On est lundi, youpi !

Bon, en vrai, ce n'est pas trop la fête chez vous non plus, je suppose. De mon côté, je tiens le coup grâce à la compagnie du barbu, la découverte de Fringe (qui fait vachement relativiser sur le niveau de loose de notre propre monde vu ce sur quoi enquêtent les persos) et la perspective d'écrire massivement ce mois-ci à l'occasion du Nanowrimo (j'ai déjà commencé, d'ailleurs). J'imagine que le contexte doit être particulièrement difficile pour certains d'entre vous, je vous envoie de bonnes ondes à défaut de mieux. J'espère que ce chapitre vous changera les idées, en tout cas, j'avais hâte de le poster et de lire vos réactions ! (Tellement que je n'ai pas attendu le soir pour le poster. J'espère que vous ne serez pas trop frustrés si vous devez attendre pour le lire. XD)

Pour ce qui est des news diverses :

J'ai entamé le Nanowrimo, je travaille sur l'écriture des premiers chapitres de la partie 6 et sur la scénarisation de la suite. Beaucoup d'idées, beaucoup de choses irrésolues, aussi. J'hésite sur des aspects de l'intrigue qui pourraient donner deux tons très différents à certains événements, c'est assez intimidant, j'espère que je saurai faire les bons choix. En tout cas, je suis contente de remettre le nez dans cette histoire qui a eu le temps de mûrir depuis avril dernier, et je suis motivée pour la faire avancer et vous en mettre plein les mirettes !

J'ai ajouté des morceaux à la playlist YouTube de Bras de fer (et je tâcherai de le faire régulièrement au fil des publications à venir) c'est assez chaotique, mais n'hésitez pas à y faire un petit tour pour découvrir les musiques qui m'ont accompagnée dans l'écriture.

— Petit moment « pub », j'ai mis à jour ma boutique en ligne avec de nouveaux produits (dont des impressions de certaines illustrations). Si vous avez envie de soutenir mon travail et/ou de découvrir mes autres projets d'histoire, c'est une bonne occasion. Comme de juste, le lien est en bio !

Et si vous vous ennuyez et que vous n'avez pas les moyens d'acheter des livres, vous pouvez toujours lire mes BD et mon lightnovel « Stray cat » sur le site « Mangadraft ». Ce ne sont pas des histoires longues comme Bras de fer, mais ça devrait vous occuper un peu quand même. ;)

Prenez soin de vous, protégez-vous, et bonne lecture !


Chapitre 71 : Blessé — 2 (Edward)

Sentant à quel point la solitude me pesait, Roxane accepta que je reste avec elle cette nuit-là, et sa présence m'aida à dormir d'un sommeil profond. Je me réveillai en pleine forme tandis qu'elle se plaignait que j'avais passé la nuit à bouger, puis chahutai comme chaque matin au petit déjeuner, faisant rire les autres en racontant comment je m'étais fait houspiller par l'infirmière pour avoir fait des claquettes dans ma chambre d'hôpital.

La routine reprit son cours tout naturellement avec le grand ménage, ou je me retrouvai avec Jessica à frotter le parquet de la grande salle en chantant, tandis que le fumet d'un ragoût montait déjà de la cuisine ou Lily-Rose et Maïwenn s'activaient. Andy me kidnappa ensuite pour me faire réviser les chorégraphies de mes deux numéros, mais me libéra rapidement, une fois assuré que je ne les avais pas oubliées malgré ma semaine d'hospitalisation. De repas en préparatifs, le temps passa à toute vitesse, et à quinze heures, je traînais encore en chemise de nuit et veste de laine, quand un ami de Natacha passa la voir. Il faisait partie d'une fanfare qui avait joué il n'y a pas longtemps au Bigarré. Je m'en souvenais. C'était le soir du gui…

Je m'étais juré de ne pas me laisser abattre, de rester forte. Aussi je chassai ma tristesse pour m'intéresser à la conversation, qui se transforma en cours improvisé de trompette. J'appris alors qu'il ne suffisait pas de souffler dans l'instrument, mais qu'il fallait pincer les lèvres pour laisser passer l'air dans un bruit de pet, ce qui chatouillait et était très difficile à faire en gardant son sérieux. Je parvins à tirer quelques sons peu glorieux de son instrument et découvris le bruit inimitable de quelqu'un qui éclatait de rire dans une trompette. Entre chahuts et musique, je sus que les cuivres n'étaient pas pour moi, mais me réjouissais d'avoir eu l'occasion de faire ce genre d'expériences en aussi bonne compagnie.

Puis Lily-Rose vint me tirer de mes jeux et me souffla qu'elle avait trouvé une robe que je pourrai porter ce soir, et je sus qu'il était plus que temps que j'aille me laver. Après une douche expéditive, elle me rejoignit dans ma chambre pour me montrer ce qu'elle avait retrouvé dans ses placards.

— J'avais fait cette robe à Maï, mais ce n'est plus trop son style… Elle ne la porte plus, mais c'est un bel ouvrage, et je me suis dit qu'à toi, elle irait bien. Qu'en penses-tu ?

Je regardai le vêtement dont elle tournait le cintre pour en montrer alternativement l'avant et l'arrière dans une virevolte dansante. C'était une robe blanche au tissu fluide dont le haut était taillé comme une chemise, mais qui s'ajustait à la taille avant de s'ouvrir sur une ample jupe gonflée par un jupon blanc et rouge. Des boutons écarlates couraient devant sur toute sa longueur, assortis à quelques bordures de satin rouge qui ornaient le bord du col et les manches bouffantes. Le long de celles-ci courait de la dentelle, la même que celles qui ornaient le dos et l'arrière col. Une ceinture rouge était posée sur le cintre. L'ensemble dégageait une impression de fluidité et de délicatesse qui ne me correspondait pas… mais n'était-ce pas l'idée que les autres se faisaient de Bérangère Ladeuil ?

— Tu me connais, non ? J'aime bien le rouge. Je vais l'essayer.

Lily-Rose eut un grand sourire, et je compris qu'elle était impatiente de voir le vêtement porté.

— À porter avec un soutien-gorge couleur peau, sinon on va le voir par transparence.

J'eus un sourire mi-blasé, mi-amusé.

C'était donc ça le truc, la robe est à moitié transparente, pensai-je en secouant la tête avec un petit sourire.

Ce genre de « pièges » ne m'étonnait plus d'elle, et je me prêtais au jeu de bonne grâce. Je savais qu'il en valait la chandelle. Elle sortit le temps que je me change et je pus m'habiller en paix. Je mis le jupon, duveteux comme un nuage, et quand j'enfilai la robe, ce fut une caresse sur mes épaules nues. Le tissu était d'une douceur inimaginable. Je boutonnai le tout puis glissai les mains dans les poches et me regardai dans la glace. Le résultat était satisfaisant, mais surtout, tellement agréable à porter que je l'aurai gardé sur le dos même si je l'avais trouvé laid. Je rouvris la porte pour demander de l'aide à Lily Rose.

Je pouvais transmuter un bâtiment ou casser la gueule de malfrats, mais en dépit de toutes les tentatives d'éducation des membres du Bigarré, j'étais toujours aussi infoutue de nouer joliment une ceinture dans mon dos.

— Elle est un peu ample pour toi, mais c'est assez seyant comme ça, ça laisse le tissu respirer.

Je hochai la tête sans lui dire à quel point ses discours vestimentaires me paraissaient abstraits.

— Je vais te laisser descendre… je pense qu'avec cette tenue, Tallulah va te supplier pour avoir le droit de te coiffer, fit la couturière, m'arrachant un rire.

Elle était perspicace, et tandis que tout le monde aux alentours s'affairait pour préparer les plats et les tablées, Clara me maquilla pendant que Tallulah me coiffait en babillant. Elle m'avait immobilisée dans les coulisses pendant une bonne demi-heure pour préparer une tresse inextricable de mèches et de rubans qui couvrait mon oreille droite, encore bandée. Elle avait glissé dans mes cheveux une profusion de perles et de roses rouges en tissu que d'autres jugeaient excessive, mais qui me plaisait bien. Cela aurait pu m'agacer d'être immobilisé aussi longtemps, mais elle et Clara me faisaient tellement rire, et elles mettaient tant de cœur et d'application dans son ouvrage que je sentais toute la tendresse qu'elles me portaient.

De toute façon, Tallulah était comme mon frère. Peu importaient les données d'éléments chimiques du corps humain, je savais qu'ils étaient en réalité composés à quatre-vingt-quinze pour cent de tendresse.

