Chapitre 9 : Zuleika

TW : mention de fausses couches et de mort en bas-âge, et harcèlement sexuel.

Fond musical recommandé : le 2e mouvement du trio n°100 de Schubert pour la première partie. Toxic de Britney Spears (j'ai un faible pour la version des Bella's de Pitch perfect 3) et Enemy de Imagine Dragon


Zuleika était la fille du grand-prêtre de Amon dans le temple de On. Sa mère, Géméthouès, était la fille de Sénéfer, qui avait été l'ami intime de l'illustre Pharaon Amenhotep II, et elle s'était mariée très jeune à un général de Pharaon. Ce n'est qu'une fois devenue veuve qu'elle avait épousé en secondes noces le père de Zuleika. C'était une noble union, mais des six enfants que ce couple avait mis au monde, seuls deux avaient survécu à l'enfance : Zuleika, et sa sœur cadette, Hames. Encouragée par ses parents, Zuleika avait étudié la médecine durant son adolescence, se faisant l'apprentie d'un médecin. Elle avait dix-huit ans quand son cousin Putiphar, de plus de quinze ans son aîné, était venu visiter sa tante. Il était le seul fils survivant de Sénéfer qu'on appelait « le jeune » pour le distinguer de son père, dont il avait hérité quelques années plus tôt. Putiphar était capitaine dans l'armée de Pharaon, et il était en convalescence à la suite d'une blessure au combat. Sa femme, une certaine Sénet, était morte en couches plusieurs années auparavant, emportant avec elle leur enfant. Zuleika était immédiatement tombée sous le charme de ce cousin et du sourire qu'il semblait réserver à elle seule.

Ils s'étaient mariés trois mois après leur rencontre, quand Putiphar avait été guéri, et que Pharaon l'avait nommé capitaine de sa garde personnelle. C'était de l'avis de tous un très bon mariage, et elle avait été charmée par le domaine de son époux, qu'il avait hérité de leur grand-père commun. La première année de leur mariage avait été merveilleuse. Ils étaient jeunes encore, et ils avaient tous les deux l'espoir de fonder une nombreuse famille. Très tôt dans leur mariage, elle était tombée enceinte, mais l'enfant, un fils baptisé Putiphar comme son père, n'avait pas vécu plus de deux jours. Ils avaient continué d'espérer, et un an après cette naissance, elle était de nouveau tombée enceinte. Cet enfant, une petite fille, était née trop tôt, bien trop tôt. Elle était si petite qu'elle tenait presque dans la main de sa mère, et elle avait à peine vécu assez longtemps pour respirer. Trois fois encore, Zuleika était tombée enceinte, mais chaque grossesse s'était conclue par un échec, chaque fois plus tôt, laissant la jeune femme toujours plus fatiguée, et plus désespérée.

Son mari ne lui en avait jamais fait le moindre reproche. A chaque fois, il la serrait stoïquement contre lui et la laissait pleurer tout son soûl sur son épaule. Après sa cinquième grossesse en l'espace de six ans, pourtant, il avait émis l'idée qu'ils n'étaient peut-être pas destinés à avoir des enfants. Peut-être était-ce vrai, mais elle avait refusé de renoncer. Elle ne comprenait pas pourquoi les dieux leur infligeaient une telle malédiction. Elle avait prié sans relâche. Elle avait offert des sacrifices à Hathor, à Min, à Bès et à Isis. Une sixième fois, elle était tombée enceinte. Elle avait suivi à la lettre les recommandations de la sage-femme. Elle s'était abstenue de toute nourriture impure, elle était restée allongée le plus possible, elle avait banni son mari de son lit sitôt qu'elle s'était sue enceinte, et enfin, elle avait mis au monde une fille, qu'elle avait immédiatement nommée Haânkhes, afin qu'elle vive[1]. L'accouchement avait été long et difficile, et la sage-femme l'avait avertie qu'elle ne pourrait probablement plus jamais enfanter, mais elle l'avait accepté comme le prix à payer pour la vie de sa merveilleuse petite. Tout, pourvu qu'elle vive et soit épargnée ! Mais les dieux ne l'avaient pas voulu ainsi. Quelques jours après son deuxième anniversaire, Haânkhes avait attrapé la rougeole, et malgré tout le savoir que sa mère avait déployé autour d'elle, elle avait été emportée en quatre jours.

