Poker

Chapitre 13

Vendredi23mars 2029, Zurich, Suisse…

Les sœurs Polaris avaient décidé de régler rapidement cette histoire d'héritage qui leur venait de leur mère. Elles avaient pris contact par téléphone avec Asmita Virgo et la God Warriors Investments. La seule chose qu'il avait demandée comme preuve de leur identité fut une phrase convenue avec le notaire et il les informa qu'il avait reçu un mail de celui-ci indiquant qu'il avait clôturé la succession. Il semblait aussi en savoir beaucoup et il fut incroyablement facile d'obtenir un rendez-vous très rapidement. Une fois n'est pas coutume, Siegfried ne les accompagnait pas. Elles avaient pris l'avion très tôt pour Zurich à l'aéroport Marseille Provence. Un vol direct d'une heure et demie. Il n'était que onze heures du matin quand elles pénétrèrent dans le hall de la société d'administration de biens. Tout n'était que verre et acier pour capter autant de lumière que possible. Il y avait beaucoup de monde qui circulait dans tous les sens. Certains se dirigeaient vers les ascenseurs, d'autres en sortaient pour aller vers un large couloir et disparaitre derrière une porte. Les hôtesses d'accueil étaient vêtues avec élégance et sobriété. Un tailleur, jupe ou pantalon rouge sur un chemisier blanc et une veste où était accroché un badge avec leur prénom. Les chaussures en cuir de la même couleur que l'ensemble avaient un talon qui ne dépassait pas les trois centimètres pour qu'elles soient confortables à porter toute la journée. Elles avaient toutes le sourire comme si leur travail les comblait infiniment, qu'il n'y avait rien de mieux au monde. Et ce fut vers l'une d'elles qu'Hilda et Freya se dirigèrent.

—Bonjour, la salua la cadette.

—Bonjour, comment puis-je vous aider? leur demanda la jeune femme brune prénommée Helena (1) avec un très beau sourire.

—Nous avons rendez-vous avec monsieur Asmita Virgo.

—Vous devez être Hilda et Freya Polaris? Venez avec moi, monsieur Virgo vous attend…

Elle semblait avoir été informée de leur arrivée. Les deux sœurs se regardèrent et haussèrent les épaules. Elles suivirent l'hôtesse qui appuya sur le bouton d'un ascenseur. Elles ne ressentirent aucun déplacement tant il était souple. L'immeuble de bureaux comportait six d'étages dont la moitié étaient occupés par la God Warriors Investments. Situé sur le quai Général Guisan, il faisait face au lac Obersee sur lequel il avait une vue imprenable et qui offrait un magnifique paysage par cette superbe journée.

—Excusez-moi, mais vous sembliez nous attendre, s'enquit Freya, curieuse.

—Monsieur Virgo nous a prévenus de votre arrivée, expliqua la jeune femme.

—Vous êtes une de ses secrétaires?

—L'immeuble abrite plusieurs sociétés et les hôtesses d'accueil dirigent les visiteurs pour ne pas qu'ils s'égarent, et moi je suis effectivement attaché à GWI (2)… Mais je peux également guider les personnes qui viennent nous voir vers les autres entreprises. Nous y sommes…

—Je n'ai pas senti l'arrêt, observa Freya.

—Si je puis me permettre, repris Helena, Monsieur Virgo est aveugle, ne soyez pas surprises… son handicape n'est pas du tout un problème… C'est un homme exceptionnel…

—Euh… Merci… nous ne l'oublierons pas… Savez-vous s'il a un frère?

—Je l'ignore, mademoiselle Polaris… Nous y voici… Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le savoir à monsieur Virgo qui m'en informera… À plus tard…

Dans la pièce où elles pénétrèrent, un homme avec de longs cheveux blonds était assis derrière un bureau. Celui-ci n'était pas particulièrement grand, mais très bien agencé. En un clin d'œil, Hilda évalua la situation. Au centre de la pièce, il y avait quatre fauteuils individuels en cuir rouge foncé autour d'une très belle table basse en bambou sur laquelle était posée une magnifique orchidée écarlate. Des horloges parlantes étaient accrochées à l'un des murs et indiquaient l'heure de différentes places financières comme New York, Paris, Londres, Tokyo ou encore Moscou. Mais il y avait également des écrans de télévision calés sur des chaines d'informations. Le parquet était recouvert de plusieurs tapis épais et une grande bibliothèque courait plus de la moitié d'un des murs. Une large fenêtre laissait généreusement entrer la lumière.

—Vous devez vous demander ce qu'un aveugle fait avec tous ces livres et des écrans? fit l'homme d'une voix claire et mélodieuse avec un accent suisse que Freya trouva charmant tout en s'avançant vers les deux jeunes femmes.

—Ils sont tous en braille, déclara-t-elle en souriant pour qu'il l'entende dans son ton.

—Exact… Et j'écoute les informations, je n'ai pas besoin des images… Je suis Asmita Virgo, soyez les bienvenues, asseyons-nous…

—Avant tout, il faut que je vous pose une question qui me trotte dans la tête depuis que j'ai su votre nom bien que la ressemblance apporte une réponse partielle, fit Hilda plutôt impressionnée par le charisme de cet homme.

—Je vous en prie…

—Êtes-vous parent avec un certain Shaka Virgo?

—Vous vous intéressez au poker ou bien vous êtes une joueuse, déclara leur interlocuteur, sûr de lui. C'est mon jeune frère…

—Bien! Mystère éclairci… Vous n'imaginez pas comme ça m'a turlupiné! fit Hilda avec un petit rire de convenance.

—Il est actuellement en France pour participer au tournoi des Dix Villes…, expliqua Virgo avec un sourire d'une incroyable douceur. Vous allez vous y inscrire également?

—J'avoue que je suis très tentée, mais je n'ai pas encore décidé…

—J'ai pris la liberté de nous faire préparer un repas… Acceptez de déjeuner avec moi, il est presque midi…

—Avec plaisir, répondit Freya qui observait le gérant avec un grand intérêt.

Le repas fut un délice. Du saumon fumé en entrée, un carré d'agneau rôti au four avec une poêlée de légumes grillés, fromage, salade et dessert. Si elles ne l'avaient pas su, les sœurs Polaris n'auraient jamais cru que leur hôte était aveugle. Il ne portait pas de lunettes sombres comme la plupart des gens atteints de cécité. Il fermait juste les yeux, ce qui pouvait passer pour une petite excentricité. Il effectuait des gestes simples avec une facilité déconcertante, comme s'il voyait. Évidemment, il savait parfaitement ou tout se trouvait dans son bureau, tout comme lorsqu'on se lève la nuit et qu'on n'allume aucune lampe parce qu'on sait exactement où sont les murs, les portes et les meubles qui eux sont parfois détectés par les orteils. Il ne demanda de l'aide que pour se faire servir de la salade et couper un morceau de fromage. Ou peut-être était-ce une façon de créer une atmosphère plus conviviale. Même pour se verser un verre d'eau, il y parvenait sans difficulté. Il fit connaissance avec Hilda et Freya et dut s'avouer qu'elles n'étaient pas du tout des têtes de linotte. Son enquêteur avait fait un excellent travail de renseignements. Toutes les deux étaient professeurs, même si elles avaient démissionné pour s'occuper d'OTTI. Asgard ne s'était pas encore invité dans la conversation, mais le sujet serait certainement abordé. Après tout, leur mère le dirigeait et Virgo était le gestionnaire des biens des Nibelungen. Il devait très probablement connaitre toute l'histoire du réseau et de la famille.

Ils discutèrent de tout et de rien. Freya eut l'impression que Virgo les ménageait, qu'il était un peu trop poli, mais sans excès parce qu'il savait parfaitement qu'elles étaient ses patronnes. Elle se demandait s'il avait conscience qu'elle l'observait tandis qu'il échangeait avec sa sœur. Elle n'était pas naïve au point de croire qu'il avait oublié sa présence. Il était aveugle de naissance ce qui impliquait que ses quatre autres sens étaient très certainement beaucoup plus aiguisés tout comme son instinct qui lui rappelait sans cesse qu'ils étaient trois à table même si elle ne parlait pas.

—Ce repas était un délice, finit-elle par dire.

—Désirez-vous un café? Nous le prendrons sur la table basse…

—Avec plaisir, l'assura Hilda. Je sais que vous ne pouvez malheureusement pas le voir, mais j'aime beaucoup la décoration de votre bureau… Le style exotique est très chaleureux…

—C'est à mon frère que je la dois… Je lui ai demandé quelque chose qui rappelle nos origines… Notre arbre généalogique remonte à l'époque où l'Inde était encore anglaise… Le couple qui a donné naissance à notre lignée était une Anglaise et un Indien… Il y eut plusieurs mariages entre les deux cultures avec une descendance qui a, pour la majorité, grandi en Inde… Un peu avant l'indépendance en 1947, notre famille s'est installée en Irlande et s'est retrouvée très réduite… mon frère et moi sommes les derniers… pour l'instant… mon épouse est enceinte de jumeaux… un garçon et une fille…

—Félicitations… Votre frère aussi pourra avoir des enfants, dit Hilda en buvant une gorgée de café.

—S'il en adopte, c'est possible…

—Il ne peut pas en avoir? s'enquit innocemment Freya en reposant sa tasse.

—Oh oui, je pense que de ce côté-là tout va bien, mais il est homosexuel…

—Ah… effectivement l'adoption est la seule option envisageable, conclut sa sœur.

—Non, ils peuvent faire appel à une mère porteuse avec une fécondation in vitro, expliqua l'administrateur de biens. Certains pays l'autorisent comme le Canada, l'Angleterre ou encore le Danemark… Mais cela implique un long séjour, ou des voyages fréquents pour prendre en charge tous les soins liés à la mère et son bien-être…

—Votre frère est un champion de poker et Ikki Phénix aussi…

—Vous connaissez également mon beau-frère…

—Le monde du poker n'est pas si grand et je suis une joueuse, vous le savez, fit Hilda. Je ne pense pas que l'argent soit un problème pour eux, observa Hilda.

—Non, ça ne l'est pas, c'est surtout une question d'organisation… Et si nous parlions de ce qui vous amène ici?

—Vous semblez très proches tous les deux…, dit Freya toujours un sourire dans la voix.

—Oui, nous le sommes…

—Vos parentsvivent en Suisse? demanda Hilda qui se sentait bien plus à l'aise qu'au début de leur entretien et qu'un patron fasse preuve de curiosité n'était pas inhabituel.

—Non, ils sont en Irlande sur la côte atlantique, dans le Kerry…

—Ils doivent être très heureux d'avoir bientôt des petits-enfants, déclara Hilda en se resservant une tasse de café. Je vous en sers encore une ?

