19 février 2011
« Anthony ? » fit Leah entre des dents quelque peu serrées. « Va me changer ce t-shirt. On ne vient pas à table couvert d'huile de moteur. »
L'inventeur parut prêt à protester, lui jeta un coup d'œil et battit illico en retraite vers sa chambre – ce qui était une stratégie de survie très efficace, mais privant la sorcière d'un punching-ball sur lequel décharger sa frustration.
Deux semaines après la rencontre accidentelle avec Steve Rogers – ce qu'elle refusait toujours de pardonner à Phillip. Besoin de se familiariser avec l'époque actuelle, certes, mais ça existait, les téléphones ! Il ne s'était donc pas arrêté pour penser que peut-être, elle aurait voulu un petit avertissement avant de se retrouver coincée de la sorte ? Pour la peine, elle avait annulé toutes leurs pauses café jusqu'en avril, ça lui apprendrait – le grand jour était enfin venu.
Inutile d'avoir à le préciser, quand elle avait fait son rapport à son patron, Anthony n'avait pas sauté de joie à la perspective de recevoir la légende décongelée sous son toit et s'était enfermé une semaine complète dans son laboratoire afin de bouder, devenant sourd chaque fois qu'elle tentait de ramener le sujet sur le tapis. D'accord, elle comprenait qu'il ait des réticences, mais ne pouvait-il faire montre d'une trace de maturité pour l'occasion ?
Quant à Jon, elle n'avait même pas abordé la question avec lui, le laissant croire qu'ils allaient tout bêtement faire meilleure connaissance avec le tout dernier troufion engagé par SHIELD, ce qui n'était pas entièrement faux à bien y réfléchir – il n'empêche qu'elle planquait honteusement la vérité, et oui, elle le savait, merci beaucoup.
En résumé, ce déjeuner s'annonçait une véritable catastrophe, mais elle n'arrivait pas encore à se prononcer par rapport à l'échelle – qui allait de Pompéi à Krakatoa, pour vous donner une petite idée de l'ampleur du désastre.
Pourquoi faut-il que ce soit toujours sur moi que ça tombe ?
La chemise de Steve le démangeait comme un galeux. Il savait que ce n'était qu'un effet virulent et très persistant – hélas – du stress, mais il avait tout de même un mal fou à ne pas se gratter comme un chimpanzé fou furieux.
Enfin, plus moyen de se dégonfler, il lui fallait se montrer un homme. Il avala sa salive et poussa la porte d'entrée de la Tour Stark.
À l'intérieur, c'était très… moderne. Très lisse, très brillant, très propre, et le super-soldat ne put s'empêcher de penser aux vieilles bandes dessinées de Flash Gordon avec leurs vaisseaux spatiaux et leur technologie avancée. Bucky pouvait passer des heures dessus, rien qu'à admirer les dessins si futuristes.
Et bien, voilà le futur, Bucky. Pas vraiment comme tu l'imaginais, hein ?
« Monsieur Rogers ? » articula une voix à l'accent anglais, tombant du plafond.
« Heum… C'est bien moi ? » confirma Steve en levant le nez, cherchant son interlocuteur par réflexe.
« Vous êtes attendu. Montez dans l'ascenseur, s'il vous plaît, je me chargerais du reste. »
Comme il n'avait rien de mieux à faire, Steve s'exécuta sans protester. L'ascenseur s'ébranla en ronronnant, l'obligeant à déglutir à nouveau pour se déboucher les oreilles – il avait la gorge si sèche, de toute façon.
Enfin, l'engin s'arrêta, et la porte s'ouvrit sur un vestibule où se tenait quelqu'un que Steve reconnut immédiatement en dépit de ne jamais l'avoir rencontré face à face.