Zuleika avait hurlé et son mari avait dû l'arracher au petit corps quand les prêtres-embaumeurs étaient venus l'emporter, puis elle était restée catatonique pendant l'essentiel des 72 jours de deuil, incapable de songer à autre chose qu'aux étapes que les embaumeurs faisaient subir à son bébé. Elle avait passé des jours dans la chambre de sa fille. Avec un immense soin, elle avait rassemblé les jouets préférés de l'enfant. Elle avait fait préparer les friandises préférées de sa petite, et avait tout déposé dans la tombe. Elle avait sangloté plus fort que les pleureuses professionnelles pendant les funérailles, et une fois rentrée chez eux, était allée se coucher. Pendant des jours, elle avait refusé de se lever, refusé de se laver, refusé de manger. Son mari, désemparé et tenu par ses devoirs auprès de Pharaon avait finalement appelé sa belle-sœur à la rescousse. Celle-ci, mariée à un certain Potiphera, également prêtre du temps de On, était venue, accompagnée de sa petite fille.

Les deux sœurs étaient proches, et Hames avait fidèlement soigné sa sœur. Mais c'était la présence de la petite Asenath qui avait fait toute la différence. Hames avait hésité à laisser sa fille, alors âgée de cinq ans, approcher sa tante, craignant que la présence d'une enfant si jeune n'empire la douleur de la mère endeuillée. Mais la fillette, à qui on avait expliqué que sa tante était très triste parce que son bébé était mort, avait un jour bravé l'interdit, et s'était glissée dans la chambre où se trouvait sa tante. Elle avait apporté sa poupée préférée, et l'avait solennellement offerte à Zuleika pour la consoler. Quand Hames, qui s'était brièvement absentée pour discuter des affaires domestiques avec Nani, était revenue, elle avait été surprise de trouver sa sœur en grande conversation avec la fillette. Avec tout le sérieux de son âge, la petite racontait à sa tante les aventures de sa poupée, et Zuleika lui accordait toute son attention.

Voyant sa sœur revivre au contact de l'enfant, Hames avait autorisé sa fille à visiter la jeune femme tous les jours, et au bout de quelques semaines, Zuleika avait assez repris goût à la vie pour reprendre ses activités. Elle avait gardé de cette période une affection marquée pour sa nièce. Lentement, elle avait fait le deuil de ses propres enfants, et quand Hames était morte d'une morsure de cobra deux ans plus tard, Zuleika avait accueilli à bras ouverts Asenath le temps du deuil, et l'avait traitée comme sa propre fille. Potiphera s'était remarié moins d'un an plus tard, mais le lien entre la tante et sa nièce était resté. Plusieurs fois par la suite, Asenath était venue passer plusieurs mois dans leur maison.

Zuleika n'était plus jamais tombée enceinte, et elle et Putiphar ne parlaient jamais de leurs enfants défunts. Elle s'en était longtemps voulu de ne pas avoir su donner un héritier à son mari, et elle demeurait sujette à de longues crises de mélancolies, au cours desquelles il lui arrivait de passer des jours sans avoir la force de se lever. Putiphar ne lui en avait jamais fait le reproche. Il n'avait jamais parlé de divorcer d'elle pour épouser une autre, il ne lui avait jamais imposé une concubine plus jeune, et pour autant qu'elle sache, il ne s'approchait pas de ses servantes. S'il cherchait son plaisir ailleurs, ce n'était pas dans leur maison, et elle lui en était reconnaissante. Elle n'aurait pas supporté de voir une autre réussir là où elle avait lamentablement échoué. Progressivement, cependant, ils s'étaient éloignés l'un de l'autre. Ils gardaient un profond respect mutuel, une grande affection, et une certaine tendresse, mais ils ne ressentaient plus la passion de leurs jeunes années. Alors ils concentraient tous les deux leurs efforts sur leur domaine. Une seule fois, un jour où Putiphar l'avait trouvée en larmes, cramponnée à la seule poupée qu'elle avait gardée d'Haânkhes, ils avaient évoqué leur héritage, et son mari avait doucement fait remarquer que le moment venu, ils pourraient transmettre leur domaine à Asenath. Elle l'avait tenu pour acquis : la jeune fille hériterait du domaine après eux, qui resterait ainsi dans la famille. Asenath finirait bien par se marier, malgré toutes ses réticences, et le domaine irait après elle à ses enfants. Ce plan aurait dû se dérouler sans accroc, et pourtant, ce fichu esclave était venu mettre à bas tous ses projets.

