ndla : à la base, ceci est un texte écrit pour la Nuit du FoF de Septembre 2024, répondant au thème n°3 « énigme ». ouioui, on est sur qqes (quasi cinq) mois de retard. le titre de ce texte, comme celui du précédent d'ailleurs, est littéralement celui d'un épisode de grey's anatomy. les paroles citées qqpart à la fin sont celles du son destination vertical de masha qrella.
Pour la troisième fois, Sakura rassemble et ordonne les différents documents du dossier en mâchonnant un chewing-gum – certificat de décès, clichés pris sur le lieu où le corps a été retrouvé, résultats des examens préliminaires… Elle laisse échapper un soupir, exaspérée par sa propre nervosité. Elle n'est certes qu'une interne, mais elle a appris auprès des meilleurs, et elle a déjà conduit un nombre respectable d'autopsies – d'abord sous la tutelle d'Orochimaru ou Kabuto, puis seule. Les méthodes et les procédures, le verbatim des rapports d'autopsie lui sont parfaitement familiers.
Cependant, elle n'a jamais effectué d'autopsie en présence d'un membre des forces de l'ordre.
L'interne entrouvre la bouche, fait gonfler une bulle d'un vert translucide. Elle regarde la bulle enfler, grossir…
La porte de la morgue s'ouvre soudain, laissant passer un homme brun qui farfouille nonchalamment l'intérieur de sa veste sombre.
« Shisui Uchiha, se présente-t-il, badge en main, inspecteur de police. »
La bulle éclate. Avec ses dents, Sakura gratte la couche de chewing-gum collée à sa bouche avant de maugréer :
« Vous êtes en retard.
– Ce sont malheureusement des choses qui arrivent. »
Elle hausse un sourcil. Est-ce qu'il se fout de sa gueule ?
« Sakura Haruno. C'est moi qui procèderai à l'autopsie d'Akito Yasuda. »
D'un bref mouvement de tête, elle désigne le corps allongé sur la table. Il s'agit d'un homme d'une trentaine d'années, repêché de la baie de Tokyo la veille. On suspecte évidemment que cette mort est d'origine criminelle et, sans doute car elle a quelque chose de spectaculaire, le magistrat a exigé qu'un officier de police judiciaire assiste à l'autopsie.
« Je vais commencer par un examen externe, annonce-t-elle en même temps qu'elle allume son dictaphone. »
Sakura décrit d'abord l'aspect physique de la victime – intérieurement, elle déroule une liste qu'elle connaît par cœur. Elle remarque plus particulièrement les taches de sang, sans doute diluées par l'eau, qui maculent la chemise: il lui faudra évaluer la concordance de celles-ci avec de probables lésions. Elle soulève les paupières afin d'observer la couleur et l'état des yeux, examine la bouche, la dentition…
« Je dois avouer, déclare l'homme d'une voix espiègle, que je suis très curieux de voir ce que vaut la petite protégée d'Orochimaru-sensei. »
La principale concernée, penchée au-dessus du visage livide du défunt, lève un regard mauvais vers l'enquêteur. Le chewing-gum claque sur sa langue. Elle poursuit néanmoins sans se laisser troubler davantage, inspectant les cheveux, le cuir chevelu, le crâne ; elle note la présence d'une plaie infligée au sommet de la tête, dont elle précise l'aspect, la profondeur… Elle conclut d'avance, pour elle-même, que ce n'est pas là la cause du décès.
« Alors, ça vous impressionne pas ? La mort, je veux dire. Vous êtes encore jeune.
– Y'a pas grand'chose qui m'impressionne, rétorque Sakura alors qu'elle palpe la poitrine et l'abdomen. »
Elle ponctue ces mots d'un coup d'œil appuyé, que son interlocuteur gratifie d'un large sourire. Pourquoi n'a-t-on pas estimé bon de la prévenir ? Les autres ont déjà travaillé avec cet énergumène – comment font-ils ? Est-il seulement celui qu'il prétend être… ? Elle le jauge quelques instants d'un air soupçonneux. Assis sur un tabouret à roulettes, il tient un gobelet dont il boit de petites gorgées prudentes. Elle espère pour lui que c'est du café – il paraît au moins aussi crevé qu'elle.
« Pourquoi avoir choisi cette profession ? Ça fait quelques années que j'bosse dans la criminelle, depuis Kabuto j'ai vu personne s'engager là-dedans.
– J'aime les énigmes. Comme vous, j'imagine. »
Elle retire les vêtements de la victime, les met sous scellé et les étiquette soigneusement. Elle considère dans son entièreté ce corps rigide. L'épiderme blême, marbré d'une teinte verdâtre; les lividités cadavériques. La puanteur, qu'elle ne sent pas grâce au baume camphré qu'elle a étalé sous ses narines, mais qu'elle connaît.