La soirée commença et le Cabaret ouvrit ses portes aux premiers invités. Je saluai Havoc, Breda et Fuery qui étaient arrivés rapidement. Fuery me complimenta sur ma tenue. Breda, lui, sembla un peu hébété de me revoir sous l'apparence apprêtée d'Angie après avoir appris la vérité à mon sujet.

Je vis ensuite entrer Kramer et sa femme, qui me saluèrent et me demandèrent comment j'allais. Je les rassurai en leur souriant largement, puis les habitués du Cabaret, ceux qui avaient eu le temps de faire un peu ma connaissance, commencèrent à affluer et à prendre de mes nouvelles. Falman arriva avec un bouquet de fleurs, puis Riza me salua et me tapota l'épaule, ce qui était sans doute pour elle l'équivalent d'une longue accolade. Je levai les yeux vers elle, n'osant pas poser la question fatidique à voix haute. Elle hocha négativement la tête. Pour autant qu'elle sache, Mustang ne comptait pas revenir.

Je baissai les yeux, ravalant ma déception. Étant donné les cernes marqués de Riza et des autres, je pouvais imaginer à quel point ils s'étaient tous démenés pendant que j'étais restée enfermée à l'hôpital. Cela aurait été malvenu de tirer une tête d'enterrement alors qu'ils avaient fait tant d'efforts. Je pris sur moi pour lui lancer un large sourire, puis marchai à ses côtés pour l'aider à trouver une place. Hayles, qui avait abandonné son uniforme pour un pantalon et un chemisier, s'approcha pour la saluer à son tour.

Je vis Fuery me faisant de grands signes, m'incitant à rejoindre la tablée. Jetant un dernier coup d'œil aux deux collègues qui avaient commencé à discuter, je les abandonnai pour rejoindre les autres. Roxane s'était calée sur les genoux d'Havoc et était en train de lui pincer le nez sous le rire des autres. L'ambiance était joyeuse et c'était ce dont j'avais besoin en cet instant. Je m'assis à la tablée, tandis que les musiciens, du Bigarré bien sûr, mais aussi des invités qui avaient eu envie de revenir pour l'occasion, installaient leur fatras sur scène. Ce soir, pas de spectacle à proprement parler, mais un bœuf, ou chacun serait libre de chanter, jouer, danser, improviser. Cela promettait d'être une soirée chaotique, mais d'un chaos festif.

— Il y a du monde pour un dimanche !

— C'est vrai qu'en général, c'est plus tranquille, commentai-je.

— Les gens préfèrent se coucher tôt pour affronter la semaine.

— Ne parle pas de ça, soupira Breda. Je n'ai pas envie de penser à demain.

— Au moins, on n'a plus trop la pression.

— On a quand même du souci à se faire avec Digger…

— Ne parlons pas de ça ici, soupira Riza en nous rejoignant.

Je sirotai mon verre, dissimulant ma déception. On me maintenait encore à l'écart et cela ne faisait qu'attiser davantage ma curiosité. Ce Harfang m'avait fait enlever et crucifier, j'avais bien le droit d'en savoir un peu plus sur l'arrestation de mon tortionnaire, non ?

— Tu voudras danser, Angie ? proposa Fuery avec son sourire habituel.

J'aurais préféré être avec Mustang, mais il n'était pas là, il ne viendrait pas. Alors je composai mon meilleur sourire et acceptai son invitation. Je me lançai dans une scottish endiablée, suivie de plusieurs danses en groupe, dont un fabuleux Big Apple mené par Mel, puis je me retrouvai à swinguer avec Havoc, Roxane étant partie servir des bières.

Il avait de grands gestes un peu maladroits, qui ne valaient pas la fluidité de mes partenaires de danse habituels, mais c'était tout de même amusant, surtout quand on pensait à l'absurdité de cette situation, inimaginable il y a un an de cela. Il rata quelques passes en s'excusant platement, ce qui me fit rire plus qu'autre chose, et il profita du chahut pour discuter un peu avec moi, se disant rassuré de me voir en forme. Achevée par cette série de danse, je revins à table avec pour seule envie de vider une pleine carafe d'eau fraîche, retrouvant le regard perplexe de Breda, qui ne se faisait pas encore à ma double identité.

Maï arriva sur ses entrefaites avec des plats, posant d'autorité une assiette de bœuf bourguignon sous mon nez.

— Mais je n'ai rien demandé ? m'étonnai-je.

— Je te connais, répondit-elle avec un clin d'œil.

Elle repartit, laissant sa main effleurer l'épaule de Riza au passage. Je clignai des yeux en voyant ce geste. Voir le regard de la blonde s'attarder dans la direction de Maï m'intrigua encore davantage, mais je savais que je n'oserais jamais poser la question de manière frontale. Le Bigarré m'avait appris à me méfier des réponses que je pourrais obtenir.

— Ça va, Riza ? Tu as l'air pensive…

— Je suis juste un peu fatiguée. Il y a beaucoup de monde ce soir, je crois que c'est trop bruyant pour moi…

Je hochai la tête. Elle était du genre à passer ses soirées seules avec Black Hayatte dans le silence feutré de l'appartement ou le fourmillement de vie imperceptible des parcs, en trouvant ce calme épuré parfaitement satisfaisant. Passer autant de soirées ici était une sacrée preuve d'attachement de sa part.

— Je ne resterai pas longtemps, avoua-t-elle.

— Vous êtes sûre ? fit Breda avec un sourire entendu.

— Ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas, répondit-elle d'un ton acide.

Je mangeais en observant l'échange, un peu lasse de ne pas comprendre ce qui se jouait entre les lignes de ce dialogue. De plus en plus souvent, je me sentais mise à l'écart de l'équipe, passant à côté de leurs discussions à force de ne pas être informée de ce qui était pour eux une évidence. Je ne pouvais même pas leur en vouloir : avec mes propres mensonges, j'étais mal placée pour m'en plaindre.

Tallulah arriva à la table en courant, se cognant à ma chaise.

— Aïna m'a dit de te dire qu'il y a un truc pour toi à la billetterie.

Je hochai la tête et, sentant que les militaires avaient envie de discuter de cette affaire dont j'étais exclue, je me levai pour m'en occuper dès maintenant. Je passai la porte et trouvai Aïna en train d'écrire. Je la regardai faire en silence, admirant son silence concentré et n'osant pas l'interrompre. Je savais qu'elle écrivait un livre, un roman policier, et qu'elle en discutait parfois avec Lily Rose et Neil. Pour ma part, ce genre d'histoires ne m'attiraient pas du tout. J'avais bien assez à subir avec ma propre vie pour ne pas composer avec des meurtres de fiction en plus. Malgré tout, il y avait quelque chose de fascinant à la voir écrire. Elle semblait avoir plongé comme une somnambule dans ses récits.

Après un moment d'hésitation, je finis par toussoter pour attirer son attention, et elle posa son crayon, tournant la tête vers moi.

— Ah, Angie ! Un militairrrre a laissé une enveloppe pour toi.

Je m'approchai fébrilement et attrapai l'enveloppe qui traînait sur la table, levant un regard interrogatif vers la rousse qui lâcha un soupir.

— Non, ce n'était pas Mustang. Si ça avait été lui, j'aurais pas dit « un militairrre ».

Je baissai les yeux vers l'enveloppe, ravalant mes espoirs.

— Merci, Aïna.

— De rrrien… tâche de prrrofiter de la soirrrée, va. Danse un peu, ça te changerrra les idées !

Je hochai la tête, me forçant à sourire, puis après avoir discuté encore un peu, repartis vers la salle en ouvrant l'enveloppe. À l'intérieur, une carte portant l'en-tête de l'armée et une boucle d'oreille. Celle que je portais le jour de mon enlèvement.

« En vous remerciant de votre aide dans la résolution de l'enquête, et en vous souhaitant un bon rétablissement. »

Je poussai un profond soupir. J'aurai espéré une remise un peu moins formelle. La robe que je portais ce jour-là était en lambeaux et avait probablement été jetée. Mes anciennes lunettes étaient cassées — pas que j'en aie réellement besoin, au demeurant. Je poussai un soupir, songeant que je me contrefichais de ce bijou et que c'était autre chose qui me manquait. Je remis le tout dans l'enveloppe pour la fourrer dans ma poche et poussai la porte du Cabaret, me figeant en découvrant que Natacha dansait debout sur une table, retirant sa robe en se dandinant sous les applaudissements de l'assemblée.