Anthony Stark ressemblait vraiment beaucoup à Howard, il aurait fallu être aveugle pour prétendre le contraire. Ceci étant, il ressemblait également assez à sa mère – Steve avait dû se battre avec l'ordinateur obligeamment offert par le SHIELD afin de dénicher une photo de Maria Stark, la pianiste que Howard avait fini par épouser. Une beauté italienne classique, au teint caramel, aux boucles très noires et aux yeux noisette pétillants.
Steve ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sensation bizarre alors que l'autre homme dardait sur lui des yeux qui avaient exactement la forme de ceux de son ancien camarade, mais pas du tout la bonne couleur – comme s'il se trouvait face à un imitateur qui aurait raté son coup.
« Alors » finit par lâcher Anthony d'un ton qui aurait collé une pneumonie à un ours polaire, « c'est vous le Capsicle ? »
Le super-soldat cligna des yeux, saisi au dépourvu.
« Je vous demande pardon ? »
« Capsicle » répéta l'ingénieur, son expression criant pratiquement ce que vous pouvez être tarte, vous alors. « Comme Capitaine et Popsicle ? Vous savez, la glace bourrée de produits chimiques ? »
Steve resta interdit l'espace d'une seconde avant que ses joues ne se colorent violemment. Il aimait à se considérer comme une personne tolérante nantie d'un certain sens de l'humour, mais ceci, c'était juste de mauvais goût.
« Anthony » intervint une voix rauque qu'il n'eut pas de mal à reconnaître et fit naître une vague de soulagement en lui, « si tu ne peux pas te montrer poli, il faudra que je te tire les oreilles avant de t'envoyer sans dîner dans ta chambre, est-ce que c'est clair ? »
L'inventeur se retourna pour faire face à la nouvelle venue qui n'était autre que la grande brune du café, ses cheveux relevés en un chignon tressé élaboré, des pierres vertes brillant à ses oreilles et un caftan jaune ocre serré à la taille par une écharpe orangée enveloppant sa silhouette.
« Ben quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? » eut-il le culot de lâcher, s'attirant un regard proprement radioactif.
« Je viens de te le dire » rétorqua la femme avant de se tourner vers le super-soldat muet. « Bonjour, Steve. Veuillez pardonner à ce rustre, il s'entête à oublier les bonnes manières en dépit de tous mes efforts. »
« Oh, ce n'est pas grave » se hâta de mentir Steve. « Vous êtes vraiment trop gentils de m'inviter... »
« Oh ça oui » glissa sournoisement l'ingénieur, avant de s'écarter de justesse de la femme pour ne pas se faire aplatir les orteils sans merci.
« Bon, et bien, si nous passions au salon ? »
Le problème d'un synthétiseur, c'était le bruit indiscutablement électronique qu'il ne pouvait manquer de produire. À titre personnel, ça hérissait Jon comme pas deux, mais il se sentait d'humeur assez grognonne aujourd'hui, si bien qu'il avait sorti le clavier portable et entrepris de massacrer la Marche Impériale de Star Wars dessus.
« Jon ? Arrête de nous casser les oreilles et viens dire bonjour à notre invité » ordonna Leah alors qu'elle entrait dans le salon.
Avachi sans classe sur le sofa, le garçon daigna lever les yeux vers la porte.
« Eh, c'est pas le Men in Black de chez Cécé ? » s'étonna-t-il en déposant le synthétiseur sur le table basse en verre afin de pouvoir se lever. « Celui de l'engueulade avec l'Agent C ? »
« Ah » se contenta de bafouiller le type qui semblait vouloir être ailleurs.
« Ne me dis pas que tu as déjà oublié ? Enfin, faisons ça dans les règles » décréta Leah d'une voix un peu… bizarre. « Steve, voici Jon Stark, le petit-fils de Peggy. Jon, voici Steve Rogers. »
« Comme Captain America ? » remarqua distraitement le garçon alors qu'il s'avançait vers l'invité, prêt à lui tendre la main.
« Pas comme le Capitaine » rectifia Leah. « C'est le Capitaine. »
Le monde s'arrêta net.