Chaque cadavre est un ultime témoignage, encodé dans la chair, le sang, les tripes. Même mort, putréfié jusqu'à l'os, le corps a une histoire à raconter, pour qui est capable de l'écouter.
« En fait, c'est plutôt le sens de la justice qui me motive. »
Sakura ne parvient pas à réprimer un pouffement maussade. Elle trouverait ça mignon, si… Quoique. Ça n'a rien de mignon, de la part d'un homme qui a visiblement dépassé la trentaine. Elle mesure la longueur et profondeur des lésions qu'elle retrouve effectivement dans la région thoraco-abdominale, tandis que Shisui renchérit :
« C'est de famille. Un de mes cousins est le Proc' qui a demandé cette autopsie. Et son petit-frère a rejoint la criminelle y'a pas longtemps. »
Les énigmes que soumettent les morts ont, lui semble-t-il, quelque chose de rassurant. La solution s'offre invariablement à celui ou celle qui saura faire preuve de rigueur et de ténacité. Il n'en va pas de même pour les vivants. Si certains, comme ce con-là, se révèlent sans ambiguïté, la plupart des êtres humains mentent ou taisent la vérité, s'armurent de faux-semblants et de courtoises banalités. Ou bien ils sont impénétrables.
« Vous savez que vous pouvez être appelée à témoigner? Je suppose que c'est quelque chose que vous n'avez jamais fait. »
Pour toute réponse, l'intéressée hausse distraitement les épaules. Son esprit, pleinement dédié à l'analyse des informations qu'elle compile, ne prête plus aucune attention aux bavardages de l'agent; son monde ne se réduit plus qu'à l'être étendu sous ses yeux, nu comme au premier jour. Parmi la multitude d'instruments alignés sur la petite table roulante à côté d'elle, elle se saisit de la scie électrique.
« Je vais maintenant effectuer l'examen interne de la victime, en commençant par ouvrir la boîte crânienne. »
Environ deux heures plus tard, Sakura éteint le dictaphone. Elle retire le masque, les gants. Puis, les paupières mi-closes, elle étire son cou, ses épaules, ses bras – une part d'elle-même visualise et énumère machinalement chacune des articulations qu'elle s'efforce de détendre.
Lorsqu'elle rouvre les yeux, ceux-ci s'arrêtent sur la dépouille qu'elle doit encore suturer. Un jour, se console-t-elle, sa place dans la hiérarchie de cette unité médico-légale lui gagnera le privilège de faire fermer les corps par de pauvres internes éreintés.
« Le rapport écrit vous parviendra dès que j'ai les résultats des prélèvements, marmonne-t-elle sans plus de cérémonie. »
Ignorant la roideur de ses mains, elle attrape de quoi rendre le gars décent – aussi décent que peut l'être un macchabée. Celui-là n'a même plus la nébuleuse dignité du mystère pour lui. Peut-être est-ce ainsi que Sakura préfère les hommes. Muets. Dépossédés de tous leurs secrets. Elle lance un coup d'œil songeur à l'inspecteur, qui tourne autour de la table d'autopsie, se saisissant parfois du dossier pour comparer un nombre d'éléments avant de le refermer vivement.
« Vous avez une idée de… ? »
Elle a longtemps hésité. La cheffe de service de chir' orthopédique et traumatologique a tant insisté pour qu'elle choisisse sa spécialité ; et pour sûr ç'aurait été plus simple. Tsunade est une femme exigeante et impatiente, irritable et parfois impulsive – en tout cela elle et Sakura ne sont que trop semblables. C'est pour ça qu'elles ont toujours merveilleusement bossé ensemble. Mais les vivants… Les vivants parlent. Ils se plaignent. Ils s'inquiètent. Ils chouinent. Cette seule pensée tord sa bouche en une grimace de dégoût.
« C'est trop tôt. Maintenant qu'on sait quand il est mort, on va pouvoir dégager des pistes. »
Sakura opine du chef.
« Si vous le pouvez, enjoint-elle, tenez-moi au courant. Je suppose que vous avez le numéro de l'unité médico-judiciaire. Demandez…
– Sakura Haruno. Je n'ai pas oublié votre nom. »
La jeune femme roule des yeux. Elle répond à ses dernières politesses d'une voix absente, ne se préoccupant plus que de recoudre les tissus incisés. Ses mains exercent un va-et-vient machinal, au fil duquel elle débobine ses réflexions. Ino prétend qu'il faut être proprement taré pour se spécialiser en médecine légale – peut-être que, malgré ses protestations véhémentes, son amie a raison. Après tout, ça la connaît, les tarés.