—C'est ce qu'ils disent…, non, merci ça ira…

—Du côté de votre femme, ce doit être la même chose…

—Mes beaux-parents sont décédés…

—Oh… je suis désolée…

—Ce n'est rien… vous ne saviez pas…

Tout l'après-midi, ils discutèrent des biens des sœurs Polaris hérités de Brunhilde. Asmita Virgo leur confirma qu'elles étaient bien propriétaires de la GWI et donc ses patronnes. Elles admirent sans honte leur incompétence dans ce domaine et décidèrent de le laisser à la tête de la société. Elles furent agréablement surprises de savoir que la gestion de leur patrimoine était gratuite. La GWI avait assez de clients pour pallier ce manque à gagner qui n'était finalement pas si énorme. C'était une condition qui remontait à sa création. Les comptes bancaires étaient domiciliés dans plusieurs banques particulièrement discrètes sur l'identité de leurs clients et la provenance de l'argent tant qu'il était prouvé sans aucun doute possible qu'il ne servait pas à financer le terrorisme.

Mais tout était clair, il n'y avait aucune malversation cachée. Même lorsqu'elles parlèrent d'acheter de la cryptomonnaie, Virgo n'émit aucune objection. Il était parfaitement au courant de l'existence du réseau Asgard. Il leur donna même quelques conseils pour que tout reste bien invisible. Il prit note de leur souhait de créer des comptes aux responsables des tripots et leurs collaborateurs et elles lui remirent toutes les informations dont il pourrait avoir besoin. Ils seraient assurés d'avoir des revenus augmentés, car Hilda voulait aussi rehausser leurs paies. Travailler dans la clandestinité de manière illégale méritait bien une compensation financière au vu des risques encourus. Ainsi, ils seraient employés à temps partiel par OTTI comme depuis leur embauche, mais ils auraient un compte en cryptomonnaie complètement invisible. Les choses étaient si claires et bien administrées que quelques heures suffirent à tout régler. Si quelque chose restait en suspens, il serait facile de le solutionner par téléphone.

—Comment avez-vous eu connaissance du réseau Asgard, interrogea Hilda particulièrement curieuse à ce sujet.

—Environ deux ans avant son décès, votre mère est venue voir mon prédécesseur pour faire un point sur tout ce qu'elle possédait et que nous gérions… Je ne travaillais pas encore pour la GWI… Elle lui en a parlé et votre père était au courant bien évidemment puisque c'est sa famille qui l'a mis sur pied… C'est du moins ce que j'ai appris par la suite…

—C'est illégal… Ça ne vous gêne pas?

—Asgard n'a aucun impact sur notre activité, si ce n'est que maintenant nous allons créer des comptes en cryptomonnaies pour les employés du réseau… Mais avant tout, ils travaillent pour OTTI, et comme vous êtes aussi les directrices de la GWI, vous auriez très bien pu le faire vous-mêmes sans m'en parler… Les banques sont tenues au secret tout comme nous… superviser des comptes n'est pas interdit, heureusement, et nos clients ne sont pas tenus de nous informer de l'utilisation qu'ils font de leur argent…

—Vous êtes sûr que ça ne risque rien? s'inquiéta Freya.

—La directrice d'une banque avec laquelle nous travaillons est très au fait de la gestion de comptes dans ces devises… Elle se nomme Pandore Heinstein, je vous donnerai ses coordonnées… Si vos salariés veulent faire un achat avec leur cryptocarte bancaire, la transaction apparaitra automatiquement convertie en euros sur le compte du fournisseur ou du vendeur comme si la personne avait payé avec son compte courant classique… De plus avec les cryptomonnaies comme le Monero ou le ZCash, tout est totalement anonyme et intraçable… (6)

—J'avoue que vous nous avez énormément rassurées, monsieur Virgo, le remercia Hilda tandis qu'ils se dirigeaient tous les trois vers la porte du bureau.

—Appelez-moi Asmita, je vous en prie, et vous serez Hilda et Freya pour moi… sourit-il doucement.

—Vous n'avez donc jamais rencontré notre mère? s'enquit soudainement la cadette.

—Malheureusement je n'ai pas eu ce plaisir… Vous êtes les premières Nibelungen à venir à la GWI depuis près de vingt-cinq ans… Lorsque vos aïeux l'ont créé, ils l'ont gérée eux-mêmes… par la suite, quand l'activité a pris de l'ampleur, ils ont fait appel à des administrateurs de biens comme moi…

—Ils vous ont fait confiance, sourit Freya en retour.

—Nous sommes leurs employés…, leur répondit-il comme si cela justifiait sa loyauté.

—Nous ferons la même chose, Asmita… Je n'émettrais qu'un souhait et je crois que ma sœur sera d'accord… Vous devez être le seul à vous occuper de notre patrimoine…

—Je m'en ferai un devoir… mais je suis assisté d'un secrétaire, il faudra que je l'informe de votre dossier… j'ai parfois besoin d'aide pour faire mon travail correctement… et j'attendais de vous avoir rencontré pour le faire…

—Oui, je comprends, vous ne pouvez pas tout faire tout seul… C'est d'accord… Comment se nomme-t-il? Si un jour c'est lui qui nous contacte, mieux vaut que nous connaissions son nom…

—Yato Monocéros (3) … Il prendra ma suite quand le temps sera venu… Vous aurez tout ce que vous avez besoin de savoir, sinon il vous suffira de demander…

— Concernant le fisc français, il semble que ça ne soit pas un problème, résuma Freya. Mais en Suisse, comment ça va se passer ?

— C'est moi qui gère ça… Vous êtes désormais les propriétaires, mais la GWI s'est toujours occupée de tout, ça ne changera rien…

—Et je pense que nous allons vous laisser poursuivre ainsi… Honnêtement je me sens un peu dépassée…, soupira la jeune femme.

— La finance est un univers complexe… Soyez sans crainte, ça va aller…

— J'aimerais aussi que vous nous teniez au courant de la naissance de vos jumeaux, fit Freya avec un franc sourire dans la voix. C'est pour quand?

—Oui, si vous avez une liste de naissance, faites-le-nous savoir par mail, nous y tenons…

—Eh bien… c'est vraiment très gentil de votre part, fit Virgo visiblement surpris et touché par la démarche. Sasha (4), mon épouse en sera très heureuse… L'accouchement est prévu pour début juillet, mais avec des jumeaux ce sera certainement plus tôt…

—Comment allez-vous les appeler? demanda encore la cadette qui avait toujours aimé les enfants et qui en voulait au moins trois. Enfin… désolée, je ne veux pas être indiscrète…

—Ce n'est pas un secret, sourit le gestionnaire de biens. Niels et Elin…

—C'est très joli et pas courant…

—Ce sont des prénoms norvégiens, précisa l'anglo-hindou.

—N'oubliez pas de m'envoyer le lien par mail, j'insiste, répéta Hilda.

—Je n'y manquerai pas… Helena va vous raccompagner et mon chauffeur va vous conduire à votre hôtel…

—Merci pour tout Asmita, fit Hilda en serrant ses mains dans les siennes pour lui communiquer toute sa gratitude tandis que Freya avait posé sa main sur son bras.

—Je n'ai fait que mon travail…

—Oui, mais pour nous c'est une énorme épine du pied que vous nous enlevez en gérant tout ça… C'était tellement inattendu...

—J'avoue que j'étais complètement perdue, avoua Freya.

—Tout va bien se passer, ne vous inquiétez pas… Je vous tiens au courant…

Arrivées à leur hôtel, elles commandèrent un souper au room service et se connectèrent au wifi pour regarder les informations contenues sur la clé USB qu'Asmita leur avait remise en accédant aux comptes bancaires en lignes. Et là, ce fut le choc. Leur patrimoine était bien plus étendu que ne l'avaient laissé entrevoir les documents que le notaire leur avait donnés. De toute évidence, il ne savait pas tout. Ou bien peut-être n'était-il au courant que du strict nécessaire pour administrer la succession des sœurs Polaris. Qu'elles soient propriétaires de la God Warriors Investment c'était une chose et le notaire était au courant. Par contre le détail des activités de l'entreprise ne le regardait pas. Seules Hilda et Freya pouvaient exiger d'être informées.

—Hilda… c'est… Je sais pas quoi dire…, souffla Freya, stupéfaite. Les valeurs immobilières sont astronomiques… OTTI et Asgard sont ridicules à côté de tout ça… et pourtant on vit très bien avec ce que ça nous rapporte…

—Ils ont toujours eu les mains libres de faire ce qu'ils estimaient être le plus avantageux pour eux et leurs clients, Asmita nous l'a dit… et leurs investissements sont plus que rentables…

—Peut-être, mais on va pas abandonner c'que nos parents nous ont légué, déclara fermement Freya.

—Pas question… c'était à papa… même si maman ne l'a pas créé, elle a géré Asgard… Et on continuera à le faire… En souvenir d'eux…

—Sinon on peut aussi vivre de nos rentes et ne plus rien faire de nos dix doigts… tu jouerais au poker dans le monde entier et moi je voyagerais…

—Ce serait chiant au bout d'un moment, tu crois pas?

—C'est clair…

—La cryptomonnaie, on lui laisse carte blanche…, poursuivit Hilda. Dès que les comptes seront ouverts, je le dirai aux employés d'Asgard…

—T'as vu nos deux comptes bancaires? lui demanda Freya. Avec ça on pourrait en embaucher trois fois plus, les rémunérer jusqu'à la retraite et étendre Asgard sur toute la France et peut-être même plus…

—C'est bien ce que j'ai l'intention de faire… enfin peut-être pas tout le pays, mais ne nous précipitons pas… On est éblouie par tout ça pour l'instant… faut qu'on reste lucides et prudentes et j'ai pas envie que le fisc français nous tombe dessus…

—Ne pas montrer nos signes extérieurs de richesse…

—C'est ça… Ce week-end, Bud doit prendre contact avec des responsables de tripots dans le Var… j'ai hâte qu'il m'en dise plus… je vais lui téléphoner pour lui dire qu'il a beaucoup de marge de manœuvre pour négocier…

—Hilda, ça te plait de t'occuper d'Asgard? interrogea Freya de but en blanc.

—Pourquoi tu m'demandes ça?