Elle ne lui avait guère accordé d'attention quand il était arrivé sur le domaine. Elle ne se préoccupait pas beaucoup de ses serviteurs en général. Elle avait pris acte quand son mari l'avait informé que Huy, leur fidèle intendant, s'était trouvé un assistant en la personne d'un jeune esclave de 17 ans. Huy commençait à se faire vieux, et elle devait parfois reprendre elle-même les comptes. Elle n'aurait pas osé en faire le reproche au vieil intendant, cependant, et se contentait de corriger sans rien dire. A la venue du jeune homme, les comptes s'étaient faits plus clairs, et si Zuleika continuait de les vérifier comme il sied à la maitresse d'un domaine, elle avait vite constaté que ses révisions étaient superflues : le jeune esclave ne commettait jamais la moindre erreur. Son mari avait commencé à lui parler souvent de ce Joseph, que Huy formait pour lui succéder. L'expérience semblait l'amuser, et Zuleika s'en était réjouie pour son mari : depuis que Pharaon l'avait nommé Grand Intendant deux ans auparavant, elle lui trouvait une tendance à la mélancolie qui ne lui ressemblait pas. Suivre les progrès d'un futur intendant, et le former lui-même faisait du bien à Putiphar. Etrangement, elle avait mis un moment à faire le lien entre l'apprenti de Huy et le joli garçon qui aidait parfois au service durant leurs réceptions. Elle avait admiré ses yeux et ses bonnes manières, sans y accorder plus qu'une pensée de temps à autre.

A mesure que Joseph progressait, Putiphar parlait de lui avec un enthousiasme grandissant, un enthousiasme semblable à celui avec lequel il parlait parfois de ses chevaux. A entendre Putiphar, Joseph était un administrateur né, presqu'un magicien. Elle devait reconnaitre que leur domaine n'avait jamais été aussi productif que depuis que le jeune homme avait remplacé Huy, mais elle estimait que l'attention que son mari consacrait au domaine n'y était peut-être pas pour rien. Elle se réjouissait néanmoins de laisser à sa nièce un domaine si prospère, et l'amour évident qu'Asenath portait au domaine la ravissait.

Joseph était chez eux depuis environ quatre ans quand Zuleika avait pris peur. Elle aurait pensé que son mari se lasserait du jeune intendant, ou du moins s'accoutumerait à sa présence. Pourtant, plus le temps passait, plus Putiphar semblait porter l'esclave aux nues, et le jour où son mari avait plongé tout habillé dans le fleuve pour repêcher l'intendant qui y était tombé, Zuleika s'était emportée. Oh, elle ne s'opposait pas à ce qu'il ait sauvé son serviteur, ni même qu'il ait fait venir le médecin : perdre un serviteur si compétent aurait été fâcheux, même si on aurait bien trouvé à le remplacer. En revanche, elle trouvait excessive l'inquiétude qui avait tenu Putiphar éveillé toute la nuit. Elle avait reproché à son mari de ne plus s'intéresser à elle, de n'en avoir que pour son esclave, et Joseph par-ci, et Joseph par-là. Putiphar avait mal pris le reproche, et la conversation s'était envenimée jusqu'à ce qu'il assène sans réfléchir qu'elle ne pouvait lui en vouloir d'avoir trouvé en Joseph le fils qu'elle n'avait pas su lui donner. Elle n'aurait pas réagi autrement s'il l'avait giflée. Il s'était immédiatement excusé, mais Zuleika n'avait pas cru en ses excuses. Il considérait donc cet esclave, cet étranger né d'un père barbare comme son fils ! Qu'importe qu'elle ait pratiquement sacrifié en vain sa propre vie pour lui donner des enfants, il aimait plus ce fils de rien-du-tout qu'elle et ses enfants morts. Putiphar avait oublié l'incident, mais pas elle : la blessure qu'il lui avait infligée était trop profonde pour qu'elle puisse l'oublier, et la douleur l'avait rendue malade.

