Partie 1.Comment moi, Marianne Fabrou, j'ai découvert le carnet de Miss Elizabeth Brown

L'été 1990, pour fêter le baccalauréat, mes parents m'avaient inscrite en colonie de vacances en Angleterre*. Au terme de cet ennuyeux séjour, ponctué de crises de migraines – mal dont je souffre depuis le collège, et qui m'isolais, comme toujours, du reste du groupe -, était organisée une balade dans un vide-grenier, à Oakworth. Explorant, seule, sans but et presque malgré moi, ce vide-grenier, j'ai trouvé par hasard, au fond d'une boîte à chaussures remplie de vieilles cartes postales, un petit carnet. Sa couverture était en cuir bleu et ses pages fines étaient recouvertes d'une écriture ancienne et penchée, laissant parfois la place à des aquarelles. Ces dernières étaient charmantes et bien conservées, en particulier un minutieux dessin de jeu de l'oie en forme de coeur bleu. J'en ai fait l'acquisition pour seulement un pound, dans l'idée de découper les images et de décorer ma chambre. J'étais loin d'imaginer que ce petit carnet bleu allait changer ma vie.

Lors du trajet du retour, dans l'avion, j'ai en effet découvert qu'il renfermait entre ses pages un long poème. Son titre était inscrit en lettres capitales : YOUNG ELAINE'S LOVE CONQUERED. Le poème était précédé d'un court prologue, et se clôturait avec le dessin du jeu de l'oie. Enfin, il était signé et daté: «Miss Elizabeth Brown, november 1848».

Dans son prologue Elizabeth Brown expliquait ce qui l'avait amené à écrire ce poème. Un fantôme venu du Moyen-Age, celui d'une pucelle nommée Elaine d'Astolat, lui avait rendu visite dans la nuit. Le poème qu'elle s'apprêtait à retranscrire «se donnait pour viséede rapporter le contenu des authentiques paroles du fantôme». «Un souhait unique guide ma plume: sauver uneâme errante» disait Elizabeth Brown, «Elaine d'Astolat, la maudite vierge au Lys, n'est point morte sur la Tamise comme chacun le croit! Elleesten réalité partie à la conquête de son chevalier, elle a bravé le sort…Décrochez les peintures, déchirez les poèmes, car, moi, Elizabeth Brown, j'inscris ici et d'une encrenoire, l'authentique, le véridique récitd'Elaine d'Astolat! ». Je ne connaissais alors rien de cette Elaine, et il me faudrait encore une année pour comprendre que de grands poètes avaient écrit sur elle - mais mon coeur battait la chamade: une «âme errante», tout comme moi. Ainsi a commencé mon envoûtement.

De retour chez moi, à Albi, il m'a fallu bien du temps pour déchiffrer le poèmeen entier : le vocabulaire me manquait, des passages étaient incompréhensibles, et les migraines me ralentissaient. Peu à peu, l'histoire d'Elaine d'Astolat m'est apparue: elle partait à la conquête d'un chevalier appelé le Chevalier sans Nom, elle s'enfonçait dans une passion obscure, elle traversait des contrées souterraine, et elle courait à sa perte car le chevalier disparaissait, n'existait plus. Elaine était piégée. C'était un poème pour dire un immense chagrin (d'amour), un conte initiatique.

Aussi, ce texte avait une forme bizarre: d'abord écrit comme un conte en vers, il adoptait à mi-parcours un autre style, qui me faisait penser à un texte sacré. Les particularités de l'histoire comme de la forme du poème m'ont fasciné, je n'avais jamais rien lu de tel, et j'en ai déduit que ce double poème était un chef d'oeuvre inconnu. Convaincue que La conquête d'amour d'Elaine devait absolument être révélée au monde, j'ai alors décidé de traduire moi-même le carnet d'Elizabeth Brown.

Ainsi commence la première page A4 du dossier. Pour introduire le poème de Miss Elizabeth Brown, qu'elle a reconstitué, Marianne Fabrou fait l'étrange récit de ses tourments, elle raconte comment elle a découvert puis traduit ledit poème.