Chers lecteurs, voici enfin mon nouveau chapitre. Désolée pour l'attente. Un avertissement modéré, pour évocation de violence et de violence sexuelle.

Les deux femmes entrèrent dans le building dès huit heures, non sans une certaine appréhension. Regina ne cessait de tripoter, au fond de sa poche, le petit objet que lui avait confié Eugène King, à qui elle avait raconté toute l'affaire. Il lui avait formellement déconseillé de se rendre à ce rendez-vous, peut-être crucial, sans assurer sa sécurité et celle d'Emma. Malgré les serments de l'ancien gardien, rien ne pouvait garantir qu'il n'était pas envoyé par George King. Dans l'ombre, celui-ci ne pouvait qu'avoir pris connaissance des accusations de plus en plus précises que le parti adressait à l'institution dont il était le directeur. Eugène savait son cousin capable de tout. Dépourvu de limite morale, il n'hésiterait pas, s'il se sentait acculé, à intimider son ennemie physiquement. Le vice-président du parti Humains, ainsi bien sûr que Regina elle-même, avaient pris leurs dispositions. Quatre gardes de confiance avaient été postés dans les bureaux adjacents à celui qui devait servir de salle de réunion, en compagnie d'Eugène lui-même. En cas d'alerte, l'une des deux femmes, ou les deux, n'auraient qu'à presser le bouton de l'alarme qu'elles conserveraient à portée de main.

Regina jetait des regards en coin à Emma, qui lui semblait très pâle, et gardait les yeux baissés. Elles prirent tout leur temps, pour s'installer, et discutèrent, autour d'un café, avec Eugène, afin de préparer la réunion et les sujets à aborder.

À neuf heures piles, l'interphone posé sur le bureau clignota. Le gardien annonça. «Maître Mills, un certain Davis et un certain Pledge demandent à être entendus. Ils disent qu'ils ont rendez-vous.» «Faites-les entrer. Merci, Edward.» Eugène s'éclipsa. Deux minutes plus tard, on frappait à la porte et Edward introduisit deux hommes. Regina sentit l'orpheline, assise à côté d'elle, se crisper. Davis avait un peu maigri. Il arborait un air sérieux, impénétrable. Le nouveau venu, lui, semblait incroyablement jeune. Vingt ans tout au plus, maladroitement endimanché. Visiblement mal à l'aise, il triturait sans cesse le coin de son costume trop grand. Il portait une petite moustache que l'avocate trouva particulièrement ridicule.

Les deux femmes les firent asseoir en face d'elles. La belle brune avait offert à Emma de mener la conversation mais cette dernière ne paraissait pas en état de le faire. Aussi prit-elle la parole.

- Messieurs, je vous avoue que nous sommes, Mademoiselle Swan et moi, très étonnées de votre visite.

Davis eut un hochement de tête.

- Je m'en doute, Maître Mills. Croyez-moi, ce n'est pas facile non plus pour nous…

La ténor du barreau se redressa sur sa chaise, et ses yeux lancèrent des éclairs. L'ancien gardien sembla comprendre sa réaction. Il leva une main apaisante…cette main qui avait tant de fois tenu la verge.

- Je sais…c'est pour Mademoiselle Swan que c'est le plus dur, bien sûr…

Et il se tourna vers Emma, dont le teint avait à présent perdu toute nuance de couleur et dont les lèvres tremblaient, mais qui continuait pourtant à vriller de son regard vert son ancien bourreau. Ce dernier, les yeux fuyants, murmura: «Je vous ai vues, toutes les deux, à la télé. Je ne suis pas d'accord avec tout ce que vous dites, mais…En tout cas, j'ai démissionné. Même si mon nouveau poste paie moins, je suis beaucoup plus heureux. Et…et…Mademoiselle Swan…je tenais à…à m'excuser. Je sais que ça ne change rien…»

Il y eut un silence, que rompit Regina.

- Cela ne change rien, en effet…

- J'accepte vos excuses, Davis.

Regina regarda brièvement sa compagne. Ses joues étaient à présent d'un rose très léger.

Un nouveau silence, extrêmement chargé. Puis, Davis reprit la parole.

- Les derniers temps, tout le monde parlait de vos interviews, dans le centre. On en discutait à voix basse, de peur que le patron ne débarque à l'improviste. Il était d'une humeur encore plus massacrante que d'habitude. Les gardiens n'étaient pas d'accord entre eux non plus…Il y a eu quelques départs. L'un de ceux qui sont partis n'a jamais été remplacé…alors qu'en temps normal, il n'y a aucun problème pour recruter…Je me suis accroché jusqu'à…jusqu'à cette émission.

Il déglutit péniblement. Ses yeux étaient toujours tournés vers le bas. Les deux amies le regardaient, très surprises de son comportement.