—Ben avec tout ce qui vient de nous arriver… comment dire… je sais qu'tu veux continuer à l'exploiter, mais c'est risqué, c'est illégal… ce serait dommage de perdre tout ça si la police découvre le réseau…

—On ne perdra rien… L'administration n'est informée que des maisons et appartements, de nos voitures, d'OTTI et des véhicules qui sont à elle… tout le reste on l'a trouvé dans les cartons, rien n'est établi en France… ce sont que des documents envoyés par la GWI pour qu'ils soient archivés dans les boites qu'on nous a donnés, c'est tout… L'État ne sait pas que nous sommes les propriétaires d'une société de gestion de biens suisse…

—C'est vrai… mais ça m'rassure pas… Tu devras être encore plus prudente… T'as pas répondu…

—Oui, j'aime m'occuper d'Asgard… C'est le côté clandestin qui me plait, ça a quelque chose de dangereux et j'aime ça… J'vais m'charger d'Asgard avec ma part d'héritage… J'ai largement de quoi faire… J'vais le sécuriser davantage et le moderniser…

—Sois pas bête… si t'as besoin de moi, tu sais que je t'aiderai…

—Je sais, mais pour l'instant, faut qu'on laisse retomber la poussière pour y voir plus clair…

—Depuis la visite chez le notaire, j'ai l'impression qu'mon cerveau va exploser…, déclara Freya en soufflant longuement tout en s'enfonçant dans le canapé de leur chambre.

—Et n'oublie pas qu'on doit s'occuper de Riise…

—T'inquiète… j'l'oublie pas…, rétorqua sa sœur d'une voix dure.

—Tu sais comment on va s'y prendre ?

—J'ai une petite idée…, répondit Hilda avec un rictus qui n'augurait rien de bon.

Samedi 24mars 2029, La Seyne-sur-Mer, département du Var…

Le Grand Hôtel des Sablettes, non loin de la presqu'ile de Saint-Mandrier, était un splendide quatre étoiles. C'était un monument historique qui datait du début du 19esiècle. Il donnait sur l'anse des Sablettes et sa plage immense et superbe. Il avait été entièrement rénové et mettait à disposition soixante-quinze chambres luxueuses, trois restaurants, plusieurs bars, piscine, gymnase, jacuzzi, enfin tout ce qu'un quatre étoiles se doit de proposer. Et c'était dans cet établissement qu'Hilda avait réservé une suite à Bud afin qu'il puisse rencontrer son contact. Utgard Garm (7) était une vieille connaissance. Avant de s'installer dans le Var deux ans plus tôt, il jouait souvent dans la salle que Bud tenait. Ils avaient sympathisé et lorsque Garm avait déménagé dans le département voisin, ils ne s'étaient pas pour autant perdus de vu. Quelque temps plus tard, Bud avait appris qu'il avait monté son propre réseau de jeu clandestin et ça l'avait fait sourire. Il avait mieux compris pourquoi il lui avait posé beaucoup de questions. Quand Hilda lui avait fait part de son désir de s'étendre, il avait immédiatement pensé à lui. Accoudé au garde-corps du balcon, il regardait la mer. Au loin, au pied du Cap Sicié et à deux kilomètres en droite ligne des Sablettes, se dressaient les Deux Frères. Deux rochers pointus à peu près triangulaire, sources de plusieurs légendes. La plus connue était celle de deux frères qui avaient trouvé et soigné une sirène blessée et de laquelle ils tombèrent éperdument amoureux. Ils s'entretuèrent pour elle. Quand la créature regagna la mer, émue d'avoir déchainé tant de passion, elle demanda à Poséidon de laisser une forme visible de ses deux prétendants. Le dieu des Sept Mers érigea deux rocs côte à côte. Les divinités ont parfois une étrange interprétation des souhaits qui leur sont adressés. Il existait diverses histoires qui évoquaient des pieuvres géantes ou encore des trésors engloutis. Il arrivait que les curiosités géologiques soient à l'origine de mythes et de légendes. Là, c'était surtout un coin privilégié pour les plongeurs de l'école du Mas Saint Asile tant les fonds étaient magnifiques.

Pour l'instant, Bud n'était pas mécontent de se retrouver là. Tenir un tripot c'était sympa, ou du moins c'était un boulot comme un autre, mais avec un petit frisson d'interdit qui ne lui déplaisait pas, et s'en éloigner un peu, ça ne faisait pas de mal non plus. Il aimait ce qu'il faisait. Regarder des types jouer au poker, perdre ou gagner des sommes incroyables, c'était très intéressant et sources de beaucoup de discussions à bâtons rompus avec ces collègues. Il avait failli devenir un joueur professionnel, comme son frère jumeau, Syd. Mais un accident de voiture l'avait cloué dans un hôpital pendant plus d'un an et une fois qu'il avait pu marcher à nouveau, ces ambitions n'étaient plus les mêmes. Frôler la mort avait tendance à vous faire réfléchir. Il voulait malgré tout rester dans le monde du poker. Syd était reparti pour Reno aux États-Unis et lui était entré dans le tripot tenu par Albéric. De fil en aiguille, il avait fini par se faire embaucher d'abord comme croupier puis en tant que responsable de salle quand Dorbal Polaris avait ouvert celle de la rue de Lodi à Marseille.

C'était un très bel après-midi. Ce n'était que la fin du mois, mais déjà il faisait chaud au soleil. Sur la plage, il y avait des courageux qui bravaient les dix-sept degrés de l'eau de la Méditerranée dont les flots bleus avaient inspiré bien des peintres tel que Van Gogh pour ne citer que lui qui avait réalisé plusieurs tableaux de "La mer aux Saintes-Maries-de-la-Mer", une ville beaucoup plus à l'ouest. Bud respirait à pleins poumons cet air marin. Il lui semblait pur et transparent. Bien plus que celui de Marseille bien que ce soit également une cité qui avait les pieds dans l'eau. Il rentra pour se servir à boire. Il était un peu tôt pour un apéritif. Vers dix-sept heures, on toqua à sa porte. Il se leva et ouvrit sur son ami, Utgard Garm.

—Hey mon pote! s'écria l'homme brun.

—Utgard! C'est bon de t'revoir! lui répondit-il en lui donnant une franche accolade.

—T'as l'air en forme!

—Entre… Tu veux boire quelque chose?

—Une bière si t'as…

—Le mini bar est bien rempli… Tiens…

—Dis donc… T'es riche pour t'payer une chambre dans cet hôtel!

—C'est ma patronne qui règle tout…

—Je suis souvent passé devant, mais j'pensais pas que j'y entrerais un jour… Alors, qu'est-ce tu deviens? demanda Utgard en se laissant tomber sur un des fauteuils.

—Toujours pareil… responsable de tripot… Et toi?

—Aussi… J'ai quatre salles dans mon écurie avec des gars bien…

—Pas mal… T'es sur la Seyne ou dans d'autres villes?

—Deux à la Seyne, une seule à Six Fours et aucune à Toulon… j'me méfie parce que je sais rien de la mafia locale et une autre à Hyères…

—Je vois… Y a une mafia pour les jeux clandestins?

—J'ai pas cherché… chuis juste prudent…

—J'te comprends… si tu marches sur les pieds de quelqu'un, ça peut être un problème… Sers-toi une autre bière, te gêne pas… Mais ça vaudrait le coup de se renseigner, non?

—Pourquoi?

—Tu sais pour qui je travaille ?

—Tu travailles pour quelqu'un? J'croyais que la salle où on s'est rencontré c'était à toi… enfin que t'organisais ça tout seul…

—Sérieux? On s'est mal compris alors, désolé… Je bosse dans un réseau… On couvre toutes les Bouches du Rhône…

—Quoi? Le… Tout le département? sursauta Utgard en s'avançant sur le bord du fauteuil.

—On a ciblé les villes de plus de dix mille habitants pour l'instant, une trentaine avec deux salles dans chacune sauf Marseille on en a quatre et à Aix, trois…

—Soixante-sept salles en tout? s'étonna Garm. Vous devez vous faire un pognon fou!

—On n'a pas à se plaindre… Et je suis en train de recruter pour en ouvrir trois autres… ça nous fera un compte rond…

—Et tu veux que j'vienne bosser avec toi? C'est pour ça que t'es là? Attends! Tu bosses pour Asgard?

Bud ne répondit pas, mais son sourire le fit pour lui. Le réseau était réputé dans le milieu souterrain des pokéristes. Jusqu'à présent aucun problème n'était venu émailler la qualité et la sécurité qu'il offrait à ses joueurs aussi bien qu'à ses employés. Il n'était connu que par le bouche-à-oreille. Ceux qui les fréquentaient avaient tout intérêt à se taire au risque de voir leur salle fermer et ceux qui y travaillaient pouvaient être condamnés à payer une lourde amende jusqu'à faire de la prison. Sans parler du fait que l'enquête allait certainement découvrir bien d'autres choses. Depuis sa création, tout avait toujours parfaitement fonctionné grâce à une gestion rigoureuse et prudente et à l'honnêteté. Enfin, ce n'était peut-être pas le terme qui convenait, mais Asgard était intègre avec ses joueurs et ceux-ci le lui avaient toujours bien rendu. Personne n'avait jamais parlé et rien n'était parvenu aux oreilles de la police.

—Non, j'veux pas t'recruter… Mon patron aimerait s'agrandir dans le Var et c'est pour ça que je suis là… Pour prendre la température, savoir un peu comment on pourrait faire…

—D'où ta question sur la mafia…

—Ouais…

—Honnêtement, je sais pas du tout comment ça s'passe… Il doit y en avoir une comme de partout, mais je sais pas…

—Tu connais pas quelqu'un qui pourrait me renseigner?

—C'est possible… Un Russe pas très net plein aux as… Je pense qu'il a des liens avec le milieu toulonnais, mais c'est pas un gars méchant ou dangereux…

—Tu peux me le présenter?

—Y vient jouer tous les samedis soir dans ma salle…

—Ben voilà… Ce soir je vais être un joueur…

—Et ton patron, il est prêt à mettre combien pour s'étendre?

—C'qu'y faudra…

— Bud… T'es en train de me mentir et c'est pas très sympa… Dorbal Polaris est mort! Tout le monde le sait! s'écria Utgard.

—Oui, mais la famille Polaris est toujours à la tête d'Asgard…

—Ah ouais? Il a un fils caché qui s'occupe de ça? s'énerva Garm en se levant brusquement pour donner du poids à ses paroles, mais Bud ne broncha pas.

—Pas un fils… Deux filles dont l'une est une vraie tueuse au poker… Et une vraie beauté… Enfin, les deux sont très belles…

—Deux filles? s'étonna Utgard.

—Elles sont discrètes… Le réseau n'a subi aucune perte d'activité due à la mort de leur père… Elles ont géré ça comme des pros… tout va bien…

—J'te crois… De ce que j'en sais, tout roule pour Asgard…

—C'que t'en sais? tiqua Bud. Tu nous surveilles?

