients étaient peu nombreux, ils finissaient par discuter ensemble. Plus il l'aidait à faire le rangement. Et il la déposait chez elle avant de rentrer chez lui. Ayo aimait rien de plus que débattre avec lui ou discuter de leurs projets respectifs. Il ne s'était pas moquer de son rêve de restaurant. Il l'avait même félicité de se lancer dans un projet pareil. Bamidele était une personne têtue mais il avait toujours envie de découvrir les choses qu'il ne connaissait pas. Ayo aimait cet aspect chez lui : son envie de se dépasser et de découvrir le monde. Les semaines passant, elle avait fini par le considérer comme un ami.
Au détour d'une conversation, les propos de sa patronne avaient secoué Ayo et lui avait donné le courage d'agir pour elle :
« Du coup, c'est quand que tu te maries avec ton fiancé ?
— Mon fiancé ?
— Ben oui, celui qui passe te voir tous les soirs.
— Ce n'est qu'un ami… Et puis il ne passe que deux fois par semaine.
— C'est déjà beaucoup pour un homme. Cetains maris ne rendent pas autant visite à leurs femmes. Fais attention à ne pas te faire rouler dessus s'il ne veut pas s'engager. » conseilla sa patronne avant de reprendre son travail.
Ce n'était pas la première fois qu'on croyait qu'Ayo était sa fiancée. Et alors qu'au début, Bamidele démentait toujours, il était étrangement silencieux ses derniers temps. Ayo devait-elle lui demander de l'épouser ? Ils s'entendaient bien. Ils pourraient former une bonne équipe et il y avait des unions bien pires. On lui avait dit qu'habituellement c'était à son partenaire de faire la demande mais elle ne se voyait pas attendre comme une imbécile.
Cette idée trotta dans la tête d'Ayo avant qu'elle ne décide de se lancer.
Bamidele lui avait proposé de visiter le vieux bâtiment. Le terrain qu'il avait hérité de sa famille, leur seconde demeure, loin de la maison principale qui avait été calcinée. Cette antiquité se trouvait loin du centre-ville dans un quartier très calme, à cheval avec les champs et la campagne.
Cela faisait des années que Bamidele n'y avait pas mis les pieds, hanté. Le terrain était vaste et juste à côté se trouvait la maison barricadée de sa demi-soeur. Penser à Eniola lui provoquait toujours des sueurs froides. Cela lui rappelait toute leur famille, leur père, la fermeté des mains de sa propre mère sur son front. Seul contact un brin réconfortant de son existence qui avait été englouti par les flammes. Bamidele avait oublié son visage.
Il craignait que les ombres de son passé le rattrapent en rentrant dans la demeure qui lui revenait. D'une des fenêtres, il avait l'impression de pouvoir apercevoir sa demi-soeur dans l'autre maison vide.
Bamidele devait se ressaisir. Il accompagnait Ayo pour lui proposer de racheter ce bâtiment inutilisé. L'héritier ne savait pas quoi en faire. Il ne pourrait pas vivre seul dans un si vaste endroit. Il était parfaitement à l'aise dans son petit appartement dans le centre-ville.
Ayo marchait à côté de lui d'un pas tranquille mais ne put empêcher une exclamation de surprise de traverser ses lèvres en voyant la bâtisse.
«Elle est vraiment immense, Bamidele ! Elle n'a pas été utilisée pendant tout ce temps ‽
— Non, pas depuis… l'incident. » souffla-t-il en ouvrant la porte qui reconnut aussitôt son empreinte magique.
Ayo ne tenta pas de creuser plus sur son traumatisme et lui offrit son silence qui était toujours étrangement réconfortant. Elle le suivit d'un pas rapide, les yeux emplis d'étincelles et sa présence chassa les ombres de son passé qui pourraient surgir à chacun de ses pas. Une lueur s'échappait de son corps alors qu'Ayo abaissait ses barrières devant lui pour la première fois.
La puissance de la sirène l'enveloppait avec douceur et il pouvait presque toucher l'excitation palpable qui la gagnait. Son engouement et sa curiosité étaient communicatifs. Ayo était lumineuse. C'était surprenant. Le pouvoir qu'elle semblait détenir sur lui. Est-ce qu'elle l'enchantait exprès pour le piéger dans ses filets ? Était-ce normal que Bamidele la trouve toujours plus belle à mesure que le temps défilait ?