- J'ai vu quand vous avez baissé votre pantalon. Je me suis rendu compte que tout le monde voyait ce que j'avais fait…que ma mère le voyait certainement. Elle ne savait pas que c'était moi qui…qui me suis occupé de certaines exécutions, à ce moment-là mais... Elle m'a posé la question. Et je n'ai pas pu mentir. J'ai eu tellement honte. Si j'avais honte, c'était forcément que j'avais fait quelque chose de mal. C'est là que j'ai démissionné. Et je sais que plusieurs gardiens sont partis en même temps.

Il se tourna enfin vers Pledge, qui paraissait dépassé et confondu.

- Jack est arrivé juste avant la relaxe de Mademoiselle Swan, comme je vous l'ai dit au téléphone. Nous avions déjà un peu sympathisé, dans la salle des gardes. C'était dur pour lui, alors j'ai essayé de le conseiller. Il travaillait dans l'aile M. Après la première exécution dont il a eu la charge, je l'ai trouvé en train de vomir dans les toilettes.

L'intéressé baissa encore plus la tête. Davis poursuivit.

- Il y a quelques jours, il m'a téléphoné. Il avait l'air complètement désespéré. Je lui ai conseillé de chercher un nouveau travail mais il ne voulait rien entendre…Alors je l'ai invité à boire un verre, pour le convaincre de quitter cet enfer. C'est là, après deux bières, qu'il m'a fait une révélation.

Il s'adressa enfin au jeune homme et lui dit d'une voix mesurée: «Allons, Jack…il vaut mieux que tu leur dises toi-même ce que tu m'as raconté. On s'est mis d'accord. Tu n'as rien à craindre.»

Il s'écoula peut-être trente seconde, une éternité, avant que Pledge ne prenne enfin la parole. C'était la première fois que les deux amies entendaient sa voix, encore plus nasillarde que celle de Davis. C'était presque le timbre d'un adolescent n'ayant pas achevé sa mue. Les paroles furent entrecoupées de raclements de gorge embarrassés, de silences pesants, de bégaiements et de bafouillages, mais le jeune garde parla, jusqu'à ce qu'il eût terminé son histoire.

- Mademoiselle Swan est partie un mercredi…J'le sais pac'que tout l'monde en a parlé…même avant l'émission…le tour de force de Maître Mills, l'humeur du patron, tout ça…Le lundi d'avant…j'devais aller chercher un dossier, dans l'aile P…les collègues m'avaient envoyé. C'était toujours moi. J'étais l'bleu. J'le suis toujours d'ailleurs. J'me suis perdu. Les collègues et l'patron disent qu'un jour j'me perdrai dans les chiottes. J'me suis r'trouvé dans l'aile N. La salle d'exécution est au tout début du couloir. J'ai entendu des cris. C'était normal évidemment…sauf que…je sais pas…cette fois j'ai eu une sale impression…qu'c'était encore pire que d'habitude. Et puis…ça f'sait un bout d'temps que j'tournais en rond, comme ça…Si j'revenais pas très vite avec le foutu dossier, les gars allaient encore se plaindre au chef…J'pouvais pas perdre c'travail. J'venais d'me marier, vous voyez? J'ai eu la trouille. Normalement les salles d'exécution sont fermées à clef, pendant les fessées. Mais j'y ai pas pensé. J'voulais juste d'mander mon ch'min, vite fait. Les cris, derrière la porte…y z'étaient…tellement horribles…J'ai tourné la poignée tout…tout doucement…z'avaient dû oublier d'fermer…j'ai ouvert juste un chouia, en f'sant attention à pas faire grincer les gonds. J'me disais que normalement y a toujours un garde qu'est près d'la porte et qui s'occupe de la paperasse. Qui compte les coups, tout ça…Ou alors un avocat. J'voulais d'mander mon ch'min, discret, puis r'partir. Mais y avait personne près d'la porte. Alors j'ai ouvert, juste assez pour j'ter un œil. Mademoiselle Swan était attachée su'l'banc d'exécution. Son pantalon était baissé bien sûr. Mais son uniforme était relevé jusqu'au cou. Et ça c'était pas normal. Et elle hurlait. Et j'ai vu…j'ai vu Booth et Hunt, penchés sur elle. Z'étaient pratiquement collés l'un à l'autre. Y…

Il jeta un furtif coup d'œil penaud à Emma, qui enserraient dans ses deux poings réunis le bord du bureau, si fort que ses phalanges avaient la couleur de la craie. Davis posa une main sur son épaule et l'encouragea, de sa voix nasillarde: «Allez, mon gars. Crache le morceau. On est là pour ça.» Le jeune homme prononça à toute vitesse la dernière phrase, comme pour s'en libérer.

- Y lui suçaient les tétons. J'ai bien vu.

Il baissa les yeux sur ses genoux et acheva son récit.