Pour ne rien arranger, Asenath elle-même, revenue vivre avec eux peu de temps après cet incident, portait une affection démesurée au bel intendant, et Zuleika ne voyait pas d'un très bon œil le temps qu'ils passaient ensemble. Putiphar lui avait assuré que les deux jeunes gens n'étaient jamais complètement seuls ; que Joseph leur était parfaitement dévoué, et qu'il n'aurait jamais osé toucher la jeune fille. D'ailleurs, affirmait Putiphar, Joseph ne semblait pas s'intéresser aux filles. Ni aux garçons, d'ailleurs. Quant à Asenath, les longues discussions qu'elle avait avec son oncle étaient la preuve que les moments passés avec Joseph étaient bel et bien consacrés à son instruction. Mais Zuleika n'était pas dupe. Elle voyait bien que sa nièce était sous le charme du bel esclave, que c'était à cause de lui qu'elle refusait les plus prestigieuses demandes en mariage.

A mesure que la plaie de son âme s'infectait, elle avait scruté plus attentivement le jeune homme. Elle voulait se venger de son mari, et il lui semblait que la meilleure manière de le blesser serait de forcer son favori à le décevoir. Par-dessus le marché, elle protégerait sa nièce bien-aimée de cet étranger qui l'avait ensorcelée. Elle n'avait jamais tellement eu affaire au garçon : elle était rarement présente quand il venait présenter ses rapports à son maître. Tout au plus, il venait prendre ses ordres quand on donnait un banquet, et ils s'asseyaient ensemble une fois par an pour la validation des comptes qui devaient être envoyés au gouverneur pour le calcul des impôts. Il était immanquablement poli avec elle, mais d'une politesse raide. Il ne lui parlait jamais sans qu'elle l'y ait invité, et ne croisait jamais son regard : rien à voir avec la dévotion dont il faisait preuve envers son maître.

Elle avait discrètement interrogé ses servantes sur lui, et avait appris qu'il faisait fondre toutes les filles, sans pour autant en profiter, qu'il était jugé gentil et compétent, qu'il n'avait aucun vice mis à part qu'il ne priait pas les dieux égyptiens. Elle avait mentionné ce fait à son mari un soir, qui avait balayé l'argument sans comprendre : bien sûr, il savait depuis des années que Joseph adorait le Dieu de son peuple. Mais puisque la bénédiction divine semblait reposer sur lui, Putiphar n'avait jamais jugé bon de le forcer à adorer leurs dieux. Elle avait patiemment continué son enquête, et ruminé sa vengeance, déterminée à perdre ce gamin qui lui volait son mari. Elle l'avait observé, et malgré elle, elle avait compris ce que ses servantes lui trouvaient : le joli garçon avait laissé la place à un très bel homme.

Quand était arrivée la Grande Crue, il avait géré les choses d'une main de maître, et à contrecœur, elle avait compris pourquoi son mari voulait faire de lui son héritier. Attachée qu'elle soit à son domaine, elle savait bien qu'elle n'aurait pas été à la hauteur de la tâche, mais le blanc-seing que Putiphar avait accordé au jeune homme, la manière dont il le traitait désormais pratiquement comme son héritier l'avait rendue furieuse. Pourtant, bien malgré elle, elle s'était sentie séduite par l'assurance qu'il avait prise dans cette épreuve. Il demeurait toujours réservé et poli en sa présence, mais le calme et la précision avec lesquels il gouvernait le domaine faisait ressortir la noblesse de son maintien et de ses traits autant que sa virilité. Plus d'une fois, Zuleika s'était surprise à penser qu'il avait tout ce qu'il fallait pour rendre une femme très heureuse, et elle en venait à l'aimer autant qu'elle le détestait.