Dans la vaste demeure, Ayo gambadait presque, décrivant comment elle pourrait emménager les lieux pour en faire un incroyable restaurant. Elle parlait de musique, de grandes cuisines, d'un lieu où tous les enfants et adultes du quartier pourraient transmettre leurs connaissances, où des artistes pourraient performer et égayer les journées. Elle rêvait grand. Et dans cette projection, elle était époustoufflante. Au centre de cet ancien salon qui autrefois, n'évoquait aucune joie à Bamidele, Ayo occupait tout l'espace. Elle s'arrêta dans sa diatribe, d'un seul coup et posa son regard sur lui. Pour la première fois de sa vie, Bamidele eut le souffle coupé par autre chose que la peur ou des forces magiques. C'était troublant. De se sentir dénuder d'un seul regard. Plus intime que les caresses qu'il avait partagé avec des femmes esseulées. Ayo lui faisait peur mais il mourait d'envie de se rapprocher d'elle.
« Tu accepterais vraiment de me le vendre ? C'est ton héritage après tout. Tu voudras peut-être y installer ta famille, dit Ayo.
— Je ne suis pas certain de pouvoir construire une famille. Mieux vaut ne pas vivre dans l'hypothétique. Tu sais quoi en faire, toi, de ce lieu vide, déclara-t-il, intimidé.
— Je sais bien ce qu'on pourrait en faire. On pourrait le partager à deux. Le fond du restaurant est suffisant pour faire une maison convenable.
— Qu… ? bafouilla Bamidele, chamboulé par l'idée qu'Ayo suggérait.
— Pourquoi est-ce que tu ne m'épouses pas ? On ferait un couple plutôt convainquant. Et je vois comment tu me regardes.
— Comment est-ce que je te regarde ?
— Avec la fierté et l'admiration qui pourrait se transformer en affection. Je suis prête à construire quelque chose avec toi, Bamidele. »
Bamidele était sous le choc. De manière peu orthodoxe, Ayo lui demandait de la marier. Et il se sentait démuni face à sa franchise, face à cette force faisant fi de l'inconnu. Elle qui n'attendait plus d'homme dans sa vie était prête à lui faire une place dans la sienne. Lui, qui n'avait jamais pensé pouvoir construire une famille qui ne s'éclaterait pas comme celle qui avait brûlé, se mettait à rêver d'amour. Une partie de Bamidele était morte dans cet incendie. Est-ce qu'il pourrait être un bon père ? Est-ce qu'il pourrait entrer dans ce lieu chaleureux qu'Ayo voulait créer ? Pendant des siècles, il n'avait vu que des cendres et de la douleur. Est-ce que leur mariage pouvait être autre chose qu'une force qui consumait tout.
« Je suis… bafouilla-t-il.
— Je sais que tu viens d'une famille peu fréquentable. Que l'incendie te touche encore… Mais j'ai assez d'eau avec moi. Je n'ai pas peur. Si tu me promets de ne pas brûler notre futur avec les cendres de ton passé, je ferais tout pour ne pas mourir avant qu'on ne soit vieux et décrépis, déclara Ayo.
— Tu te rends compte que je n'ai rien sur moi pour faire proprement ma demande. » souffla Bamidele alors que les larmes lui montaient aux yeux.
Non, il ne pleurerait pas . C'était ridicule, il était plus fort que ça. Enveloppé par les pouvoirs et l'aura implacable d'Ayo, Bamidele s'approcha d'elle avant de poser un genou à terre.
« Ayo, je ne peux pas te promettre de pénétrer dans une belle famille. De la grandeur des miens, il ne reste plus grand chose. Mais je te promets que je ferais en sorte que tu te sentes chanceuse de te tenir à mes côtés. Je te promets de faire en sorte que nous ne fassions qu'avancer ensemble, quoi qu'en dise les autres. Je ferais en sorte que cette promesse en vale la peine. Ayo, veux-tu m'épouser ?
— Je l'accepte, tant que tu m'offres ton sang, ton coeur, ton âme et tes larmes. » répondit-elle, les iris plus lumineuses que jamais.