— Mais… Quoi ?! m'étranglai-je, traversant la foule en courant pour rejoindre Roxane. Qu'est-ce qu'elle fout, on n'est pas mercredi ?!

— Je n'ai pas tout suivi, une vague histoire d'orphelinat inondé… fit la rousse.

— Le rapport ? demandai-je d'un ton indigné, tandis que des gens annonçaient leur participation en clamant les sommes.

— … Je crois qu'elle fait un strip-tease aux enchères.

— Hein ? !

— 30 cents !

— 5 cents !

— 10 cents !

— On en est à combien ? demanda Natacha, trônant fièrement en sous-vêtements, les poings sur les hanches.

— 2095 cents ! s'exclama Neil, mettant les mains en porte-voix.

Je tournai la tête vers le bar, où étaient posés une demi-douzaine de chapeaux débordants de billets, puis regardai de nouveau Natacha, avec des yeux ronds. Comment la situation avait pu devenir aussi absurde en quelques minutes seulement ? Je n'étais pourtant pas partie longtemps…

— 2500 et j'enlève le soutif ! annonça Natacha avec un sourire coquin sous les sifflements.

Je me frappai le front d'une grande claque. Cette fille était donc dépourvue de limites ? Je me frayai un chemin dans la foule des gens qui fouillaient dans leurs poches pour en tirer quelques cents et m'approchai de la table où elle était juchée.

— Natacha, qu'est-ce que tu fous ?!

— Un strip-tease de charité ! L'orphelinat de Thiet a été inondé pendant la crue, il y a des dizaines de gamins qui ne savent pas ou aller et dont l'armée se fout. Alors j'ai voulu leur donner un petit coup de pouce, fit-elle en ponctuant son explication d'un roulement de hanches. Ça aidera à payer les travaux !

— Mais tu peux pas faire ça comme ça ! m'étouffai-je.

— Pourquoi pas ? L'important c'est que ça marche ! s'exclama-t-elle. Allez, les gars, c'est pour une œuvre !

Elle recommença à danser en faisant des œillades et en interpellant tel ou tel invité, tandis que je me retrouvais, les bras ballants, la voyant continuer à se déshabiller dans une ambiance d'hystérie générale. Elle jeta finalement sa culotte à l'autre bout de la pièce et poussa un grand cri de victoire en annonçant qu'ensemble, ils avaient récolté plus de 3000 cents. Des entrechats, une improvisation fanfaronne de Wilhelm au piano et elle remercia tout le monde lançant à la cantonade des baisers.

— Bon, tu as assez joué, descends de la table maintenant, souffla Jess décontenancée, mais amusée.

— Ma chérie m'appelle, je descends. Merci à tous, les amis, vous êtes les meilleuuuurs !

Elle sauta de la table sous les applaudissements et je retirai aussitôt mon gilet pour la recouvrir.

— Comment c'est possible d'être aussi impudique ? pestai-je en rougissant. Tu te rends compte que tout le monde t'a vue nue ?

— Boah, ça va, tout le monde ici m'avait déjà vue à poil ! Puis c'est que de la peau, on est toujours tout nus sous nos vêtements ! fit-elle avec un clin d'œil.

— C'est pas une raison voyons !

— Tu as fait du bon boulot, Nat', tempéra Jess, une main posée sur son épaule. Mais tu n'es pas obligée de t'exhiber à la moindre occasion, tu sais ?

— Si on peut même plus s'amuser… fit-elle en faisant la moue.

— Hééé bien, mesdames, on vous a délaissées on dirait, s'exclama Andy qui venait de monter à son tour sur la table, déclenchant quelques cris en se déhanchant. Si vous le voulez bien, je vais prendre le relais !

J'aplatis mon visage dans les mains. Pas un pour rattraper l'autre… ces deux-là étaient vraiment les pires sales gosses du cabaret.

Je renonçai à faire entendre raison à Andy, sachant que c'était un combat perdu d'avance, et fendis la foule en quête des vêtements de Nat, le laissant chahuter et déboutonner sa chemise sous les sifflements enthousiastes. Même les mercredis soirs, l'ambiance était rarement aussi survoltée aujourd'hui, et je me sentais gagnée malgré moi parce cette hystérie collective. Il y avait quelque chose de spécial dans l'air, quelque chose qui parvenait presque à me faire oublier.

Je demandai poliment à l'homme qui tenait en main la robe de Natacha s'il pouvait me la rendre, et obtint gain de cause juste avant de voir le pantalon d'Andy voler au-dessus de ma tête dans une vague de sifflements et de cris. J'avais soudainement l'impression de vivre un de ces supplices infernaux et m'imaginais que le temps de courir après les vêtements d'Andy, une nouvelle personne aurait l'idée de prendre la relève… Si cela devait arriver, mon pronostic tombait sur Clara.

Je fendis la foule, récupérant la culotte de Natacha et le pantalon d'Andy en poussant des soupirs qui ne firent que rendre les visiteurs plus hilares, quand j'entendis une voix sonore annoncer.

— Je crois qu'on détient un record. On a un chèque de 1500 cents à l'ordre de l'orphelinat ! s'exclama quelqu'un vers l'entrée.

Il y eut un tonnerre d'applaudissements, de sifflements et d'exclamations émerveillées, quand l'homme qui avait annoncé le don reprit tout aussi fort.

— Andy, notre généreux donateur demande à ce que tu te rhabilles.

Il y eut des exclamations déçues, et Andy mit les points sur les hanches, vexé d'être coupé dans son élan d'impudeur caritative. Il fixa un point dans la foule, hors de ma vue, et un fin sourire se dessina sur son visage.

— Soit ! L'important, c'est les gosses. Mais ne vous inquiétez pas les filles, la soirée n'est pas finie ! ajouta-t-il avec un clin d'œil. Ce n'est que partie remise !

Soulagée d'échapper à un nouveau strip-tease improvisé, je fis demi-tour, fendant la foule bruyante pour rejoindre les deux idiots et leur rendre leurs vêtements. Andy tendit la main à Natacha qui remonta, son saxophone à la main, et se mit à jouer avec enthousiasme, ne portant toujours rien d'autre que mon gilet sur le dos. Je cavalai en pestant et escaladai la chaise pour monter à mon tour, leur tendant leurs vêtements respectifs avec un regard lourd de reproches.

— Vous avez entendu… Rhabillez-vous !

— T'es pas drôle Angie.

— Vous n'aviez pas dit que la soirée était à mon honneur ? Faites-moi plaisir et arrêtez de vous balader à poil.

— Je suis pas à poil, j'ai encore mon caleçon !

— Andy !

— … ça va, on a compris, fit Natacha avec un soupir qui n'effaçait pas sa mine joyeuse.

— Enfin ! m'exclamai-je tandis qu'elle attrapait ses vêtements, se rhabillant à la vue de tous avec aussi peu de gêne qu'elle s'était dévêtue quelques minutes auparavant. Qu'est-ce que vous avez dans la tête, tous les deux ?

— On avait juste envie de se détendre un peu, puis de te changer les idées ! s'exclama Andy en calant son bras nu sur mes épaules, me lançant un de ses habituels sourires charmeurs.

Je pris conscience de la manière dont il pesait sur épaules, du relâchement de son sourire et de son haleine caractéristique.

— Tu es bourré !

— Ne me dis pas que ça t'étonne ?

Je soupirai, songeant que je ne pouvais pas prétendre être surprise, et plutôt que le repousser, le laissai s'appuyer sur moi pour qu'il descende sans tomber. Pourquoi, alors que j'étais la personne la plus jeune du coin — si on exceptait Molly — avais-je l'impression d'être la plus raisonnable ? Ce n'était pourtant pas mon habitude de rattraper les frasques des autres.

Je profitai d'être encore perchée sur la table pour jeter un coup d'œil à la foule alentour. Peut-être était-ce parce que les lieux étaient organisés différemment et encombrés de sacs et d'étuis d'instruments, mais j'avais l'impression qu'il y avait encore plus de monde qu'au Nouvel An. Cela me laissait une impression étrange. J'étais contente que la soirée se passe bien, mais ces gens étaient-ils venus pour moi ? Certains, sans doute. Beaucoup étaient venus me voir, à peine après avoir poussé la porte, me demandant si j'allais bien. Musiciens, clients habitués et autres visages connus.