Elle s'était grondée d'entretenir de telles pensées, mais une fois l'idée plantée dans son esprit, elle n'était pas parvenue à la déraciner. Elle s'était surprise plusieurs fois pendant la crise, à désirer l'attention du jeune homme, son approbation, même. Elle lui posait des questions quand il venait faire ses rapports, espérant vaguement le prendre en défaut, et elle n'avait pas anticipé le plaisir qu'elle prendrait de sa présence : il demeurait parfaitement poli, mais il osait désormais la regarder dans les yeux lorsque le soir, il venait faire son rapport à ses maîtres, et elle se demandait s'il savait l'effet que ses yeux bleus comme le ciel à midi avaient sur elle.

Une fois la crise passée, elle avait continué de l'observer, et elle n'avait pu s'empêcher de le comparer à Putiphar. Il était autrement plus jeune, plus beau, plus vigoureux que son mari n'avait jamais été. L'enfant qu'elle aurait de lui vivrait, contrairement aux avortons qu'elle avait eu de Putiphar. Elle n'avait pas encore 40 ans, et si elle n'était plus toute jeune, elle était encore assez femme pour porter la vie. Quoiqu'en dise la sage-femme, elle survivrait. C'est ainsi qu'elle décida de le séduire.

Mais le garçon était trop innocent, ou trop préoccupé pour lui prêter attention. Zuleika comprit alors qu'elle devrait le mettre devant le fait accompli. Tandis que l'intendant et son maître supervisaient les réparations du domaine, Zuleika échafaudait son plan. Putiphar visitait toujours occasionnellement son lit, il ne serait pas difficile de lui faire croire que l'enfant serait de lui. Elle aurait un amant jeune et vigoureux, elle aurait l'enfant qu'elle désirait tant, et elle aurait sa revanche sur son mari qui voulait laisser son domaine à un étranger.


Quelque chose n'allait pas avec Zuleika. Quand était arrivée la Grande Crue, Joseph avait été agréablement de la voir plus investie qu'à l'accoutumé dans ses devoirs de maitresse de domaine : qu'elle prenne en charge les malades avait retiré au jeune homme un poids. Elle avait également semblé plus intéressée qu'à l'accoutumé par les rapports quotidiens que le jeune homme rendait à son maître, et une fois la crue passée, elle avait repris en charge les comptes le temps des réparations. Même s'il ne lui faisait toujours pas confiance, il avait été reconnaissant d'avoir un peu de temps libre pour souffler.

Les réparations urgentes du domaine accomplies, elle avait pointé que la maison et les jardins avaient soufferts, et que la période sèche serait le moment idéal pour entreprendre des travaux de rénovation. Putiphar avait approuvé, et avait dit à son intendant de faire le nécessaire pour exécuter les travaux en question. Lui-même avait dû s'absenter plus souvent qu'à l'ordinaire durant cette période : Pharaon était tombé gravement malade à la suite de l'inondation, et sentant sa fin proche, il avait convoqué tous les grands du royaume pour préparer sa succession. Joseph, suffisamment autonome de son côté, avait lancé les opérations de réparation. En plus de ses tâches habituelles, il passait la moitié de son temps à superviser les ouvriers qui réparaient les murs et les jardins. Il se concertait donc régulièrement avec la maitresse pour faire exécuter ses désirs. Rénover ne voulait pas dire refaire à l'identique, et c'était l'occasion ou jamais d'apporter de grosses modifications.