C'était si étrange qu'ils en arrivent là alors qu'aucun d'eux n'attendait rien. C'était si absurde que lui, qui avait si peur de l'engagement, finisse par offrir son âme à une sirène. Ses amis en riraient sûrement des jours durant. Mais Bamidele ne regrettait rien. Il déposa son front sur les petits doigts potelés de la femme de sa vie. Et il caressa cet annulaire sur lequel il insérerait cette bague qu'il n'avait pas encore.
Le mariage n'avait été qu'une affaire de papiers chez les Grandes-flammes. Une cérémonie avait été organisée mais Ayo et Bamidele avait préféré ne pas dilapider leurs économies pour le futur restaurant. Même si ce n'était pas la fête qu'elle avait imaginée, Ayo était satisfaite de leur mariage. Les rituels du côté des sirènes avaient été difficiles,cependant. Elle avait dû refaire face à sa mère, peu intéressée par son union. Pour elle, Ayo avait toujours été l'enfant rebelle qui ne pourrait pas faire grand-chose de toute façon. Elle accepta néanmoins leur mariage. Ce n'était pas dans les mœurs des sirènes de s'attaquer à une union formée entre deux êtres.
Alors que Bamidele se trouvait torse nu au bord de l'eau, prêt à offrir de manière définitive son âme à l'océan, Ayo hésitait. Elle ne l'avait jamais ensorcelé pour qu'il reste à ses côtés. Et s'il trouvait mieux ailleurs ? Et s'il la trompait ? Elle ne serait plus qu'une sirène bafouée, seule comme bien d'autres. Elle ne mourrait pas mais sa mère semblait si sûre que ce serait le sort qui l'attendrait.
Bamidele sembla remarquer son trouble et déclara :
« Hey ne te préoccupe pas de ce qu'elle t'a dit. Tu dois bien être la seule femme, la seule sirène qui me fera prendre un risque pareil.
— Tu le regretteras peut-être… déclara Ayo.
— Toi aussi. Mais il me tarde de passer ma première nuit à tes côtés, avoua Bamidele. S'il faut mourir une fois pour le faire, pourquoi attendre encore ?
— Pervers, va ! rougit Ayo gênée. Tu n'as pas intérêt à me faire trop mal…
— Je te le promets… Tu ne me lacheras pas dans l'eau, pas vrai ?
— Jamais.»
Ayo s'approcha de lui, sa queue de poisson glissant dans l'eau avec douceur. Elle posa sa main mouillée sur son pantalon de toile et se suréleva pour placer son visage à quelques centimètres du sien.
«Offre-moi tes larmes, Bamidele, souffla-t-elle.
— Je te donne tout de moi. »
C'étaient les mots qui scelleraient leur futur. Prise d'un instinct ancestral tapis en elle, la sirène plongea dans les profondeurs de l'océan, jusqu'à ce qu'il ne reste plus assez d"oxygène pour que Bamidele puisse survivre seul. Dans cette plongée macabre, à cheval entre la vie et la mort, des larmes s'étaient échappées des paupières de son amour. Cinq larmes que seule la sirène avait pu apercevoir. Ayo les transforma en cristaux. Elle les aposerait sur le lustre qu'elle confectionnait depuis des années. Puis elle le réamina, lui insufflant le souffle de vie qui les enchaineraient tous les deux. Qu'ils soient dans le monde d'au-dessus ou celui des eaux, ils navigueraient ensemble. Et même sa mort ne les séparerait pas.
Année 1990
Ayo n'avait jamais vraiment eu de fibre maternelle. Mais depuis qu'elle avait la certitude qu'un petit être grandissait à l'intérieur d'elle, elle se sentait soumise d'une mission. Protéger cet enfant quoi qu'il en coûte. Elle savait que c'était impossible car le monde était trop cruel. Que le monde des Petites-flammes étaient encore ravagés. Que le poids des morts passés, présents et futurs étaient parfois trop pesant. Les injonctions trop fortes. Mais Ayo voulait donner à cet enfant les cartes pour qu'il soit fort et vive une vie digne et belle. Elle ferait tout pour. Elle n'inférioriserait pas ce petit être à l'intérieur d'elle. Elle fera en sorte qu'il accomplisse de belles choses.