Plein d'autres étaient sans doute là juste pour profiter de la fête, ne me connaissaient même pas et s'en contrefichaient. Sans doute ne savaient-ils rien de ce qui m'était arrivé. Était-ce égoïste de se dire ça ? Ce n'était pas que je veuille que l'on ne pense qu'à moi, mais en voyant tous ces gens trop occupés à s'amuser pour me voir, je me sentais comme étrangère à la fête. J'aurai sans doute préféré une soirée de fermeture, à manger et rire avec l'équipe du Bigarré et les militaires invités pour l'occasion, plutôt que tous ces inconnus, si nombreux que je me sentais comme invisible, écrasée.

J'en étais là de mes réflexions, quand, au milieu de cette foule de gens disparates qui commençaient à se balancer au rythme des notes d'oud qui entamaient une mélodie, je vis une silhouette, noire, raide et immobile, qui détonnait au milieu des autres.

Roy.

Il était là, et je n'arrivais plus à respirer. Il me fixait droit dans les yeux, avec son manteau posé sur son bras, son visage aux traits tirés par la fatigue et une expression fermée, sérieuse, qui m'empêchait de me réjouir. Depuis quand était-il arrivé ?

En une fraction de seconde, je me revis monter sur la table, brandir les habits de mes catastrophiques colocataires, laisser Andy m'attraper familièrement par l'épaule.

Qu'avait-il pensé en me voyant ainsi chahuter au milieu des autres, comme si rien de grave ne m'était jamais arrivé ? J'ouvris la bouche, comme dans un appel muet, et sentis Andy me tirer vers lui, me faisant presque tomber dans ses bras.

— Balos ! s'exclama-t-il, m'appelant à danser.

Je n'eus pas le temps de répliquer et fus happé par le groupe qui commençait à danser, suivant les pas qu'Andy, qui n'avait même pas reboutonné sa chemise, dirigeait avec assurance. J'avais fait cette danse des dizaines de fois, les pas étaient simples, je les connaissais par cœur. Renonçant à lutter, je suivis le mouvement pour ne pas être frappée par les vagues encore chaotiques qui suivaient la musique. On s'attrapait par l'épaule, on se donnait des claques, on riait, et moi, je sentais mon regard sauter de toutes parts pour essayer de retrouver mon chemin vers lui. Où était-il ? Allait-il repartir sans que je puisse lui dire un mot ? Je ne voulais pas qu'il s'en aille.

Je me maudissais de ne pas être plus grande pour pouvoir voir de haut la foule qui m'entourait et le retrouver, mais Andy, plein d'enthousiasme, fendit les flots, et fus emporté à sa suite, fouillant tout du regard avec une fébrilité qu'il ne remarqua même pas.

Je m'en fichais de ce qui se passait autour de moi, seul importait Roy.

Mustang.

Roy.

Je l'aperçus finalement. Il avait été happé par la foule qui l'avait sans doute entraîné dans la ronde sans lui demander son avis. Je happai son regard un instant avant que nos routes ne se perdent de nouveau, que je me retrouve dans un chaos de rangées de danseurs dont la plupart ne savaient pas du tout ce qu'ils faisaient, à contretemps les uns des autres, passant dessus, passant dessous, zigzagant, entremêlés d'un chaos ou mêmes les gens attablés semblaient danser. Je me serai sentie merveilleusement perdue dans cet élan plein d'enthousiasme si toute mon attention n'avait pas été portée sur lui, sur cette pensée fébrile.

Je voulais le voir.

Qu'on me laisse le voir !

Après avoir accéléré encore et encore, les musiciens libérèrent les danseurs d'une dernière note noyée dans des exclamations joyeuses, et dès qu'Andy me lâcha pour applaudir, je me faufilai, errant dans la foule titubante que je fouillais du regard. J'avais envie de pleurer à l'idée de ne pas réussir à le retrouver, à l'idée de le revoir, je ne savais plus.

Puis, après un dernier effort, alors que rien ne laissait penser que cette bousculade serait différente des précédentes, je tombai face à lui. Il était habillé en civil, portant un costume de ville noir comme ses yeux que la danse n'avait pas su dérider.

Levant la tête, je sentis une appréhension se refermer sur ma gorge et me demandai si je serai seulement capable de lui parler. Son visage était pâle, marqué par les cernes, son expression fermée, et j'eus l'impression que pendant cette brève période où je ne l'avais pas vu, il avait maigri, vieilli. À l'idée que cela puisse être de ma faute, je sentis mes entrailles se tordre d'inquiétude et de culpabilité. En le voyant, j'avais juste envie de lui demander pardon, sans pouvoir lui dire pourquoi exactement.

Il ouvrit la bouche, comme pour parler, mais dans le brouhaha je n'entendis rien. Alors il tendit la main et je sortis de ma stupéfaction pour lever la mienne d'un geste hésitant.

— Tornade blanche, souffla la voix douce de Clara dans le micro, annonçant le morceau suivant.

Le son chaud de l'accordéon se fraya un chemin parmi les conversations pour nous atteindre, et l'atmosphère échauffée par les frasques de mes amis sembla s'apaiser en quelques instants, laissant la place à un morceau plein de mélancolie jouée par Clara et Maï, qui s'étaient toutes deux installées sur scène. Certains continuèrent à danser, mais beaucoup renoncèrent, perdus face à cette valse à huit temps. Une bonne partie des gens présents sur la piste retournèrent alors s'asseoir ou se dirigèrent vers le bar, ouvrant l'espace et nous libérant de cette ambiance de cohue oppressante.

Sans un mot, je me laissai emporter par les bras de Roy sur la piste. Mes doigts s'étaient posés sur la paume de sa main gauche, ouverte vers le plafond, et je sentais la seconde posée entre mes omoplates, me guidant avec autant d'assurance que de légèreté. Je dansais dans ses pas, incapable de le quitter des yeux, peinant à croire qu'après m'avoir annoncé que nous cesserions de nous voir, il reviendrait finalement.

Pourquoi était-il revenu ? Je ne posai pas la question. Je n'osais pas parler, de peur que ce moment précieux ne vole en éclats. Happée par la mélodie douce, mais rapide de l'accordéon, je me laissai emporter par les bras de Roy et les cascades de notes qui me donnaient l'impression de voler sur la piste, au milieu des autres danseurs. Je voulais juste que ce moment je finisse jamais. Je n'arrivais pas à regarder ailleurs, je ne voulais pas penser aux regards des autres, mais je n'osais pas non plus le fixer ses yeux, qui, malgré son sourire léger, restaient noirs comme un puits.

Il semblait aussi doux, heureux et désespéré que la mélodie qui guidait nos pas.

Danser. Juste danser et être près de lui.

Les notes chaudes et mélancoliques de l'accordéon et de la guitare me serraient le cœur, comme si ce morceau répondait à mes sentiments.

Cela ne pouvait pas bien finir.

Alors, pitié, que cela ne finisse jamais.

Quelques pas de valse, un balancement, un demi-tour, un geste de sa part qui ramenait nos mains vers nous. Au fil de la danse, nous nous rapprochions, sans cesser de nous effleurer, ses lèvres effleuraient mon front sans jamais le toucher. Nous étions si près, pourtant, je sentais cette distance. À chaque instant, j'aurais pu m'échapper, il aurait pu partir… je n'en avais aucune envie, je préférais mille fois me laisser porter par la valse et rester près de lui. Malgré mes prières, la danse prit fin, et nous nous écartâmes au milieu des applaudissements du public apaisé et ému par le morceau.

— J'aimerais boire quelque chose, souffla-t-il finalement.

Je hochai la tête et nous marchâmes côte à côte vers le bar, ou Neil était encore en train de compter l'argent récolté par le spectacle improvisé de Natacha et Andy. J'étais impressionnée de voir une telle somme sur le tapis. Je pouvais me plaindre de leur caractère fantasque et irresponsable, c'était une belle action qu'ils avaient faite.

Tallulah, qui servait les bières, nous demanda ce que nous voulions boire. Je ne voulais que de l'eau, pas question de me montrer ridicule ce soir. Et puis, j'avais une envie de pleurer coincée dans la gorge et je ne voulais pas prendre le risque de la laisser jaillir sous l'effet de l'alcool. Roy, en revanche, commanda un verre de vin rouge.

Je restai à ses côtés en attendant qu'il soit servi, dans le silence gêné de deux personnes qui ne pouvaient plus se parler simplement.

— Je… je suis contente que tu sois là, murmurai-je.

Il baissa les yeux vers moi, me lança un sourire mélancolique.

— Moi aussi.