C'est lors de ces rendez-vous de chantier qu'il avait observé les premiers signes. Zuleika, qui ne l'avait jamais regardé sans un certain dédain pendant des années, le regardait et l'écoutait désormais parler avec un air rêveur. Mais si elle semblait boire ses paroles, elle ne paraissait pas prêter la moindre attention à ce qu'il disait. Il en avait eu la confirmation un jour où, par test, il avait suggéré de planter des choux et des radis au milieu du jardin d'agrément. La manière dont elle avait acquiescé l'avait convaincu qu'elle n'avait pas écouté un traitre mot de ce qu'il avait dit, et il avait commencé à s'inquiéter un peu. Peu après, elle avait pris l'habitude de poser la main sur son bras quand elle lui parlait, puis s'était mise à lui parler de plus en plus près. Il se raidissait chaque fois qu'elle faisait cela, mais n'osait cependant pas se dérober pour autant. Un rêve le tourmentait par ailleurs, une vision semblable à celles qu'il avait eu dans sa jeunesse. Il savait que c'était important, qu'il y était question d'un jardin, d'un arbre et d'un serpent, mais les détails lui échappaient au matin comme la brume qui se dissipe. Quel était le sens de tout cela ? Il avait hésité à en parler à son maitre, mais avait renoncé : que pouvait-il dire ? Que sa maitresse le mettait mal à l'aise ? Il n'était qu'un serviteur. Il n'était pas là pour être à l'aise. La maitresse était un peu bizarre pour l'heure, mais cela lui passerait, certainement.

Au bout de quatre semaines de ce manège, elle révéla clairement ses intentions. Les travaux avaient bien avancé, et Joseph avait bon espoir de les voir terminer avant le début de la moisson, trois semaines plus tard, peut-être même juste avant le couronnement du nouveau Pharaon. Le vieux roi, sentant sa fin venir, avait décidé de faire couronner son successeur de son propre vivant, pour faciliter la succession. Cette coutume de corégence était courante en Egypte. Joseph se présenta avec appréhension dans les appartements de la maitresse pour lui présenter ses plans. Elle était assise sur une bergère, et insista pour qu'il s'assoit près d'elle. Avec raideur, il obéit, et commença à parler. Mais très vite, elle se colla à lui et le coupa :

- Tu es si beau, Joseph. Tais-toi donc, et embrasse-moi.

- Je te demande pardon, maitresse ! s'écria-t-il en se levant d'un bond, horrifié.

- J'ai envie de coucher avec toi, susurra-t-elle en se levant pour s'approcher de lui.

Il la contempla avec horreur. Il secoua la tête avec une grimace dégoûtée.

- Tu es folle, maitresse ! Tu ne sais plus ce que tu dis !

- Je sais très bien ce que je dis. J'ai envie de toi. Fais-moi un enfant !

- C'est impossible, et tu le sais parfaitement, déclara-t-il en rassemblant précipitamment ses plans tombés au sol.

- Si nous avons envie tous les deux, cela n'a rien d'impossible, minauda-t-elle. Personne n'en saura rien, ce sera notre petit secret.

- Mais je n'ai pas envie! Tu n'es pas toi-même, affirma le jeune homme, le souffle court. Ce serait un péché épouvantable contre le Ciel, contre mon maître, contre toi-même.

Sans ajouter un mot, il quitta vivement la pièce. Heureusement, personne ne l'en vit sortir. Il se réfugia dans son office et implora l'aide du Seigneur. Progressivement, il se calma. La maitresse lui avait fait des avances. Soit. Il était hors de question qu'il y réponde, la question ne se posait même pas : il reconnaissait qu'elle était belle, mais elle était la femme de son maître, la femme de celui qu'il aimait comme un père, elle avait l'âge d'être sa mère, et il n'était absolument pas attiré par elle. Elle n'était clairement pas elle-même. Peut-être avait-elle bu, ou peut-être avait-elle pris un coup de soleil. Il avait résolu de demander sa liberté quelques jours plus tard, juste après le couronnement du jeune Pharaon. Ce serait le début d'une nouvelle ère pour l'Egypte, et peut-être pour lui aussi. Il n'était peut-être pas nécessaire de mentionner ce problème d'ici là. Zuleika reprendrait ses esprits, serait embarrassé, il lui ferait la charité de ne pas l'humilier. Ils oublieraient tous les deux ce moment gênant. Oui, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire.