Son premier accouchement avait été difficile. Personne ne l'avait préparé à une douleur pareille. L'accoucheuse et une divinatrice du temple de Yemaja étaient restées à ses côtés. Lorsque l'enfant était enfin sorti, qu'elle avait pu entendre les cris de sa fille après qu'on l'avait aspergé d'eau, Ayo aurait pu fondre en larmes si elle l'avait pu. Elle était emplie de fierté et de joie. Son enfant était née le même jour que la prétresse principale du temple d'Orunmila. Elle avait donc décidé de l'appeler Famuyiwa avec l'accord de son père, bien entendu.
Les cris d'Ayo le secouaient mais Bamidele savait qu'il ne pouvait pas entrer dans la salle d'accouchement. C'était une affaire de femmes et cela ne se faisait pas de rester pendant toute le processus. Mais il était mort de peur, effrayé et impatient. Il trépignait presque sur place.
Lorsqu'on l'appela pour qu'il vienne baigner sa fille d'huile de palme, Bamidele saisit alors tout le poids de sa future tâche. Il était père. Ce petit être entre ses mains avait besoin de lui. Il ferait tout pour être un bon père. Il espérait avoir assez pris sur lui pour que son passé ne le rattrape. Il ne voulait jamais blesser ou lever une seule fois la main sur son trésor. Mais si par réflexe il lui faisait du mal, que se passerait-il ? Il garda ses sombres pensées pour lui et embrassa la tête du nourrisson. Tout irait bien. Lorsqu'il revint vers Ayo pour qu'elle puisse enfin sentir la peau de Famuyiwa contre la sienne, il fut saisi d'une joie saisissante à la vision de la femme responsable de ce petit miracle. Ayo ne le laisserait jamais déraper. Et s'il le faisait, elle prendrait les mesures nécessaires. Il lança une blague un peu plate. Ayo rit avant de l'obliger à lui tendre sa fille. Il s'assit à côté d'elle, ému.
Bamidele voulait tout offrir aux deux reines de sa vie.
Famuyiwa était une petite fille calme, intelligente et très sensible. Elle était adorable et elle pourrait aller très loin dans sa vie. Néanmoins, Famuyiwa était aussi maladroite et il était vrai qu'elle ne semblait pas toujours bien comprendre comment se comporter avec ses petits camarades de jeu. Par beaucoup de points, sa fille lui faisait penser à elle, surtout au niveau de sa difficulté à communiquer avec les autres. Ayo faisait néanmoins en sorte que ces aspects limitent moins sa fille qu'elle. Elle avait réussi à trouver des tissus qui lui permettraient de respirer et de se mouvoir sans trop de difficultés. Elle ne l'empêchait pas de sautiller dans tous les sens ou de défaire ses tresses par inadvertance lorsqu'elle réfléchissait trop. Comme elle, Famuyiwa semblait avoir des difficultés à se souvenir de se nourrir ou de boire. Elle la forçait donc à suivre à la lettre ses horaires de repas.
Ayo ferait en sorte de rendre la vie de sa fille plus simple pour qu'elle ne se sente jamais de trop dans ce monde. Il était vrai qu'elle avait été déçue que Famuyiwa ne soit pas une sirène. Sa mère l'avait beaucoup critiquée par rapport à cela. Mais lorsqu'Orunmila l'avait choisi pour faire partie de son temple, Famuyiwa avait été si excitée et avait en même temps eu si peur de la décevoir qu'Ayo avait laissé ses craintes de côté. Si sa fille voulait devenir une prêtresse, elle l'aiderait à atteindre son objectif même si tout le monde lui disait qu'elle n'avait aucune chance. Ayo lui donnerait moins de responsabilités qu'elle à son âge et lui fournirait les ressources nécessaires. Comment la fille forte, responsable et brillante qu'elle élevait pourrait échouer ? Elle ferait en sorte que sa route soit pavée de succès. Le pouvoir, une maison, un beau mariage avec une personne d'honneur. Famuyiwa méritait tout cela même si elle ne croyait pas assez en elle au goût d'Ayo.
Famuyiwa était son premier petit trésor. Il était normal pour Bamidele de la gâter. C'était un miracle que sa fille soit rester humble au vu de tous les jouets qu'il ramenait de son travail. Bamidele avait adoré la suivre dans toutes les étapes de sa vie. Lorsqu'elle l'avait appelé Baba après lui avoir vomi dessus, il n'avait jamais été aussi heureux de sa vie.