—Disons que c'est toujours bon d'savoir c'qui s'passe chez le voisin…

—D'accord, je vois… murmura le Marseillais en baissant la tête. Tu m'déçois un peu, lança-t-il d'un ton accusateur. J'croyais qu'on était pote… T'aurais pu m'appeler et demander…

—Ouais, mais tu m'aurais peut-être pas tout dit comme… par exemple… tiens, un de tes croupiers a rompu avec son mec qui travaille pour les Polaris…

Bud vrilla un regard meurtrier sur son ami. Pour qu'il soit au courant de cette histoire qui concernait Mime, ce n'était pas seulement en surveillant qu'il avait pu l'apprendre. C'était une information que quelqu'un lui avait donnée. Et ça impliquait qu'il y avait un mouchard à Asgard. Il préféra ne pas relever et fit comme si ça n'avait aucune véritable importance sauf qu'Utgard n'avait pas la moindre idée de ce qu'il venait de déclencher.

—Ah ça… C'est rien… Ça arrive… les couples, ça se fait et ça se défait…

—C'est sûr… tu veux qu'on aille manger quelque part? J't'invite… et après j't'emmène dans ma salle…

—OK… Mais pas de moules frites s'te plait…

—Non, un petit italien à te faire pleurer de bonheur…

Les deux hommes quittèrent l'hôtel et prirent la voiture de Garm. Pendant le trajet, Bud envoya un SMS à Hilda pour lui dire qu'ils avaient peut-être un traitre à Asgard et qu'il lui en dirait plus dès que possible. Vingt minutes plus tard, ils étaient attablés dans ce restaurant. Il ne payait pas de mine, mais Bud se pourlécha les babines comme un chat repu en finissant sa piccata de poulet au citron et fettucine. Le dessert fut un classique tiramisu parce qu'il n'aimait pas la panna cotta qui était l'autre proposition. Et de toute façon, il adorait le café. Il termina avec un expresso. La salle d'Utgard était dans une rue derrière le port. C'était un loft équipé de quatre tables avec une cuisine, des sanitaires et un débarras qui aurait pu en contenir une cinquième. Utgard fit cadeau des jetons à son ami et l'installa à la table du Russe qui était déjà là. Il s'appelait Kris Talline (8). Bud se demandait ce que cet homme pouvait faire ici. À moins d'être interdit de séjour dans son pays, pourquoi avait-il choisi La Seyne-sur-Mer? S'il était si riche, pourquoi n'avait-il pas élu domicile à Cannes ou à Saint-Tropez? Si Hilda devait faire affaire avec lui, mieux valait savoir dans quoi elle allait mettre les pieds. Si ce type avait des problèmes, il ne fallait pas qu'elle y soit mêlée de près ou de loin.

—T'as averti ta patronne que je vous ai un peu espionné? lui demanda-t-il alors que Bud venait de se lever pour aller aux toilettes.

—Hein? Non, c'était mon frère… Il a gagné un tournoi à Reno et il a pris deux cents mille dollars… je l'ai félicité… Y va s'inscrire au Ten Cities…

—T'as pu discuter avec le russe?

—Pas vraiment… Avec les autres à la table, c'est pas facile…

—OK… Je vais lui dire de venir… Écoute, j'vais lui dire que j'veux ouvrir une autre salle sur Toulon et j'veux savoir si la place n'est pas déjà occupée et que c'est toi qui va la gérer, OK ?

—Comme tu veux…

Utgard capta le regard de Talline et lui fit signe de le rejoindre quand qu'il aurait terminé ce coup. Il perdit ses jetons et dit au croupier qu'il faisait une pause. L'homme était grand avec des cheveux argentés. Ses yeux étaient glacials et aussi aiguisés qu'une lame de rasoir. Il n'était pas très avenant, mais dès qu'il souriait, il paraissait beaucoup plus sympathique.

—Bonsoir mon ami, fit-il avec un fort accent.

—Kris, comment vas-tu?

—Ma foi… Je fais aller comme vous dites les Français… Qu'est-ce que je peux faire pour toi?

—Ben je m'demandais si tu savais quelque chose sur le poker clandestin à Toulon… Est-ce qu'il y a quelqu'un sur le jeu clandestin? J'aimerais ouvrir une salle, mais j'veux pas froisser les mauvaises personnes…

—Oui, je comprends… et lui, c'est qui? Tu pourrais nous présenter…

—Ah, excuse-moi… C'est Bud Claw (9), il s'occuperait de la salle…

—Je l'ai vu jouer, il est très bon…

—Merci… murmura l'intéressé.

—Da, c'est vrai… Tu m'as pris des jetons et ton tas est plus gros que le mien…, plaisanta le Russe.

—Alors? Tu sais quelque chose? insista Garm.

—À ma connaissance, y a personne à Toulon sur le poker… Les armes, la drogue, les putes oui, mais le jeu, j'ai jamais entendu parler… Ou alors ils font ça dans leur coin… Ils ne sont pas organisés comme Asgard dans le 13… (10)

—Et vous, vous êtes dans quoi? demanda Bud sans délicatesse qui ne manqua pas de relever que son réseau était connu en dehors des Bouches du Rhône et qu'il fallait se méfier.

—Ton ami est direct, j'aime bien… Moi je m'occupe de mes affaires et tu ferais bien de faire la même chose…

—Désolé… j'voulais pas vous mettre dans l'embarras… J'étais juste curieux…

—Ah la curiosité… Il faut parfois savoir la faire taire, sourit encore Talline. Tente ta chance, Utgard… si ça plait pas tu le sauras très vite…

—Ouais… j'm'en doute…

—Aller le curieux, viens jouer que je reprenne les jetons que tu m'as gagné… (11)

Vers une heure du matin, Bud estima que ça suffisait pour donner le change au Russe qui ne récupéra rien du tout et il en perdit même davantage. Il se leva, salua poliment les joueurs assis et se dirigea vers le caissier. Il avait empoché presque deux mille euros et il laissa le montant de l'inscription comme ça, il ne devait rien à Utgard.

—T'as eu les réponses que tu voulais? lui demanda Garm tandis qu'il le ramenait à son hôtel.

—C'est un début… Si Asgard te finance, tu serais d'accord pour ouvrir une salle sur Toulon? Je pense qu'on saura vite si on marche sur les plates-bandes de quelqu'un…

—Et si c'est le cas, on fait quoi?

—Je sais pas, c'est ma patronne qui décidera…

—Tu m'as toujours pas dit combien elle est prête à mettre…

—T'inquiète… c'est pas un problème…

—Ça nous ferait travailler pour elle, mes potes et moi…

—T'aurais une fiche de paie, une mutuelle et t'épargneras pour ta retraite… Tu veux quoi de plus?

—La liberté de faire comme je veux…

—Tu crois que chuis pas libre? Elle s'est jamais immiscée dans le fonctionnement d'un tripot… Elle y a joué pendant des années avant qu'on sache qui elle était... Chaque responsable gère sa salle comme il l'entend tant que ça marche sans problème… T'as pas découvert ça en nous surveillant?

—Tu m'en veux encore, on dirait, sourit Garm, pas mécontent de mettre Bud en rogne.

—Inverse les rôles, tu verras c'que ça fait… J'oubliais le compte en cryptomonnaie…

—T'es sérieux? sursauta Utgard pour le coup vivement intéressé.

—Ouais…

—Comment ça marche?

—J'connais pas les détails, c'est un truc tout nouveau… Elle doit peaufiner tout ça avant de nous en parler… Pour l'instant j'en sais pas plus…

—C'est très tentant… Voilà, t'es arrivé… M'en veux pas pour l'espionnage… C'était pas pour monnayer les infos… c'était juste pour savoir où en était la concurrence, c'est tout…

—Ça va… c'est rien… Je rentre à Marseille demain… Merci de m'avoir aidé…

—Pas d'souci… Ça m'a fait plaisir de te revoir et qui sait, on va peut-être bosser ensemble…

—Ouais, c'est possible… Dis-moi quand je peux revenir rencontrer tes potes, OK? À bientôt…

—Ça marche… Salut…

Bud claqua la portière de la voiture et la regarda s'éloigner. Il avait aimé jouer eu poker ce soir. Ça faisait très longtemps que ça ne lui était pas arrivé. Il était toujours en train de gérer son tripot du coup, il ne jouait plus sauf en ligne. Shadow Tiger avait une sacrée réputation sur les sites. Le simple fait de regarder l'heure sur son téléphone le fit bâiller. Il prit une douche et se coucha. Il ne fallait pas une heure pour rentrer sur Marseille, inutile qu'il se lève aux aurores. En s'endormant, il ne put s'empêcher de penser qu'il y avait un traitre dans le réseau. Il se demandait qui il pouvait bien s'agir. Il passa en revue ce qu'il savait sur ses collègues. Curieusement, ses soupçons ne se portaient pas sur un nouvel embauché, mais sur les anciens qui devaient être au courant de bien plus de choses. C'était plus intéressant pour Garm de contacter un type comme ça. Il n'aurait pas su dire ni qui ni pourquoi il pensait ça. Le sommeil finit par le gagner…

Même jour chez Shion, Les Pennes Mirabeau…

Après avoir passé le relais à Yuzuriha à seize heures, Shion était rentré chez lui. Une fois douché, il se sentit en forme, comme remis à neuf. Il passa un bas survêtement, un t-shirt, ses baskets et il prit une bouteille d'eau. Fin prêt, il s'installa sur son rameur et commença à tirer sur la poignée. Le mouvement ressemblait à un mantra. Les jambes, le dos, les bras à l'aller, les bras, le dos, les jambes au retour. Les jambes, le dos, les bras, les bras, le dos, les jambes. Inlassablement, le geste était régulier comme un métronome. Une demi-heure suffisait à faire l'équivalent de trois kilomètres environ d'après l'écran de contrôle. La ceinture cardiaque captait la fréquence qui pouvait monter jusqu'à cent cinquante battements par minute. C'était une excellente cadence et Shion le savait. Le mouvement du rameur était l'un des plus complets après la natation. Il sollicitait presque tous les groupes musculaires. Avec la pratique de l'aïkido, il pouvait se targuer d'avoir une très bonne condition physique et il avait parfaitement conscience que c'était ce qu'il fallait faire. Depuis qu'il avait retrouvé Dohko, il savait que leur relation n'allait pas rester platonique et encore moins chaste. Il devait donc être en mesure de lui offrir tout ce qu'il lui demandera. Tout en conservant sa cadence, il laissa son esprit vagabonder vers son ami. Ils ne s'étaient pas revus depuis leur soirée au restaurant, mais ils s'étaient téléphoné et envoyé des messages. Ça faisait presque dix jours et Shion s'impatientait. Il commençait à être en manque de lui, de sa voix, de ses yeux et c'en était presque douloureux.