Mais les vivants…
Sakura se balance avec langueur, délicieusement asservie au rythme du morceau qui passe. Elle tient son Gin Tonic d'une main, décrit de brouillardeuses arabesques de l'autre. Un sourire engourdi éclaire sa figure.
« The destination
We reached it, now we're back to Earth »
Elle dodeline de la tête, marquant les grincements longs et aigus de la guitare électrique ; porte le verre à ses lèvres ravivées d'un pourpre sombre. Le monde entier n'est plus que cette boîte, cette foule qui l'emmaillotte, ce refrain qui la lancine. Le temps, Dieu merci, lui échappe. Cette boîte, cette foule, ce refrain engloutissent la complexe vastitude de l'univers ; chaque seconde se distend indéfiniment sur la partition du son.
Elle discerne, dans l'obscure confusion des alentours, les prunelles azurées d'Ino, dansant avec son petit-ami. Elle squatte chez-eux depuis un peu plus de deux semaines ; il était inenvisageable, en quittant Kankurō, qu'elle retourne vivre avec ses parents – elle leur a même pas annoncé. Plutôt crever. Lui a repris la chambre qu'il a partagée avec son cadet pendant tant d'années. C'est étrange, étrange et risible, la rapidité avec laquelle un amour de plus de cinq années disparaît dans le néant. Il y a encore un an, ils imaginaient caner ensemble.
Personne comprend trop ce qui lui a pris – pas même elle. Elle y réfléchit, et elle se dit parfois qu'elle a déconné, qu'elle pouvait tout simplement pas s'empêcher de merder. Elle se demande s'il est encore temps de le rappeler, de tout annuler, de redevenir comme avant.
Mais non.
Le comme avant qu'elle fantasme n'existe plus depuis longtemps.
La jeune femme vide son verre d'une longue traite, puis elle se fraie un chemin jusqu'au bar de la boîte. Elle s'efforce d'arborer un air désintéressé alors qu'elle s'arrête à la gauche de Sasori, accoudé au comptoir, et commande un énième Gin To' avant de se tourner vers lui.
« J'croyais que c'était plus de ton âge, ce genre de trucs, taquine-t-elle, désignant l'espace d'un mouvement de bras. »
Elle n'a pas lâché Kankurō pour draguer son cousin – elle pressent que c'est ce qu'on ne tardera pas à penser. C'est faux. Elle n'est pas cette meuf.
Sasori lui propose de fumer une clope. Elle accepte sans hésiter – sans une pensée pour ce sevrage qu'elle peine de plus en plus à tenir.
« The sun's reflected from the snow, I'm blind
We hardly see the things we left behind »
Elle fait fi de la froideur qui l'étreint, dès qu'ils sortent de la boîte. Ici, la musique de l'intérieur n'est plus qu'un murmure caverneux, par-dessus lequel une multitude de discussions, de rires et d'éclats de voix s'entremêlent.
« Je dois avouer, je pensais pas que tu le quitterais. »
Elle avale de travers la bouffée de sa cigarette, lutte contre la toux qui lui brûle les poumons.
« Ah ouais ? lance-t-elle, comme un défi, d'une voix légèrement éraillée. Tu pensais quoi ? »
A vrai dire, l'idée que Sasori s'intéresse assez à ses amours abandonnées pour les honorer d'un avis la plonge dans un flot de suppositions anxieuses – semblable à une gamine, elle se demande en boucle qu'est-ce que ça veut dire ?
« Tu pensais qu'on allait rester ensemble pour toujours ?
– C'est pas rare, de rester avec quelqu'un par facilité. »
Sakura gratifie cette affirmation d'un ricanement fielleux. Elle a fait un certain nombre de choix qui lui ont paru faciles, au cours de sa vie, et elle a appris que ceux-là s'avèrent souvent les plus mal avisés. Elle penche la tête en arrière, perd son regard dans l'immensité noire et froide de la nuit.
« Tu pensais quoi, Sasori ? répète-t-elle. J'veux savoir.
