ndla : cet OS a été écrit dans le cadre de la quatrième session de la Foire aux Prompts du FoF. le prompt était le suivant :
« une situation : quelqu'un a un fou-rire
un lieu : un hôpital
une réplique : « puisque je te dis qu'il ne bouge pas »
une date : un vendredi soir »
ces contraintes se sont associées à une idée qui traîne dans ma tête dans quelques temps, dont j'arrive pas à me débarrasser, et dont ce texte pourrait être l'introduction. mais ça pourrait aussi n'être qu'un OS sans conséquences, qui explore une Sakura plus brute, plus caractérielle.


Kankurō pousse un soupir, considérant son sandwich d'un air dubitatif. Les odeurs claires et aigres des antiseptiques, la multitude de sons réguliers et aigus qu'émettent différents moniteurs – tout ça lui fout les jetons. Mais tout ça n'est rien à la mesure du vieil homme allongé au milieu de la pièce, rattaché par des tubes à toute cette machinerie dissonante. Au premier abord il semble profondément endormi, cependant en l'observant on constate qu'il n'émane de lui plus rien de vivant. Sa poitrine ne se soulève que sous l'effet des impulsions d'oxygène que lui délivre un respirateur artificiel. Ses bras, ses jambes demeurent parfaitement immobiles.

Le jeune homme relève les yeux vers sa petite-amie, assise au bord du lit. Un frémissement d'horreur le parcourt alors qu'elle commence à manger. Il scrute cet uniforme de coton bleu dans lequel il la trouve si souvent depuis trois ans, cette chemise et ce pantalon un peu larges sur cette silhouette qu'il sait menue et vigoureuse, endurcie par des années de boxe thaïlandaise. La vue des épaisses Crocs roses qu'elle a aux pieds ne lui soutire même plus un sourire.

« Sakura, marmonne-t-il, j'suis désolé. J'peux pas. C'est – d'un geste de la main il désigne le vieillard assoupi – trop pour moi. »

L'intéressée le dévisage quelques instants, perplexe, puis elle laisse échapper un ricanement.

« Je te pensais plus solide que ça. »

Il faut reconnaître que ça l'a fait marrer quand, un soir, elle lui a raconté qu'elle avait profité du calme imperturbable d'une chambre, occupée par un patient plongé dans un coma profond depuis plusieurs années, pour déjeuner. Personne peut me trouver là, a-t-elle renchéri d'une voix enchantée, enfin un endroit où je peux avoir la paix, t'imagines ? Il s'est dit que ça faisait partie des trucs qu'il aimait chez-elle.

« Tu reconnaîtras quand même que c'est glauque. Et irrespectueux. Votre serment vous interdit pas de faire des trucs comme ça ? »

Elle hausse les épaules tout en avalant une bouchée de légumes cuits à la vapeur. Une grimace de dégoût tord les traits de son visage.

« Dégueu'. – puis, s'apercevant que Kankurō attend encore une réponse – Il est dans le coma. Personne vient le voir. Il ne bouge pas. Il ne pense probablement pas. En définitive il est plus mort que vivant.

– Qui te dit qu'il va pas se réveiller ? »

Il fixe l'homme, soudain obsédé par cette idée. Après tout, pourquoi pas ? Il dort depuis à peu près une éternité, qu'est-ce qui l'empêcherait d'en revenir ? Il existe sûrement de ces histoires miraculeuses.

« Le mec ne sait plus respirer par lui-même, souligne Sakura, comme si elle devinait ses élucubrations. Il a aucune chance.

– Alors pourquoi vous le gardez ?

– Le fils veut pas le débrancher, je crois.

– C'est donc bien qu'il y a quelqu'un pour lui rendre visite.

