playlist du chapitre :

« Schwannengesang » de Schubert, et « the Prince of Persia », de Harry Gregson-Williams dans Prince of Persia : the sands of time

Pas de TW particulier


Asenath demeura un peu plus d'une année entière auprès de sa tante, avant que son père ne la rappelle auprès de lui. Nefereth était enceinte, et la grossesse se passait mal, obligeant la mère à rester allongée. Potiphera rappela donc sa fille pour qu'elle revienne tenir la maison à la place de sa belle-mère. A 13 ans passés, et après une année aux bons soins de sa tante, c'était une jeune fille presqu'accomplie, et elle serait bientôt en âge de se marier. Le jour où elle partit, Joseph se sentit terriblement abattu, presqu'autant que le jour où il avait quitté la maison de son père.

Il s'en voulait un peu de s'être attaché ainsi à la fillette. Il avait toujours su qu'Asenath ne demeurerait pas des années entières auprès de sa tante. Leur amitié était un don du Ciel, mais il savait bien qu'elle ne pourrait pas durer. Elle avait beaucoup grandi durant l'année écoulée, et s'était un peu assagie, en apparence du moins. Joseph, qui se targuait désormais de bien la connaître, savait que sous la surface sage et convenable qui se formait, Asenath demeurait toujours aussi énergique et curieuse que jamais. Elle lui manquait déjà, mais il devrait s'habituer à faire sans elle. Un jour, elle serait probablement sa maitresse, puisqu'elle était la nièce chérie des maîtres, et ce jour-là, il ne serait plus question d'amitié entre eux.

Il se rabroua. Il n'était pas si malheureux. Il n'aurait pas dit qu'il était heureux, non, mais il était satisfait de son sort. Comme prévu, Huy avait pris sa retraite au nouvel an précédent. Il demeurait toujours avec son épouse dans la petite maison que Putiphar avait mise à sa disposition, et il avait assuré à Joseph qu'il était toujours le bienvenu à leur table chaque fois qu'il aurait besoin de conseils. Plusieurs fois au cours de l'année écoulée, Huy avait convié le jeune homme à sa table, et chaque fois, Mina l'avait accueilli avec chaleur et affection. Le matin du Nouvel An, comme prévu, Putiphar avait officiellement fait du jeune homme son intendant. Pour l'occasion, Huy lui avait offert un couteau en silex, qui était désormais son bien le plus précieux, et Putiphar lui avait fait remettre des pagnes neufs ainsi qu'une ceinture de cuir et une perruque. Le maître avait certainement ses raisons – en tant qu'intendant, il ne pouvait aller tête nue et mal vêtu sans refléter une mauvaise image de son maître – mais il avait tout de même été très reconnaissant du présent.

Sa promotion n'avait rien d'une surprise. Il y avait déjà plusieurs mois que Huy, dont les forces déclinaient, ne faisait plus grand-chose. Progressivement, il avait délégué à Joseph toutes ses tâches, et ces derniers temps, ne s'occupait plus que de trancher certains litiges, et encore. Certes, Joseph se rendait compte de la différence qu'il y avait entre agir sous la houlette et la sanction de Huy, et ne plus répondre de ses devoirs qu'à son maître, mais le vieil homme l'avait bien formé, et la transition avait été fluide.

A vrai dire, il n'y avait que deux choses que Joseph n'appréciait pas et même redoutait dans sa nouvelle fonction. La première, c'était qu'en tant qu'intendant, c'était à lui, avec Bekh, de se rendre au marché de la capitale toute proche chaque année avant la moisson pour y acheter les nouveaux esclaves du domaine. Huy l'avait obligé à l'accompagner l'année précédente, et avait tourné la séance en un exercice que Joseph avait trouvé détestable. Le souvenir de son propre passage sur l'estrade du marchand d'esclave figurait en bonne place sur la liste de ses pires souvenirs, et se trouver en position d'acheteur, à examiner chaque « lot » comme il examinait le bétail avec son père autrefois l'avait mis terriblement mal à l'aise, tout comme l'attitude servile des nouveaux esclaves à son égard. Il était l'intendant du domaine, et il était normal que les esclaves de rang inférieur lui manifestent du respect, mais il ne parvenait pas à oublier qu'il avait été à leur place, et qu'il dépendait de la volonté du maître de le maintenir ou non à son rang. Au moins, ce genre d'évènement était rare : Huy lui avait dit que l'année où Joseph avait été acheté, une épidémie avait ravagé les quartiers des serviteurs, forçant l'achat d'une dizaine d'esclaves pour compenser la main-d'œuvre perdue. Le reste du temps, il était rare d'avoir besoin de plus d'un ou deux esclaves, et certaines années, la main-d'œuvre présente sur le domaine était suffisante pour permettre de se passer de cette épreuve.

