Bonjour, voici le troisième et dernier chapitre. Bonne lecture !
Kiros quitta sa terre natale. Il marcha toujours tout droit, continuait de fixer un point imaginaire comme destination. Il traversa des terres désolées sans eau ni nourriture. Il parvint à survivre à l'aide de carcasses déposées sur sa route.
Deux yeux jaunes le suivaient du regard. Ces yeux n'avaient pas manqué de remarquer ce lion poussiéreux qui traversait la savane. La queue tachetée se balançait, intriguée. Perchée sur son arbre mort, le léopard ne pouvait cacher son intérêt.
Il descendit et, aussi silencieux que le vent, rejoignit cet étrange individu pour marcher avec lui. Kiros marchait d'un pas lent, la gueule ouverte, fatiguée. Ses pattes étaient lourdes.
-«Ce n'est pas commun, un lion avec d'aussi beaux yeux.
- Qu'est-ce que tu veux?, pouffa Kiros nullement dupe.
- Rien du tout. C'est juste la première fois que je vois la lune pleurer dans le regard de quelqu'un.»
Elle donna un coup de patte sur son flanc. Elle fit voler son plumage de poussière mettant à nu une peau ivoire. Kiros se recula aussitôt, vulnérable.
-« Tu es donc bien un enfant de la lune.
- Qu'est-ce que cela peut te faire ?
- A moi, rien mais à toi, cela a fait beaucoup de mal.»
Kiros s'arrêtera un bref instant, sa marche suspendue. Il hésita puis finalement, détourna le regard et continua d'avancer. Le léopard le suivit, sa marche toujours aussi légère.
- «Qu'est-ce que tu veux ?», demanda Kiros avec insistance.
Il fit volte-face, s'approcha, menaçant, et dévoila ses crocs acérés. Le léopard ne cilla pas. Il ne recula point non plus.
- «Laisse-moi, souffla Kiros, las.
- Sais-tu que les léopards peuvent être tout noir ?
- Et donc ?
- Ils sont différents mais tellement différents que l'on pense souvent que c'est une espèce étrangère à la nôtre. Au début c'était difficile mais maintenant, à taches ou noir, cela n'a plus d'importance, murmura le léopard d'une voix douce.
- Pourquoi me dis-tu ça ?
- Parce que tu as le même regard que mon fils».
Kiros s'arrêta. Le léopard avait de la peine dans sa voix.
- «Je m'appelle Kali, se présenta le léopard.
- Kiros.
- Tu sembles avoir besoin d'une famille. On ne va jamais bien loin en étant seul. Viens avec moi.»
Kali partit vers l'est, là où la brise l'emmenait. Kiros regarda ces taches onduler au fil de sa marche. Il hésita. Il pouvait bien se reposer un peu... Il rejoignit le léopard d'une foulée légère. Il était colossal à coté d'elle, si fine et agile.
Kiros resta une nuit, une deuxième, une troisième… tant et si bien qu'il en perdit le fil. Il ne comptait plus les couchers de soleil. Kali était faite de cette chaleur maternelle qui lui avait tant manqué. Elle avait le don de lui donner un sentiment de sécurité rien qu'en le regardant. Son regard caressait sa peau comme la chaleur du soleil.
Kali avait perdu son fils il y a longtemps. Ironiquement, ce sont des lions qui avait envoyé sa progéniture rejoindre les étoiles. Kiros n'en avait pas appris plus, elle rechignait trop à parler de sa mort. Elle préférait parler de sa vie.
Ici, les animaux craignaient son apparence mais préférait le fuir que de le maltraiter. Kiros s'en contentait sans se plaindre. Il préférait largement cela.
Les saisons se succédaient, inéluctables dans une ronde infinie. La sécheresse s'était installée avant de laisser place aux grandes pluies. Le bétail partit était revenu. Le grand cycle de la vie avait poursuivi son cours. Des petits étaient nés, d'autres étaient morts. Les enfants d'hier étaient les adultes d'aujourd'hui. La vie de Kiros s'était lovée dans une accalmie qu'il espérait ne jamais voir briser par une tempête...