Il termina sa séance et but la moitié d'une bouteille. Immanquablement, il eut une brusque suée et transpira abondamment. Il attendit quelques minutes que le phénomène cesse pour prendre une douche. Et là, simplement vêtu de son peignoir et se dirigeant vers sa chambre, il eut une idée. Il savait que Dohko ne travaillait pas le week-end et il eut l'envie folle d'aller le voir chez lui. De lui faire la surprise. Il était certain que ça en serait une. Mais un doute le prit en songeant que le thérapeute avec peut-être d'autres projets. Tant pis. Si c'était le cas, il aurait fait une jolie balade en voiture. Il se vêtit d'un jeans noir, d'une chemise violet foncé, d'une veste en cuir, attrapa son portefeuille, son téléphone, ses clés et démarra la Golf. Ce n'était pas encore les départs en vacances même si Pâques arrivait à grands pas. La circulation était fluide et il suivait son GPS. Dohko lui avait donné son adresse et il l'avait rentrée dans son smartphone. Dohko… À peine songeait-il à cet homme que tout son corps et son cerveau se mettaient à vibrer.

Jamais il n'avait connu une telle sensation. Il pourrait même dire une telle osmose. Il avait eu des amants et même deux maitresses, mais la gent féminine n'avait pas su le combler aussi bien que le faisait un corps mâle. Question de préférences. Ce qu'il voulait obtenir d'une union charnelle pour être physiquement satisfait ne pouvait lui être offert que par un homme. Dohko avait été le seul à lui donner totalement ce qu'il désirait. Il souhaitait une étreinte qui lui fasse complètement perdre la tête, qu'il ne soit plus qu'un corps désireux de tout un éventail de sensations qui allaient du plus léger frisson à la frénésie incontrôlable de la chair qui se heurte et se mêle et qui mène à l'extase suprême. Pour lui, c'était le signe qu'il appartenait à l'autre. Et depuis qu'il était parti ce matin-là, il n'avait jamais plus retrouvé quelqu'un avec qui il avait pu s'abandonner ainsi. Il ne s'était plus donné à aucun autre comme il s'était offert à Dohko cette nuit-là. Il en avait conscience, ça le rendait heureux. Mais il avait eu, par moment, l'impression de lui être infidèle, qu'il n'aurait jamais dû se laisser aller avec un amant de passage. Le corps avait des besoins parfois difficiles à ignorer. Et parfois, à la culpabilité de son départ sans une explication se mêlait celle d'avoir cédé à la faiblesse de la chair.

Plutôt que de passer par le centre-ville qui était le chemin le plus court, il préféra s'engager sur la Corniche Kennedy qui longeait le bord de mer. Les eaux, remuées par un gros mistral, étaient d'un bleu profond et parsemé de petites virgules d'écumes à la crête des vagues. La houle était assez forte, mais ça n'empêchait pas les navettes de faire leur liaison entre le Vieux-Port, l'ile du Château d'If et celle du Frioul. Ces iles avaient une histoire. L'archipel du Frioul servait de défense pour Marseille de par sa position stratégique au large de la ville. Les iles d'If, Pomègues et Ratonneau étaient aussi armées pour repousser des envahisseurs venus de la mer. Plus tard, la forteresse d'If devint une prison et servit de toile de fond au roman d'Alexandre Dumas, le Comte de Monte-Cristo. Le réalisme fut poussé jusqu'à creuser un trou dans l'une des cellules par laquelle Edmond Dantès se serait enfui. Il fallait bien exploiter la fiction du célèbre écrivain.

Les quatre iles avaient aussi servi de ports de quarantaine pour les navires de commerce. En 1720 à Marseille, la peste noire fit trente mille morts sur les cinquante mille habitants que comptait la ville et se propagea à travers toute la Provence. Elle fut amenée par un bateau, le Grand Saint-Antoine, qui venait du proche orient, les cales pleines d'étoffes, de rats et les puces de ces animaux se firent un plaisir à piquer les hommes d'équipage leur inoculant ainsi la maladie. Malgré quelques décès à bord et la mise en quarantaine sur l'ile de Pomègues, la cargaison de tissus infectés fut finalement débarquée. Marseille a bien failli disparaitre. Malgré ce tragique fait historique, l'archipel devint l'une des destinations prisées aussi bien par les touristes que par les Marseillais qui s'éloignaient de la cohue des plages pendant l'été. Et de la Corniche Kennedy, le paysage était magnifique. Shion arriva enfin au grand carrefour dominé par la statue du David. Il trouva facilement à l'adresse indiqué par le GPS et se gara une place qu'une voiture venait de libérer. Il vérifia qu'il était au bon endroit et sonna à l'entrée de l'immeuble.

Oui? fit une voix de femme à l'interphone.

—Bonjour, je viens voir Dohko Libra… je m'appelle Shion…

J'vous ouvre…, lui fut-il répondu après quelques secondes.

La porte eut un petit grésillement électrique et il la poussa pour pénétrer dans un grand hall. Il prit l'un des deux ascenseurs jusqu'à l'avant-dernier étage. Il y avait quatre portes sur le palier et il se dirigea vers celle à côté de laquelle était fixée une plaque en laiton qui indiquait le cabinet de psychothérapie. Sur l'autre étaient mentionnés deux noms: Dohko Libra et Marine Eagle. Shion savait qu'il avait une colocataire, mais il ignorait comme elle s'appelait. Il s'approcha et tendit l'oreille. Malgré l'excellente isolation, il perçut des voix à l'intérieur et la porte fut brusquement ouverte.

—Ben t'en a mis du temps! Entre! fit Dohko. J'ai cru qu't'étais coincé dans l'ascenseur…

—J'ai pas prévenu… j'voudrais pas te déranger…

—Jamais tu m'dérangeras… allez viens… J'vais t'présenter mes amis…

Shion le suivit jusque dans le salon où il reconnut Marine et Thétis. Il fit la connaissance de Shura, Milo et Angelo. Gabriel qui sortit des toilettes à ce moment ne lui était pas inconnu non plus. Thétis le mit immédiatement à l'aise simplement en lui disant que son compagnon était Issak et qu'il travaillait pour lui.

—Un employé modèle, sourit le directeur du Casino de Carry-le-Rouet. Je n'ai jamais eu à me plaindre de lui.

—Il adore son métier et c'est un très bon joueur aussi…

—Ça ne m'étonne pas… Il est toujours à l'heure et jamais absent…

—Par contre, il m'a dit que vous manquiez de monde et que la charge de travail est plus importante pour les croupiers ce qui risque d'augmenter les erreurs… fit la jeune femme qui profitait de l'occasion d'avoir le grand patron sous la main pour plaider la cause du personnel de l'établissement.

—C'est vrai, c'est pour ça que j'encourage mon équipe à être très vigilante en attendant que je trouve des personnes compétentes supplémentaires… Je suis en train d'éplucher des CV, mais ce n'est pas facile… Ça prend un peu de temps…

—Et voilà Marine qui est infirmière dans un service d'oncologie, lui dit Dohko. Thétis est secrétaire comptable, Milo vend des téléphones au Centre Bourse, Shura est pompier, Angelo est thanatopracteur et Gabriel est un joueur professionnel qui va s'inscrire au Ten Cities, termina Dohko en faisant le tour de tout le monde.

—Y a Kanon qui va peut-être passer, l'informa ce dernier. Y viennent de sortir d'un resto pas loin avec son frère…

—Kanon Gemini? s'étonna Shion. Je serai très heureux de l'rencontrer…

—Viens poser tes affaires dans ma chambre… elle sert de vestiaire…

Il suivit le thérapeute dans la maison et entra dans la pièce. Il s'arrêta net en la découvrant. Dohko avait très bien exploité le style asiatique. Les murs étaient recouverts de toile de Chine de couleur claire naturelle. Derrière le lit, il y avait un grand tableau sans encadrement qui représentait une banche de cerisier en fleurs. Le lit et les chevets étaient en bambou et la couette avait des feuilles de bambou comme motif avec plusieurs nuances de vert qui contrastait bien avec le reste. Les lampes étaient rectangulaires en papier et assorties au lustre et sur le parquet un tapis dans les mêmes tons toujours de verts disparaissait à moitié sous le lit. Une armoire et une commode complétaient l'ameublement. Et pour finir l'habillage de la pièce, les rideaux de fils accordaient leur beige très clair pour illuminer la chambre. Les fenêtres donnaient au nord-ouest et il y avait assez de lumière pour le bonsaï qui trônait entre elles, un superbe ficus retusa de soixante ans. Quelques bibelots décoratifs finissaient de parfaire le style. Shion remarqua que les bruits étaient étouffés comme si c'était insonorisé. Il posa son blouson et ne garda que son téléphone qu'il glissa dans la poche arrière de son pantalon.

—Ce bonsaï est magnifique, murmura le directeur du Casino de Carry en s'approchant pour le regarder de plus près.

—Il est plus vieux que moi… J'ai toujours vu mon grand-père s'en occuper et il m'a appris comment faire…

—Ça doit quand même être délicat… j'en ai vu au Népal qui ont plus de trois cents ans…

—Le ficus est une espèce résistante qui supporte bien la culture en bonsaï, mais j'ai toujours peur de faire une connerie quand j'le rempote…

Shion se retourna pour sortir, mais Dohko se tenait devant la porte et l'observait d'un regard indéfinissable avec un infime sourire sur les lèvres. Il était peut-être en train de les imaginer tous les deux mettre le lit en désordre et remplir la pièce de sons qu'ils n'avaient plus entendus depuis de longues années et qui résonnaient encore dans leurs souvenirs. Mais il fallut rejoindre les autres et Dohko consentit à le laisser passer. Ils gagnèrent le salon et Marine mit une assiette avec un morceau de pizza dans les mains de Shion en lui souriant.

—Tu veux un jus de fruits? De l'eau? Une bière? lui demanda-t-elle.

—Une bière, j'veux bien, merci… lui sourit-il.

—Tu restes? On va jouer après… lui souffla Dohko en une petite tape sur l'épaule.

—Bien sûr… Ça m'a l'air d'être des gens bien…

—Y sont géniaux…

—Tu les as connus comment?

—J'ai aidé Marine et Angelo, ils étaient addicts au poker… Shura aussi, il s'est fait interdire de Casino… Thétis je l'ai rencontrée en allant acheter mon bar dans l'entreprise où elle travaille et plus tard, on a su que son compagnon était croupier à Carry…

—Ton bar? interrogea Shion en regardant autour de lui et n'en trouvant aucun.