- J'ai r'fermé la porte. J'ai jamais fait aussi gaffe en r'fermant une porte. J'suis r'parti dans l'couloir en marchant sur la pointe des pieds. Les hurlements sont dev'nus encore plus horribles quand j'suis arrivé au bout. Après, j'ai enfin r'trouvé mon ch'min. J'me suis pas fait virer pac'qu'y sont désespérés tellement y manquent de gardiens. Mais j'ai rien dit à personne jusqu'à…jusqu'à Davis…

Regina était tellement stupéfaite qu'elle n'eut même pas un sursaut. Son visage de madone n'exprima rien. Elle tourna sans le vouloir la tête vers Emma, qui semblait elle aussi incapable de réagir, et fixait, les yeux écarquillés, ce témoin si précieux. Il aurait pu ne jamais se manifester. Sans Davis, il ne l'aurait certainement pas fait.

L'avocate dut faire un immense effort sur elle-même pour sortir de sa torpeur. Ce fut bien sûr pour s'adresser à son amie.

- Emma…la veille de ta relaxe, tu m'as raconté ce qu'ils t'ont fait…enfin, une partie.

L'orpheline hocha la tête, sans mot dire. Elle fixait toujours le jeune gardien.

- Puis…le lendemain, et surtout le surlendemain, tu en as encore parlé…Tu m'as dit qu'à un moment, tu avais…

La belle brune ferma les yeux, afin de se concentrer et de faire appel à des souvenirs précis, pour ne pas fausser son témoignage.

- …«entendu quelque chose de bizarre».

La jeune femme tourna la tête vers son amie. Ses pommettes étaient rouge vif, au milieu de la pâleur blafarde de son visage.

- Oui…je comprends maintenant que c'était une porte qui s'ouvrait. Vraiment un tout petit peu…et si lentement que les gonds n'ont pas grincé.

Regina attrapa la main glacée de l'orpheline.

- C'est une chance inespérée!

Elle savait que la jeune femme comprenait les enjeux, sans qu'il faille lui expliquer. Il ne manquait que son consentement pour aller plus loin. Emma hésita quelques secondes, puis hocha la tête. L'avocate se tourna alors vers Pledge…Jack…c'était son prénom.

- Jack. Je vous remercie pour votre visite. Je comprends le courage qu'il vous a fallu, et Emma aussi, soyez-en sûr. Mais cela ne suffit pas. Il nous faut votre témoignage…au tribunal.

Aussitôt, le jeune homme se ferma comme une huître. Il croisa les bras et secoua la tête, l'air buté.

- Non, non, non! J'ai besoin de ce travail! Ma femme est enceinte! En plus…vous les connaissez pas! Le patron. Booth et Hunt! Ils me feraient des ennuis. Des gros!

«Nous vous protégerions!» assura Regina d'un ton sans appel. «Vous êtes un témoin clef. Je suis la présidente de mon parti. Il prend de plus en plus d'ampleur. Nos membres ne cessent d'augmenter. Au dernier sondage, nous étions à plus de vingt pour cent d'intentions de vote! Un procès que nous gagnerions nous mettrait véritablement en concurrence avec les conservateurs, Jack!»

Mais le jeune homme continuait à secouer la tête, avec une opiniâtre méfiance. L'avocate comprit que les arguments politiques ne le convaincraient pas. Il fallait l'aborder de façon plus personnelle.

«Si vous sortez de l'ombre, George King ne pourra pas vous attaquer, sinon en paroles. Et comme je vous l'ai dit, nous vous protégerions. Nous vous trouverions facilement un autre travail, mieux rémunéré et surtout plus gratifiant!Nous avons besoin de gardiens. Moyennant une petite formation, pour laquelle vous seriez d'ailleurs dédommagé, vous pourriez intégrer le service de sécurité de cet immeuble.»

Pledge s'immobilisa et releva légèrement la tête. Il écoutait. La juriste joua son va-tout.

- Votre femme est enceinte, m'avez-vous dit. Félicitations! Ne souhaitez-vous pas un monde meilleur, pour votre enfant? Un monde où on ne le battra pas, sous prétexte de l'éduquer? Un monde où son père n'ira pas travailler la boule au ventre?

Davis, qui avait suivi l'échange avec un respectueux intérêt, posa à nouveau une main sur l'épaule de son ancien collègue, qui prit la parole.

- On a fait une échographie hier. C'est une fille…

Son regard se perdit quelques instants dans un coin de la pièce.

- Vous m'jurez, pour l'travail? Et qu'vous protégerezma famille?

«Je vous en fais le serment solennel!» répondit gravement Regina.

Sans rien ajouter, le jeune homme tendit sa dextre. L'avocate la lui serra, presque trop fort. Il échangea ensuite une longue poignée de main avec Emma.