Bamidele se rendait compte que parfois, Ayo poussait un peu trop Famuyiwa pour qu'elle donne le meilleur d'elle-même. Il lui arrivait de recadrer Ayo par rapport à ça. Il ne fallait pas qu'elle se sente obligée de performer autant pour prouver quelque chose aux autres. Mais Famuyiwa semblait travailler avec joie, donc Bamidele la laissait faire. Il lui avait fallu du temps pour se sentir assez à l'aise pour la punir quand elle fautait mais Bamidele n'était pas seul. Et il était proche de Famuyiwa comme son père ne l'avait jamais été avec lui. Il n'était pas très loquace mais il chérissait ses moments où sa fille ainée et lui s'asseyaient ensemble aux portes de la maison, pour déguster des fruits avant que le soleil ne se couche. Même en grandissant, Famuyiwa avait conservé cette habitude. Était-ce parce qu'elle avait compris que cela faisait du bien à son père ? Il n'avait jamais osé le demander à cette femme un peu trop perspicace à son goût.
Année 1993
Tout n'avait pas été aussi lisse avec l'arrivée de sa deuxième fille : Omilaye. Ayo ne pensait pas avoir une fille aussi bornée et têtue de sa vie. Elle n'écoutait jamais rien, n'en faisait toujours qu'à sa tête, quitte à se blesser. Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas les membres de sa famille mais Omilaye était une véritable pile électrique. Et son statut de sirène n'arrangeait pas les choses, au contraire. Elle avait du mal à contrôler son aura et ses pouvoirs. La notion de mesure et de pudeur semblait lui être étrangère. Et pour ne rien n'arranger, sa grand-mère l'avair ramené de force chez elle après un court séjour sous l'océan car elle s'était mise à pleurer. Une sirène qui pleurait n'était pas commun. Les larmes rappelaient l'héritage de son père. Elle était aussi une Grande-flamme.
Omilaye était créative. Elle était bruyante, expressive et aimante. Mais elle ne faisait pas toujours attention. Aux autres et à elle. Ayo ne voulait pas qu'Omilaye se dévergonde au point qu'on la regarde mal dans la rue, qu'on la traite comme une paria, qu'on la fasse souffrir. Ayo ne comprenait pas pourquoi elle lui faisait honte et n'avait pas peur du regard des autres au point de leur rire au nez. Une partie d'Ayo était agacée de cette tête dure mais une autre s'en accommodait. Elle préférait un âne bâté à quelqu'un qui se soumettrait trop. Une partie d'elle était fière que personne n'ait la puissance d'écraser la lumière de sa précieuse enfant.
Omilaye était une flamme qu'on ne pouvait éteindre. Bamidele n'avait jamais voulu reproduire l'envie de limiter ses enfants comme son paternel avant lui mais il y repensait de temps en temps avec Omilaye tant elle était frivole, désinvolte et incapable de rester en place ou de lisser son attitude. Il y en avait eu des cris à cause des disputes avec sa mère. Dans ces situations, le mieux était de ne pas prendre parti et de laisser passer l'orage. Il était vrai que Bamidele avait vu rouge lorsqu'il avait eu vent des aventures de sa fille. Le nombre de fois où il avait dû la confiner dans sa chambre pour qu'elle ne fasse pas de folies était ahurissant. De plus, elle était obsédée par le monde des Petites-flammes de manière trop prononcée à son goût. Mais malgré leurs différents, ils s'amusaient bien ensemble. Et ce n'était qu'avec Omilaye, que Bamidele partageait sa fascination pour les photographies des Petites-flammes.
Année 1996
Oyeniran était la plus douce de ses trois filles et la plus gentille. Elle avait une bonté qui surpassait celle d'Ayo, c'était certain. C'était elle qui avait été responsable des nouveaux aménagements pour le restaurant comme de repas tarif jeune, des journées jeux pour les personnes se sentant seules. Elle avait fini par programmer tous les spectables. Oyeniran était la seule qui avait le désir et la capacité de reprendre le restaurant et Ayo était fière d'elle. Oyeniran était néanmoins très peu sûre d'elle et se mettait souvent en retrait. La sirène était timide mais Ayo faisait pourtant en sorte de lui donner les rênes et de la complimenter. Oyeniran devait se rendre compte de la force et du talent qu'elle possédait.
