Il est 18h34 et Draco est en retard. Le tic-tac effréné de sa montre le lui rappelle sans faillir à mesure qu'il remonte les pavés encore humides du Chemin de Traverse. La lumière chaude du crépuscule se faufile entre les nuages lourds et embrase les ruelles avoisinantes, s'échinant à réchauffer le timide début de printemps.

A cette heure, l'artère n'est plus qu'un tourbillon de corps et d'ombres fugaces qui se meuvent dans une joyeuse effervescence où tous s'affairent à boucler les dernières emplettes de la journée. Ce monde vivant et palpitant danse autour de lui alors qu'il avance, invisible, noyé dans la foule, indifférent à l'agitation qui l'entoure.

Draco laisse les effluves de la bruine humide collant à sa peau tempérer le chaos de ses propres pensées. Cette sensation, désagréable au premier abord, a quelque chose de réconfortant, comme si l'eau pouvait l'absoudre de tout ce qui le rongeait. De ses yeux gris, il parcourt les nombreuses boutiques aux façades patinées par le temps sans pour autant trouver celle qu'il recherche.

"Grande verrière et fleurs," murmure-t-il pour lui-même tandis qu'il continue d'un pas pressé en direction de Gringotts.

Ses pas le mènent finalement devant une échoppe accueillante dont l'enseigne en lettres dorées annonce fièrement "Le Bazar Botanique". La vitrine dévoile un assortiment éclectique de plantes mystérieuses, de fleurs fraîches aux couleurs douces et autres grimoires botaniques poussiéreux destinés à tenter le chaland. Sa devanture noire un peu surannée semble quant à elle figée dans le temps. Des plantes grimpantes aux fleurs bleutées s'enlacent tendrement autour de la porte à double battant qu'il s'apprête à passer. Quoi qu'il en soit, il espère bien pouvoir y trouver ce qu'il est venu chercher.

De ses doigts gantés Draco rajuste le col de son pardessus et pousse le battant afin de pénétrer à l'intérieur de la boutique. Une bouffée d'air chaud l'enveloppe dès le seuil d'entrée, saturée du parfum entêtant des fleurs, mêlée à celle plus terreuse des plantes médicinales.

Partout la végétation luxuriante déploie ses nuances de vert, du plus tendre au plus profond, parsemée de taches de couleur. Elle déborde des pots et des étagères, descend du plafond comme une armée à la conquête de nouveaux territoires, menaçant les petites bouteilles en verre, ouvrages usés et bocaux divers qui tentent de défendre leur place sur les rayonnages.

Dictame, mauve douce, polygonum... Dans les jardinières sur sa gauche, il lui semble reconnaître d'affreuses mandragores qui rappellent à son souvenir les cours de botanique. Cours qui, décrète-t-il, auraient probablement mérité un peu plus d'attention tant certaines des plantes environnantes lui sont parfaitement inconnues.

A la recherche d'un peu d'aide, il s'enfonce un peu plus dans ces tréfonds de verdure quand ce qu'il voit, une ironie, un coup du sort probablement, le pétrifie sur place.

Granger. Bon sang.

Derrière un long comptoir lui aussi envahit de plantes et de livres, elle est absorbée par sa tâche et ne l'a pas encore remarqué. Elle range avec une minutie déconcertante des boîtes métalliques qu'elle vient de regarnir d'herbes à en juger par les résidus sur le plan de travail.

Les étagères en bois sombre qui accueillent les divers récipients montent jusqu'au plafond et Draco l'observe lever sa baguette pour en replacer un tout en hauteur. Qui aurait cru qu'après toutes ces années, il se retrouverait un jour dans une herboristerie à observer Hermione Granger travailler ?Et que fait-elle ici d'ailleurs ?

Aux dernières nouvelles, peut-être plus si fraîches, elle travaillait pour le ministère. Une indescriptible sensation commence soudain à lui tordre les entrailles. Se frotter aux spectres du passé ne faisait clairement pas partie de ses plans pour la soirée et pendant un instant il envisage la fuite.

Trop tard. Elle doit sentir son regard posé sur elle car elle se retourne et lève sur lui ses prunelles ambrées.

En réaction, un mélange de stress et d'adrénaline irradie son cœur et le force à battre plus fort. L'instant d'après il se recompose. Porter un masque est une habitude dont il ne saurait ni ne voudrait se défaire. Seul le léger frémissement de son poing serré trahit son agitation intérieure.

- Granger. Bonjour, commence Draco d'une voix raide pour rompre le silence. Peut-être un plus rude que ce qu'il aurait voulu, mais peu importe, il ne trouve simplement pas de manière naturelle de s'adresser à elle.

- Malfoy. Comment puis-je vous aider ?

Elle n'ajoute rien de plus et semble perplexe. Sa réponse est polie, détachée, bien qu'un peu sèche. Cela fait maintenant plusieurs années qu'ils n'ont plus eu aucun contact.