– C'est pas pour autant qu'il le fait. »

En dépit des nombreux signaux sonores qui rythment le simulacre de vie du patient étendu sur son lit, un lourd silence enveloppe la pièce. Ça fait si longtemps qu'ils se connaissent, tous les deux… Ils se sont rencontrés par l'intermédiaire de Temari, qui l'a présentée comme la petite sœur qu'elle aurait rêvé d'avoir à la place de Kankurō. Elle avait douze ans, lui en avait quatorze – pendant des années il en a pas pensé grand'chose. Elle était mignonne, comme le sont les filles sages et soucieuses de bien faire, avec leurs serre-têtes et leurs uniformes impeccablement repassés. C'était difficile d'imaginer que cette petite-là comptait parmi les meilleures combattantes du club de boxe thaï de sa sœur. Elle est entrée au lycée quand lui-même y entamait sa dernière année, et s'y est vite fait remarquer pour son tempérament inflexible et irascible. Kankuro a alors compris que les sourires graciles, les gestes humbles et mesurés dissimulaient une impatience, une détermination sous-tendues de hargne. Tout simplement elle terrorisait la majorité des élèves, et ne s'entendait qu'avec celles et ceux qui, comme elle, effrayaient leurs congénères.

« Sans déconner… on peut pas se poser ailleurs ?

– Et prendre le risque qu'Orochimaru me tombe dessus ? J'suis désolée mais c'est mort – plus mort que ce type. »

Elle n'a pas toujours été aussi cynique. (Quand l'est-elle devenue ? Ça fait partie des changements qu'il a vu advenir, sans jamais savoir les expliquer.) Quand, presque par hasard, ils ont commencé à se fréquenter, il a été subjugué par sa rudesse instinctive, ainsi que par sa verve narquoise et désinvolte. Rien ne l'impressionnait, rien ne lui faisait peur. L'inconnu, l'inavouable l'obsédaient – il lui fallait tout découvrir, tout savoir.

Les yeux de Kankurō, rivés sur le patient comateux, s'écarquillent soudain.

« Sakura… appelle-t-il, blême. Le mec… J'crois qu'il vient de bouger.

– C'est dans ta tête, rétorque la jeune femme.

– T'essaies de me faire passer pour un fou?

– Je te dis simplement que c'est pas possible. »

Tous deux se fixent avec la même exaspération. Ça fait si longtemps qu'ils se connaissent… (Parfois, Kankurō pense que ça fait trop longtemps. Au fil des années, on découvre l'être aimé jusque dans les tréfonds les plus sinistres de son âme, et alors il n'y a plus qu'à l'adorer ou à l'abjurer pour toujours.) Quand ils se sont mis ensemble, il lui a dit qu'il avait rien à lui offrir, rien à lui promettre, qu'il s'était résigné à ramer jusqu'à sa mort ; elle lui a répondu qu'elle connaissait déjà sa galère, qu'elle espérait rien de lui et qu'elle obtiendrait tout par elle-même. Ça l'a rempli d'orgueil, l'idée que cette furie sublime le choisisse, lui.

« J'te vois faire la gueule. Arrête. »

Contrairement à elle, il a jamais eu le cerveau pour de longues études – ou même pour de courtes études. Et puis, Temari avait besoin qu'elle l'aide à faire rentrer du fric alors, en parallèle des quelques spectacles qu'il parvenait à monter et produire sur scène, il a enchaîné les tafs plus ou moins ingrats, plus ou moins légaux.

« Evidemment que j'fais la gueule. Regarde où tu m'as amené. J'te dis que le mec a bougé, tu m'écoutes pas.

– Si, je t'écoute. Et, pour te rassurer et parce que, d'un point de vue purement factuel, c'est moi qui ai raison, je te dis qu'il ne peut pas avoir bougé. »

Sakura soupire. Elle pose un regard résigné sur son petit-ami, affiche un sourire grêle. Ça fait combien de temps qu'ils ne se sont pas parlés sans s'irriter l'un l'autre ? combien de temps qu'ils ne se sont pas compris ? Pourtant, il y a maintenant plus de cinq ans, ils se sont aimés semblables. Tous deux avaient déjà éprouvé l'âpreté arbitraire de la vie et avaient appris, face à celle-ci, à arborer une arrogante indifférence.

« Tu sais, les miracles…

– Kankurō, ce mec était déjà dans le coma quand j'ai commencé mes études. Il ne bouge pas depuis autant de temps.

– Peut-être que ta présence… J'sais pas, ça stimule son cerveau ?