Oyeniran était le petite princesse de Bamidele. Il ne fallait pas se détromper. Toutes ses filles étaient ses princesses mais Famuyiwa roulait des yeux s'il utilisait ce terme et Omilaye n'acceptait que le titre de reine. Il n'y avait qu'Oyeniran qui avait accepté ce petit surnom. Même si elle était la plus discrète des trois, Oyeniran n'était pas dénuée de qualité et par son calme et sa patience, sa corpulence plus menue que ses soeurs, elle rappelait parfois à Bamidele sa mère qu'il n'avait jamais vraiment eu le temps de connaître. Quand il l'écoutait chanter, Bamidele avait l'impression d'être emporté dans un autre monde et il espérait que personne n'oserait jamais l'écorcher. Quiconque tenterait de le faire devrait lui passer sur le corps.
Année 2000
Ayaba était l'enfant qu'Ayo n'aurait jamais cru faire entrer dans sa vie. Mais l'existence était pleine de surprises et l'arrivée de Blaise et Pansy dans son quotidien en avait été une. Ayo se rappelait très bien de leur première rencontre. Ils étaient arrivés au pied du bâtiment vide juste à côté du leur, l'air épuisé et complètement perdus. C'était un client qui avait déboulé dans leur restaurant pour annoncer que le fils d'Eniola Zabini était revenu et qu'il était le portrait craché de son père et de sa mère. Ayo se souvenait encore de la douleur et de la peur qui avaient ressurgi chez son mari à l'idée de revoir le fils de sa demi-soeur. Il s'était immédiatement enfermé dans leur chambre à cette annonce. Ses filles qui jouaient sur une table étaient venues lui poser des questions sur l'état de leur père et Ayo avait dû prendre les choses en mains.
La première impression que Pansy et Blaise lui avaient laissé était celle de fragilité. Alors qu'ils étaient adultes, ils avaient l'air plus proches d'adolescents que de personnes tout à fait construites. Et surtout, Pansy était enceinte. Ayo l'avait tout de suite senti avec ses pouvoirs de sirène même si la jeune femme le cachait bien. Elle avait accepté de les aider par pitié au départ. Ils parlaient très mal le Yoruba. Ils étaient complètement perdu et avait eu besoin de son aide pour entrer dans l'ancienne demeure d' Eniola et Kayin Zabini. C'était elle qui avait poussé Bamidele à entrer en contact avec son neveu. Blaise n'était pas un homme horrible et il avait fait un long chemin pour revenir au Nigeria. On ne pouvait pas lui imputer tous les crimes de sa mère.
En tant que famille, il fallait se soutenir lorsqu'on ne se crépait pas le chignon. C'était ce qu'Ayo avait enseigné à ses filles et elle comptait leur montrer comment le faire de manière effective. Elle avait aidé de bon coeur Blaise et Pansy à régulariser leur mariage. Bamidele les avaient ensuite rejoints dans cette aventure après avoir négocié avec Blaise une partie de son terrain.
Même si ils étaient très différents et n'avaient pas la même façon de voir le monde, elle s'était bien entendue avec le couple. Dès qu'Ayaba était née, Ayo l'avait considérée comme l'une de ses filles.
Cette enfant s'était battue pour arriver sur cette planète. Et Ayo l'aimait déjà. C'était la raison pour laquelle elle avait proposé à Pansy de la laisser à la cité d'Ife en échange d'une rente pour ses études. Ayo savait à quel point le monde des Petites-flammes était cruel. Et au vu des séquelles que Pansy et Blaise portaient en eux, elle ne voulait pas qu'Ayaba soit exposée trop tôt au monde des sorciers qu'ils avaient fuis.
Ayaba était une sorte de miracle. Une sorte de pont avec ce passé que Bamidele avait voulu oublier et ce présent dont il était fier. Il lui avait fallu du temps mais il avait fini par considérer Pansy et Blaise comme des membres à part entière de sa famille. Il était bien obligé alors qu'il voyait leur fille fleurir sous ses yeux.
Ayaba était une enfant perspicace et têtue. Elle savait ce qu'elle voulait et était d'une curiosité maladive. C'était elle qui c'était mise à l'appeler Tonton alors qu'il ne cessait de lui dire qu'il était son grand-oncle. La petite fille le trouvait trop vieux pour une telle appellation et ne l'avait jamais écoutée.