Ce jour-là, Kali et Kiros avaient entamé une chasse longue et fastidieuse. Les gnous s'étaient rabattus dans les hautes herbes, éparpillées par la peur. Kali se chargeait de les fatiguer, d'en rabattre un loin des autres. C'est alors que Kiros surgissait pour abattre la proie. Leur technique était savamment rodé. Ils mangeaient à leur faim, le plus souvent. Mais cette fois-ci, ils ont été trop loin.
Dans la savane, le bruit s'étouffa, l'air devint différent. Kali huma l'air et sentit le danger empester comme une charogne.
- «Kiros, il faut partir, le pressa Kali.
- Pourquoi ? On vient tout juste de servir le repas, maugréa-t-il en prenant une bouchée de gnou.
- Nous avons dépassé les séquoias. Nous devons repartir maintenant, insista-t-elle.
Trop tard. Crac! Une brindille se cassa non loin. Le léopard chercha à travers les fourrés. Un morceau de pelage trahi leur présence...
- «Cours !» ordonna Kali.
Elle détala dans un nuage de poussière. Des lionnes surgirent des fourrés, rugissantes. Kali changea de direction.
Kiros courut, lourd, massif et lent. Mais personne n'osa s'attaquer à un pareil prédateur.
Kali parvenait à tenir les lionnes à distance mais elles la rabattaient progressivement dans leur piège. Kiros se retourna, chercha Kali du regard. Il la vit filer à travers l'horizon, les lionnes n'étant plus que des taches fauves à sa poursuite. Kiros s'élança; il devait aider Kali. Il devait la sauver. Il se devait d'essayer. Mais il était trop grand, trop lourd. Ses pas s'enfonçaient dans le sol. Elles ne le portaient pas aussi vite que les pattes des lionnes.
Il put qu'assister à la scène. Elles se jetèrent sur Kali qui, faible léopard qu'elle était, fut bien vite à leur merci. Il la vit se battre pour sa vie. Elle se battit comme un lion. Les lionnes étaient trop fortes, trop nombreuses. Bientôt noyés sous leurs griffes et leurs crocs, Kali s'écroula, inerte. Les herbes étaient écarlates. Son beau pelage d'or tacheté de noir était souillé par le rouge. L'air sentait le fer et la mort.
«POURQUOI ?!» gronda Kiros en arrivant à leur hauteur.
Il rugit. Il rugit si fort que la terre en trembla. Les lionnes frissonnèrent de peur et reculèrent d'un pas. Elles n'avaient jamais vu un lion aussi imposant, aussi... blanc.
-« Vous êtes sur notre territoire», invoquèrent-elles, intransigeantes.
Le regard bleu de Kiros se teinta du feu de la haine. C'en était assez. Les lions ne pouvaient décemment plus lui faire de mal. Ils n'en avaient plus le droit. Il les tuerait tous, jusqu'au dernier. Comme sa troupe naguère, les lionnes bondirent sur lui dans l'espoir de le tuer. Et encore une fois, Kiros parvint à les mettre en pièces. Elles gisaient au sol, dans l'herbe sèche. Leurs gueules étaient ouvertes. Elles avaient le souffle court, les yeux affolés. Il les meurtrit suffisamment pour les rendre inoffensives, assez pour les laisser vivantes. Il voulait qu'elles l' entendent une dernière fois.
- «Je vais tuer vos petits. Et quand ce sera fait, je tuerai les lions.»
Kiros se nourrit de la terreur de leur regard. L'idée de perdre leur avenir était glaçante. Elles quitteraient ce monde avec la certitude que Kiros détruiraient leur héritage.
Le lion blanc laissa derrière lui les cadavres. Il pista l'odeur des lionceaux. Il les trouva sans mal : ils jouaient bruyamment, en toute quiétude, sans se soucier du danger. Les antilopes non loin détalèrent, sentant la mort non loin. La seule chose que virent les lionceaux avant de mourir, ce fut un éclair blanc, foudroyant et mortel.