– Parce que tu crois que j'lui parle quand je viens manger ici ?

– Tu pourrais, quitte à squatter sa chambre.

– Je pense que, si j'étais dans le coma, je préfèrerais encore qu'on me débranche, plutôt que de devoir écouter quelqu'un me raconter une vie aussi barbante que la mienne.»

Cette remarque arrache un pouffement incrédule à Kankurō. Barbante n'est assurément pas l'adjectif qu'il aurait choisi pour qualifier la vie de sa copine. Quoiqu'il n'y a rien d'ordinaire à partager un repas au chevet d'un comateux, ce vendredi soir ne ressemble aucunement à ceux qu'ils ont pu vivre à l'époque où Sakura bûchait pour ses partiels. Il se demande souvent s'ils connaîtront de nouveau, un jour, cette insouciante frénésie qui les animait du soir au petit matin. Les grosses soirées à l'appartement, perpétuellement prévues au dernier moment, préparées à la hâte. Les voyages en Thaïlande, en Russie, les road-trips à travers l'Europe qui, malgré une organisation a priori méticuleuse, dégénèrent d'une façon ou d'une autre. C'est parce qu'on veut faire des folies avec un budget qui fait pitié, affirmait à chaque fois Sakura, employant ce on trompeur pour se défaire d'une part de sa responsabilité – car Kankurō lui a toujours cédé une pleine main sur la planification des vacances.

« Sakura.

– Quoi ? grogne cette dernière. J'espère qu'on va pas encore parler du comateux – puisque je te dis qu'il ne bouge pas, qu'il n'a pas bougé et qu'il ne…

– C'est pas ce que j'voulais dire. »

La jeune femme arque un sourcil interrogateur. Elle abandonne sur la table de chevet son plateau vide, jette un œil sur son pager, après quoi elle se lève et étire longuement ses membres endoloris. Le mutisme songeur de son compagnon instille en elle un malaise indescriptible.

« Il doit me rester quinze minutes de pause à tout casser, annonce-t-elle, alors…

– Tu m'accompagnes fumer une clope ? Et après j'te laisse.»

Elle accepte, et le guide d'un pas prompt et agile à travers les couloirs. Elle ralentit parfois pour échanger quelques mots avec les internes de sa promotion qu'elle apprécie – auprès de la première elle s'enquiert des résultats des derniers examens effectués sur le patient de la 117, au passage du second elle lance: « Toi, tu m'dois trois mille Yen ! », en mimant exagérément une fellation. Kankurō ne peut réprimer un sourire. Imagine-t-on que tous ces futurs médecins – l'élite de la nation – se comportent, entre eux, comme des gosses en recherche perpétuelle de distraction ? Il sait, car il vit avec l'une de ces internes, qu'eux-mêmes supportent à peine la funeste gravité du microcosme dans lequel ils évoluent.

Ils s'arrêtent une fois passée l'une des entrées du complexe hospitalier. Les innombrables fenêtres des bâtiments, toutes éclairées d'une lumière blanchâtre, paraissent autant d'étoiles livides dans l'obscurité du soir. Sakura, seulement vêtue de son uniforme, resserre ses bras nus autour d'elle. Kankurō recouvre ses épaules de la veste en cuir qu'il n'avait pas remise, puis il en fouille les poches intérieures afin de récupérer cigarettes et briquet.

« T'en veux une ?

– Tu sais que non. »

Néanmoins, tout juste a-t-il le temps d'inhaler une première bouffée qu'elle lui arrache la clope des lèvres et la porte aux siennes.

« Je déteste quand tu fais ça. »

Pour toute réponse, elle lui souffle sa fumée à la figure. Ensuite elle l'embrasse, d'un baiser bref et gouailleur, tire une dernière longue latte… Elle rend la cigarette à contrecœur. Arrêter de fumer – quelle connerie.