Probablement depuis la période des procès si elle ne fait pas erreur. Après ça, les Malefoy s'étaient retirés de la société des sorciers et on ne les avait guère revus souvent depuis.

Il note le vouvoiement, un tout petit pronom qui incarne presque à lui tout seul l'immense gouffre qui les sépare, et s'efforce de poursuivre :

- Je cherche un bouquet pour l'anniversaire de ma mère. On m'a recommandé cette boutique.

La réponse était sortie nette, sans ambages, lui épargnant autant qu'à elle une conversation de courtoisie inopportune.

- Bien sûr, j'ai de très belles fleurs de saison.

Elle coule sur lui un regard dont il n'arrive pas à saisir le sens mais dans lequel perce la surprise, avant de l'inviter à la suivre, ce qu'il fait docilement.

Il se demande s'il la trouble ou la met mal à l'aise, mais ne s'attarde pas sur cette pensée. Cette rencontre était par essence au mieux inattendue, au pire embarrassante.
Un subtil mélange des deux, sans doute.

Devant les présentoirs, Hermione lui présente alors diverses variétés de fleurs et il s'autorise à se rapprocher d'elle pour les examiner. Elle les connait par cœur et lui montre des lys blancs élégants, des tulipes aux couleurs extravagantes, puis des camélias aux pétales veloutés, avant de s'arrêter sur des pivoines aux délicates nuances de blanc et de rose pâle.

- Un choix sûr et élégant, assure-t-elle, presque par réflexe face à son air incertain.

- Très bien. Elles seront parfaites, acquiesce-t-il en passant distraitement la main dans ses cheveux. Son ton ne parvient pas à dissimuler complètement le malaise qui l'habite mais il espère son indifférence convaincante.

Il ne ressent pas de mépris ou de colère dans l'attitude de la jeune femme, mais la sensation d'être un intrus ne le quitte pas pour autant. Comment diable était-il est supposé agir ? Peut-être aurait-il préféré qu'elle le chasse, la situation aurait été moins étrange.

-Je peux agrémenter de gypsophiles stabilisés ou bien d'eucalyptus, qu'est-ce que vous préférez ? poursuit Hermione alors qu'elle entreprend de saisir les fleurs.

Un froncement de sourcils s'installe sur le visage de Draco :

- Qu'est-ce qui serait le plus indiqué ?

- Eh bien… les mots restent en suspens sur ses lèvres quelques instants. Je pense que l'eucalyptus est plus élégant.

Elle replace derrière son oreille une mèche de cheveux qui caresse son visage avant d'ajouter :

- A titre personnel, je n'aime pas trop les gypsophiles...

Un demi-sourire, presque comme si elle était gênée par cette confession, éclaire son visage.

Draco se sent momentanément désarmé. Ce sourire était une anomalie dans l'anomalie que représentait déjà leur rencontre.

- Très bien, eucalyptus alors.

Il acquiesce d'un léger mouvement de tête avant de s'abîmer dans la contemplation aussi appuyée que feinte des imposantes jardinières fleuries.

Hermione commence son ouvrage et assemble avec soin les éléments de la composition. Seul le claquement du sécateur ponctue le silence qui s'installe lorsqu'une jeune fille surgit devant eux.

Cheveux noirs de jais et affublée de gros gants rouges, elle sort de ce qui semble être l'entrée de l'atelier. Elle est plus jeune qu'eux, peut-être 20 ans juge Draco, et porte un long tablier noir, semblable à celui d'Hermione. Les traits de son visage se chargent soudainement de nervosité lorsqu'elle l'aperçoit.

- J'ai terminé de préparer la commande des Delacroix, les bulbes sont prêts pour demain, je crois qu'ils doivent les récupérer vers onze heures. Elle jette un regard en coin à Draco.

- Tout va bien si je pars maintenant ? demande-t-elle d'une voix hésitante, tordant nerveusement ses longs doigts pâles. Hermione lui adresse un sourire rassurant.

- C'est bon Carmine. Tu peux y aller, je ferai la fermeture.

L'assistante semble se détendre légèrement, mais au moment où elle s'apprête à partir, elle heurte maladroitement le coin du comptoir et, dans un mouvement malheureux pour tenter de l'éviter, percute une plante suspendue. Un cri de surprise s'échappe de ses lèvres alors qu'elle tente maladroitement d'éviter l'impact, sans succès. La plante rencontre son visage dans un bruit sourd et un nuage de terre sombre se dépose sur son col en laine rouge. Ses joues s'empourprent de gêne et Carmine marmonne un "pardon" avant de s'éclipser en leur souhaitant une bonne soirée.

Hermione laisse échapper un soupir amusé et secoue légèrement la tête.

- Elle est un peu maladroite par moments mais elle fait du très bon travail.

Draco mord l'intérieur de sa joue pour ne pas sourire, ce qui lui donne un air mi amusé, mi contrarié, qu'elle se garde bien de lui faire remarquer.

- Voilà, c'est prêt.