La seconde chose que Joseph redoutait vraiment, c'était la gestion de la maison. Bien sûr, c'était essentiellement Nani qui gouvernait l'intérieur, supervisée par la maitresse, mais un certain nombre de tâches revenaient à Joseph. C'était à lui, par exemple, de veiller aux réparations de la maison, et à l'organisation des banquets que le maître donnait parfois. Il devait alors se concerter avec la maitresse pour exécuter ses désirs. Or, il n'aimait pas avoir affaire à Zuleika.

Il ne se l'expliquait pas, car elle n'était pas méchante avec lui. Elle ne le tenait pas en si haute estime que Putiphar, et le traitait sans ambiguïté comme un serviteur, mais cela ne le dérangeait pas, car elle n'était pas cruelle pour autant, et ne le maltraitait pas. Le seul reproche qu'il aurait eu à lui adresser était sa tendance à l'appeler « esclave » plutôt que par son nom : il savait pertinemment ce qu'il était sans avoir besoin qu'on lui rappelle sa place. Il aurait dû lui être parfaitement indifférent, et pourtant, sans qu'il sache pourquoi, il se méfiait d'elle. Instinctivement, une part de lui était persuadée qu'elle causerait un jour sa perte. C'était absurde : même s'il était techniquement un esclave de haut-rang, il n'était qu'un esclave, et il pouvait difficilement tomber plus bas, n'est-ce pas ?

Vis-à-vis de Putiphar, les choses étaient plus nuancées. Joseph avait pensé, avant d'arriver chez son maître, qu'il lui serait parfaitement indifférent. Il avait décidé qu'il travaillerait dur, et qu'il servirait de son mieux son futur propriétaire. Il avait espéré que son travail le ferait entrer dans les bonnes grâces de son maître, mais il avait surtout espéré ne pas s'attirer ses mauvaises grâces. Avec un peu de chances, il se serait fait juste assez remarquer pour gagner sa liberté en quelques années, et il aurait alors quitté la maison de son maître sans se retourner. Il n'avait pas imaginé que Huy le prendrait sous son aile, ni que son maître l'élèverait si haut et si vite dans sa maison. Il n'avait jamais pensé qu'il se satisferait de cette position, ni qu'il désirerait autant l'estime de son propriétaire.

Il éprouvait parfois de la rancœur contre cet homme qui le possédait : certes, ce n'était pas Putiphar qui l'avait réduit en esclavage, ce n'était pas lui qui l'avait arraché à sa famille. En revanche, Putiphar le possédait comme on possède du bétail, et le jeune homme savait pertinemment que si Huy ne l'avait pas repéré, pris sous son aile et formé, Putiphar ne lui aurait probablement jamais accordé plus qu'un regard, ne l'aurait jamais considéré comme plus qu'un outil autonome et anonyme. Et pour tout cela, Joseph lui en voulait, un peu, et il aurait parfois bien voulu le détester. Il n'y parvenait pas, et se sentait même coupable d'éprouver tant de rancœur.

Il aurait été plus simple, se disait parfois Joseph, que son maître ne s'intéresse pas directement à lui. Il aurait alors pu le détester sans état d'âme, ou mieux, lui être parfaitement indifférent. Il aurait pu envisager de quitter un jour cette maison, il aurait peut-être même pu envisager une évasion. Mais Putiphar s'intéressait à lui, l'instruisait, lui accordait sa confiance, et Joseph en retour éprouvait gratitude, loyauté, respect, et même affection envers son maître. Quitter cette maison lui paraissait chaque jour plus inimaginable, l'idée d'être revendu lui était insupportable, et il se surprenait à vouloir désespérément l'approbation de son maître.

En un mot, il avait pour Putiphar de la dévotion, la même dévotion mêlée de crainte que petit enfant, il avait ressenti pour Ruben, l'aîné de ses frères. Il se répétait qu'au bout du compte, Ruben l'avait à peine moins haï que les autres. Il se répétait qu'il n'était qu'une possession aux yeux de Putiphar, et qu'il avait sans doute moins de valeur qu'un cheval ou qu'un chien de race. Il tâchait de se convaincre que si le besoin s'en présentait, Putiphar se séparerait de lui sans regret, que s'il le jugeait coupable d'une faute quelconque, il le tuerait sans état d'âme. Il ne s'intéressait au jeune homme que pour ses capacités, et s'il le protégeait, c'était parce qu'un bon artisan prend soin de ses outils.