Tallulah revint avec le verre, et il paya sa consommation avant de se tourner de nouveau vers moi.

— Tu as l'air d'aller mieux, je suis rassuré.

— Je m'en suis bien remise, oui. Et puis, les autres prennent soin de moi.

À dire vrai, j'avais l'impression d'être en bien meilleur état que lui, alors que c'était moi qui avais frôlé la mort quelques jours auparavant. Je me sentais terriblement coupable en voyant son expression éteinte, signe d'une fatigue mêlé de tristesse.

— Il faut que l'on parle, tous les deux, souffla-t-il.

Je hochai la tête, redoutant ce moment. Cette expression de défaite, était-ce parce qu'il avait finalement compris la vérité ? Ou était-ce autre chose encore ? Quelle tournure allait prendre cette discussion ?

— Heey, Angie, il y a un big apple qui se prépare, viens danser ! s'exclama Andy, faisant irruption entre nous pour m'attraper la main.

Je tournai la tête vers lui, agacée de le voir interrompre notre discussion. Comment pouvait-il être à ce point dépourvu de tact ? Je m'apprêtai à le rabrouer pour avoir avec Roy cette discussion si redoutée, mais celui-ci ne m'en laissa pas le temps.

Le regard lourd d'une rage froide, il leva son verre au-dessus de la tête du danseur et, sans prononcer un mot, le lui versa sur le crâne, assez lentement pour lui faire sentir que son geste était tout à fait volontaire.

Je restai stupéfaite, observant la scène en ouvrant des yeux ronds, puis Roy écarta son bras et reposa le verre sur le bar sans que son expression change le moins du monde. Andy, douché pour le compte, s'essuya le visage et les yeux avant de jeter un regard assassin au militaire. Le vin coulait de son front sur sa chemise blanche maintenant couverte d'éclaboussures.

Rien ne m'avait préparée à cette situation et je ne savais pas du tout comment réagir.

Il y eut quelques secondes de flottement avant qu'Andy ne pousse un feulement de rage, et je sentis qu'il était grand temps d'éloigner ces deux-là l'un de l'autre. J'attrapai le poignet de Roy et partis en courant, l'entraînant dans mon sillage, traversant en courant la piste de danse de nouveau bien animée, me faufilant entre les tables, tandis que le danseur nous poursuivait dans une spectaculaire bordée de jurons. J'avais lâché Roy qui avait vite saisi l'intérêt de courir et ouvris la porte de la bibliothèque pour que nous nous y engouffrions. Nous traversâmes la salle et l'atelier de couture à toute vitesse, renversant un mannequin au passage, et après avoir passé la porte sous l'escalier et la salle à manger, je vis Lily-Rose se tourner vers nous, surprise d'entendre la porte de la pièce claquer et nous voir entrer en courant dans la cuisine.

— Qu'est-ce que… ?

— TU VAS LE PAYER MILITAIRE DE MES DEUX !

En voyant mon regard implorant, la rouquine s'écarta pour nous laisser passer et nous quittâmes la cuisine tandis qu'Andy y entrait à son tour. Je traversai la remise et ouvris la porte donnant sur le bar, tombant nez à nez avec Neil qui désigna avec un sourire en coin la porte ouverte, donnant sur le jardin d'hiver. Je compris à son regard qu'il attendait notre arrivée et le saluai en guise de remerciements, tandis que Roy et moi nous faufilions sous la verrière ou quelques couples s'étaient installés pour discuter, profitant de la lumière tamisée. Je n'attendis pas davantage et poussai la porte des coulisses désertes, tâchant de ne pas attirer leur attention.

Je continuai à tracer notre chemin à travers les pièces, négligeant le fait que Roy traversait avec moi ces espaces privés auxquels il n'aurait jamais dû avoir accès. De la course, nous étions passés à une marche rapide, moins bruyante. Étant donné le regard de Neil et ce que je connaissais de son caractère, il avait sans doute détourné Andy de nos traces pour lui laisser l'occasion de se calmer. Maintenant, il fallait surtout se cacher et attendre que ça se passe. Dans le couloir dont les fenêtres donnaient sur le jardin d'un côté, sur des alcôves de l'autre, je sus où nous cacher.

— Par ici, soufflai-je en poussant une des portes.

C'était un des débarras où s'entassaient de vieux meubles, des malles, des statues, des rideaux poussiéreux et toutes sortes d'objets récupérés ou démontés pour pièces. Je n'allumai pas la lumière en refermant derrière nous, me contentant de l'éclairage modeste qu'apportait l'imposte en demi-cercle qui surplombait la porte verrouillée donnant sur la grande salle.

Je furetai, cherchant où nous cacher, et vis un recoin où était jeté un vieux matelas et des plâtres de nus recouverts par des rideaux poussiéreux. Je montrai le lieu du doigt sans parler entendant des pas vifs approcher. Roy et moi nous précipitâmes là, escaladant la barrière de statues pour nous dissimuler parmi elles, et j'attrapai le drap pour le jeter sur nous et nous cacher. Un nuage de poussière nous assaillit, et je dus réprimer une terrible envie de tousser.

Je me retrouvai immobile, lovée tout contre Roy, sentant le cœur battre dans ma gorge et mon nez me chatouiller tandis que la porte s'ouvrait, que la lumière s'allumait.

Ce n'était pas comme si c'était une question de vie ou de mort, ce n'était pas comme si j'étais poursuivi par les Homonculus, mais je ne voulais vraiment pas voir un conflit ouvert entre Andy et Mustang. J'avais de l'affection pour l'un et l'autre, même si le danseur se montrait parfois agaçant, je n'avais pas envie de les voir en venir aux mains pour… je ne savais quoi au juste.

Qu'est-ce qui lui avait pris ?

Des pas lourds de colère résonnaient tandis qu'il arpentait la pièce en grommelant au sujet de Neil qui avait joué les cachottiers, et je retins mon souffle. J'étais tassée entre un moulage de statue écaillée et le corps de Mustang tout contre moi, et cela n'aidait pas mon cœur à battre moins vide. J'entendis Andy passer devant nous, ouvrir les portes d'une armoire à gestes brusques, fureter un peu et repartir sans nous trouver, éteignant la lumière et claquant la porte derrière lui.

Je poussai un soupir et me détendis en entendant ses pas s'éloigner dans le couloir. Le conflit était évité, pour l'instant au moins. Et là où nous étions, j'étais à peu près certaine que personne ne viendrait nous déranger.

Je me redressai et écartai le rideau qui nous avait cachés, m'écartant à contrecœur pour lui faire face, assise sur le matelas. J'échangeai un regard complice dans la pénombre et vis son regard briller de nouveau. Quelques secondes de silence, puis un rire éclata, un soulagement immense. La situation était rocambolesque, et il valait mieux s'en amuser que laisser une atmosphère trop intime s'installer.

— Mais qu'est-ce qui t'as pris de faire ça ? fis-je sans cesser de rire.

J'aurais dû le vouvoyer de nouveau, l'appeler par son nom de famille, remettre la distance que je n'aurai jamais dû laisser disparaître, mais je retrouvais tout juste cette complicité et je ne pouvais pas me résoudre à l'abandonner.

— Il m'a agacé une fois de trop, fit-il d'un ton sec.

— Il t'agace ? demandai-je.

Roy baissa les yeux et avoua d'un ton gêné.

— … Il n'arrête pas de t'accaparer, à croire qu'il fait exprès de me narguer.

J'ouvris des yeux ronds. Depuis tout ce temps, il était jaloux d'Andy ? Je ne pus m'empêcher de rire de nouveau à cette idée absurde, et il me regarda en fronçant les sourcils.

— Je pense qu'il le fait exprès, oui, répondis-je en retrouvant un peu mon sérieux. Mais ne t'inquiète pas… Ce n'est pas une concurrence sérieuse.

En faisant cette annonce, je m'étais adossée au mur, calant mes genoux contre mes mains jointes, et je ne pus m'empêcher d'ajouter.

— Ou bien c'est moi qu'il tente d'évincer.

Contrairement à moi qui avais eu du mal à appréhender le concept, Roy comprit immédiatement le sous-entendu et lâcha un « oh » qui me fit rire de nouveau, amusée et flattée malgré moi par la situation. Je me doutais qu'Andy avait très mal pris la chose, mais en y réfléchissant, il s'était souvent amusé à « m'accaparer », et je pus me dire qu'après ses frasques, il l'avait bien mérité. De son côté, Roy semblait mortellement embarrassé.