—Tu verras après… Et Gabriel, c'est un peu différent… Lui c'était une phobie, mais je l'ai connu y a plusieurs années quand son cousin a été blessé par son oncle, le père de Gabriel… J'ai fait l'évaluation psychologique et je me suis proposé comme famille d'accueil jusqu'à la majorité de Hyoga… Il était dans le même lycée que mon frère… À mesure de nos séances, on a compris qu'on était des joueurs de poker et ça nous a rapprochés…

—Il est guéri?

—Pas complètement… S'il y a trop de monde, il peut se sentir encore oppresser ou même faire une crise de panique… Mais au début, il ne sortait même plus de chez lui…

—Qu'est-ce qui s'est passé? Ah… Désolé… secret professionnel…

—Non, c'est rien… Y s'en cache pas… Il était à la caisse d'un magasin quand y a eu un braquage et il a pris une balle dans l'épaule…

—Oh merde!

—C'était pas grave, mais ça a suffi pour le terrifier…

—Tu m'étonnes…

—Dohko! Kanon veut savoir si son frère peut venir? lança Gabriel en agitant son téléphone pour lui faire comprendre qu'il avait reçu un SMS.

—Évidemment! On sera dix autour de la table! Ça va être énorme! s'exclama le thérapeute.

—Dohko, viens m'aider à prendre les autres pizzas, lui demanda Marine.

—J'arrive… bouge pas, j'reviens…

À peine fut-il entré dans la cuisine que Marine lui sauta presque dessus. Personne n'avait jamais vu Shion, mais elle avait entendu Dohko en parler à de nombreuses reprises et elle avait hâte de faire se connaissance. Elle n'était pas déçue.

—Il est trop sexy! s'exclama-t-elle en sourdine pour ne pas être entendue.

—Hé! Il est à moi! rétorqua Dohko en plaisantant, mais la possessivité suintait dans son ton.

—T'inquiètes… pas mon genre…

—Arrête! Shion est le genre de tout le monde!

—J'préfère les cheveux courts… mais les siens sont très beaux… Ça doit être de l'entretien…

—Ils sont très soyeux…

—Vous vous êtes vu plusieurs fois, non?

—Trois fois…

—Et vous n'avez jamais…, insinua l'infirmière avec un sourire espiègle.

—Non… J'en crève d'envie, mais j'veux rien précipiter et j'pense que pour lui c'est pareil sinon il aurait été plus entreprenant…

—Tout vient à point à qui sait attendre, déclama doctement la jeune femme.

—Et rien ne sert de courir il faut partir à point…

—Wouah ! Qu'est-ce qu'on est bon en citations! éclata-t-elle de rire.

—On y va sinon c'est nous qu'ils vont bouffer!

—Yo tout le monde! Dernière tournée de pizzas! Après on joue!

—Dohko! l'interpella Milo. Shion nous racontait des trucs qui lui sont arrivés au Casino…

—Ah… il doit en avoir un paquet…

— Comme la fois où une femme est arrivée avec des billets de Monopoly parce qu'elle était persuadée que puisque le poker est un jeu de cartes, il fallait l'argent d'un jeu, raconta Shion en faisant rire tout le monde. Ou encore le gars qui est venu avec ses propres jetons pour ne pas payer pour en avoir…

—J'vais ouvrir! fit Marine en entendant le carillon de l'entrée.

—Ça doit être Kanon et Saga! fit Angelo en buvant une gorgée de sa bière. Y z'étaient vraiment tout près…

Au même instant, Dohko observa Gabriel. C'était comme s'il avait arrêté de respirer. Il avait le regard fixe braqué sur la porte de l'appartement, la bouche légèrement entrouverte, une main dans la poche de son jeans, l'autre tenait son téléphone. Il bougea enfin et se plaça derrière Angelo et Shura. Il ne cherchait pas à se cacher, il voulait juste être le dernier que Kanon verrait, celui qui retiendrait toute son attention. Mais faisait-il cela volontairement ou pas? Dohko n'aurait su le dire et ça le fit rire doucement.

—Voilà, tu connais tout le monde, dit Marine à Saga.

Les jumeaux avaient salué les invités de Dohko avec un large geste de la main et deux sourires quasi identiques, ce qui ne manqua pas de provoquer quelques phrases de surprises sur leur stupéfiante ressemblance. Encore.

—Et moi je suis très heureux de savoir qu'un grand champion de poker va venir souvent dans mon Casino… déclara Shion avec une amabilité toute commerciale.

—Carry est tout proche de chez moi, j'vais pas m'gêner! confirma Kanon en lui rendant son sourire.

—C'est une sacrée publicité pour mon établissement…

—Et elle est gratuite… le rassura Saga avec une tape sur l'épaule.

—Il a pas de sponsor?

—Non, il a jamais voulu…

—Et il en a pas besoin, intervint Gabriel qui n'attendait qu'une occasion pour se joindre à la conversation. Sa réputation le précède et bientôt toute la région saura qu'il joue souvent à Carry…

—Beaucoup de joueurs pourraient faire le déplacement dans l'espoir d'être à sa table ou simplement pour l'apercevoir, déclara Shura.

—Et si vous arrêtiez de me mettre sur un piédestal, hein? Chuis pas un super héros du poker! s'exclama Kanon gentiment, mais son ton trahissait une légère exaspération.

—Tu peux pas nous en vouloir, poursuivit le pompier en souriant. Ça nous arrive pas tous les jours...

Les quatre hommes observèrent le champion. Dohko était analytique sans vraiment s'en rendre compte, Saga avec toute l'affection qui lui portait, Shura plutôt fier de l'avoir dans son cercle d'amis et Gabriel pour graver son image dans son esprit à tout jamais, pour augmenter les souvenirs déjà nombreux qu'il avait de lui. Ce qui le faisait tomber un peu plus sous son charme. Kanon attirait les regards. Il ne passait pas inaperçu. Il avait du charisme, de la conversation et de l'humour. Trois ingrédients qui rendaient une personne intéressante, quelqu'un qu'on avait envie de connaitre et de côtoyer. Et ce qui ne gâchait rien, il était gentil. Sauf à une table de poker. Bien qu'il se doive à ses invités, Dohko n'avait pas quitté Shion d'une semelle. Il voulait qu'il soit à l'aise et intégré à ce petit groupe tout comme Kanon qui était déjà venu une fois. Il se doutait bien que s'il ne s'était pas senti inclus, il ne serait pas revenu.

—Comment ça avance ta maison, lui demanda Milo.

—Doucement… la terrasse autour de la piscine est carrelée avec des dalles antidérapantes… J'veux pas prendre de risques si on s'amuse cet été… J'espère que vous savez tous nager!

—Comment devient-on Directeur de Casino? demanda Saga à Shion.

—D'abord en étant passionné par le poker et les jeux de tables et faire une formation dans ce sens et après, faut savoir saisir une occasion quand elle se présente… lui répondit celui-ci.

—Et toi Saga? Pourquoi t'as pas fait comme ton frère? s'enquit Dohko. T'aurais pu devenir pro toi aussi…

—Peut-être… mais j'aime encore plus enseigner… et puis, faut pas croire, mais je joue… plus en ligne qu'en live, mais j'me débrouille…

—Bien dans ce cas, fit le thérapeute d'une voix forte pour couvrir les conversations, c'est l'heure du poker!

Dohko ouvrit le salon où se trouvait la table et tous s'installèrent autour après avoir pris une bouteille d'eau. C'était un rituel auquel tenait le psy. Après un apéritif alcoolisé et un repas accompagné de vin, il préférait que ses invités s'en tiennent à de l'eau. À chaque fois qu'il organisait une soirée Pn'P, il prenait soin d'acheter des packs. En voyant le bar, Shion comprit ce qu'il lui avait dit plus tôt sur la façon dont il avait rencontré Thétis. Il regarda la pièce et la trouva admirablement agencée et décorée. Il savait que Dohko était passionné par le poker, mais à ce point, c'était presque une obsession. Ensuite, il se souvint que trois d'entre eux étaient devenus dépendants et il songea qu'utiliser le texas holdem faisait probablement partie de la thérapie que le psy avait élaborée. Il s'assit sur un siège en face de celui de Dohko. Ainsi, il aurait tout le loisir de l'observer, comme dans ce tripot, il y avait seize ans. C'était pour la même raison que Gabriel s'était installé à l'opposé de Kanon. Il désirait le regarder jouer, enregistrer le moindre geste, la moindre expression sur son visage pour pourrait lui permettre de lui prendre des jetons. Mais sous cette excuse, il voulait également s'emplir les yeux de sa présence. Il ne l'aurait jamais avoué même sous la torture, mais être à ses côtés revêtait de plus en plus un caractère indispensable pour lui. Il avait l'étrange sensation que sa survie était liée au fait de le voir ou pas. Raison pour laquelle il avait une photo de Kanon dans son téléphone. Il ne l'avait pas mise en fond d'écran, n'importe qui aurait pu la voir et poser des questions embarrassantes. Elle était dans sa galerie dans les clichés en favoris. Et de temps à autres, il la regardait, fasciné.

Saga était à deux places de son frère pour éviter de troubler leurs adversaires à cause de leur ressemblance. Le hasard décida que Shura serait le croupier et la partie commença. Les premières mains furent acharnées, preuve qu'avec deux professionnels à la table et trois autres qui en avaient le niveau, tout le monde avait vraiment envie de jouer son meilleur poker. Milo dévoila un full au Trois par les Dix et gagna sa main contre Saga et Marine qui avaient chacun un Dix ce qui leur faisait un brelan. Thétis envoya son tapis avec une quinte flush auteur Huit face à Dohko et Shion partagea un pot avec Shura. L'ambiance était chaleureuse et les regards que les jumeaux échangeaient parfois disaient clairement qu'ils se sentaient bien, là. Tout comme son frère, Saga n'avait pas beaucoup d'amis. Au départ de Kanon pour Las Vegas, qui leur avait valu une belle engueulade et ils ne s'étaient plus adresser la parole pendant plusieurs années, il avait veillé sur leurs parents, il assurait son poste de professeur et passait du temps à préparer ses cours pour les rendre intéressants et ne pas perdre trop d'élèves en route. Avoir intégré ce petit groupe d'amis lui faisait un bien fou et les expressions de plaisir sur son visage ressemblaient à s'y méprendre à celles de son frère. Les jumeaux étaient heureux et ça se voyait. Après, ce n'était pas forcément pour les mêmes raisons.