Le nom du monde est souffrance, tentait de se rappeler Joseph, et il ne voulait plus souffrir. S'attacher à Putiphar était une mauvaise idée. Un jour, il le savait, son maitre se séparerait de lui, et il souffrirait. Parfois, pourtant, il lui semblait que son maître l'estimait pour autre chose que ses capacités, toutes remarquables qu'elles fussent, mais il le savait bien : c'était par désœuvrement que son maître s'intéressait autant à lui.

Il y avait des mois à présent que Joseph savait tout ce dont il avait besoin pour accomplir ses devoirs et notamment inspecter seul le domaine. Putiphar, pourtant, continuait de le prendre avec lui, et lui racontait diverses anecdotes et autres souvenirs personnels, dont la plupart n'avaient guère à voir avec la tenue du domaine. Il se laissait aussi régulièrement aller à des confidences. Joseph pensait que son maître avait besoin d'un confident à qui exprimer ses pensées, et que, ayant prouvé sa discrétion, il faisait l'affaire.

Parfois, Putiphar profitait de ces sorties pour interroger le jeune homme sur sa vie. Plus jeune, Joseph se serait fait une joie de décrire par le menu sa famille, son pays, son passé. Mais la souffrance l'avait rendu méfiant et réservé. Mieux valait se faire le plus petit possible. Il tâchait donc de répondre par des réponses brèves. Putiphar ne s'était heureusement pas offensé quand Joseph avait été incapable d'expliquer comment il avait été réduit en esclavage – il était très embarrassé de l'état dans lequel il s'était mis quand son maître avait posé cette question, et il lui était éperdument reconnaissant de ne pas avoir insisté, ni mentionné l'incident plus tard – mais il ne pouvait pas vraiment refuser de répondre quand son maître lui demandait s'il était né esclave, de quel pays il venait, ou qui était ce dieu qu'il semblait invoquer constamment. Quand Putiphar lui posa cette dernière question, Joseph craignit que sa réponse ne suscite la colère de son maître. Les Égyptiens ne connaissaient par Élohim, et ne comprenaient souvent pas qu'un peuple n'ait qu'un seul Dieu. Putiphar, à la surprise du jeune homme, le questionna plus avant sur ce dieu qu'il ne connaissait pas, et Joseph ne put refuser de répondre.

- - Pourquoi gardes-tu ta foi en ce dieu qui ne fait rien pour toi ? demanda Putiphar, dubitatif. Si tu es sous sa protection, pourquoi t'a-t-il laissé être réduit en esclavage ?

- - Si je désobéis à mon maître, si j'agis contre sa volonté, si je fais ce qui est mal à ses yeux, n'est-il pas juste que je sois puni ? J'ai mal agi contre le Ciel dans ma jeunesse, il est donc bon que je sois puni, se borna à répondre Joseph. Il me guide en tout ce que je fais.

- - Dans ce pays, tu aurais pourtant beaucoup à gagner à adorer nos dieux, observa le maître. Si cela te garantissait honneurs et richesses, n'envisagerais-tu pas de te détourner de ton dieu ?

- - Mais à quoi me serviraient toutes les richesses d'Égypte si j'y perdais mon âme ? répliqua Joseph avec un petit reniflement dédaigneux.

- - Et si je t'ordonne de cesser d'adorer ton Dieu ? Tu m'appartiens, tu dois faire ce que je te commande. Et comme tu l'as très justement fait remarquer, si tu me désobéis, tu dois être puni.

Joseph pâlit, puis se ressaisit. Il n'avait aucune envie de mourir, ni de souffrir, mais si Dieu le mettait à l'épreuve, il ne faiblirait pas.

- - Ma vie t'appartient, maître, répondit-il d'une voix blanche, implorant silencieusement le Seigneur d'inspirer ses paroles. Mais mon âme appartient au Seigneur. Je ne peux pas plus cesser de l'adorer que cesser de respirer, et dans l'éternité, c'est Lui qui me jugera. Si tu m'ordonnes de cesser de l'adorer, je n'aurai pas d'autre choix que te désobéir, fut-ce au prix de ma vie.