— Bon, en plus de me montrer en spectacle, je me suis couvert de ridicule… fit-il en s'essuyant les yeux d'une main lasse.

Mon regard s'arrêta sur ses mains bleuies de contusions et lacérées de cicatrices encore fraîches et je cessai totalement de rire.

— Qu'est-ce qui est arrivé à ta main ?

Il tenta de la dissimuler dans un geste réflexe idiot qui ne fit que me faire découvrir que l'autre était dans le même état, et je levai des yeux inquiets vers son visage renfrogné.

— … Rien de grave, et rien qui ne vaille la peine d'être raconté.

Je sentis à son ton que je n'obtiendrai pas plus de détails à ce sujet, mais cela ne m'empêcha pas de me sentir préoccupée. Que lui était-il arrivé ? Autant mes propres blessures me laissaient indifférent, surtout depuis que j'avais réalisé à quel point je guérissais facilement, autant l'idée que lui le soit…

Roy prit une expression sérieuse en se tournant vers moi, et je sentis que la récréation était terminée. Si farfelu qu'ai été son geste et la course-poursuite qui s'en était suivie, il n'était pas venu pour s'amuser.

— Il faut qu'on parle, tous les deux.

— … Je crois, oui.

— Je pense toujours ce que j'ai dit la dernière fois. Qu'il ne fallait plus qu'on se voie.

Je hochai la tête en déglutissant. La fête était bel et bien finie.

— Mais il me semble que je te dois des explications avant qu'on se quitte en bonne et due forme. Même si on n'a jamais été en ensemble à proprement parler… enfin…

Roy se gratta la tête avec une maladresse à laquelle il ne m'avait pas habitué et qui me toucha d'autant plus.

— Je ne peux pas dire que je n'étais pas en colère en découvrant que tu avais entravé l'enquête, mais… tu as failli mourir et rester aveugle à cause de moi, tu es en droit de m'en vouloir bien davantage.

Je le regardai, pris d'une émotion pesante. Oh s'il savait, je ne lui en voulais pas un instant, j'avais conscience d'être le seul responsable de mon malheur.

Il prit une grande inspiration, croisant ses mains blessées à gestes précautionneux et baissa les yeux vers elles, comme pour éviter mon regard.

— Je n'aurais jamais dû passer autant de temps avec toi, encore moins t'inviter à ma soirée de promotion, c'était une erreur de ma part et tu en as payé le prix. Et… même si Harfang… Greenhouse… est sous les verrous, j'ai d'autres ennemis tout aussi dangereux. Tu as eu de la chance de t'en sortir cette fois-ci, mais si ça arrivait de nouveau… La vérité, c'est que tu ne cesseras jamais d'être en danger tant que je serai à tes côtés. Parce que je tiens à toi et que mes ennemis le savent… C'est pour ça que… qu'il faut…

— Qu'on arrête de se voir, complétai-je. Je comprends, murmurai-je en fixant son profil.

Il se tourna vers moi, et je lus dans ces yeux un mélange poignant de tristesse et de soulagement. Pour la première fois depuis que je le connaissais, je ne retrouvais plus chez lui, ni sa colère froide, ni son indifférence polie, ni son sourire narquois. Toutes ces expressions étaient balayées par une fragilité immense et une tristesse insondable. Depuis quand avait-il en lui une si grande déchirure ? Je n'en savais rien, je ne l'avais jamais su, mais en touchant du doigt cette émotion, j'avais envie de le serrer dans mes bras de toutes mes forces dans l'espoir vain de le guérir.

Mais je ne pouvais pas. J'étais devenu la cause d'une bonne partie de ses malheurs.

Je fis de mon mieux pour lui sourire en retour. Nous n'avions pas le choix, il avait raison de me dire ça, autant ne pas lui rendre la tâche plus difficile encore.

— Je comprends, et je savais que ça arriverait. Je savais depuis le début que ça ne pourrait pas marcher. Et ce n'est pas de ta faute… C'est de la mienne avant tout. Je suis désolée de t'avoir causé autant de soucis.

— Tu n'es… vraiment pas simple, admit Roy en s'autorisant à sourire à son tour, sans parvenir à effacer cette impression de tristesse et de fragilité qu'il dégageait.

— Il paraît, oui…

J'hésitais un instant, repensant à la conversation avec Roxane. Est-ce que je devais dire la vérité, maintenant ? La situation était assez démoralisante comme ça, et j'avais l'impression que ça n'avait plus de sens d'avouer, maintenant que tout était fini.

C'était sans doute la dernière fois que nous nous voyions… du moins sous mon identité de Bérangère. Qu'étions-nous censés faire après ça ? Comment prendre congé alors que j'avais juste envie de le serrer dans mes bras à l'en étouffer ? Comment allais-je pouvoir me passer de sa présence, de son sourire, de son odeur ? À la simple idée de ne plus le revoir, je ressentais déjà un manque déchirant. Et lui, se disait-il la même chose ? Il se redressa pour prendre une grande inspiration, fixant le mur devant lui.

— En tout cas, pour répondre à ta question de l'autre fois… je ne te déteste pas.

Je fermai les yeux, me sentant faible face à ces mots que j'avais quémandés presque malgré moi, à cette question qui me taraudait plus que tout. J'avais tellement peur qu'il me haïsse. Est-ce que cet aveu à demi-mot adoucissait son départ, ou allait-il rendre son absence plus cruelle encore ?

— Je ne te déteste pas non plus.

Il ne répondit pas, mais s'autorisa un sourire mélancolique.

Il sourit tristement et leva la main pour caresser ma joue. Je me sentis vibrer d'émotion sous ce geste.

— Prends soin de toi, murmura-t-il.

— Toi aussi, soufflai-je en plantant mes yeux dans les siens. Je veux dire, vraiment.

Il hésita, puis se baissa vers moi, les doigts effleurant ma nuque, et posa ses lèvres sur ma joue, un peu trop près du coin de ma bouche, avec une douceur que je n'imaginais pas possible.

Un dernier baiser.

Je perçus par avance le froid, le vide lancinant qu'il laisserait quand il s'écarterait de moi, parce qu'on serait bien obligés, et face à cette idée insupportable, je ne pus résister à la tentation de jeter mes bras à son cou pour l'embrasser sans retenue, l'attirant contre moi.

Pris au dépourvu par mon geste, il perdit l'équilibre et s'étala sur moi de tout son long. Je sentis le poids de son corps contre le mien, plus près qu'il ne l'avait jamais été et me sentis pris de vertige. Il se redressa comme s'il craignait de m'avoir fait mal dans sa chute, mais je lui souris avant de l'embrasser de nouveau, et il céda, m'enveloppant dans ses bras et m'ouvrant les lèvres à son tour.

J'avais l'impression de tout percevoir plus intensément, le grain du tissu de sa chemise, la chaleur de sa poitrine contre moi, l'odeur de son parfum et celle de sa peau qui me tournaient la tête et me donnaient envie de dévorer de baisers, la caresse de mes vêtements sur mon corps à laquelle je ne prêtais jamais attention d'habitude, le matelas écrasé par les ans sur lequel nous étions allongés et les frissons qui remontaient le long de ma colonne vertébrale au moindre mouvement.

J'avais la sensation que ça aurait toujours dû être comme ça, que c'était dans l'ordre naturel des choses. Une main tenant son épaule, je glissai timidement l'autre contre sa nuque, la laissant se perdre dans ses mèches noires.

Pourvu que ce geste lui rende ne serait-ce qu'un centième de mes frissons.

Je savais que c'était la pire idée du monde, pourtant je n'arrivais pas à arrêter de l'embrasser. Ça ne nous facilitait pas la tâche, je savais que c'était mal, mais c'était un tel soulagement d'être dans ses bras, de sentir sa chaleur à travers nos vêtements… Il me semblait que je suffoquerais si je perdais ce contact avec lui. J'avais besoin de lui, il m'était devenu vital… et en sentant comme il pesait contre moi et m'embrassait passionnément, j'étais persuadé qu'il ressentait exactement la même chose.

Il suffisait qu'une main glisse de ma nuque, effleurant ma clavicule, pour que je me sente frissonner des pieds à la tête. Ses doigts blessés qui n'osaient pas appuyer sur ma peau, par pudeur ou par douleur, m'arrachaient des soupirs tandis qu'ils caressaient mon corps à travers le fin tissu de la robe. Comme pour lui répondre, mes propres mains exploraient maladroitement son dos, ses épaules, son torse, sentant sa peau et ses muscles à travers sa chemise. J'effleurai son cou et il frissonna, m'arrachant un sourire à travers mes baisers. Est-ce que ça lui faisait du bien ?