La jeune femme se dirige ensuite vers la porte de la boutique et retourne le petit écriteau suspendu pour qu'il annonce "fermé" de l'autre côté.

Il hésite un instant à partir, prendre les fleurs et tourner la page, laisser tomber cette histoire. Mais la réalité le rattrape, et il décide d'aborder la raison, plus sérieuse, qui l'a poussé à s'aventurer jusqu'ici.

- En fait, il me faudrait autre chose. Je cherche quelqu'un qui pourrait réaliser un charme de sommeil avancé. À base de Vyspérine. Je fournirai le contenant.

Le ton de sa voix s'est fait plus bas, une caresse grave qui lui laisse comprendre que la demande est importante.

Hermione arque un sourcil. Elle jette un coup d'œil rapide à l'énorme ouvrage qui renferme ses travaux, comme s'il lui donnait l'aplomb nécessaire pour délivrer les explications qu'elle s'apprête à partager.

- La Vyspérine est capricieuse. Elle est délicate à cultiver et à utiliser. Il a fait assez froid dernièrement, et une partie de la récolte a été perdue. Je n'en aurai pas tout de suite.

Elle plonge son regard dans celui de Draco, semblant chercher à y vérifier quelque chose. Il ne flanche pas. C'est leur premier contact honnête dans la mise en scène cordiale qui s'est installée entre eux.

- Si vous pouvez patienter un peu, des recherches pour la stabiliser seront nécessaires, cela pourrait prolonger un peu le délai… Elle marque une pause. Et je devrai probablement effectuer quelques tests pour déterminer le dosage adéquat.

Une part d'elle-même, celle empathique mais aussi intriguée, souhaite l'aider. L'autre, bien plus rationnelle, lui rappelle tout ce qu'il a pu représenter et se demande si elle est prête à prendre ce risque.

Dans l'absolu, la perspective de réaliser ce charme sur mesure ne lui déplaisait pas, bien au contraire. La plupart des clients qui se rendaient à la boutique se contentaient de remèdes et d'élixirs qui ne nécessitaient pas de préparation complexe, et qui étaient bien moins coûteux, il fallait l'admettre.

L'idée de se lancer dans un projet qui demanderait toute son attention et son expertise acheva de la convaincre. Si le charme était effectivement destiné à l'usage personnel de la mère de Malefoy, elle n'y voyait pas d'objection.

Il se pourrait bien qu'elle ait encore deux ou trois choses sur la conscience qui l'empêchent de trouver le sommeil...songe-t-elle au fond d'elle.

Draco remarque la tempête de réflexions qui commence à s'agiter sous son crâne et annonce :

- Ça me convient.

Son ton est implacable et interrompt la cogitation interne de la jeune femme, laquelle répond sur un ton légèrement pinçant :

- D'accord. Je préfère le rappeler mais son utilisation n'est pas anodine, il faut évidemment avoir essayé d'autres alternatives en première intention.

Je crois que tu n'as pas idée de toutes les potions, sortilèges et autres grigris fantasques qui ont pu y passer...mais il se garde bien de lui répondre, avant d'acquiescer poliment.

- Bien entendu. Sous combien de temps puis-je repasser ?

Le ton est courtois, mais Hermione décèle une certaine amertume dans l'expression qui anime sa mâchoire.

- J'enverrai un hibou pour vous informer des modalités, notamment financières, dès que j'aurai réapprovisionné mon stock et établi un premier devis. Sa voix s'est adoucie, elle attend sa réaction.

- Affaire conclue. Tenez-moi au courant. Satisfait et prompt à déguerpir, Draco dépose deux gallions sur le comptoir avant de s'en aller.

Hermione l'observe jeter dernier un coup d'œil rapide à sa montre avant de fermer la porte derrière lui et reprendre sa route.

Il n'a pas vraiment changé, sinon que le temps l'a forgé en homme, plus affirmé dans ses traits et sa carrure. Toujours ces mêmes cheveux blonds glacier, ces mêmes yeux d'aciers. Mais le fin sourire en coin et les ricanements moqueurs se sont évanouis. Il semble éteint, usé. Qui est-il donc devenu ? Il était peu probable qu'elle le revoit un jour, mais il se présentait à nouveau à la boutique, peut-être qu'elle s'y pencherait d'un peu plus près.

Sa silhouette disparaît complètement.

La jeune femme reste immobile, les yeux fixés sur l'extérieur. Elle inspire profondément, cherchant à évacuer cette pression invisible qui tend tout son corps malgré elle.

L'air est encore imprégné d'une légère odeur boisée de vétiver étrangère à la boutique. Puis, elle la perçoit. Discrète, presque imperceptible pour quiconque n'y prêterait pas attention. L'odeur de la peine chargée du poids du passé. Des sensations trop insaisissables pour être définies inondent alors sa poitrine, la bouleversant sans qu'elle comprenne pourquoi. Elle se lève, vacille un instant, pour aller verrouiller la porte.