C'était la seule à être affiliée au temple d'Eshu, comme Blaise et lui. C'était Bamidele qui avait été présent lors de sa cérémonie. Il se rappelait encore de son tremblement, de sa crainte, lorsqu'elle avait reçu son opele. À leur sortie du temple, Ayaba lui avait avoué qu'elle aurait aimé que ses parents à l'autre bout du monde, soient présents. La petite fille de trois ans avait pleuré sur son épaule. Le détail qui l'avait calmé avait été de savoir qu'elle était liée au même orisha que son tonton adoré. Et Bamidele n'avait jamais oublié le ravissement et la fierté d'Ayaba à cette idée.
2018: La nuit après le saccage des ombres
Ayo avait peur. Elle se demandait si elle avait transmis assez d'amour à ses filles. Elle ne savait pas si elle leur avait assez transmis pour qu'elle puisse se battre dans ce monde cruel. Elle aurait aimé qu'elles ne traversent pas d'épreuves difficiles mais c'était impossible de contrôler l'extérieur. Ayo aurait aimé ne pas avoir eu besoin de les blinder, de les armer pour affronter le pire. Même si elle ne les comprenait pas toujours, même si des conflits éclataient, elle les aimait, plus que tout. Ayo était fière de chacune d'entre elles. Et même si ses "Je t'aime", presque couverts par la nuit étaient rares, chacune de ses actions criaient son affection pour ses enfants. Elle voulait restée forte et tout porter. Ayo avait promis à Bamidele qu'elle ne se laisserait pas emporter trop vite. Mais elle sentait les ombres de Fatumbi dans ses rêves. Les ombres la poursuivaient et faisaient ressurgir des souvenirs douloureux sur lesquels elle ne voulaient pas s'attarder. Elle voulait simplement penser à son amour, à la main de Bamidele qui ne l'avait jamais lâché depuis ce jour où elle s'était confessée.
Bamidele avait espéré être un meilleur père. Malgré tout son amour, il avait parfois l'impression d'être trop en retrait, de ne pas réussir à s'ouvrir pour partager avec ses petites chipies. Mais il les aimait profondément. Et il n'arrivait toujours pas à croire qu'ils avaient réussi à former une famille soudée, où l'on se sentait aimé, avec Ayo, Blaise et Pansy. Qui aurait pu croire qu'un miracle pareil pourrait se produire. Qui aurait pu croire qu'un peu d'eau sur un tas de cendres aurait fait naître une pluie d'étoiles perpétuelles ? C'était Ayo qui lui avait permis d'y croire en transformant ses larmes en joyaux. Et en lui permettant de les laisser derrière lui pour apprendre à aimer à ses côtés. Bamidele sentait les ombres de Fatumbi de plus en plus proches. Il ne savait pas s'il prendrait son âme ou celle de son amour avant lui. Mais lorsqu'il sentit la main d'Ayo serrait la sienne un peu plus fort, il comprit qu'ils n'avaient plus la force de lui échapper.
Dans la nuit calme et tranquille, Fatumbi jubilait. Elle avait réussi à entrainer de nouvelles personnes dans l'obscurité de leurs souvenirs et du monde. Elle avait attrapé une sirène qui n'avait jamais regretté de quitter son environnement, entrainant son amant dans sa perte.
Omilaye pleurait. Elle pleurait et gémissait en continu, devant le lit de leurs parents. Ils étaient plongés dans ce sommeil semblable à la mort, main dans la main. Ils ne bougeaient plus. Ayaba n'était plus dans la pièce depuis des lustres. Elle s'était échappée de la chambre sous le choc. Et Oyeniran était prostrée dans un coin, silencieuse. Les ombres de Fatumbi les avaient attrapés. Et il ne leur restait que deux mois pour espérer y échapper.
Famuyiwa avait en tête les mots que sa mère lui avait dits la veille. Ils tournaient en boucle. Elle devait être forte pour maintenir la famille en place. Elle devait jouer son rôle de prêtresse et appeler la garde royale et le service de recensement pour leur faire part de la nouvelle. Famuyiwa avait une réunion. Elle devait s'assurer que ses soeurs tiennent le coup. Pousser Oyeniran à rouvrir le restaurant dès que possible pour servir de refuge de normalité pour le quartier. Elle ne devait pas laisser la douleur la broyer sinon son monde s'écroulerait définitivement.
Famuyiwa n'avait pas le temps de pleurer.