- - Je n'ai pas l'intention de prendre ta vie, répondit gravement Putiphar. Continue donc à prier ton dieu. Si c'est à lui que je dois de t'avoir dans ma maison, je ne voudrais pas renoncer à sa bénédiction, fils.

Joseph sourit d'un air entendu, mais ne répondit pas. Il n'avait rien à répondre.


La période de croissance, entre la fin de la crue et le début des moissons, était en principe assez calme. Un autre aurait peut-être profité de l'époque pour se reposer avant le début de l'intense saison des moissons. Pas Joseph. Du temps de sa jeunesse, il n'avait pourtant jamais été empressé d'accomplir ses corvées, et avait même passé un certain temps à les esquiver. Il avait payé très cher sa paresse, et avait appris à ne plus jamais considérer comme acquis ce qu'il avait. Depuis son arrivée chez Putiphar, il était devenu un travailleur acharné, et ne s'accordait que rarement un moment de loisir. Désireux de se montrer à la hauteur de la charge qui lui était confiée, il avait ainsi suggéré de profiter de la période entre les semailles et la récolte pour rénover les vieux greniers à blé. Les profits de l'année précédente suffisaient à le justifier, et Joseph passait donc une partie de son temps à superviser également ces travaux. En un mot comme en cent, il ne chômait pas.

Un autre aurait probablement profité de sa position pour réclamer d'être récompensé de son travail. L'idée ne lui en traversait même pas l'esprit. Il était convaincu qu'il ne faisait ainsi que son devoir, et qu'il ne méritait rien. Il avait longuement hésité avant d'oser demander à garder un chaton quand la chatte de la maison avait mis bas quelques mois plus tôt. Il l'avait davantage réclamé pour protéger ses papyrus de la dent vorace des souris que pour le réconfort que le petit animal pouvait lui procurer, quoique l'un n'empêche pas l'autre, songeait-il parfois la nuit, quand, réveillé par un cauchemar, il sentait la petite boule de poils ronronner, blottie contre lui. Il avait été très surpris que Putiphar lui accorde l'animal sans discuter, et rempli d'une immense gratitude, il prenait grand-soin de la bestiole grise qui habitait désormais dans son office.

Occasionnellement, son corps le rappelait à l'ordre : il lui arrivait de saigner du nez spontanément à la fin d'une longue journée, et il était parfois sujet à des migraines qui le prenaient sans prévenir. Il n'y avait pas été particulièrement sujet durant son enfance, mais il fallait reconnaître que chez son père, il ne travaillait pas de l'aube au crépuscule. Il serrait les dents, et continuait de travailler. Huy avait doucement tenté de le raisonner un jour où Joseph s'était arrêté chez lui en revenant du chantier des greniers. Nani l'avait grondé, un soir où, migraineux et le nez en sang, il avait rendu son dîner. En vain. Joseph, redoutant d'être jugé inutile ou incompétent par son maître, terrifié d'être fouetté ou pire, revendu, s'obstinait à excéder ses propres forces. Putiphar était le seul qui put le forcer à ralentir, mais puisque Joseph mettait un point d'honneur à ne jamais se plaindre, son maître ne remarqua pas tout de suite sa fatigue.

Un matin, environ six mois après sa nomination, Joseph se réveilla en proie à une violente migraine. Ce n'était pas sa première crise depuis qu'il était officiellement intendant, mais celle-ci était particulièrement intense. Il tenta de se lever, mais il fut pris d'une nausée et de vertiges tels qu'il dût se rallonger aussitôt, aussi faible que son chaton.

La migraine était épouvantable. Même le ronronnement du chat à côté de lui était insupportable. Il devait se lever, tenta-t-il de se forcer, il devait voir son maître ce matin-là pour lui présenter son rapport. Il en était incapable. Il n'avait pas d'autre choix que d'attendre que la douleur reflue. Son maître serait furieux, songea-t-il, désespéré, et il serait sans doute sévèrement puni pour sa peine. Mais plus le temps passait, plus la douleur se renforçait, au point que seulement ouvrir les yeux lui demandait un effort démesuré.

Il entendit soudain la voix contrariée du maître l'appeler.

- Joseph ? Où es-tu ?