Kanon se sentait bien parce qu'il y avait Gabriel. Quand son frère lui avait dit qu'il "le bouffait des yeux", il avait réfléchi et s'était davantage penché sur la question. Et le constat donnait raison à Saga. Il aimait énormément sa compagnie et l'incident avec SeaHorse l'avait terriblement contrarié. Il ne considérait pas qu'il lui appartenait, non, mais qu'un autre le convoite ne lui plaisait pas. Il ne lui était certes pas réservé, Gabriel n'était à personne, mais la conclusion s'imposait d'elle-même. Il avait développé une attitude protectrice envers son ami à cause de cette phobie qui le rendait vulnérable. En plus, il trouvait Gabriel très séduisant. Et même plus que ça. Ça lui était tombé dessus le jour de sa crémaillère, sauf qu'il n'y avait pas fait attention sur le moment. Il ne l'avait compris que quand Saga lui avait fait la réflexion sans toutefois l'admettre immédiatement. Il y avait plus que ça pourtant et c'est ce qui le perturbait davantage. Gabriel était intelligent, cultivé, il avait de l'esprit et un humour subtil. Beaucoup de charisme également et ce n'était pas étonnant qu'à une table, on le remarque. Et que dire de sa réaction lorsqu'il avait pris le tapis du Canadien. À cet instant, il était éblouissant.

Kanon avait bien senti que Gabriel s'était complètement laissé aller dans ses bras, contre lui au Pasino. Certes, la situation était tendue, mais lui aussi avait réagi à cette promiscuité. Non, c'était plus que ça, c'était une accolade, une étreinte entre deux amis dont l'un réconfortait et félicitait l'autre. Mais alors, pourquoi ce violent frisson l'avait-il tant bouleversé? Il n'avait rien oublié de ce qu'il avait ressenti. Chaleur, joie, bien-être et l'envie de ne plus le lâcher, de le protéger. De la crainte aussi parce qu'il avait bien vu que Gabriel était tendu à cause de tous les spectateurs présents autour de la table. Il savait quoi faire si jamais la crise de panique se déclenchait, mais il avait été soulagé qu'il ne se passe rien. Et maintenant, il avait bien vu qu'il ne cessait de l'épier et ça l'amusait car il avait compris que c'était pour le lire, l'étudier, décrypter son comportement pour parvenir à le battre ou du moins à lui tenir la dragée haute. Il avait vu Gabriel jouer un poker magnifique et très agressif face à SeaHorse et il se devait de ne pas le décevoir et surtout, ne pas le sous-estimer. Il se ferma complètement pour lui faire honneur à chaque fois qu'ils se retrouvaient dans une main ensemble. Faire moins que ça aurait été insultant.

Shura observait Angelo qui se débrouillait très bien. Lorsqu'il avait fait sa connaissance, avant qu'il ne commence sa thérapie avec Dohko, il entrait dans presque tous coups. Maintenant, il était beaucoup plus réfléchi et savait jeter ses cartes s'il pensait qu'elles n'avaient pas de potentiel gagnant selon des critères qui lui étaient propres. C'était une des bases pour ne pas perdre trop d'argent. Savoir estimer la valeur de sa main était le b-a-ba du poker. As-Dix avait plus de chances qu'un Sept-Deux. Il ne fallait pas hésiter à coucher une main forte quand le flop n'améliore pas ses cartes. Il ne faut pas craindre de jeter une paire de Rois si le tapis affiche un As surtout s'il y a une relance. Et plus il y a de joueurs à la table, plus les risques que l'un d'eux ait un As dans les mains sont grands. Donc, une main plus forte. Mais en principe, avec une paire de Rois, il y a des chances que le joueur tente le coup jusqu'au bout parce qu'il se dira que ce serait vraiment bête de ne pas essayer malgré le danger. Une fois encore, tout était question d'observation, de réflexions et de décisions. Et Angelo avait fait beaucoup de progrès à ce niveau.

Le pompier s'en sortait bien, mais il avait du mal à se concentrer. Angelo était en face de lui et il n'arrivait pas à le quitter du regard. Il connaissait son visage par cœur. Sa dureté s'il perdait une main tout comme sa douceur lorsqu'il voyait un vidéo avec des chatons. Son sourire en coin qui paraissait toujours moqueur et qui s'apparentait davantage à un rictus. Ses yeux d'un bleu cobalt surprenant qui pétillaient quand il était content. Sous le t-shirt floqué d'une tête de mort portant une casquette cloutée en cuir et de lunettes de soleil, il devinait les muscles sous la peau qui s'était asséchée depuis qu'ils faisaient un peu de sport ensemble. Il le soupçonnait de s'entrainer tout seul. Il devait probablement faire des pompes, des tractions, des squats ou des fentes. C'était plus du renforcement que de la musculation proprement dite, mais c'était drôlement efficace. Et puis, pour exercer un métier comme le sien ou il fallait manipuler des corps pour les laver et les habiller, il valait mieux avoir un peu de puissance physique. Il savait qu'il était sous le charme et il arrivait de moins en moins à le cacher. Après tout, il fallait bien se dévoiler à un moment ou un autre si on voulait que les choses avancent.

De son côté, Angelo avait bien vu que Shura ne le quittait pas des yeux. Il connaissait son orientation et d'une certaine manière il était flatté de lui plaire. Il se retournait toujours sur une belle poitrine ronde et généreuse ou sur un postérieur bien moulé dans un jeans. Pourtant, il n'était pas contre le fait d'intéresser un homme. Il n'aurait jamais rembarré quelqu'un méchamment parce que la personne se serait montrée un peu trop entreprenante. Combien de fois avait-il entendu un type balancer à un autre "Quoi! Tu veux ma photo? T'es pédé?" parce qu'il n'avait pas aimé son regard ou du moins parce qu'il l'avait mal interprété. C'était grossier et insultant. Ce genre de remarques désobligeantes étaient encore bien trop fréquentes. Elles visaient avant tout à bien faire voir que le gars était un hétéro pur et dur en particulier s'il était avec ses potes aussi bas du front que lui. Angelo aimait ce regard vert profond qui le détaillait. Il n'y avait aucune tentative exagérée pour le séduire. Shura n'avait même jamais eu une parole ou un geste déplacé envers lui. Pourtant, s'il était honnête avec lui-même, il trouvait le pompier très bel homme et il trouvait agréable de lui plaire. Mais il n'était pas encore prêt à lui faire parvenir les bons signaux, ceux qui diraient "Pourquoi pas?" D'un autre côté s'il tentait l'expérience et que ça ne lui convenait pas, Shura pourrait être profondément blessé et ça, il ne voulait pour rien au monde. En attendant, il le considérait comme son meilleur ami. C'était un bon début et très réjouissant parce que c'était le premier depuis aussi loin qu'il se souvienne. Même avant le décès de sa mère, il n'avait jamais eu de "meilleur ami", celui à qui on dit tout, à qui on se confie sans craindre d'été jugé et qui nous accepte tel que l'on est avec nos qualités et nos défauts.

La partie était bien avancée. Thétis, Milo et Saga avaient été éliminés. Marine, Shura et Angelo avaient un tapis plutôt petit tandis que Gabriel, Shion, Dohko et Kanon avaient bien augmenté les leurs. Dès qu'ils avaient commencé à jouer, le thérapeute s'était aperçu que sa conversation silencieuse avec le directeur du Casino de Carry-le-Rouet s'était à nouveau installée. Les regards s'étaient faits de plus en plus brulants, ils glissaient en coin avec parfois un infime sourire qui plissait à peine le coin des yeux. Leurs attitudes étaient de questions qu'ils posaient à l'autre pour avoir des réponses sur le comportement à tenir. Les gestes étaient les plus parlants. Dohko était en train de faire un shuffle (12) avec ces jetons sans même s'en rendre compte. Il prenait deux petites piles pour n'en former qu'une en les intercalant et avoir une pile plus grande. Il caressait ses jetons de haut en bas puis il recommençait. Ce geste n'était pas vraiment conscient, mais pas anodin. En particulier pour Shion que le dévorait des yeux. Cette pile de jetons évoquait un symbole phallique que le thérapeute semblait cajoler. Parfois son regard croisait celui de son ami qui avait parfaitement compris qu'il ne faisait pas ça volontairement. Mais qu'à cela ne tienne, il se mit à faire la même chose. Et soudain Dohko réagit. Il observa le mouvement presque hypnotique de Shion que celui-ci assortit d'un regard intense et très clair. Le thérapeute regarda sa pile de jetons et sourit. Mais il ne s'arrêta pas pour autant. Maintenant qu'ils avaient trouvé un nouveau jeu, lequel des deux allait se montrer le plus provocateur sans pour autant se désintéresser de la partie. Et ils continuaient à se parler avec leurs yeux, avec leurs gestes et leurs attitudes.

Plus les joueurs étaient nombreux autour d'une table, plus la partie était longue. Ce ne fut que vers deux heures du matin que Gabriel et Kanon se retrouvèrent en tête à tête. Ils n'avaient fait aucun cadeau à leurs adversaires comme s'ils voulaient que ça se termine entre eux. Chacun avait réussi à collecter des informations sur l'autre. Le Ten Cities approchait et tout était bon à prendre. Ces observations dont ils étaient le sujet leur permettaient également de profiter de la présence de l'autre. Pour Gabriel, il était désormais avéré qu'il avait développé des sentiments profonds pour Kanon qui allaient bien au-delà de l'admiration qu'il vouait au joueur. L'homme était devenu beaucoup plus intéressant et attirant. Mais il préférait de loin laisser les choses suivre leur cours sans forcer le destin. L'amitié de Kanon lui était bien trop précieuse pour prendre le risque de la perdre.

De son côté, Kanon avait beaucoup réfléchi aux paroles de son frère. Était-ce si évident que Gabriel lui plaisait? Le regardait-il vraiment autant? "Tu le bouffes des yeux!" lui avait-il dit. Il savait très bien cacher ses émotions, mais pas celle-ci apparemment. En tout cas, pas pour Saga qui le connaissait par cœur. Et bien qu'il soit capable de parfaitement se fermer pour ne pas être lu par ses adversaires, ce qu'il ressentait pour Gabriel semblait difficile à camoufler. Il ne voulait pas qu'il s'en aperçoive pour ne pas le perturber à l'approche du tournoi où il avait finalement décidé de s'inscrire. Chacun trouvait l'autre à son goût. Pour Gabriel, ça remontait à des années même si ses sentiments étaient restés occultés par son admiration pour Kanon et lui venait tout juste d'en prendre conscience après ne l'avoir vu que trois fois. En même temps, lorsque quelqu'un est gâté par la nature, ce n'est pas étonnant qu'il charme rapidement une ou plusieurs personnes. Il ne fallait pas longtemps pour se dire que cet homme ou cette femme qu'on vient de croiser nous plait. Quelques secondes suffisent. Après, il n'y a pas que le physique qui compte et en très peu de temps, Kanon avait été séduit et c'était son frère qui lui avait ouvert les yeux. Non seulement l'amour est aveugle – même s'il n'était pas tout à fait encore question de ce sentiment entre eux – mais en plus il rend idiot pour ne pas remarquer l'effet produit sur l'autre. Ce qu'ils éprouvaient ne devait pas se voir pour ne pas risquer de se déconcentrer avant le tournoi. C'était très altruiste de leur part, mais combien de temps allaient-ils tenir le coup? Un trop plein d'émotions, ça finit toujours par déborder.