« … Mais il est mort » laissa tomber Jon bêtement.
Tony renifla, le regard fixé sur le mur.
« Qu'est-ce que tu veux ? La congélation, il y a rien de mieux pour vous garder tout frais. »
« Anthony » siffla Leah à voix basse, mais Jon ne lui prêtait plus attention, trop concentré sur le grand type blond devant lui.
Ça n'aurait pas dû être possible – ça n'arrivait que dans les films et les bandes dessinées, le héros qu'on croyait mort et qui revient à la vie. Dans le monde réel, personne ne se la jouait Jésus, c'était tout bonnement trop absurde.
Sauf que. L'homme blond le regardait avec des yeux très bleus – une forme et une couleur qu'il connaissait sur le bout des doigts mais n'avait jamais vues que dans son miroir – pleins de terreur et d'hésitation et de quelque chose qui aurait pu être de la joie ou de l'excitation et c'était…
C'était vrai. Il le sentait.
Jon pivota sur ses talons et s'enfuit vers sa chambre.
« Jon ! JON ! Reviens tout de suite » s'écria la brune avant de s'élancer à la poursuite du petit, mais sans aucune chance de le rattraper – ce gosse avait dû manger du zèbre, Steve n'avait vu personne courir si vite excepté la fois où Dernier avait mal calibré sa bombe dans un trou perdu de la campagne autrichienne.
« Ben on est fixé sur ce qu'il pense de vous » commenta Anthony, resté en retrait, et Steve aurait juré avoir entendu une pointe de satisfaction vicieuse dans son timbre.
Il ne s'appesantit pas là-dessus, quittant le salon sur les traces de la femme qu'il n'eut guère de mal à retrouver, les mains agrippant férocement la poignée d'une porte fermée.
« Jon, qu'est-ce que c'est que ces manières » fulminait-elle. « Tu te conduis comme ça devant ton grand-père ? »
Le terme fit tiquer le super-soldat. Apparemment, le petit devait penser la même chose à en juger par sa réponse :
« C'est pas mon grand-père ! »
« Ne sois pas ridicule, SHIELD a fait tous les tests possibles et imaginables » s'irrita la brune, « je peux te garantir qu'il s'agit de Steve Rogers. »
« Ouais, je veux bien le croire » riposta le môme. « Mais ça en fait pas mon grand-père. »
Un instant de flottement. La femme prit une profonde inspiration pour demander plus calmement :
« Jon, je crois avoir besoin d'explications, si tu veux bien. »
« … Captain America est un héros. Un héros, ça peut pas être ta famille, c'est là pour servir d'exemple. Pour être admiré. Mais… tu peux pas lui raconter de blagues nulles. Tu peux pas lui demander de t'aider avec ton devoir de maths. Tu peux pas… qu'est-ce que tu peux demander à quelqu'un que tu connais pas ? »
Oh. Alors c'était ça. Steve sentit un nœud se contracter à l'intérieur de son ventre, un point douloureusement glacé.
Il s'avança et tendit le bras par-dessus l'épaule de la femme pour frapper à la porte.
« Jon ? C'est Steve Rogers. Tu sais, je trouve que tu dessines vraiment bien, et crois-moi quand je dis que je m'y connais. »
Il fallut un moment avant qu'une petite voix presque timide ne s'élève de l'autre côté de la porte.
« Mais vous êtes un soldat... »
« Et avant ça, j'étais étudiant en art » confessa Steve. « À Auburndale, même. Si tu veux y entrer aussi, je te préviens que c'est rude. »
« Et si je veux aller au conservatoire ? » interrogea le garçon.
« Alors là, je peux pas t'aider, je suis une vraie bille en musique. À moins que tu n'aimes le jazz... »
La porte grinça très légèrement, laissant entrevoir par l'embrasure un œil bleu brillant. Steve lui adressa un sourire rassurant.
La porte s'ouvrit encore un peu plus sur un sourire hésitant.