Il laissa échapper un jappement angoissé, et tenta une fois de plus de se lever. C'était impossible. Il entendit le maître pousser un soupir agacé et le bruit de ses sandales sur l'échelle. A nouveau, il tenta de se lever : il allait avoir de sérieux ennuis. C'était une faute moyenne pour un esclave de ne pas se réveiller à l'heure, mais c'était une faute grave de ne pas répondre quand le maître l'appelait. Par miracle, il avait réussi à éviter toute forme de punition depuis son arrivée, mais cette fois-ci, il n'échapperait pas au fouet, lui souffla traitreusement son esprit enfiévré. Il laissa échapper un petit sanglot terrifié. Au bout de ce qui lui parut une éternité, il vit à travers ses paupières entrouvertes le maitre passer la trappe.

- Joseph, appela-t-il sèchement. Quand je t'appelle, tu dois répondre.

Joseph, terrorisé, tenta une nouvelle fois de se soulever sans y parvenir. Il lui semblait que ses membres refusaient d'obéir. Il entendit Putiphar jurer et s'approcher de lui.

- Joseph ? demanda-t-il d'un ton bourru. Qu'est-ce qui t'arrive, mon gars ?

- Migraine, balbutia le jeune homme avec une grimace de douleur et de terreur. Désolé.

Putiphar poussa un profond soupir, d'agacement ou de soulagement, Joseph n'aurait su dire.

- Dors. Je dirai à Nani de passer te voir, dit-il enfin. Viens là, le chat, ajouta-t-il à l'adresse du félin, laisse ton maître se reposer.

Joseph, soulagé, se détendit. Il entendit le maître descendre en grommelant, puis le silence. Quelques minutes plus tard, la porte de l'office s'ouvrit à nouveau, et quelqu'un vint en silence lui poser une compresse d'eau de rose sur le front, puis repartit. Il sombra à nouveau dans le sommeil. Il se réveilla plusieurs heures plus tard. La douleur avait presque complètement reflué et il était affamé. Un coup d'œil à la minuscule fenêtre lui apprit que le soleil avait passé son zénith. La compresse sur son front était sèche, et dans un coin de la pièce, son chat faisait sa toilette. Il paniqua en se remémorant les évènements du matin. Son maître allait le tuer !

Oubliant sa faim, il se leva d'un bond, manqua de se cogner la tête au plafond, enfila son pagne et sa perruque, et dévala l'échelle. En un instant, il avait collecté les documents dont il avait besoin, et passé la porte. Il traversa précipitamment la cour, s'engouffra dans la maison, et frappa à la porte du bureau du maître. Avec un peu de chance, son maître était là, et avec beaucoup de chances, il ne serait pas trop furieux. Putiphar l'invita à entrer. Joseph prit son courage à deux mains, et poussa le battant.

- Joseph, le reconnut Putiphar, surpris.

- Maître, je suis sincèrement désolé, je ne peux qu'implorer ton pardon et ta miséricorde, débita le jeune homme d'une traite en se prosternant aux pieds de son maître.

- Relève-toi, mon grand, répondit Putiphar d'un ton bourru. Tu n'as rien à te reprocher. Tu n'as pas choisi d'être malade. Par tous les dieux, jura-t-il quand le jeune homme se fut redressé, est-ce que je peux savoir ce que tu crois faire hors de ton lit ? Retourne immédiatement te coucher, tu as l'air sur le point de t'évanouir !

- Tu ne m'as pas acheté pour que je me prélasse, maître, répondit le jeune homme, paniqué à l'idée d'être considéré comme inutile.

-Joseph, grogna le maître en se pinçant l'arête du nez, il y a une différence majeure entre se prélasser et rester couché pour se soigner. Ton rapport attendra demain. Retourne te coucher, c'est un ordre ! A ce sujet, Joseph, ton réduit, c'est une honte.

Joseph blêmit encore sous le reproche, si cela était possible. Il faisait de son mieux pour tenir sa chambrette propre et rangée, mais elle aurait sans doute pu l'être davantage. Il déglutit, cherchant ses mots pour s'excuser.

-Tu y tiens à peine, continua le maître sans lui laisser le temps de formuler une réponse. Ce n'est pas étonnant que tu tombes malade ! J'ai dit à Nani de te donner la chambre à côté de la sienne.

Bekh et Nani, en tant que serviteurs de rang supérieur, disposaient chacun d'une chambre personnelle dans le bâtiment à côté de la cuisine. Il aurait été logique que Joseph, en tant qu'intendant, dispose, lui aussi d'une chambre similaire, mais il ne lui était jamais venu à l'idée de la réclamer. Il était très bien dans son grenier. Il protesta :

- Ce n'est pas nécessaire, maître ! La chambrette dont je dispose répond parfaitement à mes besoins, je n'ai pas besoin de plus !