Il évita soigneusement la maitresse dans les jours qui suivirent, et consacra son énergie aux dernières rénovations. Il ne pouvait pas complètement ignorer les regards langoureux qu'elle lui jetait quand elle venait inspecter les travaux, mais il pouvait refuser de croiser son regard et s'arranger pour ne jamais être seul avec elle. Elle comprendrait bien qu'il n'était pas intéressé par ses avances ! Au bout d'une semaine, pourtant, elle le convoqua, un jour où Putiphar était encore sorti pour les préparatifs du couronnement. Joseph, qui ne pouvait pas désobéir à un ordre direct, fut bien obligé de répondre à la convocation. Les travaux finiraient sans doute le lendemain, et il tâcha de garder son rapport le plus bref possible. Il refusa de s'asseoir à côté d'elle sur le divan. Ce n'était pas convenable. Mais sitôt qu'il eut fini de parler, elle lui fit à nouveau des avances. Cette fois, avant qu'il n'ait le temps de l'éviter, elle se colla à lui, et lui caressa tendrement le visage et les bras. Brusquement, il se dégagea.

- Ce que tu fais est mal, maitresse, et tu le sais. Mon maître m'accorde tout ce que je pourrais lui demander, je refuse de le trahir en prenant ce qui n'est pas à moi, déclara-t-il froidement.

Brulant de rage, il sortit et regagna son office. Cette fois, il n'était plus seulement furieux, mais franchement inquiet. Il aurait désespérément eu besoin des conseils avisés de Ruben ou de Huy, mais Huy était mort six mois plus tôt, se rappela-t-il, et même si Ruben avait été accessible, il avait à peine moins haï son cadet que les autres. Il n'avait personne à qui se confier. Il implora l'aide du Seigneur. Que pouvait-il faire ? Parler à Putiphar ? Mais comment pourrait-il lui dire ? « Au fait, maître, ta femme essaie de coucher avec moi, peux-tu lui dire d'arrêter ? » Elle nierait, peut-être même dirait-elle que c'était Joseph qui lui faisait des avances inappropriées, et Putiphar n'aurait d'autre choix que de donner raison à son épouse. Joseph serait puni. Dans le meilleur des cas, Putiphar le revendrait, mais plus probablement, il le ferait fouetter, peut-être mettre à mort. Dans tous les cas, il se débarrasserait de son serviteur et ce serait la fin de tout ce pourquoi Joseph avait si durement travaillé. Il aimait Putiphar comme son propre père. Il ne pouvait supporter l'idée de le décevoir. Il ne pouvait pas dénoncer la maitresse. Il pria ardemment le Seigneur de rectifier le chemin de Zuleika, qu'elle ait honte de sa faute, qu'elle s'en repente, et ne pèche plus. Il lui fallut de longues minutes avant d'enfin se sentir à nouveau assez calme pour reprendre son travail.

Comme il l'avait prévu, les travaux s'achevèrent le lendemain, et c'est avec soulagement qu'il put faire visiter les nouveaux jardins à ses maîtres. Il fit ensuite son rapport hebdomadaire à un Putiphar d'excellente humeur, inconscient de ce qui se tramait, et retourna à ses tâches. Trois jours, se promit Joseph. Le jour du couronnement, toute la maisonnée irait probablement en ville assister au défilé. Il n'irait pas. Il dormait si mal depuis quelques temps, il espérait profiter du calme pour se reposer. Quand Putiphar rentrerait, il lui demanderait une audience, et demanderait respectueusement à son maître de lui accorder sa liberté. Il avait compulsé ses archives, et ressorti les comptes des sept dernières années. Il avait soigneusement calculé : il avait par son travail payé au moins 15 fois ce qu'il avait coûté à l'achat, et son entretien n'avait pas coûté très cher, sans compter qu'il avait pratiquement sauvé le domaine de la crue, même lui ne pouvait pas le contester. Il avait aiguisé ses arguments, répété soigneusement son petit discours.

Le nom du monde est souffrance, siffla la voix moqueuse de Siméon dans sa tête. Putiphar ne refuserait pas de l'affranchir, se raisonna-t-il. Alors pourquoi ne voyait-il pas la liberté sur son chemin ?


[1] D'après Wikipédia, ce prénom signifie littéralement : « qu'elle puisse vivre »