Kanon gagna après qu'ils aient décidé de faire tapis pour mettre un terme à la partie. Ce n'était pas une fin éblouissante avec une main magnifique ou un superbe bluff, mais avec ces deux-là, ça aurait pu durer encore des heures. Mine de rien la fatigue psychologique ne les avait pas épargnés et la tension induite par une telle partie commença à retomber. Ils semblèrent tous réintégrer le plan d'existence du commun des mortels en soufflant, souriant et riant, ce qu'ils n'avaient plus fait ou presque depuis qu'ils avaient débuté. Ils rangèrent la salle ainsi que le salon pour ne pas laisser tout le ménage à Dohko, Marine et Angelo. Le thérapeute leur rappela que le vendredi suivant ils allaient fêter plusieurs anniversaires et Kanon réitéra son invitation. Ils joueraient et mangeraient chez lui avant d'aller danser au Krypton, à Aix-en-Provence. L'ascenseur fit plusieurs allers-retours et le dernier fut avec Shion et Dohko. Celui-ci raccompagna son ami à sa voiture pour profiter de sa présence jusqu'à la dernière seconde.

—Ils sont formidables, déclara Shion en marchant lentement.

—J'en ai conscience, tu peux m'croire…

—J'ai beaucoup aimé passer cette soirée avec eux et avec toi…

—T'as bien fait de venir…

—Ça veut dire que j'peux me pointer chez toi quand j'veux? murmura Shion, amusé.

—Absolument…

—J'aimerais arrêter l'temps… j'ai pas envie que ça s'termine…

—Mais demain tu bosses… tu commences à quelle heure?

—Je fais l'ouverture à dix heures… J'vais pas beaucoup dormir…

—Tu dormiras plus que si tu restes ici, murmura Dohko, très conscient de la signification de sa phrase.

Shion eut un petit rire. Il avait parfaitement compris l'allusion et se réjouissait d'entendre Dohko lui dire ça. Il s'arrêta devant sa Golf et se tourna vers son ami. Cette conversation silencieuse était toujours là, leurs yeux, leurs gestes parlaient très bien cette langue connue d'eux seuls. Et alors qu'il allait se pencher pour embrasser Dohko, celui-ci le plaqua contre la voiture et prit sa bouche avec une telle fougue qu'il leur fallut un exceptionnel sang-froid pour ne pas finir sur la banquette arrière.

—J'crois pas que j'pourrai m'arrêter la prochaine fois, souffla Shion entre deux baisers plus lents, mais tout aussi sulfureux.

—La prochaine fois que je te tiendrai dans mes bras, on s'arrêtera pas…, ronronna Dohko d'une voix si pleine de stupre que Shion frappa la portière du plat de la main.

La dernière fois c'était Dohko qui avait juré comme un charretier devant le restaurant le Dragon d'Asie, là c'était lui qui laissait éclater sa frustration.

—Faut qu'j'y aille, sinon j't'embarque jusque chez toi, fit-il en ouvrant sa voiture.

—J'dirais pas non, mais faut savoir être raisonnable…

—Dis celui qui m'a allumé toute la soirée…

—Ah parce que toi tu m'as pas allumé peut-être?

—Ouais… bon…

—Tu m'as pas dit pourquoi t'es venu…

—J'étais en manque, le provoqua Shion en glissant un regard lourd de sous-entendus qui fit sourire le thérapeute.

—Vas-y et sois prudent sur la route…

Ils échangèrent un dernier baiser plein de promesses. La voiture s'éloigna et Dohko rentra chez lui. Marine et Angelo le saluèrent avant d'aller se coucher. La soirée avait été réussie à tout point de vue et il était heureux. Il savait qu'il ne verrait probablement pas Shion de la semaine et il avait hâte d'être au trente pour lui offrir son cadeau. Du moins il espérait que Shion le considèrerait comme tel et qu'il lui plairait.

Gabriel avait accompagné les jumeaux jusqu'à la voiture de Saga. Ils avaient un peu discuté et l'ainé avait dit qu'il ne pourrait jamais participer au Ten tant qu'il enseignerait. Pour faire le tournoi, il aurait fallu qu'il s'absente tout le mois de juin et il ne pouvait pas laisser tomber ses élèves au moment des examens, mais pour la seconde partie qui se déroulait pendant les vacances de Noël, il était possible qu'il tente sa chance. Il monta dans la voiture et Kanon sourit à Gabriel.

—C'était presque comme au Pasino… t'étais super concentré…

—C'était moins stressant…

—Mais t'a joué de la même manière et ça c'était génial parce qu'y avait aucun enjeu… fit Kanon.

—Tu penses qu'au Ten, j'vais m'en sortir?

—Carrément… Je sais que je t'ai dit qu'on s'ferait pas de cadeaux si on est à la même table, mais franchement j'espère que ça arrivera pas…

—Ça changera rien pour moi… on est ami…

—Ouais, pour moi non plus…

Tout en parlant, Kanon avait posé la main sur l'épaule de Gabriel qui ressentait comme une brulure à travers le tissu de sa veste. Il baissa la tête et sentit cette main glisser le long de son bras jusqu'à la sienne qu'elle effleura. Le contact fut si bref qu'il se demanda s'il ne l'avait pas imaginé. Il se redressa pour croiser deux yeux brillants qui le regardaient avec beaucoup de tendresse. N'était-ce pas simplement de l'affection? Ne voyait-il pas ce qu'il avait envie de voir? Kanon lui sourit et monta dans la voiture. Gabriel poussa un long soupir et rejoignit la sienne. Il était balloté par toutes sortes d'émotions. Il aimait et détestait ça à la fois. Ça lui plaisait parce que c'était lié à Kanon, et ça le perturbait parce qu'il avait l'impression de ne plus rien contrôler. Il ferma les yeux et secoua la tête. Non, rien ne devait transparaitre. Le Ten Cities était leur objectif commun et ils devaient rester concentrés dessus. Il avait réussi à fixer trois rendez-vous par semaine avec Dohko pour qu'il l'initie à l'autohypnose et il avait bien l'intention de surprendre Kanon en utilisant sa technique contre lui s'ils se retrouvaient à la même table…

À suivre…

(1) Helena = personnage de la fleuriste dans Soul Of Gold.

(2) GWI = God Warriors Investments.

(3) Yato Monocéros = Personnage de The Lost Canvas chevalier de Bronze de la Licorne. Monocéros est le nom latin de la constellation de la Licorne. Ne pas le confondre avec Jabu Unicorne de la même constellation.

(4) Sasha = réincarnation d'Athéna dans The Lost Canvas

(5) Utgard Garm = personnage de Soul of Gold sous les ordres d'Andréas Riise

(6) Pure invention de ma part. En 2029 dans mon histoire, ça existe.

(7) Utgard Garm = personnage de Soul of Gold

(8) Kris Talline = Il s'agit du chevalier Cristal qui vit en Sibérie et qui est le maitre de Hyoga dans l'animé. Oui, je sais ça fait carrément eau de source, mais au moins ça se rapproche du personnage et du fait qu'il soit un Russe originaire de Sibérie. Moi aussi j'ai rigolé quand j'ai trouvé ce nom.

(9) Bud Claw = Les jumeaux ont des attaques qui portent presque le même nom. Le Viking Tiger Claw et le Shadow Viking Tiger Claw.

(10) Le 13 signifie le département des Bouches-du-Rhône

(11) Lisez ce passage en imaginant l'accent russe de Kris Talline XD…

(12) Shuffle = ça consiste à avoir deux petites piles de jetons et de les soulever avec les doigts de manière à ce qu'ils s'intercalent pour n'en reformer qu'une seule. Et on recommence en séparant la pile en deux et en intercalent à nouveaux les jetons. C'est la manipulation la plus répandue chez les pokéristes. C'est fait passer le temps, ça camoufle des tells, ça donne le change, ça permet de réfléchir.

Au Poker les quatre couleurs sont PIQUE, CARREAU, TRÈFLE et CŒUR et non pas rouge et noir. En anglais, puisque c'est la langue du poker c'est, dans le même ordre: SPADES, DIAMONDS, CLUBS, HEARTS.

Hiérarchie des mains

—Une CARTE HAUTE = si aucun joueur n'arrive à former ne serait-ce qu'une paire, celui qui à la carte la plus élevée remporte le pot. S'il y a une égalité, le pot est partagé.

—Une PAIRE = deux cartes de même valeur. Par exemple2 DAMES.

—Un BRELAN = trois cartes de même valeur. Par exemple 3 HUIT

—Une QUINTE = 5 cartes qui se suivent de couleurs différentes. Par exemple 5D 6C 7H 8D9S toutes couleurs confondues.

—Une COULEUR = 5 cartes qui ne se suivent pas, mais de la même couleur. Par exemple 7 – VALET – 10 – 2 – DAME toutes à CŒUR. La couleur avec la hauteur la plus élevée remporte le pot.

—Un FULLHOUSE ou FULL en abrégé = Un BRELAN associé à une PAIRE. Par exemple un FULL aux HUIT par les VALET c'est un brelan de HUIT et une paire de VALETS. Il faut associer les cartes servies au joueur avec celles découvertes sur le tapis.

—Un CARRE = 4 cartes de la même valeur. Par exemple le plus beau 4 AS. Mais 4 DEUX peuvent aussi très bien faire l'affaire et gagner le pot.

—Une QUINTE FLUSH ou QUINTE à la COULEUR = 5 cartes qui se suivent de la même couleur. Par exemple 7 – 8 – 9 – 10 – VALET à CARREAU

—Une QUINTE FLUSH ROYALE = 5 cartes qui se suivent de la même couleur hauteur AS. Par exemple10 – VALET – DAME – ROI – AS à PIQUE. Elle est appelée royale parce qu'elle est hauteur AS. C'est LA combinaison imbattable au poker. Statistiquement, il existe 1chance sur 30000 de l'obtenir, mais qui sait… La chance peut avoir envie de vous faire un magnifique sourire.

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