- C'est une honte que mon intendant soit logé dans si peu, gronda Putiphar. Ce domaine est prospère grâce à tes efforts. Il est juste et convenable que tu goûtes le fruit de ton travail. Tu auras ta chambre dans le quartier des serviteurs, ma décision est prise. Et tu as mérité une journée de repos. Tu me feras ton rapport demain.

- Mais maître, je suis tout à fait en mesure de travailler maintenant, insista Joseph.

- Tu tiens à peine debout ! Le domaine ne va pas s'écrouler si tu ne travailles pas pendant une journée, ou même deux, coupa Putiphar. Va voir Nani, déménage ton chat et tes affaires, et reposes toi. C'est un ordre !

- Ta bonté me confond, capitula Joseph, la tête baissée, comprenant enfin que son maître ne lui en voulait pas.

- Et Joseph ? interpella Putiphar d'une voix plus douce. Nani me dit que ce n'est pas la première fois que tu tombes malade d'épuisement. Les prochaines fois qu'elle te dit de te reposer, je t'ordonne de l'écouter. Tu es un excellent serviteur, et je connais ta valeur. J'apprécie tes efforts, mais je préférerais que tu t'économises : tu seras difficile à remplacer si tu te tues à la tâche. Si tu continues à avoir des migraines, je veux que tu te fasses examiner par un médecin. Me suis-je bien fait comprendre ?

Joseph hocha la tête et prit congé, encore stupéfait de la bonté de son maître à son égard. Puisqu'il avait reçu des ordres directs, il ne pouvait pas désobéir. Il se rendit directement aux cuisines pour trouver Nani. En le voyant arriver, elle le força à s'asseoir, lui plaça une écuelle dans les mains sans lui demander son avis, et l'examina tout en le houspillant : n'avait-il aucune pitié pour ses nerfs ? Ne l'avait-elle pas prévenu maintes et maintes fois qu'il travaillait trop et qu'il allait se tuer à la tâche ? Joseph, qui savait que la gouvernante ne l'aurait pas grondé ainsi si elle n'avait pas eu pour lui une réelle affection, se laissa placidement faire, et finit docilement son écuelle. Elle eut une moue mécontente puis le conduisit elle-même à sa nouvelle chambre. Ce n'était pas une pièce luxueuse, loin de là : les murs étaient nus, et le sol, en terre battue. Mais elle était sensiblement plus grande que le réduit au-dessus de l'office : il pouvait y tenir debout sans craindre de se cogner, elle contenait un véritable lit de bois ainsi qu'une petite table, et il aurait la place d'y placer le coffre contenant ses maigres possessions. Elle comportait également une fenêtre, agrémentée d'un petit rideau. Pour Joseph, c'était plus qu'assez. Il remercia chaleureusement la gouvernante de ses soins. Elle répondit par un grognement, et retourna à sa cuisine. Joseph retourna à son office. Il roula soigneusement le matelas et replia les couvertures, avant de prendre le coffret dans lequel il conservait ses maigres possessions, et de descendre l'échelle.

- Viens, le chat, dit-il en hébreu au petit félin qui le regardait, paresseusement installé devant la porte.

Joseph se tint les ordres du maître pour dits. Il demeurait un travailleur acharné, mais au moins, il écoutait quand Nani le grondait. Elle prétendait que s'il continuait à trop travailler, le maître l'avait autorisée à l'attacher à son lit pour l'obliger à se reposer. Joseph était à peu près certain qu'elle mentait effrontément, mais il n'avait pas spécialement envie de mettre à l'épreuve son hypothèse. Du reste, il dut bien reconnaître dans les mois qui suivirent qu'il saignait bien moins souvent du nez, et que ses migraines s'espaçaient.

Ralentir la cadence lui demanda un véritable effort, cependant : une petite voix dans sa tête, qui ressemblait désagréablement à celle de Siméon, lui soufflait toujours insidieusement qu'il n'était jamais qu'un esclave, et qu'il n'avait d'autre valeur que celle de son travail, mais il la faisait taire. Le maître n'avait-il pas dit précisément le contraire ?


Le chat est un chat. C'est-à-dire que je n'avais absolument pas prévu sa présence, et je ne sais pas comment, il s'est retrouvé sous les touches de mon clavier, a décidé que Joseph était un maître acceptable, et n'a plus voulu bouger. Et comme en Egypte antique, les chats étaient sacrés, je n'ai rien pu faire pour le chasser.