Un soupir sembla répondre à ma question, tandis que mes mains glissaient le long de son torse pour caresser ses flancs. Je me sentais incrédule d'oser faire ce geste, tout en ayant le sentiment que c'était la chose la plus naturelle du monde. Je glissai le nez contre sa gorge, l'embrassant aussi maladroitement que passionnément, parsemant de baisers toute la peau que je pouvais dénuder. Je sentais sa pomme d'Adam, son pouls trop rapide juste sous la mâchoire, l'odeur de ses cheveux, de sa peau, et les petits frémissements que je provoquais chez lui.

Sentir que mes gestes lui faisaient de l'effet ne fit qu'accroître ma propre excitation, m'encourageant à aller plus avant. Je laissais mes mains jouer sur son corps, caressant son torse, effleurant ses cuisses, puis m'enhardis à tirer sur sa chemise pour la sortir de sa ceinture et pouvoir glisser les doigts contre sa peau nue, tandis que ses grandes mains glissaient sur mon corps, effleurant ma poitrine.

Je poussai un gémissement et me tendis sous l'effet de la surprise. Personne ne m'avait touché comme ça, personne… à part Ian Landry. Il relâcha son baiser et se redressa, s'écartant de moi, l'air inquiet.

— Désolé, bredouilla-t-il. Je ne voulais pas te faire peur.

Je levai le regard vers son visage et me sentis pétrifié face à ses lèvres rougies qui laissaient passer une respiration trop rapide, ses yeux d'un noir magnétique. Depuis quand était-il aussi atrocement beau ?

Il ne me fallut qu'une longue inspiration pour faire le tri de mes émotions. Ce mauvais souvenir avait beau m'être revenu, ce qui se passait maintenant n'avait rien à voir.

— Tu ne me fais pas peur, murmurai-je. C'est juste que… j'ai jamais…

— Ce n'est pas une bonne idée de faire ça, souffla-t-il, son front contre le mien. Ça ne changerait rien à ce que j'ai dit… Ça serait juste plus douloureux.

La pire idée au monde.

C'était impardonnable de ma part.

Mais comment résister ?

— Je sais… soufflai-je.

Je le savais, mais je l'embrassai quand même, effleurant son poignet pour encourager son geste, me sentant trembler et gémir contre lui. C'était effrayant et plus grisant encore. Je le sentis commencer à déboutonner ma robe, me dévoilant au fur et à mesure que les boutons sautaient comme autant de défenses, puis frissonnai en sentant sa main effleurer ma gorge pour descendre dans une longue caresse. Si c'était pour être touché ainsi, je voulais bien avoir ce corps-là. Sa main effleura ma clavicule gauche pour dévoiler mon épaule, faire glisser la bretelle de mon soutien-gorge, et embrasser ma peau dénudée, m'arrachant des gémissements et allumant un feu à la cambrure de mes reins.

Ses lèvres légères papillonnèrent vers ma clavicule droite, et je me redressai en réalisant qu'il s'apprêtait à continuer son déshabillage. Mon épaule. Ma cicatrice. Mon automail. L'image de cette frontière s'imprima derrière mes yeux fermés, et je me sentis avoir un haut-le-cœur à l'idée qu'il la voie, à l'idée qu'il puisse me reconnaître à cause de ça. J'attrapai le bord déboutonné de ma robe, rompant le baiser en reculant pour murmurer « pas là. »

Il s'écarta à son tour, plongeant ses yeux dans mon regard sans doute trop sérieux, et hocha la tête avant d'embrasser mon front.

— Pas là, confirma-t-il dans un murmure à mon oreille, respectant cette limite que je lui imposais, ce mensonge que je lui servais depuis le début.

J'avais tellement honte de moi que j'aurais pu en pleurer. Et lui l'acceptait sans ciller, sans savoir que cette limite était celle de ma trahison.

— Pardon.

Il m'embrassa, et je le sentis s'écarter de moi. Ces mots étaient le signe que nous étions allés trop loin… si tenté qu'il y ait encore besoin d'un signe pour s'en rendre compte. En le sentant s'éloigner, la panique à l'idée de le perdre pour de bon me poussa à me redresser, à rattraper ses lèvres encore une fois. Je l'enlaçais, le serrant contre moi en tremblant. Jusque-là, je n'avais jamais compris ce désir que les autres évoquaient parfois. Maintenant, je savais : c'était cette sensation que j'allais mourir s'il s'écartait de moi.

Il céda à son tour, encore, et tandis que je me redressai, se laissa tomber en arrière au milieu des rideaux poussiéreux, m'attirant contre lui. Je l'embrassai, déboutonnant sa chemise pour pouvoir le sentir peau contre peau, tandis que ses mains effleuraient mon dos, mes cuisses, se glissant sous le tissu de ma robe, de mon jupon froissé. Je voulais être plus proche encore, j'avais l'impression que ça ne serait jamais assez. J'étais à bout de souffle, brûlant de sensations et d'émotions qui me dépassaient, tandis qu'il m'attirait contre lui à gestes hésitants, comme tiraillé entre le désir et la prudence. Comme s'il craignait de me faire peur, de me blesser.

Pourtant, je gémissais sous ses caresses, m'allongeant tout contre lui, sentant son corps, sa peau brûlante, ses os et ses muscles… sentant son sexe palpiter à travers ses vêtements. Sous l'effet de la surprise, je lâchai une expiration trop rapide, comme si je sortais de l'eau, et sentis mes joues me brûler d'embarras en le sentant se cabrer contre moi.

J'avais connu ça, quand j'avais mon ancien corps. Je me souvenais de l'effet que ça faisait de bander, même si le temps l'estompait de mon esprit. Il devait avoir mal, entravé comme ça. C'était étrange de pouvoir comprendre aussi bien quelque chose qui m'était devenu étranger. Je n'aurai jamais cru me retrouver un jour de l'autre côté, je n'avais jamais imaginé la fierté mêlée d'excitation fébrile que pouvaient provoquer nos corps tendus l'un contre l'autre. Je ne pouvais pas ignorer les sensations confuses qui m'envahissaient, ces filaments de chaleur qui irradiaient de ma cambrure pour réchauffer tout mon corps, et l'impression étrange que quelque chose se dénouait entre mes cuisses, une palpitation inconnue qui répondait à son contact. C'était… autre chose, qui me faisait gémir plus fort encore, tandis qu'il ne résistait plus à l'envie de me serrer contre lui.

— Tu me rends fou, tu sais ? souffla-t-il dans un murmure.

— Pardon… murmurai-je.

— Ça ne t'effraie pas ?

— Pourquoi ? Je devrais avoir peur de toi ?

Il leva les yeux vers moi et malgré la pénombre de la pièce, je lus l'inquiétude dans son regard, comme s'il doutait de pouvoir répondre à cette question. J'eus cette pensée, celle que lui avait connu bien des femmes, alors que moi, je n'avais jamais aimé que lui. Ce qui était son territoire était pour moi une zone inconnue.

Bien sûr que oui, j'avais peur : mon cœur tout entier explosait dans ma gorge, mes mains tremblaient. Je n'avais jamais fait ça, je ne savais même pas tout à fait ce que je faisais. J'avais le ventre noué à l'idée que ces gestes, il les ai eus avec d'autres, à l'idée d'être remplaçable, à l'idée d'être irremplaçable, aussi. J'avais peur d'être ridicule, de ne pas savoir faire ces choses que j'arrivais à peine à nommer. J'avais conscience de la dimension catastrophique de la situation, et j'exultais malgré moi de refuser de reprendre raison, préférant aller plus loin dans ces gestes inexplorés. C'était terrifiant.

C'était fabuleux.

Je voulais le rejoindre, plonger dans cette obscurité brûlante qui était la sienne, quitte à m'oublier moi-même, quitte à disparaître tout entier. Alors je caressai son torse nu, glissant des mains tremblantes sur sa ceinture. En voyant ma maladresse, ses doigts se mêlèrent aux miens, m'aidant à le déshabiller, le libérant dans un soupir. J'étais en sueur comme rarement, je sentais que même nos odeurs avaient changé, que mon sexe appelait le sien alors que nous nous frottions, serrés l'un contre l'autre, de plus en plus fort, de plus en plus audacieusement, emportés par nos gémissements qui résonnaient dans la pièce vide.