Kiros poursuivit sa quête de vengeance et tua les deux lions de la troupe dans leur sommeil. Ils dormiraient éternellement à l'ombre des séquoias, eux, si paresseux et oisifs.
Kiros leva les yeux. Il avait vu quelque chose bouger dans les hautes herbes. De fines dents blanches tranchèrent les herbes sèches. Des ricanement s'élevèrent. Petites, bossues, tachetées... Les hyènes sortirent de leur cachette. Elles se léchaient les babines, savouraient déjà ce festin inopiné à venir.
Le fils de la lune s'éloigna sans les craindre. Elles préféraient sans nulle doute manger des charognes que de s'attaquer à un lion adulte en pleine possession de ses moyens.
Kiros reprit sa route, de nouveau seul. Son temps avec Kali avait été une saison d'abondance inespérée mais c'était désormais révolu. La sécheresse était de nouveau là et le lion blanc devait de nouveau s'habituer à son existence solitaire. Les jours défilaient, les paysages se succédaient, tous différents et à la fois, tous similaires.
Le roi blanc éprouvait plus que jamais un profond dégoût pour sa propre espèce. Son esprit vagabonda et il germa en lui l'idée séduisante d'annihiler les lions. Il sèmerait autant de lionceaux blancs qu'ils le pourraient et deviendrait ainsi la nouvelle norme, comme les léopards noirs. Alors, il ne serait plus persécuté.
Sur sa route, il croisa le chemin de deux lionnes, filles de la lune comme lui. Comme lui, elles avaient dû faire face aux superstitions funestes qui entouraient les lions blancs. Amara avait eu une oreille arrachée et un mauvais coup à l'œil lui avait retiré la vue. Akua avait des marques de griffes sur le museau. La cicatrice était parfaitement visible, l'entaille avait dû être profonde. Leurs corps portaient les stigmates d'une vie de maltraitance et de haine. Tous trois éprouvèrent un sentiment fraternel dans la douleur.
Kiros continua de rassembler ces lions blancs marginaux au fil de son voyage. Lorsqu'ils furent assez nombreux, ils entreprirent une rébellion sanglante contre les lions, leur reprenant leurs terres, agrandissant sans cesse leur territoire et leur suprématie.
Sa rencontre avec Safi, une lionne blanche aux yeux gris comme les nuages pluvieux, avait un peu adoucit le temps ombrageux de son cœur. Leur fils, Shaju, avait empli le cœur de Kiros de bonheur et de fierté. Cependant, le roi blanc n'abandonna jamais son projet d'annihiler la race des lions pour la remplacer. Kiros se satisfaisait que son fils vive auprès de lions comme lui qui ne lui feraient jamais de mal.
Sa mort fut un déchirement. Ce futur immaculé s'était éteint seul. C'était tout ce que Kiros avait toujours redouté. C'est pourquoi Kiros avait tué l'acolyte de son fils désigné pour le protéger.
Le lion leva ses yeux azurs vers les étoiles. Il chercha des yeux son fils sans le trouver. Il espéra briller un jour à ses cotés, dans le lit bleu du ciel, sous la lumière de la lune.
La neige lui dépliait un nid douillet. Le silence régnait dans les montagnes blanches. Le vent murmurait doucement entre ses flancs. Il ne partirait pas sans se battre, sans emmener encore quelques lions dans sa chute.
Les oreilles de Kiros tressaillirent. La poudreuse grinça. Son bleu perçant croisa le regard d'un lion frêle et timide, celui-là même qu'il traquait depuis des jours:le fils d'Obasi.
Il venait de se jeter dans la gueule du lion. Kiros sourit narquoisement à cette pensée.
FIN.
Notes :
Kali signifie "stricte", Safi "pure", Amara "important en swahili. Akua n'a pas de signification directe mais c'est un prénom souvent donné aux filles nées un mercredi. Shaju n'a pas de signification particulière non plus, ou du moins, je n'ai pas trouvé d'informations sur le sujet.
A bientôt