« J'vais y aller. Si j'suis pas au labo' d'ici deux minutes, maugrée-t-elle, y'a des chances qu'on retrouve mon cadavre à la morgue. »

Kankurō la regarde retourner à l'intérieur, tout en replaçant la pince qui maintient ses cheveux relevés au-dessus de sa nuque. Sans trop savoir ce qui fait remonter ce souvenir à la surface de son esprit, il se rappelle de l'époque où elle coupait ses cheveux très courts. Toujours une clope au coin du bec, un juron ignoble au bout de la langue. Et, derrière tout ça, un cœur trop grand et trop bon pour ce monde.

Un cœur trop grand, trop bon et trop con.

Mais c'était il y a plus de cinq ans. A présent, Sakura garde ses cheveux mi-longs, attachés en des queues de cheval ou des chignons négligés, fait semblant de ne plus fumer. Et parasite le chevet d'un patient comateux pour fuir le chef de service d'anatomie pathologique.


« Et là, il m'dit – Sakura contrefait un air effaré, une voix tremblotante et aiguë – Sakura… Le mec… Je crois qu'il vient de bouger. »

Toutes les femmes attablées éclatent de rire, égayées par cette mise en scène grossière et moqueuse. Temari, plus que les autres, s'esclaffe et s'étouffe à la fois, crachotant d'âcres nuages de fumée.

« Pour sa défense…

– Qui t'a demandé de prendre la défense de mon mec, la truie ? »

Ladite truie lève le majeur à son adresse avant de jeter, d'une main assurée, la quantité de jetons qui lui permet de relancer la mise, au centre de la table. Tayuya lève les yeux au ciel – toutefois elle déclare orgueilleusement j'm'en fous, all in et pousse son tapis vers le pot, après quoi elle allume son joint.

Les enchères, les coups se succèdent avec une allègre tranquillité, au rythme des confidences et commérages. Toutes mènent des vies passionnantes et exigeantes, qu'elles n'ont presque pas le temps de se raconter. Ino, interne en psychiatrie, se plaint de l'impitoyable austérité de son chef de service ; Temari évoque ce tournoi international de muay-thaï pour lequel elle s'entraîne depuis des mois… Sakura ne parvient pas à se concentrer sur les parties qui se jouent, ou sur les péripéties plus ou moins quotidiennes que les joueuses se partagent. Une idée (un infime sourire lugubre, deux yeux sombres et impassibles…) occupe ses pensées.

« Ça se passe comment, ta prod' avec Sasori? s'enquiert Ino tandis qu'elle distribue les cartes. »

La seule mention de ce nom semble ouvrir un gouffre sous ses pieds. Un vertige la gagne. C'est une sensation succincte, terrifiante, et grisante. Elle se souvient avoir ressenti un truc similaire la première fois qu'elle a ouvert un patient – le tressaillement de ses doigts, crispés sur le scalpel, alors que la peau résiste sous la lame…

« C'est pas donné à tout le monde de bosser avec un connard pareil… peste Tayuya. »

Comme Kankurō, dont il est par ailleurs le lointain cousin, Sasori est marionnettiste et montreur de marionnettes. De temps en temps, tous deux peaufinent leurs projets ensemble. Sakura a pu les voir bosser. Peut-être parce qu'elle était défoncée, il lui a paru que les méthodes nécessaires à la fabrication d'une marionnette, l'entaillure du burin dans le bois, s'apparentaient à certains gestes chirurgicaux. L'analogie a plu à Sasori. S'ils se soutiennent et se conseillent dans leur pratique artistique, lui et Kankurō se distinguent l'un de l'autre par leurs conceptions théoriques. Sasori ne vit que pour les immuables absolus ; le vulgaire et l'éphémère ne suscitent en lui que répulsion et mépris. Il est hors du commun des mortels, ni dieu ni homme.

A nouveau un éclat de rire secoue l'assemblée. Sakura n'a aucune idée de ce qui provoque chez-elles cette hilarité. Elle les considère, l'une après l'autre, d'un air absent. Quand vient son tour de jouer, elle hésite longuement.

« J'me couche, tranche-t-elle en haussant les épaules. C'est fini pour moi, j'ai pas la tête à ça.

– Et t'as la tête à quoi, alors ? raille Temari avant de lui passer un pétard fraîchement allumé. »

A tout. A rien.

Elle aussi, suppose-t-elle, a envie d'immuables absolus.