J'étais incapable de dire, au juste, comment nous en étions arrivés là, mais je le sentis entrer en moi eu à peu, happé par mon corps qui l'appelait. Je perdis tous mes moyens face à cette sensation inconnue, cette chose qui aurait pu être douloureuse, et qui se dénouait, cédait, s'emballait toujours plus. Je gémissais de plus en plus fort, sa respiration contre ma peau me rendait fou. J'aurais pu en mourir, et pourtant, je lui murmurai de continuer, je sentais ses mains sur mes hanches tandis qu'après m'avoir laissé aller à mon rythme, il se joignait à moi pour accentuer le mouvement. Je mordais sa peau pour retenir mes cris dans le peu de conscience qui me restait, tandis que j'ondulais contre lui. Toujours plus, quitte à en mourir, quitte à tout perdre, tout pour cet instant ou je me fondais en lui.

Entendant mes supplications, il finit par se redresser et m'allonger sur le dos pour s'enfoncer davantage, m'arrachant un cri étouffé à chaque coup de reins, une main tremblante caressant mon front tandis qu'il baissait les yeux vers moi, le visage transfiguré par le plaisir.

— Je peux… jouir ? chuchota-t-il d'une voix entrecoupée de gémissements retenus.

Je ne répondis pas, mais me redressai sur mes coudes pour atteindre ses lèvres et le sentis éjaculer juste après, m'arrachant de petits cris de plaisir noyés de baisers à chaque fois que son corps se tendait dans le mien. Vinrent des soubresauts qui m'achevaient tandis qu'il s'effondrait contre moi, tremblant, couvert de sueur, le cœur se jetant contre ses côtes, beaucoup trop fort, beaucoup trop vite. J'étais dans le même état. C'était ça, jouir ? Avoir les jambes coupées, et cette sensation de plaisir qui anéantissait la pensée ? Je glissai mes bras autour de lui et l'embrassai plus doucement, sentant ses spasmes qui étaient autant de décharges de plaisir s'espacer peu à peu.

Rien ne m'avait préparé à vivre ça, et je n'arrivais pas à imaginer que je pourrai le regretter alors que nous restions entrelacés, pantelants, à reprendre notre souffle et nous serrer dans les bras pendant de longues minutes.

Je l'aime… Je l'aime à en crever.

Le calme revint, le cœur ralentissant peu à peu, et je recommençais à entendre, de l'autre côté de ces murs, que les autres jouaient dansaient, riaient, criaient, sans rien savoir de nos murmures, de nos caresses. Un monde parallèle.

C'était donc ça. On s'arrachait au monde.

Je me sentais épuisé, béat, un peu écrasé sous son poids aussi. En me sentant lutter pour reprendre une grande inspiration, Roy se redressa pour me libérer et s'allongea près de moi, posant une main sur ma joue pour la caresser. Il s'autorisa un sourire triste que je lui rendis.

— On est des imbéciles, murmura-t-il.

— Oui, répondis-je sur le même ton. Des catastrophes.

Un silence se posa sur nous, délicat comme la poussière qui retombait au sol après le passage de quelqu'un dans une pièce, et je sentis la fatigue m'envahir. Je luttai pour garder les yeux ouverts et regardai les paupières de Roy se refermer sur les siens, cédant à l'épuisement qu'il avait porté depuis si longtemps. Je repensais à ce que m'avait dit Lily Rose pendant mon essayage : que tout le monde avait une part d'ombre. Je la percevais, maintenant, sa fragilité. Avais-je vraiment été naïf au point de le croire invulnérable ?

Je ne voulais pas le quitter. Pas comme ça. Pas maintenant.

— Ça ne change rien au problème, n'est-ce pas ? soufflai-je d'une voix nouée. Tu devras quand même partir…

Je connaissais la réponse. Ça ne faisait qu'empirer les choses. Je ne faisais que ça : empirer les choses, empiler les situations catastrophiques en attendant l'inéluctable explosion.

Il hocha la tête et rouvrit les yeux. Ses traits s'étaient détendus, mais son expression était toujours aussi triste. Il n'avait pas oublié la conversation qui avait eu lieu. Ce moment ne changeait pas la réalité. Rien ne pouvait la changer. Notre relation était impossible, par définition.

— Pardon… souffla-t-il. Je tâcherai de disparaître discrètement.

— Ne t'excuse pas alors que tout est de ma faute… C'est plutôt à moi de t'excuser de t'avoir entraîné sur ce terrain.

— Ce n'était sans doute pas comme ça que tu imaginais les choses… souffla-t-il. Tu le regrettes ?

Je secouai négativement là tête. Je n'avais rien imaginé, rien planifié, mais je refusais de regretter ce moment.

C'était un dernier acte de désobéissance, un aveu contre l'injustice de la situation, une trahison criminelle, un moment de flamboyance que je porterai toute ma vie.

Je ne serai plus jamais la même personne après ça.

Je restai en silence, immobile, observant la paix immense qui m'avait envahie et le visage de l'homme que j'aimais, qui avait refermé les yeux, cédant à la fatigue, sombrant dans le sommeil.

Après un moment, je me redressai et m'assis pour me rhabiller, reboutonner ma robe, puis soulevai le rideau à gestes prudents pour recouvrir son corps, autant pour le dissimuler que pour le réchauffer. Je me penchai sur lui, embrassant doucement sa tempe sans qu'il esquisse le moindre geste, et l'observai encore quelques instants tandis qu'il dormait profondément.

Puis je me levai à gestes lents, titubant un peu, laissant derrière moi sa silhouette perdue au milieu des sculptures en plâtre et des sacs entassés, résolue à ne pas le tirer du sommeil alors qu'il était si épuisé. Le départ serait moins douloureux ainsi. Ce n'est qu'en refermant la porte que je sentis que la parenthèse prenait fin, et que la pleine conscience de ce que j'avais fait me cloua sur place.

Nous avions fait l'amour.

C'était merveilleux, et justement parce que c'était merveilleux, c'était aussi atroce. Je plaquai les mains sur ma bouche, luttant contre les spasmes et les sanglots qui montaient en me secouant les entrailles. Si j'étais déjà impardonnable avant, il n'existait plus aucun mot pour me qualifier à présent.

Il fallait s'arrêter là, pour de vrai, cette fois. Nous nous étions promis que c'était la fin, il fallait que ça devienne une réalité. Il était plus que temps : il était beaucoup trop tard.

J'avais pris un risque terrible, celui qu'il découvre la vérité en même temps que mon corps. Si j'avais pris le temps de penser, ne serait-ce qu'un instant, j'aurais vu à quel point c'était inconséquent de ma part. Maintenant, je réalisai que je ne pourrai jamais recommencer, et cette idée me laissait un grand vide dans les entrailles.

C'était la première et la dernière fois.

Qu'il se repose, il semblait épuisé. Au bout d'un moment, il allait se réveiller, puis repartir en silence, emportant ce secret, et ce serait la fin.

Quand je débarquai dans les coulisses, titubant presque, je ne parvenais plus à m'empêcher de pleurer à chaudes larmes. J'aurais voulu qu'il n'y ait personne dans la pièce, mais Andy et Claudine étaient là, en train de discuter. Ils cessèrent en me voyant arriver et se précipitèrent vers moi.

— Angie ? Qu'est-ce que tu as, Angie ? s'exclama la violoncelliste en me tendant un mouchoir que j'utilisai aussitôt.

— C'est lui ?! demanda Andy qui s'était finalement changé. Il t'a fait quelque chose ? s'indigna-t-il après m'avoir vu hocher la tête.

— Il est parti, mentis-je en voyant Andy se précipiter pour remonter mes pas, prêt à en découdre.

— Non seulement il m'humilie, mais en plus il te fait pleurer ?! Si je le revois, je te jure que je lui casse la gueule ! grinça le danseur en revenant vers moi.

— Arrête ton char, Andy, tu sais pas te battre.

Il jeta un coup d'œil courroucé à Claudine, mais son attention se reporta bien vite sur moi.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— On… Je… C'est fini, murmurai-je d'une voix brisée, pour expliquer autant que pour m'en persuader.

Je ne parvins pas à sortir un mot de plus, mais au regard que Claudine posa sur moi, il me sembla qu'elle avait compris ce que cela voulait dire. Elle ne répondit rien, mais me serra dans ses bras à son tour tandis que je m'effondrais contre elle, sentant ma vie voler en éclats en pensant à tous ces moments qui allaient devoir disparaître ou se briser.