– Pourquoi ? »
Elle hausse les épaules. Quelle enflure – c'est pas donné à tout le monde de jouer avec ses nerfs. Elle écrase sa clope et, après un coup d'œil appuyé, elle retourne à l'intérieur. Sasori la suit, attrape la main qu'elle lui offre sans en avoir l'air. (A ce contact un éclair la traverse, l'espace d'un instant elle en a le souffle coupé.) Ils se glissent ensemble dans la foule, se serrent l'un contre l'autre… Sakura se plie à cette succession d'actions comme s'il s'agissait d'un rêve dans lequel elle ne pourrait que subir ce qui advient. Et c'est vrai, elle peut se l'avouer maintenant, qu'elle a fiévreusement rêvé de cette proximité, de cette étreinte inflexible. Elle ferme les yeux, espérant ainsi exacerber la sensation de ce corps longiligne qui enserre le sien, l'odeur diaphane, un peu résineuse, qui s'en dégage…
Une réminiscence, soudain, remonte à la surface de son esprit. Elle tressaille, se crispe. Si Sasori le sent, il n'en laisse rien paraître.
Il a fallu, dans les jours qui ont suivi l'autopsie du jeune homme, expliquer àla famille ce qui l'a tué. A l'école de médecine, on leur apprend comment informer les proches du décès d'un patient, mais relater dans le détail ce qui a achevé quelqu'un à celles et ceux qui l'ont aimé, ça a rien à voir. Elle a fixé le père de la victime, répété d'un ton neutre ce qu'elle a déjà écrit dans le rapport… L'autre, là, le flic de la dernière fois – il était présent. Adossé au mur, il n'a pas cessé de l'observer pendant qu'elle déroulait son exposé macabre. Il a enchaîné dès qu'elle a fini, pour affirmer les forces de l'ordre feront tout leur possible pour trouver le coupable, je peux vous assurer que justice sera rendue. Elle s'est à peine retenue de lever les yeux au ciel. En partant il lui a chuchoté vous vous en êtes bien sortie, à quoi elle a failli objecter qu'elle attribuait tout le mérite au Contramal préalablement gobé. La tranquillité glacée des opioïdes aide à supporter les pleurs et les regards horrifiés. Quand elle a choisi la médecine légale, elle était convaincue de faire un choix facile. Le patient est déjà crevé, que peut-il arriver de pire ? La chair, raide et froide, n'espère rien d'elle. Mais un mort est rarement seul, en vérité. Il y a autour de lui une grappe d'individus – les parents, la copine, le mari, les enfants… – qui demandent à comprendre, et ne le peuvent pas. Les décès qu'on étudie, dans sa spé', ne sont jamais paisibles. Ils ne sont jamais justes, surviennent toujours trop tôt, et de la plus effroyable des façons.
Sakura se retourne, s'appuie d'une main sur l'épaule de Sasori afin de lui dire à l'oreille :
« 'Faut que j'aille me rechercher à boire. »
Le monde, sous ses paupières, n'est plus qu'une sombre immensité. Les morceaux de The Cure se succèdent dans les oreilles de Sakura, qui marmonne de façon presqu'inaudible quelques couplets et refrains. Ça suffit pas à étouffer les bruits qui lui parviennent depuis la chambre de ses amis – le froissement effréné des draps, le grincement du sommier… Elle se redresse vivement, jette sa couverture à l'autre bout du canapé. Malgré l'heure, elle n'a aucune envie de dormir ; son esprit, même assommé de Gin, de musique et de danse, s'agite avec une obstination délirante.
A cet instant, sa vie lui apparaît dans toute son insipide tristesse. Plus de mec. Plus d'appart'. Son existence toute entière tient peut-être à cet assemblage de coussins qui lui brise les reins.
Sakura se lève, farfouille les étagères et tiroirs de la pièce, veillant à ne pas faire de bruit. Les clopes de Shikamaru sont sur la table basse ; le bong et la réserve d'herbe, quant à eux, se trouvent dans une boîte à chaussures cachée sous le meuble de la télé'. Etonnamment décevant comme planque, pour quelqu'un dont tout le monde loue les capacités intellectuelles. Une fois tout prêt, elle se réinstalle dans son lit de fortune.
La première bouffée lui calcine délicieusement les poumons. Une épaisse fumée bleuâtre s'épand à travers la pièce, enveloppant la jeune femme de ses fragrances citronnées.
Ino lui a bien dit que c'était une connerie. Elle a compris tout de suite, elle – évidemment. La nana la connaît comme si c'est elle qui l'avait faite. Tu t'ennuies, qu'elle a ricané, parce que ça fait trop longtemps que t'as pas eu de vraies merdes dans ta vie.
Elle aime les énigmes. C'est mathématique, rigoureusement rationnel ; un calcul avec un nombre inconnu d'inconnues. Comme les macchabées. Ça ne se plaint pas, ça ne pleure pas – ça ne fait pas défaut. C'est infaillible. Merveilleusement complexe ; simple néanmoins.
Mais, quand l'énigme est résolue… le calcul développé jusqu'à son résultat…
C'est fini.
